Les sciences morales
et archéologiques
MARCIA, LA FAVORITE DE COMMODE
ET L’ÉGLISE ROMAINE À LA FIN DU IIe SIÈCLE
par
Ferdinand DELAUNAY
Origine de Marcia. – Témoignage de Dion Cassius. – Mémoire de M. Aubé : Portrait de la favorite. – Histoire de Calliste. – Groupe grec dans la communauté chrétienne de Rome. – Les chrétiens devant la loi romaine. – Un banquier en l’an 180. – Acharnement des juifs contre les chrétiens. – Comment les chrétiens, manquant d’existence légale, parvinrent à exister en fait. – L’eunuque Hyacinthe : rapports de Marcia avec les chrétiens. – Marcia était-elle chrétienne ? – Esclaves et affranchis. – Une école (schola) chrétienne. – Organisation des cimetières et du clergé. – Le premier cimetière de l’église de Rome. – Élection d’un pape au deuxième siècle.
Comme la nature, l’histoire nous montre de saisissants contrastes : c’est ainsi qu’à côté de cette nature brutale et grossière, de ce gladiateur couronné qui déshonora la majesté impériale et dut troubler dans la paix du tombeau les mânes de Marc-Aurèle, elle nous montre à côté de Commode une femme jeune, belle, aimée, aux nobles aspirations, au cœur viril, à l’âme forte.
Dans l’héritage violemment ouvert par la mort d’Ummidius Quadratus, neveu de Marc-Aurèle, qui avait conspiré contre l’empereur, celui-ci trouva deux affranchis, Eclectus et Marcia, l’un, cubiculaire de Quadratus, l’autre sa concubine. Il les recueillit, s’attacha le premier comme chambellan et mit l’autre dans son harem. Les mœurs orientales avaient fait invasion dans Rome et souillé de nouvelles infamies une cour qui semblait avoir atteint les dernières étapes du vice et de la débauche. C’est pourtant de ce milieu repoussant que surgit, dans l’auréole d’une pureté et d’une noblesse relative, cette Marcia, derrière laquelle, comme on va le voir, s’agitait dans une ombre discrète tout un monde nouveau, la communauté chrétienne de Rome.
Marcia était-elle donc chrétienne ? Chrétienne ! cette femme avilie, vouée en quelque sorte fatalement à la prostitution, usant chaque jour ce qui aurait pu lui rester de dignité aux caprices impérieux d’un débauché sans frein ! Plusieurs érudits, parmi lesquels l’éminent archéologue romain, M. J.-B. de Rossi, se sont refusés à admettre que Marcia appartînt à l’Église, qu’elle eût reçu le baptême. Dion Cassius a écrit, il est vrai, que Marcia eut une vive affection pour les chrétiens et leur fit beaucoup de bien en usant en leur faveur de son crédit tout-puissant ; mais ceux qui partagent la manière de voir de M. de Rossi ne trouvent pas dans ces termes d’assertion ferme sur le christianisme de la favorite ; à leurs yeux, cette sympathie, de quelque façon qu’on l’explique, soit par des relations domestiques, soit par une fantaisie généreuse, a pu exister sans que Marcia fût au nombre des fidèles. Suivant une autre conjecture, le passage de Dion Cassius est suffisamment clair si on le rapproche du caractère, des actes et de l’influence de Marcia. Cette femme ne fut pas un de ces êtres dégradés qui tombent à cet état d’avilissement où ils ne sont plus que des instruments de plaisir ; non-seulement sa conduite dénote de la suite et de la fermeté, non-seulement elle sait conquérir sur ce maître redouté, devant qui le monde entier tremblait, un ascendant durable, mais encore elle sait faire servir son crédit à la protection des persécutés, et elle n’use de son pouvoir sur l’empereur que pour contenir ce torrent de honteuses passions débordées. D’ailleurs sa situation de concubine, qui assurément ne réalisait pas l’idéal de la vie sainte, constituait cependant dans la législation romaine un mariage de second ordre, différent des justes noces par quelques effets civils.
Marcia était-elle chrétienne ? On le voit, cette question nous met en face de deux systèmes opposés, dont l’un repousse, l’autre admet le christianisme de cette femme célèbre ; le premier invoque le défaut de précision des textes et l’atmosphère de vices et de souillures au sein de laquelle s’écoula la vie de Marcia ; le second système, plus solide à notre avis, rétablit la véritable situation sociale et légale de Marcia, situation qui n’est pas incompatible avec une certaine vertu ; il fait ressortir dans les actes de Marcia, dans l’ascendant qu’elle sut prendre, une noblesse de sentiments, une vigueur morale qui achèvent de nous persuader qu’elle a pu appartenir au milieu chrétien. Mais il ne faut rien exagérer ; il y a loin de là à confondre Marcia avec une matrone. Nous avons une inscription dans laquelle la cité d’Anagni accorde l’honneur d’une statue à une dame, Marcia Aurelia Celonia Demetrias, pour avoir restauré les thermes municipaux. C’est à tort qu’on a voulu reconnaître dans ce monument la favorite de Commode : ces noms nombreux, à défaut du titre dont l’inscription la qualifie (stolata femina [1]) ; indiquent clairement qu’il n’est pas question ici de l’affranchie d’Ummidius Quadratus ; et d’ailleurs l’inscription semble du temps de Septime-Sévère ou de Caracalla. Sur une améthyste du cabinet des médailles, on voit gravé un buste de femme portant sur la tête un voile, qui a paru à M. Charles Lenormant rappeler la Rome casquée des médailles de Commode, dont il sera question tout à l’heure ; or, cette Rome est une représentation de Marcia ; le buste de l’améthyste ne serait-il pas un portrait de cette femme célèbre ? M. Lenormant a cru pouvoir répondre affirmativement ; il trouve là un costume caractéristique des dames chrétiennes, qui se remarque aussi dans un portrait gravé de sainte Agnès. M. Aubé, qui vient de poser à nouveau devant l’Académie des Inscriptions les problèmes historiques qui se rattachent à Marcia, combat l’opinion de M. Lenormant par des raisons qui paraissent décisives : en premier lieu, il n’y a pas de ressemblance entre la tête gravée sur l’intaille et le profil si remarquablement fin de la médaille ; en second lieu, on ne saurait admettre que la fibule posée sur le milieu du front soit un détail de toilette caractéristique. On verra bientôt, en effet, que les chrétiens, qui avaient alors tant de raisons de se cacher, n’ont pu afficher des signes extérieurs capables de les livrer à la haine de leurs persécuteurs. Sans élever Marcia trop haut, sans la faire descendre trop bas, on peut, tout bien pesé, souscrire au portrait qu’en a tracé M. Aubé :
« Bien qu’elle fût de basse extraction, elle était belle et séduisante, d’un cœur qui n’était pas sans noblesse et d’un caractère supérieur à sa fortune. Elle fixa l’âme capricieuse et molle de Commode par une certaine virilité d’esprit fort rare dans le milieu où elle vivait. Parmi les créatures inertes, passives, qui peuplaient le harem du prince, nous imaginons en Marcia, avec un grand art de coquetterie, quelque chose de plus délicat et en même temps de plus vif et de plus fier, qui devait la faire maîtresse, dans le vrai sens du mot, et la relevait de l’état avili d’instrument de plaisir à la dignité de personne. Sans doute, elle n’apprit pas à Commode la vertu, mais elle sut le captiver par un mélange de grâce, d’esprit et de vigueur morale, par cette espèce de dévouement profond et sans banalité qui ressemble presque à la protection maternelle. Tout ce que l’on sait de Marcia concorde avec cette peinture : dans les circonstances critiques, elle eut toujours de la promptitude dans la décision, de l’énergie dans l’action. Lors de l’émeute excitée par une disette contre le tout-puissant chambellan Cléandre, c’est elle qui donne du courage à Commode et le sauve du danger. Et sous cette surface de charmes se cachaient un esprit ferme, une claire intelligence, une volonté persévérante. À partir de la mort de l’impératrice Crispina (182), jusqu’à la fin du règne, le crédit de Marcia ne cesse de grandir ; hors le titre, elle a tous les honneurs de l’épouse légitime. Commode l’appelait l’Amazone, allusion évidente à son intrépide énergie, et lui-même, pour la flatter, se décernait le titre d’Amazonius ; il donnait ce nom au mois de janvier ; il se servait d’un cachet qui figurait une amazone ; il faisait frapper des médailles, où, sous la forme d’une Rome casquée et cuirassée, le buste et la tête de Marcia étaient accouplés à son effigie.
