Philosophie et humanisme
par
Marcel DE CORTE
I
Le sujet que j’aborde en ces pages est immense et a un tel retentissement sur l’avenir de l’intelligence et de la civilisation, qu’il est, à vue de nez, inépuisable. Oui ou non, la philosophie est-elle d’une importance capitale pour le destin de l’homme et de la culture ? En termes plus précis encore, puisque la philosophie ne mûrit que si elle est enseignée, pareille aux fruits que le soleil seul peut dorer, l’enseignement de la philosophie fait-il partie intégrante des Humanités et même de toute pédagogie, de toute éducation et de toute instruction, au point que le négliger équivaut à mutiler l’homme et à perturber complètement la vision que l’homme a du réel ?
Pour répondre à cette question, je n’aborderai que des lieux communs. J’appelle lieux communs les évidences de toute première grandeur qui s’imposent à toute intelligence affrontant la réalité des êtres et des choses et qui s’expriment dans la formule : « C’est ainsi, et pas autrement. » Je prends résolument le problème sous ce biais, au risque de froisser l’épiderme chatouilleux de certains esprits « distingués » qui inclinent à voir en cette méthode un « dogmatisme » incompatible avec ce qu’ils appellent « les exigences de notre époque » ou quelque autre faribole sonore.
Les évidences élémentaires sont aujourd’hui communément méprisées. Elles ne sont toutefois pas disparues. Elles ont seulement changé de nature. Elles sont devenues des caricatures de ce qu’elles sont, et des réalités dont elles sont grosses. Il suffit de jeter un coup d’œil sur notre génération pour s’en convaincre : aux lumières des vérités éternelles se sont substitués les slogans publicitaires qui prêchent à cor et à cri la soumission au temporel. Et comme cette adaptation demande un temps de réponse au stimulus qui l’a provoquée et que celui-ci est disparu lorsque la riposte survient, la plupart de nos contemporains progressistes sont des rétrogrades incapables de saisir la présence des êtres et des choses. Enchaînés au « mouvement de l’histoire », ils n’ont d’autre ressource pour masquer leur esclavage que de le glorifier. La servitude avilit l’homme au point de s’en faire aimer, notait justement Simone Weil. Pour avoir répudié l’éternel, nos contemporains sont condamnés à diviniser le temporel qui leur échappe et les subjugue. Ils ont changé de « dogmatisme » : ils ont remplacé celui de la vérité qui libère par celui de l’illusion qui assujettit.
À la racine de cette incompréhension, on découvre sans difficulté une peur panique de l’objet et une fuite corrélative dans une subjectivité imaginaire qui recherche un point d’appui dans son expansion. Voyez, nous assure-t-on, ce que l’homme moderne réclame, que vous ne pouvez pas lui donner, que nous allons lui donner, nous, pour lui faire sa place dans le monde ! Et les statistiques, les sondages de l’opinion, les analyses (préorientées) des sociologues d’abonder ! Et les campagnes de presse, les articles de revue, les livres, les interviews, les discours académiques et parlementaires, etc., d’énumérer ce qui manque à l’homme moderne pour qu’il soit capable d’épouser les changements qui affectent la société d’aujourd’hui !
Il ne viendrait jamais à l’idée de ces enquêteurs perpétuels et de ces amants du devenir que l’homme moderne manque avant tout de réalité : celle du monde et la sienne propre. L’homme moderne manque d’un monde réel à l’entour de lui, et c’est pourquoi il fabrique sans cesse des mondes artificiels qu’il idolâtre d’abord et que sa déception lui fait ensuite rejeter : dépassé, ce monde-là ! Il manque de réalité propre : il ne sait plus ce qu’il est et il ignore où il va. Il s’enferme alors dans l’enceinte d’une subjectivité vide et avide de se combler, mais qui ne peut le faire parce qu’il craint l’objet auquel il devrait se soumettre. D’où sa recherche incessante de « l’homme nouveau », entité spectrale qui hante l’imagination des idéologues et des masses.
