L’éternelle jeunesse de René
par
Christian DEDET
Et d’abord, réglons le compte d’un certain romantisme.
Primo : d’un romantisme de benêts un peu moites, coupables de confondre le vague des passions avec le vague à l’âme et de n’avoir pas su deviner à quel point René avait bien fait de refermer la porte après lui. Vieilli, Chateaubriand n’accueillait qu’avec parcimonie la jeune école qui se recommandait de lui. Était-ce caprice, et peur d’être dépossédé d’un brevet d’inventeur ? N’en déplaise au fantôme de M. Nisard, je ne le crois pas. Si l’illustre vieillard avait la faiblesse de se poudrer les joues, il n’en perdait pas pour autant la tête, il se méfiait des suiveurs. Les suiveurs, en littérature, ça a toujours le col et les manchettes sales. En second lieu : marquons la distance qui sépare René d’un romantisme d’Enfant-du-siècle. Certes, le petit chevalier va grandir avec les révolutions. Chateaubriand ne se privera pas par la suite de disserter, et fort joliment du reste, dans une partie du Génie du christianisme (la seconde, livre III, chapitre 9) sur une déréliction qui s’empare des cœurs adolescents au fur et à mesure que les peuples avancent en civilisation : « On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse, l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein, un monde vide, et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout. » Rien de commun cependant avec la postérité larmoyante de Musset ! Le pessimisme de Chateaubriand ne va pourtant pas tarder à s’éprouver, à s’agacer contre l’Histoire ; parfois même et ce sera trop souvent le cas dans les Mémoires d’outre-tombe, à s’y aigrir. Mais il n’y aura jamais rien de commun entre René et ces gandins qui, sur ses brisées au moins autant que sur celles de Byron, ne vont pas tarder à rendre l’époque responsable de leurs échecs, de leurs sentiments transis, parfois même de leurs poumons mités. Ne confondons pas le pessimisme des forts avec le bêlement des êtres indécis. Le vague des passions, dans Chateaubriand, cela vient d’une autre fibre. René, c’est autre chose.
Tout, ici, découle d’une haute idée. Haute idée qu’un être fier a pu dès le berceau se faire de la vie. Haute idée qu’un cœur exigeant s’est faite de lui-même. Haute idée sur les hommes, les destinées, et sur divers systèmes dont pour notre part celui que nous recouperions le plus volontiers serait un ensemble de libertés françaises.
Le mal d’exister, ce n’est jamais la faute de l’époque ; c’est l’impuissance qu’éprouvent certaines âmes à concilier l’existence avec leurs songes héroïques : René a mis le doigt sur cette plaie ; sa tragédie le suivra jusque dans les déserts de Louisiane.
N’anticipons pas. René n’a pas encore franchi le seuil de sa maison. Il est seul sur la terre. Une lande, une forêt, un étang débordé lui servent de théâtre, bientôt transmués en ce rocher des bords du Meschacebé, « que l’on montre encore » et où il allait souvent s’asseoir au soleil couchant. Le romantisme va naître ici de l’essentiel. C’est sur une constatation élémentaire qu’au sortir de l’enfance René fonde son pessimisme : « Cependant mon père fut atteint d’une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Il expira dans mes bras. J’appris à connaître la mort... » Voilà qui n’est pas d’un héritier de Rousseau : Chateaubriand trouve d’emblée sa tonalité propre, plus proche il est vrai des Confessions de saint Augustin. Il nous donne aussi les prémonitions de ce que seront cent ans plus tard, de Barrès à Drieu ou à Malraux, et dans ce style merveilleusement concis qu’ils tiendront de lui, nos modernes hérauts de la transcendance. Ainsi, le premier peut-être, Chateaubriand est l’un de ces hommes qui, à chaque génération, iront à l’essentiel par le chemin le plus abrupt.
