Charles-Ferdinand Ramuz

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Luc DECAUNES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charles-Ferdinand Ramuz a eu de très grands torts. Et d’abord celui de naître suisse. Naître suisse ou belge, ou canadien, quand on s’exprime en français, constitue (à moins que quelque mode ne s’en mêle) une sorte de péché aux yeux du Paris des lettres qui bâtit les renommées.

En second lieu, Ramuz n’a jamais rien fait pour « se pousser ». D’un naturel timide et fier, peu enclin aux flagorneries comme aux rodomontades, il eut l’outrecuidance de se replier, à l’âge de trente-cinq ans, dans son pays de Vaud natal qu’il n’allait plus quitter, sans pour autant faire de son village une métropole à penser comme Giono qui lui doit tant.

Ensuite, il a contre lui la matière même de ses livres, tout entiers consacrés à la terre vaudoise, à ses paysans, à leur dure et modeste vie quotidienne : c’est peu pour séduire un public désormais « urbanisé » jusqu’aux moelles et qui n’entend plus goûter la nature que comme une annexe des vacances, soigneusement organisée et consommable en tranches saisonnières.

Enfin, inséparable de cette matière qui l’a en quelque sorte secrétée, il y a la manière d’écrire de Ramuz, il y a son style. Ce style d’une rudesse volontaire, sans référence aucune à l’écriture classique serait, selon certains, l’élément le plus propre à décourager le lecteur.

Et voilà pourquoi Charles-Ferdinand Ramuz, grand écrivain d’expression française et sans doute le plus puissant qu’ait vu naître la Suisse romande, n’a ni la place dans notre littérature ni la renommée auprès du public que son génie devrait lui assurer. Vingt ans après sa mort, il paye encore la rançon de sa totale originalité.

Cette originalité ne lui a pas été acquise du premier coup, elle a été le résultat d’une expérience et d’une réflexion, le fruit d’une conquête méthodique par le nettoyage et le retour au fondamental.

Sans doute y avait-il chez lui, au départ, des tendances profondes qui cherchaient à se délivrer. Dès son premier livre (Le Petit Village, recueil de poèmes publiés en 1904), il s’expliquait et s’excusait : « (L’auteur) cherchait une forme qui fût maladroite, un peu rude et hésitante, comme cela même qu’il avait la trop grande ambition de vouloir peindre. » Et lorsqu’en 1909, il publie Le Village dans la montagne, il n’entend offrir autre chose que « le simple tableau quasi didactique de la vie d’un village de l’hiver à l’hiver à travers les saisons ». Ces deux déclarations sont capitales, car elles nous livrent la clé et jusqu’aux maîtres-mots (maladroite, un peu rude, hésitante, le simple tableau) de la tentative ramuzienne.

Cependant, le grand Ramuz de la plénitude et de l’aboutissement n’est pas là, et il ne lui faudra pas moins de dix livres pour y atteindre. Dix livres d’« apprentissage », qui s’échelonnent sur un rythme régulier, entre 1904 et 1914. En 1902, poussé par l’irrépressible vocation, il est parti pour Paris, avec son bagage d’études classiques et la conviction qu’on ne peut devenir écrivain français qu’à Paris. Il a mariné dix, douze ans dans la grande marmite de la capitale, près des littérateurs et des artistes, mais non point avec eux de toutes parts car il se sent très vite en exil, et, comme le dit la chanson, « quand on est de la montagne, on ne peut jamais l’oublier ». Et puis un beau jour, Paris lui ayant enseigné précisément ce qu’il ne devait pas être, ce qu’il pourrait ne pas être, il s’en est retourné au pays, puiser l’eau claire et rude des fontaines originelles. Le temps de publier Raison d’être et Adieu à beaucoup de personnages, deux livres qui marquent la rupture avec la production antérieure, et le voilà parti pour la saison des chefs-d’œuvre. Le mot n’est pas trop fort, en effet, pour désigner ces grandes épopées rustiques (« Ramuz est un paysan qui a la tête épique », a dit Henri Pourrat) que Ramuz va publier coup sur coup, pendant une douzaine d’années, et dont les plus achevées sont peut-être La Guérison des maladies (1917), Les Signes parmi nous (1920), La Séparation des races (1923), et surtout, inoubliables, fascinantes, La Grande Peur dans la montagne (1926) et La Beauté sur la terre (1928).