II
Voilà mon premier lieu commun : l’homme actuel a rompu le pacte originel qui le lie à la réalité du monde, de son être et de Dieu, principe de toute réalité. C’est pourquoi il tend à rejeter toute philosophie et à se borner à un étroit empirisme vulgaire ou savant. C’est pourquoi l’enseignement de la philosophie lui est, hic et nunc, suprêmement nécessaire. Car la philosophie n’est autre que la connaissance de l’être et la connaissance de l’être présuppose l’être, comme dirait M. de la Palisse, profond philosophe. Or nous ne pourrions jamais connaître l’être – ou le réel, c’est tout un – si nous n’étions liés au préalable à lui, quant à notre être, par une relation ontologique indéfectible. Pour reprendre le calembour métaphysique si judicieux de Claudel, la connaissance suppose la co-naissance : être signifie être avec, ou bien aucune connaissance n’est possible.
Le fondement de la philosophie se trouve dans la relation ontologique qui lie l’être humain à tout ce qui est. Aussi n’est-il pas étonnant que l’homme fasse de la philosophie comme il respire, selon l’énergique et juste formule de Meyerson, illuminée par tous les faits. S’il faut philosopher, il faut philosopher et, s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher, pour le prouver ou pour s’en convaincre, disait déjà Aristote. Rien n’est plus indispensable à l’homme qu’une philosophie, une conception de la réalité, du monde et de lui-même. Vient-il à en manquer, il s’en fabrique aussitôt un ersatz quelconque qui en tienne lieu et qui lui permette de « respirer ». Au lien profond, au pacte nuptial avec l’être qu’il a rompu, volontairement ou sous la pression d’influences sociales destructrices, il substitue un produit de remplacement.
Il est radicalement impossible à l’homme de se passer de philosophie, vraie ou fausse, conforme à sa nature ou hostile à sa nature et pareille au poumon d’acier qui « respire » à sa place, mais qui l’emprisonne. Nous en avons la preuve dans le marxisme, cet énorme et tyrannique appareil de prothèse que tant d’hommes adoptent aujourd’hui, parce que leurs pères ont rejeté toute philosophie pour « vivre », pour faire semblant de vivre en êtres libres à l’égard du réel. La nature humaine a horreur du vide. Toute carence aspire en elle à être comblée, n’importe comment, dans la cohue de toutes les idées candidates à cette fonction, où la plus violente l’emporte d’une manière automatique.
Allons-nous priver les jeunes intelligences, les futures élites, de cette nécessaire philosophie, de la vraie philosophie, au moment où elle leur est la plus indispensable pour vivre et pour devenir des hommes ? C’est pourtant là une des tendances les plus absurdes de notre époque, fertile pourtant en aberrations de tout genre. La haine de la philosophie, comme celle du grec et du latin, sera considérée par nos petits enfants, s’ils sont devenus sages et s’ils n’ont pas opté pour le Robot intégral et majusculaire, comme une des plus énormes sottises de l’ère « progressiste » de l’humanité.
III
Et voici mon deuxième lieu commun. Lorsqu’on n’est pas capable d’avoir le nécessaire, on le dénigre. La morale de la fable est éternelle : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. » L’impuissance philosophique se développe en ressentiment contre la philosophie.
Cette rancune sournoise, suite d’une carence qui n’arrive pas à se guérir, prend diverses formes, toutes dommageables pour l’être humain.
La plus répandue est politique ou quasiment politique : dans une démocratie, la philosophie est dangereuse et nocive. De même qu’il faut séparer l’Église et l’État pour éviter les luttes religieuses et pour orienter les citoyens vers un intérêt supérieur sur lequel ils n’entrent pas en contestation, il faut que l’enseignement et la philosophie soient aussi rigoureusement cloisonnés que possible. Théologie et philosophie ont suffisamment démontré leur nuisance par les conflits fratricides qu’elles engendrent. C’est l’argument voltairien appliqué à la pédagogie. Il est vieux et même usé jusqu’à la corde. Il est cependant sous-jacent à toutes les campagnes menées contre la philosophie. Chacun doit pouvoir penser ce qu’il veut. L’homme est libre de se choisir sa philosophie, sa conception du monde et de l’homme. Tolérance oblige : je suis libre et mon seul impératif moral est de respecter l’autonomie des autres. Kant vient au secours de Voltaire. Une société « pluraliste » s’épanouit lorsqu’elle est débarrassée du souci philosophique de la vérité.