Elle régnait véritablement.
Elle le prouva bien.
Le dernier jour de décembre 192, l’empereur avait formé le dessein d’inaugurer les fêtes de l’année nouvelle en sortant de l’école des gladiateurs à la tête de ces misérables et vêtu de leur costume. Marcia tenta de le détourner de cette fantaisie indigne ; elle le supplia avec larmes de ne pas déshonorer la majesté de son rang. Commode résista ; il sentit sur son omnipotence la main de cette femme ; il se vit enchaîné et voulut briser sa chaîne. Il écrivit le nom de Marcia sur la liste de ceux qu’il voulait faire tuer le lendemain. Un hasard découvrit ces tablettes à Marcia ; en un instant le complot fut organisé. Le lendemain, Commode, sur lequel le poison agissait trop lentement au gré des conjurés, fut étranglé par l’athlète Narcisse.
Le témoignage de Dion Cassius sur la protection accordée par Marcia aux chrétiens n’est pas le seul qui nous soit parvenu. Nous en trouvons un autre, encore plus curieux, dans le recueil découvert de nos jours et qui porte le titre de Philosophumena. Noua traduisons le passage en entier : c’est un tableau de mœurs qui a son prix et qui fait passer sous nos yeux les principaux personnages de la communauté chrétienne de Rome à la fin du second siècle :
« Calliste était l’esclave d’un certain Carpophore, chrétien, appartenant à la maison impériale. Carpophore, confiant en sa qualité de fidèle, lui confia une grosse somme d’argent ; Calliste promettait d’en tirer un bon revenu en faisant valoir ces fonds. Calliste établit donc une banque dans le quartier de la Piscine-Publique [2]. Quelque temps s’écoule : le nom de Carpophore, accolé à celui de Calliste, fait affluer à la banque les dépôts des veuves et des fidèles. Un beau jour pourtant, Calliste, ayant tout perdu, se trouva dans un grand embarras. Carpophore en fut instruit et manifesta l’intention de lui demander des comptes. Calliste, qui s’en doutait, comprenant le grave danger qui le menaçait du côté de son maître, tenta de s’évader par mer. Il rencontre dans le port d’Ostie un bateau en partance ; il s’y jette, résolu à suivre n’importe quelle direction. Mais cette fuite n’avait pas été si secrète que Carpophore n’en eût été informé. Il part à son tour, et, suivant les indications reçues, se dirige vers la mer ; il monte sur le même bateau qui était encore au milieu du port. Le capitaine tardait à partir, lorsque Calliste aperçut de loin son maître ; il comprit qu’il ne pouvait échapper et, dans cet instant suprême, perdant jusqu’au souci de la vie, il se précipita dans la mer. Les matelots sautent dans des barques et le retirent malgré lui de l’eau, tandis que les spectateurs poussaient du rivage de grands cris. Calliste est livré à son maître, qui le ramène à Rome et le condamne à tourner la meule.
« À quelque temps de là, les fidèles s’étant réunis suivant leur coutume, implorèrent Carpophore pour qu’il fît remise à son esclave du châtiment ; Calliste avouait, disaient-ils, qu’il avait de l’argent en dépôt auprès de diverses personnes. Carpophore était un excellent homme : il déclara qu’il faisait bon marché de son argent, mais non de celui qui lui avait été confié ; beaucoup, en effet, s’étaient plaints à lui, alléguant que c’était seulement attirés par son nom qu’ils avaient confié de l’argent à Calliste. Mais enfin, cédant aux prières, il fit mettre en liberté son esclave. Calliste, dans l’impuissance où il était de rendre quoi que ce tût, puisqu’il n’avait rien, et de fuir, car on le surveillait, chercha un moyen de mourir.
« Donc, un jour de sabbat, feignant de sortir pour aller trouver ses débiteurs, il courut à la synagogue où les Juifs étaient rassemblés, et, s’implantant au milieu d’eux, les importuna. Les Juifs, voyant qu’il les troublait, l’accablèrent d’outrages et de coups et le traînèrent au tribunal du préfet de la ville, Fuscianus. Ils formulèrent contre lui cette accusation : Les Romains nous ont accordé le droit de lire publiquement les lois de nos ancêtres ; cet homme est survenu qui a voulu nous en empêcher et a jeté le trouble parmi nous en se vantant d’être chrétien. Fuscianus était assis sur son tribunal et manifestait une vive irritation en entendant les charges élevées contre Calliste par les Juifs ; on alla apprendre la chose à Carpophore qui, se rendant en hâte au tribunal du préfet, s’écria : “Je te supplie, seigneur Fuscianus, de ne pas croire cet homme ; il n’est pas chrétien ; il cherche une occasion de mourir parce qu’il m’a perdu de grandes sommes d’argent. Je m’engage à le prouver.” De leur côté, les Juifs, persuadés que Carpophore n’employait ce subterfuge que pour arracher son esclave à la mort, adjuraient le préfet avec des instances de plus en plus vives. Fuscianus, entraîné par les accusateurs, fit battre de verges Calliste et le livra pour être envoyé aux mines de Sardaigne.