Suivra une période de repliement et de méditation, d’où sortiront des essais comme Besoin de grandeur ou Taille de l’homme, et pendant laquelle on surprend comme un fléchissement de l’inspiration romanesque. Mais Derborence (1936) et Si le soleil ne revenait pas (1939) sont admirables.

« Comme Chesterton et comme Claudel qui, eux aussi, tiennent la sphère quand ils parlent, je le trouve surtout catholique », écrit Charles Albert Cingria de Ramuz. Catholique : entendons ici universel, rendant compte, à travers son coin de terre, de toute terre, de tout homme. Ce serait donc lourdement errer que vouloir l’annexer au régionalisme. Chez lui, nul souci du pittoresque ou du savoureux, comme il en va trop souvent chez les écrivains de terroir. Et même il ne cesse pas « d’avoir recours au réalisme pour corriger le pittoresque », car ce qui lui importe, c’est d’être vrai jusqu’à la nudité, d’atteindre une réalité où seuls subsistent les instincts et les sentiments élémentaires et éternels, « la faim, la soif, le froid et le chaud, l’amour et la mort ». Encore faut-il prendre garde au sens que peut avoir le mot de réalisme dans des romans qui sont « tout ensemble et à la lettre, drame et épopée, tableau d’observation minutieuse et poème lyrique ». Car, dit admirablement Ramuz, « exprimer, c’est agrandir ; mon vrai besoin est d’agrandir ». Et par là, il apparaît bien que sa démarche est une démarche poétique et que son vrai problème a été celui du style.

Il s’est proposé d’être écrivain français en demeurant homme de terroir. Et pour ce faire, il a voulu utiliser non le français classique, qu’il avait appris à l’école, mais un langage qui fût à l’image de la terre et des hommes qu’il peignait. En fait, Ramuz a été le premier romancier à écrire des livres entièrement en langue parlée, à faire de la langue parlée un style. Mais il l’a fait en paysan du langage, à partir d’un mode de vie devenu parole, et non en intellectuel. Quand on écrit en langage parlé, il ne faut plus fréquenter les salons littéraires. Ramuz l’a bien compris, qui a coupé les ponts pour vivre son style, se confondre avec lui.

Ramuz a confié aussi qu’il s’était formé chez les peintres. Et de fait, « tout le temps qu’on le lit, c’est comme si on tournait les pages d’un livre d’images ». De même, réfléchissant à son art, ce sont, curieusement, des phrases de peintres qui nous viennent à l’esprit. Celle de Cézanne (qu’il a si bien compris) : « Le peintre doit redouter l’esprit littérateur, qui le fait si souvent s’écarter de sa vraie voie l’étude concrète de la nature pour se perdre trop longtemps dans des spéculations intangibles. » Ou celle de Gauguin : « La barbarie est pour moi un rajeunissement. Je me suis reculé bien loin, plus loin que les chevaux du Parthénon, jusqu’au dada de mon enfance, le bon cheval de bois. » C’est que Ramuz écrit comme on peint. Du peintre il a l’amour du concret, le goût du détail révélateur, du motif, le goût des portraits aussi, portraits de gens et portraits de choses, et le désir presque maniaque de « faire toucher du doigt » ce qui est. Mais aussi sa technique d’écriture est picturale : le dessin d’abord, à grands traits, puis la couleur, le travail du pinceau, et tantôt il va à larges envolées, et tantôt il progresse par petites touches, et l’on croyait qu’il en avait fini, mais le voici qui revient sur un détail, souligne un trait, confirme une couleur, ne se lasse pas de se répéter. Sa conscience est d’un artisan, c’est-à-dire d’un homme qui peine avec art. Et d’ailleurs, dit Jean Paulhan, « il voit comme personne. Il voit si perçant qu’il n’a pas besoin de regarder ». C’est un visionnaire méticuleux.