Ces larves peuplent encore les arrière-pensées des adversaires de la philosophie. Et si d’aventure la philosophie est tolérée comme une concession à un passé révolu, ce n’est plus alors que sous les espèces d’un empirisme ou d’un positivisme médiocres ou d’un idéalisme dit de la conscience, bref en guise de prolongement du laboratoire ou de la serre-chaude.
Il est inutile de dire ce que devient l’homme en pareille atmosphère : une feuille morte. Les peuples sans philosophie du réel sont promus aux violences des vents tempétueux d’un automne décadent qui agitent les âmes sans vie et les rassemblent dans une parfaite unanimité mécanique avant de les abandonner à la pourriture. L’histoire de l’Europe aux XIXe et XXe siècles est suffisamment éloquente à cet égard. La puissance physique du marxisme est la conséquence directe du procès intenté à la philosophie réaliste. Les élites occidentales n’ont pas fini d’en avoir la tête tourneboulée.
L’absence de philosophie a un résultat similaire. Supprimer la nourriture de l’esprit sous prétexte qu’elle est parfois avariée, n’enlève pas la faim, c’est trop clair. Une telle médication aveugle le désir de connaître qui papillonnera au hasard jusqu’au moment où il sera happé par la terrible flamme du marxisme. Du reste, en face de la menace communiste, qu’avons-nous comme arme ? Qu’est-ce que la force au service d’un esprit débile ? Le camarade Khrouchtchev nous en a lancé l’avertissement solennel : « Le communisme triomphera, non point parce qu’il est militairement et techniquement le plus fort, mais parce qu’une doctrine cohérente l’anime. » Faute de philosophie, « la personne humaine », dont les pays prénommés libres chantent le los, succombera infailliblement à l’offensive mortelle de la paix rouge.
L’autre forme de l’antiphilosophie est assez grossière. On pourrait la décrire de la manière suivante : à quoi sert la philosophie ? Notre réponse sera nette et péremptoire : « La philosophie sert à ne pas poser une question aussi idiote que celle-là. » À une époque telle que la nôtre, hypnotisée par les prestiges et par les mirages de l’utilité, la philosophie sert précisément à cela : rendre l’homme intelligent, le faire devenir ce qu’il est, une créature de Dieu, raisonnable et volontaire. Elle est pour la pensée l’instrument des instruments et, pour l’action, le moyen des moyens. La philosophie est suprêmement utilitaire et il faut être un utilitariste très borné pour ne pas s’en apercevoir, tel l’étudiant de Faust : « À quoi me sert d’avoir appris toute la philosophie ? Me voilà bien avancé, pauvre niais ! »
Mais au moins l’apprenti de Goethe confessait-il sa sottise. Ceux d’aujourd’hui – et ils sont souvent des hommes graves, mûrs, d’un sérieux imperturbable – ignorent leur ignorance, ce qui est la pointe extrême de l’analphabétisme oraculaire. Ils ne savent pas que la philosophie trace les chemins de la pensée et de l’action, découvre leur objet, donne un sens à la recherche, la fait parvenir à son terme. Ils ne posent jamais la question pour leur propre compte et pour ce qu’ils font eux-mêmes : utile à quoi ?
Prenons l’exemple de la médecine. Personne ne contestera son caractère utilitaire. La médecine est faite pour guérir l’homme, lui sauver la vie. Et après ? Le nombre des êtres humains a doublé en un demi-siècle. La médecine en a-t-elle fait pour autant des hommes ? Non. Et pourquoi ? Faute de philosophie.
Il en est de même de la technique, qui a augmenté dans des proportions inouïes la productivité des biens matériels. Dans quel but ? Aucune réponse n’est donnée à cette question philosophique par excellence. Faute de philosophie encore, l’économie se débat dans une crise de finalité qui s’exonère en conflits sociaux de toute espèce, dont le marxisme utilise machiavéliquement les contradictions. Qui ne voit pas cette évidence est affligé de cécité ou de sottise, sinon des deux à la fois. On peut toujours les cumuler, disait sarcastiquement Clemenceau.