« À quelque temps de là, comme il y avait dans cette île d’autres martyrs, Marcia, concubine de Commode, femme aimant Dieu, désirant faire quelque bonne œuvre, appela le bienheureux Victor, alors évêque de l’Église, et lui demanda quels étaient les martyrs déportés en Sardaigne. Victor donna les noms de tous, omettant celui de Calliste dont il connaissait les exploits. Marcia, ayant obtenu leur grâce de Commode, confia l’ordre de libération à un prêtre eunuque du nom d’Hyacinthe. Muni de cet ordre, Hyacinthe part pour la Sardaigne, remet la lettre au gouverneur et délivre tous les prisonniers, à l’exception de Calliste. Mais celui-ci, se traînant en larmes aux pieds d’Hyacinthe, le conjura de lui donner aussi la liberté. Vaincu par ces prières, l’eunuque demanda au chef de la province la grâce de Calliste. C’était lui, Hyacinthe, qui avait, disait-il, élevé Marcia ; aucun péril n’en résulterait pour le gouverneur. Celui-ci se laissa persuader et mit Calliste en liberté avec les autres. Quand il fut de retour à Rome, Victor fut très-contrarié de l’événement, mais, par bonté d’âme, garda le silence. Toutefois, pour échapper aux reproches qui l’assaillaient de toutes parts, pour donner satisfaction aux plaintes incessantes de Carpophore, il envoya Calliste à Antium, en lui assignant une pension mensuelle alimentaire. »
Avant de commenter cet intéressant tableau, il faut de toute nécessité prévenir le lecteur que celui qui nous a transmis le détail de ces évènements est un membre de l’Église romaine, violent ennemi de Calliste, qu’il accuse d’être un hérésiarque des plus dangereux et dont il s’attache à noircir toute l’existence. Il n’y réussit pas assez toutefois pour nous donner le change : il est forcé de reconnaître, quelque interprétation qu’il donne aux faits, que Calliste fut compté parmi les confesseurs de la foi, qu’il jouit d’une grande autorité parmi les fidèles et que le successeur du pape saint Victor, Zéphyrin, se l’adjoignit dans le gouvernement de l’Église. Il y a donc deux parts à faire dans ce curieux récit, qui nous reporte aux années 186-89 ; d’un côté, les évènements, qu’on peut le plus souvent accepter, de l’autre, les interprétations, toutes calomnieuses, qu’il convient le plus souvent de rejeter.
Une chose frappe tout d’abord. En entrant dans le milieu chrétien, nous nous trouvons dans une société en quelque sorte souterraine, où abondent les étrangers, les affranchis, les esclaves, où domine l’élément grec : Hyacinthe, Zéphyrin, Calliste, Carpophore sont des noms grecs ; c’est en langue grecque que s’exprime l’auteur de ce récit ; c’est dans cette langue que sont rédigées plusieurs des premières inscriptions des catacombes ; société bien différente de la société légale : là tous les rangs sont confondus, le maître appelle l’esclave « mon frère », où chacun est dévoué à tous dans le péril incessant qui du dehors menace l’institution ; société puissante, non-seulement par l’union et le désintéressement, mais encore par les richesses, par les influences de ses membres. Les chrétiens sont partout, du haut en bas, depuis la taverne du bibelotier et l’échoppe de l’humble artisan jusqu’aux fastueuses demeures des affranchis, engraissés d’usure et d’intrigue, jusque dans le palais des Césars. Carpophore n’est pas le seul chrétien qui appartienne à la maison de l’empereur, et nous savons qu’au sommet veille dans l’ombre sur les intérêts des frères une femme au cœur généreux, à la main vaillante, Marcia. L’Église de Rome est donc organisée et forte, bien qu’elle n’ait pas d’existence légale, bien qu’elle soit en butte à la persécution ; car c’est toujours un crime d’être chrétien.
Le cas de Calliste entraînait la peine capitale. Voyons comment. Le trouble causé à la synagogue ne constituait qu’un simple délit, passible de peines légères : c’était une affaire de droit entre particuliers et que le code réglait au chapitre De injuriis. Mais cette circonstance que Calliste était esclave élevait la peine de deux degrés : cela explique le supplice des verges auquel il est condamné. En droit strict, la qualité de chrétien, reconnue ou avouée devant le juge, entraînait, ce semble, la mort sans distinction de rang. Mais une grande latitude devrait être laissée au magistrat, qui appréciait les alentours de l’affaire, et, suivant les temps, les lieux ou les faits de la cause, prononçait une peine plus ou moins grave. À ce moment, l’heure était relativement propice aux chrétiens : on les savait protégés par une toute-puissance secrète ; la plus forte peine prononcée contre eux, à moins de cas exceptionnel, paraît avoir été celle des travaux forcés dans les mines. Fuscianus toutefois pouvait, joignant les deux peines, condamner Calliste à mort ; il aima mieux les disjoindre. D’ailleurs, l’intervention de Carpophore ne pouvait guère améliorer la situation d’un accusé que sa conscience et les lois de l’Église forçaient de confesser le Christ. L’Église, loin d’encourager, condamnait ces excès de zèle, pareils à ceux de Polyeucte, qui poussaient au suicide des âmes exaltées, mais elle n’admettait pas que le chrétien parjurât sa foi pour échapper à la mort. L’auteur des Philosophumena a dû commettre là quelque mensonge. La manière dont il raconte l’intervention du maître irrité est tout à fait inadmissible : l’équipée de Calliste allait le débarrasser d’un compagnon gênant ; on ne s’explique pas pourquoi Carpophore, qui vit plus tard d’un si mauvais œil le retour de Calliste à Rome, se serait entremis pour empêcher qu’il fût exécuté ou déporté, et surtout comment il arrive que cette entreprise se soit traduite par un mensonge, à savoir que Calliste n’était pas chrétien. L’auteur cède trop manifestement à la haine qui l’aveugle, et, sans considérer qu’il enchaîne une série de contradictions, il s’abandonne tout entier à la préoccupation de nous faire partager le mépris de Carpophore pour cet infortuné Calliste. Carpophore le renie publiquement ; l’ayant excommunié pour son propre compte, il agit comme si la sentence d’indignité était déjà portée par les frères, et il prononce ces paroles : « Cet homme ment : il n’est pas chrétien ; c’est un escroc qui m’a dépouillé et qui, redoutant ma colère, cherche un moyen de mourir honnêtement. » Voilà ce que veut nous faire entendre l’auteur des Philosophumena. Mais il est impossible que Carpophore ait senti, pensé, agi de la sorte. Carpophore n’aurait pu, sans s’exposer aux dernières peines ecclésiastiques, proférer un tel mensonge, qui invitait un frère à l’apostasie. À la rigueur, on comprend que Calliste, condamné à cet horrible enfer du pistrinum, eût été conduit par le désespoir au suicide ; mais ce n’est pas au moment où il vient d’être gracié par son maître, où il est rendu à la liberté, à la lumière, qu’il peut songer à mourir. Oui, peut-être, Carpophore est intervenu, mais d’une manière toute bienveillante pour l’accusé. Il l’a montré aigri par les malheurs que les pertes d’argent ont attirés sur lui, se rendant à la synagogue où il savait rencontrer des débiteurs, réclamant son dû, comme il en avait le droit, et ne songeant qu’à dégager honnêtement sa responsabilité. Interrogé si Calliste était chrétien, peut-être a-t-il répondu : Je l’ignore ! Dans ces temps troublés, l’Église, qui avait besoin de martyrs et qui n’en manqua point, savait ménager à chacun son fardeau, et n’exigeait pas que le fidèle devînt le dénonciateur du fidèle.