Mais cette méticulosité, qui n’est que tendresse appliquée, désir de voir êtres et choses bien à leur place, n’a rien de fastidieux ni de lassant. C’est qu’elle est soulevée par une adhésion passionnée à tout ce qui existe, par un lyrisme qui est lyrisme de l’attention : ainsi suivons-nous, envoûtés, comme un roman d’aventures le déroulement de l’humble quotidienneté. Rien n’est plus éloigné des « réalistes » et des « populistes », de leur décalcomanie appliquée au réel selon les principes d’une idéologie. Point d’idéologie chez Ramuz. « Les idées, a-t-il écrit, sont un complet de confection que l’homme jette sur sa personne. » Peintre de plume, il veut que rien ne s’interpose entre celui qui peint et ce qu’il peint. Sinon l’Amour. Car « rien ne naît que d’amour et rien ne se fait que d’amour ; seulement il faut chercher de connaître tous les étages de l’amour ».

Un attachement païen à la terre, au visible, une foi dans la beauté qui est « la vérité de la vie », voilà ce qu’exprime son œuvre forte et salubre. Et cette possession du monde, cette fusion presque panthéiste à laquelle Ramuz nous convie, il compte pour la réaliser sur les pouvoirs de la parole, une parole maîtrisée, ordonnée selon les rythmes de la vie élémentaire et selon les lois de l’amour.

« J’étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferai rendre gorge. Alors, m’obéissant, tout me sera donné, le ciel, la mer, et les espaces de la terre, et tout le cœur de l’homme. »

 

Luc DECAUNES.

 

 

« Qu’il existe un jour un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits que chez nous, parce que copiés dans leur inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part, si l’on veut, entre Cully et Saint-Saphorin, que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous. »

 

C.-F. RAMUZ.

 

 

Œuvres essentielles

 

AIMÉ PACHE, PEINTRE VAUDOIS. – Les débuts d’un jeune peintre qui se cherche, partagé entre son cœur et son art, et qui trouvera sa vérité en peignant les choses et les gens de sa terre natale.

LA GRANDE PEUR DANS LA MONTAGNE. – Épopée collective d’un village dont la population sera détruite pour avoir voulu passer outre les interdits de la montagne.

LA BEAUTÉ SUR LA TERRE. – L’arrivée de Juliette la beauté dans un petit village de pêcheurs, au bord du lac de Genève, va troubler l’ordre quotidien de la communauté et causer le malheur de ceux qu’elle a fascinés.

DERBORENCE. – Un berger est resté deux mois enfermé sous une avalanche de rochers ; et quand il en est sorti, il avait perdu l’habitude de vivre avec les autres hommes. Alors il a voulu retourner aux pierres et celle qui l’aime le suivait...

 

 

Études sur Charles-Ferdinand Ramuz

 

DUNOYER (Jean-Marie), C.-F. Ramuz, peintre vaudois, Lausanne, Rencontre.

GUERS-VILLATE (Yvonne), C.-F. Ramuz, Paris, Buchet-Chastel.

GUISAN (Gilbert), Charles-Ferdinand Ramuz, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

PAULHAN (Jean), Ramuz à l’œil d’épervier. Préface à Fin de vie, récit inédit de C.-F. Ramuz, édition originale reproduisant le fac-similé du manuscrit, Lausanne, La Guilde du Livre.

Pour ou contre Ramuz. Cahier de témoignages, Les Cahiers de la Quinzaine, 17e série, no 1, Paris, Éditions du siècle, 1926.

Présence de Ramuz, hommage collectif, Lausanne, La Guilde du Livre.

 

 

Biographie

 

1878 Naissance à Lausanne (canton de Vaud) sur les bords du lac Léman. Père d’origine et de formation paysanne, commerçant dans l’alimentation. Mère d’origine bourgeoise.

1891 Écrit ses premiers vers.

1896-1897 Obtient le Prix César Roux à sa sortie du Gymnase classique. Séjour de six mois à Karlsruhe.

1901 Licence. Occupe un poste temporaire de maître, au Collège d’Aubonne.

1902 Départ pour Paris, sous le prétexte d’y rédiger une thèse de doctorat (il était licencié ès lettres).

1903 Publication d’un premier recueil de poèmes : Le Petit Village.

1905 Publication de son premier roman : Aline.

1912 Il fait paraître : Aimé Pache, peintre vaudois, livre semi-autobiographique et qui annonce le retour au pays natal comme terre d’enracinement et d’inspiration. Mariage avec Cécile Cellier. Voyage à Aix.