La dernière forme de l’antiphilosophie est la plus connue. La société actuelle n’a que faire des philosophes. Elle a besoin de savants et de techniciens. Notre siècle est celui de la science et de la technique, etc. L’antienne obsède. Elle braque l’esprit sur une représentation dominante qui l’empêche de voir l’essentiel. Car enfin, la science et la technique résolvent des problèmes. Admettons même qu’elles les résolvent tous, l’un après l’autre. Et après ? Qui nouera cette gerbe ? Le problème de l’homme et du monde en sera-t-il pour autant résolu ? Les élites qui ont la charge de diriger la société ne seront-elles pas privées de toute boussole ? On sait ce que veut dire : perdre la boussole ! Le rationalisme scientifique et technique ne se couronnera-t-il pas alors d’irrationalisme ? Ce danger n’est-il pas déjà visible ? Combien de savants et de techniciens, compétents à l’extrême dans leurs disciplines particulières, ne délirent-ils pas lorsqu’ils abordent le problème général et concret de la vie, du sens, de la vie, de la destinée humaine, de l’insertion de l’homme dans le monde, des rapports entre l’être humain et la nature ?
Ces questions capitales ne sont pas insolubles. Mais par une aberration incroyable, nos contemporains prétendent les résoudre sans philosophie. De plus en plus, les difficultés qu’engendre l’expansion de la science et de la technique sont résolues par eux en recourant à la science et la technique. Nous approchons dangereusement de la limite où la spécialisation vire à la démesure : n’est-il pas vrai qu’à force de s’entasser les unes sur les autres, les sciences et les techniques nées de l’impérialisme antiphilosophique se désarticulent sous nos yeux ? Les savoirs théoriques et pratiques deviennent imperméables. Celui qui sait résoudre une difficulté est incapable de résoudre la difficulté surgie de cette difficulté. Il doit faire appel à un autre savant, à un autre technicien, lesquels choient dans la même ornière. Un raffinement byzantin détruit la science et la technique à mesure qu’elles se constituent. Personne ne comprend plus personne. Chacun creuse sa petite voie qui finit par se perdre dans les sables.
Le résultat n’est pas, comme le croit Brunham, l’avènement de la technocratie, mais le triomphe du marxisme sous une forme effective ou larvée. Ce n’est pas par hasard que le marxisme se proclame le seul système qui soit intégralement fondé sur la science et sur la technique. En fait, il n’y en a pas d’autre. Seul le totalitarisme de l’État peut coaguler la poussière d’une civilisation régie par les savants et par les techniciens. Le marxisme trouve là son terrain d’élection. Non seulement il s’érige en fin de la science et de la technique, mais il se présente aux savants et aux techniciens comme leur raison même de vivre et d’espérer : il est leur dieu caché. Une symbiose s’établit entre eux et lui. Avec ce levier de l’État, ils peuvent tout entreprendre. Avec de tels serviteurs, l’État accroît son emprise. Les avantages sont réciproques et convergent vers la servitude de tous ceux qui n’appartiennent pas à l’appareil de l’État. Babel s’édifie sans crainte d’écroulement. Les victimes, obnubilées par les prestiges spectaculaires de la science et de la technique, par la crainte et la puissance qui en émanent, par la volonté de puissance qui se diffuse dans la communauté, y consentent chaleureusement.
La science et la technique sont aujourd’hui les instruments du pouvoir politique, quel qu’il soit, dans les pays dénommés libres comme dans les pays soumis au joug communiste. Ce sont les seuls moyens de gouvernement dont disposent désormais les hommes d’État et leurs administrations. Tout le secret de la pénétration du marxisme au cœur même des sociétés qui, par ailleurs, déploient des efforts désespérés pour échapper à ses pressions externes, est là, uniquement là.