Mais revenons à la banque de Calliste. Comme son maître, Calliste était, son nom l’atteste, d’origine grecque. C’était un fréquent usage à Rome que les maîtres tirassent parti de leurs esclaves en les autorisant à exercer de petits négoces, dont ils partageaient avec eux les bénéfices ; on louait aussi un fort bon prix les esclaves artisans. Voici Calliste qui ouvre une banque, une τραπέζα, une table, suivant le terme encore aujourd’hui consacré en Orient. À cette table, on reçoit et on livre de l’argent. La garantie du prêteur, c’est le reçu du banquier ; la garantie de celui-ci, c’est le gage qu’il reçoit de l’emprunteur. L’argent afflue dans la caisse de Calliste ; le nom de Carpophore inspire confiance aux chrétiens : on le sait riche et influent ; Calliste est d’ailleurs avantageusement connu des frères. La société chrétienne, sans être d’une manière générale opulente, était donc loin de manquer de ressources ; elle pouvait dès lors récompenser certains services destinés à adoucir les rigueurs de sa situation extérieure ; elle pouvait aussi prendre soin des pauvres, de ses vieillards indigents et de ses infirmes ; l’Église de Rome avait assurément dès cette époque une caisse où entraient des sommes considérables, destinées soit aux aumônes, soit à l’administration de la communauté, soit aux besoins du clergé, C’est ainsi que nous voyons Victor assigner à Calliste une résidence hors de Rome avec un traitement mensuel. Un peu plus loin, nous voyons Zéphyrin s’associer Calliste « dans le gouvernement du clergé » ; il y avait dans l’Église une hiérarchie, une administration, un trésor. Nous savons que les charges et dignités étaient données par l’élection. Il est probable que le trésor s’alimentait de dons volontaires ; nulle part, du moins, nous ne trouvons, pour cette époque, la trace d’une cotisation imposée.
Il est facile d’imaginer comment survint la ruine de la banque Calliste-Carpophore ; l’affaire de la synagogue jette sur ce désastre financier un jour intéressant. Il est certain que Calliste fut la dupe d’emprunteurs juifs. Comment cela arriva-t-il ? On ne peut là-dessus que faire des conjectures plus ou moins vraisemblables. Quiconque est au courant de l’histoire des Juifs de la dispersion admettra aisément qu’il existait dans la colonie Juive de Rome un groupe nombreux de gens adonnés à l’usure et à la banque ; il ne manquait pas, parmi les fils d’Abraham, d’opulents affranchis tout prêts à demander 100 et 150 pour 100 de leurs avances, même à leurs coreligionnaires, à plus forte raison à ces infâmes « Gentils [3] ». Nul doute que les banquiers Juifs ne fissent alors d’excellentes affaires à Rome. L’établissement de Calliste était une maison rivale, qu’il fallait ruiner, par raison financière d’abord, par raison de secte ensuite. Les Juifs avaient voué, dès l’origine, une haine implacable aux chrétiens. Saint Justin, Origène et Tertullien affirment qu’ils choisirent, par une commune délibération, des personnes qu’ils envoyèrent par toute la terre, afin de répandre contre le christianisme et contre son auteur des accusations mensongères destinées à signaler la nouvelle religion au mépris de tous les hommes. Et ils y avaient si bien réussi, au dire d’Origène, que les impressions produites par les calomnies de ces émissaires n’étaient pas encore effacées deux cents ans après. Il n’y avait pas un seul lieu dans l’empire où le nom chrétien ne fût un objet d’horreur et d’exécration. Il resterait encore, si nous en croyons Tillemont, à Worms, sur le Rhin, un monument écrit de cette propagande haineuse des Juifs ; c’est une des lettres qui furent envoyées par eux dans tout l’univers pour diffamer Jésus-Christ et ses disciples.
Perdre Calliste était donc doublement une bonne affaire : on fermait une maison rivale, on s’appropriait l’argent des chrétiens. Une lutte ténébreuse s’engagea ; Calliste succomba aux intrigues qui l’enlaçaient de toutes parts ; on l’éblouit par des promesses de gains énormes ; on lâcha sur lui, en les masquant de recommandations qui ressemblaient presque à des garanties, des emprunteurs insolvables et de mauvaise foi. Puis on ébruita doucement ses embarras, afin de provoquer le retrait des dépôts. C’est l’éternelle histoire, aujourd’hui si connue, du banquier isolé succombant fatalement sous l’effort des gros capitaux ligués contre lui.
On comprend la colère de Carpophore : Calliste était-il simplement malheureux ? Sa fuite semblait un aveu de culpabilité ; mais la suite montra que c’était un acte où la honte et le désespoir avaient la plus grande part. Voilà l’esclave descendu vivant dans ce tombeau du pistrinum. C’est ici qu’il faut admirer la charité chrétienne. Au lieu de le maudire, les frères le visitent pour l’entretenir et le consoler. L’assistance envers les malheureux, les prisonniers, les malades était un devoir que l’on remplissait avec zèle et avec joie. Les frères sollicitent de Carpophore la grâce de l’esclave : Calliste, disait-on, avait des créances sur certaines gens, et il fallait le mettre en état d’en poursuivre le recouvrement. Carpophore cède aux instances des fidèles, et Calliste est mis en liberté. Il court aussitôt à la synagogue. Le lieu devait être, avant la lecture de la loi, une sorte de bourse, où les gens d’affaires se rencontraient sûrement et se communiquaient l’offre et la demande. Calliste était bien connu en cet endroit, et, sans crainte de nous tromper, nous pouvons affirmer que ses opérations de banque l’y avaient conduit plus d’une fois. Quel espoir nourrissait-il, quel plan avait-il conçu en pénétrant dans ce lieu ? Voulait-il soulager sa colère par de sanglants reproches adressés publiquement en face de la communauté à ses débiteurs ? Pensait-il que la menace du scandale pourrait arracher à quelques débiteurs des lambeaux de leur proie ? Nous n’en savons rien ; mais nous connaissons l’issue de la démarche : Calliste réclame en vain ; en vain il menace, il s’indigne ; on le raille, on le frappe, on l’assomme. Toute la communauté se lève contre l’importun, prend pour elle et à titre d’injure la réclamation turbulente de Calliste. Elle le traîne au préfet de la ville et le dénonce comme chrétien. L’accusation lancée devait suivre son cours, en dépit même des intentions bienveillantes du magistrat.
Depuis Néron, où, grâce aux dénonciations des Juifs, le christianisme, jusque-là confondu avec le judaïsme et jouissant à son ombre de la protection des lois, avait été flétri comme une secte d’incendiaires et de bandits, aucun des décrets destinés à le combattre n’avait été aboli. D’ailleurs, il suffisait qu’il ne fût pas reconnu pour qu’il ne pût vivre, même aux meilleurs jours, que par tolérance. On connaît la correspondance de Pline et de Trajan : – Les chrétiens, dit le proconsul, adorent le Christ comme un Dieu. – La loi est formelle contre eux, répond l’empereur. Et, tout en conseillant à Pline de ne pas les rechercher avec rigueur, il lui ordonne de les punir conformément aux lois, si, traduits devant son tribunal, lis refusent d’abjurer : Non licet esse vos : « Vous n’avez pas le droit d’exister. » Aussi les chrétiens étaient-ils à la merci des accusateurs, qui pouvaient, à tout moment, triompher de la tolérance des magistrats. L’Église ne pouvait respirer que si l’humanité des empereurs mettait quelque obstacle au zèle des accusateurs. Cela arriva quelquefois, et l’on vit défendre sous des peines sévères de traduire les chrétiens devant les tribunaux [4]. Et comme cela ne suffisait pas toujours, l’obstination d’un seul homme pouvait contraindre les juges les plus doux à appliquer des lois qui n’étaient pas abrogées. C’est ce qui arriva même sous Commode ; le sénateur Apollonius fut accusé d’être chrétien. L’accusateur fut condamné à être rompu vif ; mais l’accusation eut son effet et le procès fut instruit. Apollonius dut se défendre devant le sénat ; et, « comme il y avait, dit Eusèbe, une ancienne loi qui ordonnait de punir ceux qui, accusés, ne voudraient pas abjurer », ses juges furent contraints de le condamner à la décapitation.
