Trait consolant
par
Christian DEFRANCE
Il y a, de par le monde, une certaine École littéraire qui prétend que personne, avant elle, n’a encore observé l’âme humaine et qui, pour combler cette lacune regrettable, s’est mise, elle, à observer la boue.
Tous les cloaques, tous les égouts, tous les « résidus » sont analysés par ces chimistes avec une curiosité passionnée, fébrile, heureuse. Ce ne sont, partout et toujours, que vices abominables, sensualités honteuses, bestialités sans nom, senteurs nauséabondes, vermine en exercice et pourriture en action.
Sommes-nous vraiment aussi horribles que le prétendent ces La Rochefoucauld de l’égout ? Je le nie.
Je n’ai qu’à promener mes regards autour de moi, une ou deux minutes, et ils sont sur-le-champ frappés par d’admirables et de consolants spectacles.
Laissez-moi vous conter aujourd’hui un de ces traits aimables. Il vous délassera de toutes les réalisteries de nos réalistes. C’est ainsi que, pour chasser une méchante odeur, on respire un parfum.
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Donc, j’ai un de mes amis qui habite un joli village, en pleine verdure d’Anjou, et qui, tout récemment encore, se complaisait dans la culture d’un splendide jardin.
Ce jardin était une merveille. Il n’était pas grand ; mais quelles fleurs, mais quels légumes, mais quels fruits ! Et quelle délicieuse mosaïque de couleurs, au mois de septembre surtout ! Sur les bordures fleurissaient cent espèces de ponceaux, plus beaux, plus variés que des roses. Il y avait aussi une roseraie qui égayait les yeux et la pensée. On philosophait dans les allées en mordant à quelque pêche ; on riait à cœur ouvert ; on oubliait les heures ; on ne s’en allait que chassé par la nuit et tout embaumé de parfums et de souvenirs. C’était exquis.
Eh bien ! ce beau jardin, ce jardin tant aimé, mon ami vient de le détruire, absolument. Elle n’est plus, la belle roseraie qui fleurait si bon, et, tout à l’heure, en passant devant la cuisine, j’ai vu les tiges desséchées de ces beaux rosiers si rares qu’on allait jeter dans la grande cheminée flambante.
Les pêchers, eux aussi, sont condamnés au feu avec les beaux poiriers de Doyenné et de Duchesse. Les fraisiers des bois n’ont même pas eu ce triste honneur, et sont au fumier.
Et pourquoi tant de ruines ? Pourquoi ce vandalisme ? Pourquoi cette profanation ? Je m’en vais vous le dire.
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Dans le village où habite ce vandale, on vient de laïciser l’école des filles et d’en chasser les religieuses.
Or, mon ami est un chrétien de vieille roche, solide, et qui n’aime ni les atermoiements ni les lâchetés.
Il n’a pas hésité un seul instant, et est allé trouver le curé : « Je vous donne mon jardin pour y construire une école libre.
– Mais, observe le curé, c’est que je n’ai pas d’argent pour la construire.
– Je donnerai l’argent par-dessus le marché. »
Il l’a donné, et l’école est faite. Et, au lieu de roses, il y a, là-bas, de petites chrétiennes qui font passablement de tapage à l’heure des récréations et dont les cris gênent parfois la quiétude de mon ami.
Mais il se remet bien vite de ces petites impatiences et regarde, d’un œil attendri, ce jardin des âmes qui remplace aujourd’hui son beau jardin d’hier : « Beaucoup de ces enfants seront sauvées », se dit-il. Et il se sent soudain tout « revigouré ».
Qu’en dites-vous, ami lecteur, et ce seul trait ne vaut-il pas mieux que tous nos romans naturalistes, « symboliques » et « décadistes » ?
Répondez.
Christian DEFRANCE,
Croquis honnêtes, 1892.