Je ne sais rien de plus émouvant que le constat d’échec à partir duquel vont commencer les errances de René, sa passion malheureuse, son désir d’autres cieux. Il y a toujours plus de noblesse à s’accuser soi-même avant d’accuser le monde, à éprouver la pointe acérée du stylet contre sa propre chair et non contre la panse molle de la société. Hamlet agissait ainsi. Mais Hamlet n’était-il pas, lui aussi, un fils sans père ? Dieu agonise déjà sur les autels de la Révolution. René n’en accuse personne. J’aime quand un Marcel Jouhandeau, par exemple, écrit : « La grandeur de Chateaubriand, c’est de ne pas ignorer qu’il y avait déjà de son temps quelque chose de périmé dans les valeurs spirituelles. » Acceptant le monde tel qu’il est, s’acceptant lui-même, René accepte du même coup de disparaître. Mais s’il se rêve mort et joue parfois à lâcher les joncs de la rive, ce n’est jamais avec rancune. Il sait que désormais toute aventure ne peut être pour lui qu’unique, solitaire, souterraine. Et si le jour n’était qu’une illusion ? Si le sens des choses se situait en deçà de leur écorce, ou au-delà d’elles-mêmes ? « Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? » Nous sommes dans l’univers des transparences. Ayant choisi le registre le plus grave, situé dans un tel contexte, le romantisme de Chateaubriand ne pourra plus dégénérer. L’homme pourra récriminer, par la suite, vitupérer son temps, jouer les dévots, s’abaisser jusqu’à mendier des pensions : même injustement reniée, la silhouette de son premier héros gardera toute sa grâce. René, c’est la pureté à l’état brut ; l’éternelle jeunesse confrontée au néant, et qui se cabre. Demain, de Baudelaire aux surréalistes, d’autres chercheurs d’éternité reconnaîtront ce frère nostalgique.
Il n’y a pas de petits sujets, ni de sujets répréhensibles. Il n’y a que la manière de les traiter. Le vague des passions, tel qu’il se trouve formulé dans Chateaubriand, n’annonce en rien le suicide de Rolla. Quels que soient les orages désirés qu’appelle notre héros, j’aime l’altitude qu’il prendra pour les traverser, son coup d’aile et, bientôt sa vitesse de croisière. « Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons, puis, les abandonnant tout à coup, j’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive ou entendre la pluie tomber sur le feuillage. » René part de la crise de l’adolescence mais, sur « les voies trompeuses de la vie », la pousse à sa pointe extrême. En lui le sens moderne de la destinée se précise et va se formuler. Il est banal de situer René dans la lignée de Saint-Preux et de Des Grieux et de noter ce qui les en différencie. Celui-ci, dit-on, aspire à la possession charnelle de Manon quand celui-là, non moins exalté sensuellement, idéalise davantage son amour pour Julie, préfère parfois le mirage à l’image, en un mot donne plus nettement dans ce qui s’appellera plus tard le vertige romantique. Mais la mélancolie de ces deux types d’amants était encore guérissable. Il suffisait de rendre Manon à Des Grieux. Saint-Preux se relevait de ses dépressions approximativement métaphysiques quand il sentait se rapprocher de lui sa nouvelle Héloïse. René, lui, peut bien sonder son cœur et se demander ce qu’il désire : en vain. « Je cherche seulement un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. » Il est évident que le monde ne lui dit rien, qu’il ne l’entend même pas. Chateaubriand se souviendra probablement du René qu’il fut lorsqu’il écrira plus tard : « Le temps et le monde que j’ai traversés n’ont été pour moi qu’une double solitude. » On croit entendre en écho le « sentiment de solitude dès mon enfance » du Baudelaire de Mon cœur mis à nu. Premier héros des temps modernes, René vit le drame de l’incommunicabilité entre les êtres. Il est le premier de nos désespérés.