Non licet esse vos, dit Trajan, résumant toute la législation romaine au sujet des chrétiens ; et pourtant, même aux temps les plus durs de la persécution, l’Église exista ; on peut même dire qu’elle exista légalement. On est aujourd’hui parfaitement renseigné là-dessus. C’est que, dans la loi de Rome, il y avait une prescription fondamentale, à laquelle on n’osa jamais toucher ; c’est celle qui concernait l’inviolabilité des sépultures. Le sol qui avait reçu un mort acquérait le caractère religieux, perdait certains caractères de la propriété privée et devenait, sous la juridiction des pontifes, un domaine de nature mixte, imprescriptible, inaliénable, à l’abri de toute profanation. Ce respect des morts, si profondément enraciné au cœur de la société romaine, offrit aux chrétiens un refuge. Le récit des Philosophumena nous apprend que les chrétiens avaient des jours ordinaires de réunion. Où avaient lieu ces réunions ? Étaient-elles secrètes ? Et, si on les connaissait, pourquoi les tolérait-on ?
À l’origine, le droit de réunion, le droit d’association s’exerçait sans entraves ; mais à mesure que l’État grandit, on sentit le danger de laisser sans surveillance et sans restriction ce droit : les complots les plus épouvantables s’organisaient à l’aise, les scandales les plus honteux se produisaient. Jules César et Auguste, instruits par les désordres dont ils avalent été acteurs, fauteurs ou témoins, restreignirent au point de le détruire le droit de réunion. Les empereurs maintinrent cette tradition ; et c’est encore au nom des prohibitions lancées contre les hétéries, et les collèges non autorisés que les chrétiens furent souvent poursuivis. Toutefois, ces prohibitions n’atteignirent jamais les associations de pauvres gens qui se rassemblaient chaque mois, dit Marcien, pour payer une cotisation dans le but d’assurer mutuellement leurs funérailles. Tertullien parle aussi des réunions qui ont lieu un « certain jour du mois ». Voilà le passage des Philosophumena expliqué : c’est dans une réunion mensuelle d’un collège funéraire que les fidèles ont intercédé en faveur de Calliste.
Les inscriptions nous apprennent que les personnages riches en mourant instituaient des repas et des réunions d’amis, à des jours désignés, afin de perpétuer leur souvenir ; ces repas avaient lieu dans une chambre (cella ou schola) élégamment meublée, appartenant au sépulcre. Ces repas donnèrent lieu aux agapes des chrétiens. Ce sont ces fondations pieuses qui, sans assurer l’existence aux chrétiens, leur permit de subsister à l’ombre des tombeaux. Dans les heures d’orage, on comprend que les Catacombes, avec leurs dédales infinis et leurs issues secrètes, purent déjouer la surveillance des délateurs ou même la police de l’État.
À mesure que nous avançons dans l’explication de ce passage, nous apercevons la matière qui se développe sans fin devant nous et force nous est de borner notre commentaire. On se sera étonné peut-être de voir qualifié de prêtre (πρεσβυτερος) un eunuque, en songeant que l’Église a exclu du sacerdoce cette catégorie de personnes. L’exclusion a été prononcée, mais plus tard, au concile de Nicée, et seulement pour le cas où la mutilation serait volontaire. Ainsi, quand même on admettrait que l’usage dans l’Église ait précédé l’exclusion consacrée par le canon conciliaire, il resterait la ressource de croire que le cas d’Hyacinthe n’avait rien qui lui interdît le sacerdoce. Nous ne faisons nulle difficulté de croire d’ailleurs que celui qui raconte la mission d’Hyacinthe n’ait éprouvé quelque plaisir à lui appliquer le qualificatif méprisant de τις σπάδων, Hyacinthe est un protecteur de Calliste ; c’est, nous allons le voir, un titre suffisant au dédain de l’auteur. Nous renonçons lei à démêler dans le récit la vérité de la calomnie. Calliste rut-il porté oui ou non sur la liste des libérés ? Son retour à Rome excita-t-il de la joie, ou de la colère, ou de l’ennui ? Tout cela est pour nous secondaire et impossible à décider. Ce qui nous importe, c’est le langage tenu par Hyacinthe au gouverneur.
« C’est moi, lui dit-il, qui ai élevé Marcia ; je vous promets que vous ne serez pas inquiété. » Ce renseignement précis dissipe bien des obscurités. Hyacinthe appartenait-il à la maison d’Ummidius ainsi que Eclectus ? Peut-être. En tout cas, rien n’empêche de supposer que Marcia se soit trouvée dès sa première jeunesse dans la condition de tant de femmes qu’on élevait dans les harems de l’Orient et que l’on confiait, alors comme aujourd’hui, à des eunuques. En cet endroit le texte est corrompu : le participe θρέψας suivi du génitif Μαρκίας ne saurait être la bonne leçon ; il faut y substituer sans doute le substantif τροΦεύς (celui qui élève, le père nourricier). Cela ne change rien au sens et Hyacinthe, quelque leçon qu’on adopte, reste, suivant ses déclarations, le nourricier de Marcia, celui qui l’a élevée et non celui qui l’a initiée, comme le prétend M. Aubé, qui nous paraît trop élargir, et sans nécessité, la signification du terme. Que le prêtre romain, chargé de l’ordre de libération, confie au gouverneur de Sardaigne que Marcia est chrétienne et que c’est lui-même qui l’a initiée à la religion proscrite, il y a dans la confidence encore plus d’indiscrétion que d’à-propos. Il ne pouvait plaire, en effet, à Marcia, surtout dans le haut rang où elle se trouvait, que son initiation au christianisme fût divulguée. Cette divulgation était d’ailleurs inutile : la qualité de père nourricier de Marcia suffisait à Hyacinthe pour obtenir du gouverneur ce qu’il demandait et le rassurer sur les suites de sa complaisance.
En résumé, nous avons beau presser et rapprocher les textes, nous n’y trouvons aucune expression qui déclare que Marcia est chrétienne. Dion dit qu’elle mit à leur service son influence sur l’empereur, les Philosophumena ajoutent qu’elle avait été élevée par un eunuque que nous trouvons en possession du sacerdoce dans l’église de Rome et jouissant de la confiance du pape saint Victor ; le même livre nous montre Marcia en conférence secrète avec ce saint personnage, et ajoute que la favorite de Commode était une personne qui aimait Dieu et qui, en délivrant les martyrs, voulait accomplir une bonne œuvre. C’est tout.