Il faut même aller plus avant dans le diagnostic : le régime égalitaire de la démocratie étant inviable, la distinction entre gouvernants et gouvernés réapparaît sous la forme d’une discrimination entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas », au sens scientifique et technique du terme. Aussi, n’est-il nullement paradoxal que les adversaires les plus acharnés du marxisme soient marxistes sans qu’ils le sachent : contre la marée montante de la masse abandonnée à elle-même, privée d’élites qui s’enracinent dans le peuple, ils traitent les membres de la Cité comme si ceux-ci n’étaient que des pantins, des éléments matériels justiciables des seules méthodes scientifiques et techniques de gouvernement, à la manière des choses.
Voilà où les mène leur indigence philosophique : à une sorte de négation universelle de l’humanisme, fardée d’une mythologie quelconque qui remplit la place laissée libre par la philosophie exilée. Chassez la philosophie, elle revient au galop, comme la nature, mais alors sous l’aspect de mythes destructeurs qui sont les réponses enfantées par les intelligences désaxées à des questions affectives insolubles. Ni la science ni la technique ne peuvent s’articuler vitalement à la sensibilité, aux émotions, aux tendances, aux passions de l’homme, et moins encore les régler. Les mythologies politiques et sociales dont nous constatons les ravages, les canalisent, leur offrent un exutoire, les colorent de prétentions intellectuelles, leur confèrent une cohérence et un but, mais leur irréalité même les tourne vers le néant. Les épidémies idéologiques ont plus tué d’êtres humains que toutes les pestes et tous les choléras du passé.
IV
J’en arrive ainsi à l’évidence des évidences. Tans pis pour ceux qui ne la voient pas et qui passent leur temps à construire des serrures imaginaires qu’ils crochettent ensuite avec des clefs fantomatiques ! L’évidence des évidences est que l’élite a besoin, comme du pain qu’on mange, d’une philosophie et d’une sagesse qui couronne celle-ci. Bien que l’affirmation demanderait à être nuancée et expliquée, ce qui est impossible dans les limites de cette courte étude, l’élite a besoin hic et nunc plus encore d’une philosophie et d’une sagesse naturelles que de foi, de religion et d’amour chrétiens. La Grâce présuppose la nature. Le surnaturel ne peut germer sans une certaine préparation de la nature, sans certaines vertus naturelles animées par l’intelligence. Le monde est en proie à des vérités chrétiennes devenues folles, notait déjà Chesterton. Sans entrer ici dans de longs détails, je me contenterai de souligner le fait patent que cette folie est logiquement et chronologiquement corrélative à l’abandon progressif du réalisme philosophique, c’est-à-dire d’une philosophie à la portée de l’homme. Cette philosophie qui greffe vitalement l’intelligence humaine sur la connaissance sensible, laquelle nous met en relation immédiate avec les êtres et les choses, et qui nourrit l’intelligence de réalités, est fondée sur l’exacte observation de la nature de l’homme, esprit incarné dans un corps. Elle a formé l’homme et l’a détourné des vertiges de l’empirisme et de l’idéalisme. Son histoire est celle de la civilisation humaine. Sa régression est parallèle au recul de la civilisation. Elle a imprégné les élites européennes pendant des siècles et, par leur intermédiaire, elle s’est diffusée dans les mœurs intellectuelles de la société occidentale. Elle est, selon la formule de Bergson lui-même, la métaphysique naturelle de l’esprit humain.
Sans elle, sans son enseignement, il n’est point de sagesse humaine possible, car elle seule situe l’homme à sa vraie place dans l’univers et lui communique le sens de l’ordre : sapientis est ordinare. Dès qu’elle décline, l’homme sort de ses gonds. L’histoire, encore une fois, porte ici témoignage, et singulièrement la nôtre. Le réalisme philosophique est non pas un humanisme, mais l’humanisme même. Il fait de la connaissance un savoir réel, objectif, et un savoir d’homme. Quiconque le méprise est condamné à la démesure, à l’orgueil prométhéen, à la fuite hors de soi, à n’être plus ce qu’il est et, en prétendant être la mesure de toutes choses, à subir la vengeance de l’univers outragé.
Marcel DE CORTE.
Paru dans les Cahiers de l’Académie
canadienne-française en 1961.