1914 Quitte définitivement Paris et s’installe près de Lausanne. Participe aux « Cahiers vaudois », fondés par Edmond Gilliard et Paul Budey, qui joueront un rôle important dans la vie littéraire romande, pendant plusieurs années. Se lie d’amitié avec Stravinsky qui vient de s’installer à Clarens. Début d’une collaboration fructueuse entre les deux hommes. Elle durera près de quatre ans (traduction des Histoires pour enfants, version française de Renard et surtout Histoire du soldat).

1917 Publication de Le Règne de l’Esprit malin et de La Guérison des maladies, les deux premiers chefs-d’œuvre dans sa nouvelle manière.

1918 Première représentation de l’Histoire du soldat.

1925 Parution de Joie dans le ciel, chez Bernard Grasset, qui marque sa consécration à Paris.

1926 Publication de La grande Peur dans la montagne.

1928 La Beauté sur la terre.

1933 Rencontre Gide à Lausanne.

1934 Création par Ansermet de Noces de Stravinsky, dans la traduction française de Ramuz.

1939 Son dernier grand roman paraît à la veille de la guerre : Si le soleil ne revenait pas.

1940 Première grave intervention chirurgicale.

1942 Écrit au gouvernement de Vichy, à propos de l’emprisonnement d’Emmanuel Mounier et de sa grève de la faim.

1947 Meurt à Pully, près de Lausanne, dans sa maison de « La Muette ».

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poésie.

 

Le Petit Village, Genève, Eggiman, 1903.

La Grande Guerre du Sondrebond, Genève, Jullian, 1904.

Chansons, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1914.

Chant de notre Rhône, Genève, Georg, 1918.

 

Prose lyrique.

 

Le Village dans la montagne, Lausanne, Payot, 1909.

Raison d’être, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1914.

Adieu à beaucoup de personnages, et autres morceaux, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1914.

Salutation paysanne, Genève, Georg, 1919 (repris à Paris, chez Grasset, en 1929, précédé d’une « Lettre à M. Bernard Grasset »).

Passage du poète, Paris, Édit, du Siècle, 1923 (réédité en 1929, sous le titre Fête des vignerons et dans une version entièrement remaniée, pour la collection « Champs », Paris, Horizons de France).

 

Romans.

 

Aline, Paris, Perrin, 1905.

Les circonstances de la vie, Lausanne, Payot, 1907.

Jean-Luc persécuté, suivi de deux histoires de montagne, Lausanne, Payot, 1909.

Aimé Pache, peintre vaudois, Paris, Fayard, 1912.

Vie de Samuel Belet, Paris, Ollendorff, 1913.

Le Règne de l’Esprit malin, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1917.

La Guérison des maladies, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1917.

Terre du ciel, Paris, Crès, 1918 (réédité sous le titre de Joie dans le ciel, Paris, Grasset, « Les Cahiers verts », 1925).

Les Signes parmi nous, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1920.

Présence de la mort, Genève, Georg, 1922.

La Séparation des races, Paris, Monde Nouveau, 1923.

L’Amour du monde, Paris, Plon, « Le Roseau d’or », 1925.

La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1926.

La Beauté sur la terre, Paris, Grasset, 1928.

Farinet ou la Fausse Monnaie, Paris, Grasset, 1932.

Adam et Ève, Paris, Grasset, 1933.

Derborence, Paris, Grasset, 1936.

Le Garçon savoyard, Paris, Grasset, 1937.

Si le soleil ne revenait pas, Paris, Grasset, 1939.

La Guerre aux papiers, Paris, Grasset, 1945.

 

Divers.

 

Histoire du soldat, parlée, jouée, dansée, Lausanne, « Les Cahiers vaudois », 1918 (représentée pour la première fois en septembre 1918, sur une musique d’Igor Stravinsky).

Taille de l’homme, Paris, Grasset, 1935.

Questions, Paris, Grasset, 1936.

Besoin de grandeur, Paris, Grasset, 1938.

Journal, Paris, Grasset, 1946.

Nouvelles, Paris, Grasset, 1947.

Lettres (1900-1918), Lausanne, Guilde du Livre et Édit. Clairefontaine, 1956.

Œuvres complètes (en 20 volumes), Lausanne, Rencontre, 1967.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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