Ce sont là cependant des indices nombreux et concordants, et si on ne peut en retirer la certitude que Marcia avait reçu le baptême, ils autorisent du moins à conclure qu’elle était parmi les prosélytes. Pour être prosélyte, deux choses étaient considérées comme nécessaires : l’amour de Dieu et le désir de s’instruire dans les mystères. Or, la fréquentation et l’influence d’Hyacinthe avaient pu sans nul doute inspirer à Marcia ce double sentiment. On ne peut donc affirmer que Marcia ait été au nombre des fidèles du Christ ; mais il est certain qu’elle eut des attaches secrètes et puissantes avec l’Église romaine ; qu’elle l’aima et la protégea ; il n’est pas douteux enfin que par ses origines elle ait appartenu à un milieu qui était ou devint chrétien.
Signalons une nuance dans le récit des Philosophumena : le nom du pape saint Victor, un nom qui indique une origine romaine, y est prononcé avec honneur ; on lui adjoint l’épithète de Bienheureux ; quant à son successeur Zéphyrin, qui lui aussi a été rangé au nombre des saints, on le traite de vieillard faible, aimant à être flatté. Zéphyrin a eu le tort de rappeler d’Antium Calliste et de le préposer à la garde des sépultures, charge considérable dans l’Église ; il a eu le tort, plus grave encore aux yeux de l’auteur des Philosophumena, de mettre Calliste à la tête du clergé. On ne saurait s’empêcher de remarquer de nouveau que Zéphyrin, Calliste, Hyacinthe, Carpophore sont des noms grecs et que leur influence, qui devient prépondérante dans le gouvernement de l’Église, a peut-être remplacé l’influence locale, au vif mécontentement d’une partie du clergé romain. On s’explique l’établissement de cette prépondérance par la faveur de Marcia, acquise à l’élément grec, et aussi sans doute par le crédit et les richesses de Carpophore, de Prosènes et de quelques autres personnages analogues. Les calomnies débitées contre Calliste, la fureur qui les inspire sont de nature à nous renseigner quelque peu sur l’auteur jusque-là resté mystérieux des Philosophumena ; on y sent la fougue du sectaire ; on a certainement affaire à un membre du clergé de Rome ; ce prêtre, qui écrit le grec (assez platement du reste), pourrait bien, par son origine, avoir appartenu au groupe grec dont nous venons de parler : il s’en sera violemment séparé par dépit en voyant sa fortune grandir moins rapidement que celle de ses congénères. Mgr Cruice, dans l’introduction placée en tête de l’édition des Philosophumena, a victorieusement vengé Zéphyrin et Calliste de l’accusation d’hérésie lancée contre eux avec tant de virulence par cet anonyme fanatique ; il a conclu avec raison que l’ouvrage ne pouvait être attribué ni à Origène, ni à Hippolyte, ni à Tertullien ; sans avoir la prétention de découvrir cet auteur, nous pouvons cependant dire : Cherchez vers le commencement du troisième siècle, dans l’Église de Rome, un prêtre d’origine grecque reconnu comme hérésiarque ; ce pourrait bien être celui qui a écrit les pages que nous venons d’analyser.
Au retour de l’île de Sardaigne, Calliste est envoyé à Antium ; on lui alloue pour vivre, non à titre de rémunération, une somme mensuelle. Nous n’hésitons pas à croire que le confesseur de la foi, comme il arrivait le plus souvent, fut alors élevé à la dignité du diaconat et qu’il reçut mission d’aller en remplir le ministère dans l’église d’Antium, relevant sans doute de celle de Rome. Les lois ecclésiastiques permettaient de conférer cette dignité à un esclave, pourvu, dit-on, que le maître de l’esclave y consentît. Qui ne voit qu’à cette époque ce consentement devait équivaloir jusqu’à un certain point à l’affranchissement ? En effet, on n’aurait pu demander à un païen une telle permission, laquelle une fois accordée ne garantissait l’esclave contre aucun des actes de la volonté de son maître, restée souveraine en vertu de la loi civile. Le chrétien, lui, mettait la loi religieuse au-dessus des lois de l’État ; un engagement pris par lui devant Dieu en faveur de la communauté des Fidèles était, à ses yeux, la loi suprême. Aussi Victor dispose désormais de l’esclave de Carpophore, affranchi d’ailleurs en droit par sa libération.
Sans doute les esclaves et les affranchis n’étalent pas l’élite de la société romaine ; mais on se tromperait beaucoup en se les représentant sous les traits grossiers de notre plèbe moderne. Les affranchis de ce temps-là feraient aujourd’hui brillante figure dans le haut commerce, la finance et même la politique : personnages habiles, actifs, remuants, opulents, la plupart du temps fils de leurs œuvres, ils répondent assez bien à cette catégorie de gens que nous nommons aujourd’hui des parvenus. Ne perdons pas de vue que nous sommes ici dans le monde grec, et que les esclaves qui en provenaient étaient renommés pour leur intelligence, leur habileté, non moins que pour leur corruption. Il y en eut de célèbres, qui servirent de pédagogues à leurs jeunes maîtres ; plusieurs devinrent les amis de ceux qui les avaient achetés ; beaucoup pratiquaient la médecine ; quelques-uns ont laissé un nom dans la philosophie, dans la littérature ; témoin Phèdre. Dans ce milieu d’affranchis et d’esclaves, il y avait donc à recueillir pour l’Église des trésors de science, d’énergie, de dévouement. Tenus en respect par une société qui les frappait d’une déchéance irrémédiable, ces hommes que le sort avilissait, et qui avaient conscience de leur valeur, se redressaient régénérés par le sentiment religieux au sein d’une société nouvelle, pleine de foi, de sève et de jeunesse.
On ne s’étonnera pas après cela d’apprendre de l’auteur des Philosophumena que Calliste était un subtil théologien et qu’il traitait dans ses prédications les points les plus ardus des mystères de la Trinité. On nous dit qu’il avait une école où il enseignait. Ce point mérite éclaircissement. Peut-on admettre qu’à la fin du second siècle, durant une période de calme relatif, il est vrai, période marquée cependant par des rigueurs et des condamnations, peut-on admettre comme vraisemblable que les chrétiens aient tenu ouvertement école à Rome ? Nous ne le pensons pas. Qu’est-ce donc que la σκόλη de Calliste dont il est question ici et qu’on veut calomnieusement faire passer pour un lieu de perversion ? Nous avons vu plus haut que les réunions des fidèles avaient lieu près des tombeaux et pour fêter par des agapes les natalitia, les anniversaires des bienfaiteurs généreux de l’Église. D’après la disposition des monuments funéraires, les réunions d’amis se tenaient dans des pièces dites cellae ou scholae, garnies de bancs, de lits, de coussins, de lampadaires. Il est certain que c’est dans ces scholae souterraines que les chrétiens célébraient leurs mystères et qu’ils entendaient la parole divine.
D’anciennes traditions nous apprennent que vers ce temps-là la communauté chrétienne de Rome était administrée par quarante prêtres. Chacun d’eux avait nécessairement son quartier assigné dans les Catacombes ; ce quartier avait un plus ou moins grand nombre de chambres ou de scholae, auxquelles on pouvait donner le titre collectif d’école de tel prêtre. Être préposé à la garde du lieu de repos, comme il arriva à Calliste à l’avènement de Zéphyrin, c’était donc par le fait être déclaré le chef du clergé, c’était être mis en possession de l’école par excellence, laquelle n’ayant peut-être pas de fidèles attitrés, avait juridiction ou prééminence sur tous les fidèles et sur les autres écoles. Au mot école substituez celui de paroisse, qui est l’équivalent, et vous verrez nettement dans l’organisation ecclésiastique du second siècle les premiers linéaments de l’institution qui est aujourd’hui sous nos yeux.