Maintenant, si nous devions tourner la lettre de René, nous attacher non à l’intrigue proprement dite mais à des motivations intimes dont la mise à jour déborderait largement du cadre de cette étude, nous verrions à quel point la symbolique de la passion telle qu’elle y est abordée n’a rien d’excentrique ni de fortuit. La liberté onirique avec laquelle Chateaubriand dépeint l’éveil des sens est exemplaire. Je m’étonne qu’on n’ait jamais songé à mettre ces textes au regard d’autres textes où s’exprime et culmine l’orphisme érotique : Hölderlin, Baudelaire, Nerval, Claudel. Bien des pages de René me semblent indispensables à qui voudrait dresser la carte de l’incomplétude. Il est vrai que la situation incestueuse de René se trouve dissimulée sous un magma de phantasmes qui tout à la fois la banalisent et la protègent de ses propres feux. Mais Amélie est une énigme de la femme, tout comme René s’éprouve « manque » dans le grand printemps du monde. La figure de l’Autre, complétude de tout sentiment érotique, y est le plus proche qu’il se peut du héros qui la conçoit : c’est la figure de la Sœur. La Sœur, mystère d’identité, premier cri du face à face amoureux. Situation de rupture, aussi, qui porte notre investigation de René à un troisième niveau.
Nous sortons des décombres. Voici Chateaubriand à l’orée d’une prodigieuse aventure. Dans la mesure où René « crée de la crise », le vague des passions semble annoncer en lui une morale de la qualité. Le premier de son temps, Chateaubriand aura tenté un courageux effort pour rompre avec le goût des ruines et du malheur. Il me semble même que le ferment de cette renaissance gît, dès René, dans les belles périodes où son désarroi métaphysique vient de s’exprimer et où des larmes un brin convenues ne sont pas encore sèches.
Certes, je ne tiens pas pour négligeable l’abandon de René à la mélancolie et à la mort. Il est évident que le héros des Natchez chérit ses souffrances, entre avec ravissement dans le mois des tempêtes et se croit obligé, probablement par fidélité à Rousseau, de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. Mais il ne faudrait pas limiter René au « frère d’Amélie », à « l’époux de Céluta », au détriment de tout ce qui, en Chateaubriand, relève de la jeunesse, de son chaleureux mystère. C’est vers l’action, au moins autant que vers les contemplations stériles, que va le pousser le démon de son cœur. L’action dont Chateaubriand accomplira les gestes aux lieu et place de son double infortuné. Action née d’une juste évaluation du néant de toutes choses, et donc qui aurait pu créer en lui la détermination de l’aventure si Chateaubriand ne s’était trouvé dès l’origine, et bien que sans enfants et sans dieu, indissolublement lié à un ordre qui n’était peut-être pas fait pour lui.
Je suis un peu gêné pour suivre maintenant chez Chateaubriand le filon d’or de la jeunesse. Et pourtant, je ne voudrais pas joindre ma voix à celle de ses détracteurs. Ni donner bonne conscience à tous ceux qui feignent de l’ignorer. Où en est Chateaubriand aujourd’hui ? Combien sommes-nous, de ma génération, à le lire avec amour ? Peu assurément. C’est égal, j’aimerais pouvoir passer l’éponge sur certains aspects de ses ambassades, du ministère, et sur cette triste guerre – sa guerre ! – au vieil individualisme espagnol déjà frappé à mort. C’était bien la peine de braver le Premier Consul pour s’attacher trente ans plus tard aux basques de Louis XVIII, pour faire don de M. de Villèle à la France ! Il est vrai que, né trop tôt pour discerner sa propre volonté de puissance, Chateaubriand ne pouvait saluer en Bonaparte la plus noble figure qui ait jamais enflammé les jeunes gens bien nés.