Quel est ce cimetière à la garde duquel est attaché Calliste ? Rome possédait déjà beaucoup de lieux funéraires chrétiens : l’aire de sainte Priscille, sur la voie Salaria ; l’aire de sainte Lucine, sur la voie d’Ostie ; l’aire de Prétextat, sur la voie Appienne ; l’aire de sainte Domitille, sur la voie Ardéatine ; plusieurs autres encore. Quelle hiérarchie existait entre ces cimetières, et lequel avait une importance, une dignité assez exceptionnelles pour être mis sous la direction d’une des autorités ecclésiastiques les plus hautes après le pape, du diacre auquel était commis le gouvernement du clergé ? Telle est ta question que suggère ce passage des Philosophumena à MM. Spencer Northcote et Brownlow [5]. Leur réponse comporte une solution un peu différente de la nôtre. Nous avons considéré que par lieu de repos l’auteur grec entend l’ensemble des sépultures chrétiennes, et nous avons admis, par suite, que Calliste avait la surveillance générale de ces sépultures, et le gouvernement du clergé attaché à chacune d’elles. Dans ce système, il n’est pas néanmoins impossible que Calliste ait été pourvu d’une schola spéciale, c’est-à-dire chargé de la garde d’un certain cimetière. C’est ainsi que l’on pourrait dire des lieux de sépulture qu’ils ont eu entre eux une hiérarchie.
Les savants anglais rappellent que l’Église avait un trésor alimenté par des dons volontaires, et destiné à secourir les confesseurs condamnés aux mines, les pauvres, les vieillards, les infirmes, à subvenir aux dépenses des membres du clergé. Le diacre dont il est question tenait dans ce but un registre constatant leur nombre et leurs offices. À cinquante ans de l’époque où nous sommes, le clergé de Rome comptera plus de cent cinquante personnes, dont quarante-six prêtres. L’Église les nourrissait, et avec eux plus de mille cinq cents pauvres. Outre la pension mensuelle qui leur était faite, les prêtres étaient encore assistés d’une autre manière. À la suite des agapes, une sportule était distribuée ordinairement aux assistants, comme dans les collèges païens [6]. Les prêtres recevaient alors double part. Quelquefois, des chrétiens illustres, des confesseurs de la foi étaient admis à recevoir une part sacerdotale. La masse destinée à ces diverses dépenses était administrée par le premier diacre, au nom de l’Église romaine. Peu à peu, par l’effet de cette loi naturelle qui assure à celui auquel est confié le soin de la vie matérielle une influence considérable sur la vie morale et les intérêts les plus élevés de la société à laquelle il appartient, le premier diacre, c’est-à-dire l’archidiacre, devint le surveillant et le juge du reste du clergé, supérieur à tous, inférieur à l’évêque seul. On comprend l’influence que ses fonctions permettaient à Calliste d’acquérir sur le clergé romain, et de quel poids elle pouvait être dans l’élection du nouveau pape. On ne s’étonnera pas d’apprendre que l’usage s’était établi de nommer l’archidiacre pape ; et cet usage acquit une telle force que pour rendre à l’élection sa liberté, on contraignit parfois l’archidiacre à recevoir la prêtrise.
La communauté chrétienne de Rome entrait à l’heure où nous sommes dans une phase nouvelle de sa vie. Elle faisait tourner à son avantage la protection que les lois romaines accordaient à certaines corporations, et, pour obéir à ces lois, un de ses membres était choisi pour être le gérant ou syndic qui administrerait la propriété commune. C’est ce rôle que Calliste fut appelé à remplir. Le cimetière qui lui fut ainsi officiellement confié était donc le cimetière commun des chrétiens, la propriété collégiale de « l’assemblée des frères », Ecclesia Fratrum. C’était le cimetière situé sur la voie Appienne, dont le Liber Pontificalis attribue la création à Calliste, et qui porte encore aujourd’hui son nom. Les raisons qui décidèrent l’Église romaine à créer ce cimetière l’engagèrent à y fixer pour l’avenir la sépulture des papes, déposés jusque-là au Vatican. M. de Rossi conjecture que ce fut le premier lieu public de sépulture possédé et administré officiellement par l’Église. Avant cette époque, les fidèles étaient enterrés dans des tombeaux qui étaient la propriété de riches familles et dont ils devaient l’accès et l’usage à la générosité des pieux défunts.
Nous sommes donc ici à un instant solennel dans l’histoire de l’Église, celui où, manquant d’existence légale, elle réussit, grâce à une exception, à s’assurer une existence civile, celui où se fonde la propriété ecclésiastique, conséquence logique de la forme corporative imposée par les circonstances. Bientôt d’autres cimetières lui appartinrent au même titre. En 238, Fabien divisait les diverses régions de Rome entre les diacres et ordonnait la « construction de nombreux petits édifices ou oratoires dans les cimetières ». Il ne faudrait pas croire que la forme de collège funéraire protégea toujours l’Église. C’était, en réalité, de beaux jours pour nos pères que ceux où ils n’étaient exposés qu’individuellement à la délation ; aux heures de persécution, on savait où porter les coups les plus sûrs et c’était sur le cimetière que l’État mettait d’abord la main : dès lors, malgré l’antique tolérance, plus de réunions prétendues funéraires, plus d’agapes, plus de culte ! Le préfet d’Alexandrie écrit à l’évêque de cette ville, en 257, pendant la persécution de Valérien : « Ni à vous, ni à personne, il n’est permis de tenir des assemblées et d’aller dans ce que vous appelez vos cimetières. » Paternus, proconsul d’Afrique, écrit de même à saint Cyprien : « Les très-saints empereurs Valérien et Gallien ont défendu de se réunir en aucun lieu et d’entrer dans les cimetières. » Puis, en 260, Gallien envoie un rescrit enjoignant aux possesseurs des « lieux religieux » confisqués par Valérien sur les chrétiens, d’en faire restitution aux évêques ; en même temps, il adresse à quelques évêques des rescrits spéciaux pour leur rendre le libre usage de leurs cimetières.
Ces fluctuations de la politique mettaient en relief la position singulière et contradictoire de l’Église, devenue légitime comme corporation, et demeurée illégale comme religion étrangère. Dès lors, il semble que les chrétiens se sont préoccupés d’assurer pour l’avenir l’inviolabilité de leurs sépultures, et le secret de leurs réunions. On s’efforce de dissimuler l’entrée des tombeaux ; on multiplie les passages dérobés, étroits, tortueux. Précautions le plus souvent rendues vaines par l’espionnage ou la trahison. Grégoire de Tours, dans sa Gloire des martyrs, nous a conservé le souvenir d’un des drames les plus grandioses qu’aient vu les catacombes.