René a manqué Bonaparte. A-t-il réussi son approche de la religion ? Plus exactement, après avoir confié ses erreurs à Chactas et entendu l’homélie du Père Souël, René est-il apte à recevoir la « flamme incorruptible » qui pourrait le transfigurer ? Voilà qui pourrait ouvrir un débat sur la qualité du sentiment religieux chez Chateaubriand ; sentiment qu’il est de bon ton de contester aujourd’hui. Mais ne conviendrait-il pas plutôt d’établir une distinction entre la foi du jeune affligé, de l’exilé, certains appels de René ou certaines intonations qui persistent jusque dans les Mémoires d’outre-tombe, et les professions de foi plus ou moins authentiques par lesquelles M. de Chateaubriand, devenu peut-être l’ »hypocrite » que nous dépeint Stendhal, assurait sa situation littéraire entre les Pères de l’Église et les Petites Fleurs Dévotes ? Là encore, René, c’est autre chose.
Il y a un an ou deux paraissait un livre assez odieux, promis de ce fait à un certain retentissement, où l’auteur, M. Guillemin, choisissait en Chateaubriand une nouvelle victime expiatoire à son affectivité tourmentée. On n’a pas oublié, je pense, la vindicte délicieusement effarouchée par laquelle cet ancien normalien poursuivait le « chaud lapin », ni l’acharnement qu’il mettait à faire de l’homme des Mémoires d’outre-tombe un Turelure décoré, multipliant génuflexions et bénédicités dans un bruit de gros sous. C’était a-bo-mi-nable ! Hélas ! faut-il que nous ayons perdu le sens de l’épopée ! Quand bien même un rapport de police, un billet de blanchisseuse ou l’opinion de la chaisière confirmeraient les assertions de l’érudit, les cheminements de la lumière dans une âme de la qualité de Chateaubriand n’en relèveraient-ils pas toujours du merveilleux ? À vouloir trop prouver, on peut ne rien prouver ; on peut devenir aussi le fossoyeur de la Grâce. C’est ce qu’il y a de plus triste dans cette volonté délibérée de ne s’attacher qu’au fait précis, et donc privé de vie, à ce que veut bien dire un grimoire minuscule. Peut-être la science moderne ne nous a-t-elle pas encore suffisamment habitués à ses méthodes objectives, à sa nouvelle éthique où la connaissance imbue d’elle-même se suffit pleinement. Un jour viendra où les frémissements de l’âme n’auront pas plus d’importance que les mouvements désordonnés que font les infusoires une fois fixés à la platine du microscope. Et pourtant, n’en déplaise à ces temps de curiosité froide et de connaissance sans amour, à cette nouvelle Gnose dont crève notre époque, c’est nous qui sanctifions nos actes, beaucoup plus que nos actes ne nous sanctifient. J’aime, une fois encore, quand Marcel Jouhandeau écrit de ce Chateaubriand-là : « Les sentiers de l’égarement ne sont pas ceux de la perdition où l’on demeure sans point de repère. Il avait l’instinct du Salut, il en nourrissait l’angoisse, au moins l’ineffable regret. »
L’instinct du Salut ! N’est-ce pas ce qu’en 1968 il nous resterait à réinventer ? Et ce que, précisément, Chateaubriand pourrait nous réapprendre ? Il y faudrait, il est vrai, une fidélité à nous-mêmes dont nous perdons le secret. Fidélité... Le mot qui caractérise le mieux Chateaubriand, au fond, malgré mille vicissitudes, et qui le purifie, en définitive, malgré mille palinodies. Fidélité qui, du matin au soir d’une vie, nous permet de retrouver un écho des invocations de René dans les accents tendus, heurtés, aux reprises elliptiques de Rancé : « On n’entendait plus qu’une voix au fond des flots, comme ces sons de l’harmonica produits de l’eau et du cristal, qui font mal. »
Fidèle à ses premières exigences, à ses premières douleurs, à une vision de la mort alliée à une première extase de la vie. Fidèle, en somme, au chant de l’éternelle jeunesse au bord des vagues.
Christian DEDET.
Paru dans La Table ronde en février 1968.