Sous Numérien, Chrysanthus et Daria, surpris dans un arénaire, malgré les ordres de l’empereur, y furent massacrés. Un jour, un grand nombre de fidèles entrèrent dans ce souterrain, situé sur la voie Salaria, pour y vénérer leur tombeau. Ils furent aperçus. L’empereur ordonna de maçonner à la hâte l’entrée de la catacombe et d’y faire un grand amas de pierres et de sable afin de les enterrer vivants. Quand les tombes des deux martyrs furent découvertes de nouveau après la paix de l’Église, on trouva dans cette crypte, deux fois vénérable, non-seulement les restes des pieux chrétiens qui y avaient péri, des squelettes d’hommes, de femmes, d’enfants étendus sur le sol, mais encore les vases d’argent qu’ils avaient apportés avec eux pour la célébration des saints mystères. Saint Damase ne voulut pas toucher à cette scène de martyre. Il s’abstint de faire des travaux ou d’introduire aucun ornement dans ce souterrain ; il se contenta d’y poser une inscription et d’ouvrir dans la muraille une petite fenêtre, pour que tous pussent contempler ce monument unique. Il existait encore au sixième siècle. M. de Rossi espère pouvoir en retrouver quelque chose, peut-être quelques fragments de l’inscription, peut-être la fenêtre même par laquelle nos pères ont vu ce prodigieux spectacle : une messe célébrée au troisième siècle et interrompue par le martyre.
Calliste fut élu pape en 219, à la mort de saint Zéphyrin. Ce seul fait suffit, à nos yeux, pour mettre à néant toutes les accusations de l’auteur des Philosophumena. Voyons néanmoins comment il raconte l’évènement :
« Après la mort de Zéphyrin, il crut le moment arrivé de mettre la main sur l’objet de ses désirs ; il exclut Sabellius comme n’ayant pas des opinions droites : au fond, il me redoutait et s’imaginait ainsi pouvoir détruire l’accusation qui pesait contre lui devant les églises, et se laver du reproche d’hérésie. Mais c’était un homme au cœur rempli de fiel, à l’âme sans droiture, un esprit auquel il en coûtait de confesser la vérité ; il alla jusqu’à nous lancer publiquement ce reproche : “Vous forgez deux dieux.” »
Tout s’éclaircit. L’auteur des Philosophumena a été, sinon un concurrent de Calliste dans l’élection qui a porté celui-ci à la papauté, du moins un de ses adversaires les plus acharnés, et pour empêcher l’élection, il a formulé contre lui auprès des églises, c’est-à-dire auprès des diverses scholae, une accusation d’hérésie. Selon toute probabilité, l’auteur est un des quarante prêtres de la communauté et par conséquent l’un des électeurs ; la chose paraîtra tout à fait certaine si l’on fait attention qu’il se plaint un peu plus loin que Calliste ait reçu dans sa schola (sans doute alors qu’il était préposé aux Catacombes) des personnes chassées par lui et après jugement régulier.
Voici comment se passait l’élection : Au jour déterminé, le peuple tout entier et les prêtres se réunissaient. Le chef du clergé (cette charge appartenait alors à Calliste) interrogeait le clergé d’abord, le peuple ensuite, disant : « Quel est l’évêque de votre choix ? » Quand le choix de l’assemblée s’était porté sur quelqu’un, on demandait aux assistants, à trois reprises successives, si l’élu leur paraissait digne d’occuper une si haute fonction. À quoi ils répondent par l’acclamation rituelle :
« Il est digne et juste ! dignus et justus est ! » Saint Augustin, élu de la sorte évêque d’Hippone, entendit cette acclamation poussée jusqu’à vingt fois par le peuple. Saint Cyprien rapporte en ces termes l’élection du pape saint Corneille, qui eut lieu trente ans environ après celle de Calliste : « Cornélius, dit-il, fut donc fait évêque d’après le jugement de Dieu et de son Christ, d’après le témoignage que lui rendirent presque tous les membres du clergé, d’après le suffrage du peuple qui était alors présent, et de l’aveu du collège des prêtres anciens et des personnes pieuses. » Ce texte semble indiquer une organisation déjà savante, une hiérarchie compliquée ; le témoignage du clergé, le suffrage du peuple, le consentement d’un collège supérieur interviennent à la fois dans l’élection épiscopale. Sans nous attarder à discuter la précision ou la permanence de ces formes de procédure, et tâchant de dégager ce qu’il y a de certain au milieu de ces usages, disons que si le clergé avait le droit de proposition, le peuple avait celui de suffrage, et un collège spécial celui de ratification. Il est impossible d’imaginer plus de garanties ; aussi les outrages et les invectives de l’auteur des Philosophumena s’évanouissent comme une fumée au bruit des acclamations qui saluèrent Calliste et dont l’écho arrive jusqu’à nous à travers les siècles : Dignus et justus est !
Il est probable qu’avant le jour de l’assemblée générale pour l’élection, les candidats étaient discutés dans les réunions de chaque schola. Là, le clergé, en contact intime avec les fidèles dont il était plus spécialement chargé, pouvait avec fruit éclairer le peuple sur les mérites ou les défauts de tel ou tel personnage. La discussion pouvait être vive dans ces réunions. Calliste avait été accusé d’hérésie dans plusieurs églises. Il dut répondre à ses adversaires ; il y eut même entre eux et lui un débat public : nous le voyons, en effet, passant tout à coup du rôle d’accusé à celui d’accusateur, confondre ses ennemis sous le reproche de di-théisme.
Que nos lecteurs nous pardonnent de nous être laissé aller à traiter avec quelque développement ce sujet. Cette histoire ecclésiastique des deux premiers siècles est une mine où l’on puisera longtemps encore ; il y reste bien des doutes et bien des obscurités. Il faut aussi le reconnaître, la nouvelle méthode, qui s’inspire surtout des documents et de leur comparaison, semble destinée à nous présenter sous un jour plus vif et peut-être inattendu les hommes et les choses de ces temps lointains. Le récit dans lequel nous voyons se mouvoir Calliste, Marcia, Carpophore, Hyacinthe, Victor et Zéphyrin, n’a rien qui sente la vie des saints, et pourtant nous avons affaire à des personnages dont plusieurs ont au front la sainte auréole ; ce récit a pour nous l’incomparable avantage de nous montrer dans ces papes vénérables et ces glorieux martyrs l’humanité avec son cortège de faiblesses ; et dans ce calomniateur, dont la protestation nous arrive à une distance de seize siècles, l’effort du mensonge tournant au triomphe de la vérité et au profit de la science historique.
Ferdinand DELAUNAY.
Paru dans la Revue de France en 1878.
[1] La stola est le vêtement ample et long que portaient les dames romaines : les mulieres stolatae étaient les femmes de haut parage.
[2] C’était le nom d’un des quatorze quartiers de Rome.
[3] Voyez, pour tout ce qui concerne la situation matérielle et morale des Juifs dans le monde gréco-romain au premier siècle avant notre ère, mon volume intitulé : Écrits historiques de Philon d’Alexandrie. (Chez Didier.)
[4] Dans cette situation vague et dangereuse, l’épée de la loi demeurait toujours suspendue sur l’Église ; une haine privée, une querelle d’intérêts, la jalousie de l’État, la haine populaire pouvaient tour à tour faire tomber le glaive. Par ce que nous venons de dire, il est déjà facile d’entrevoir combien les calomnies juives, si infatigablement propagées, jouèrent un rôle actif dans les persécutions ; elles en formèrent comme la trame. Les Juifs avaient aussi des influences et des relations autour des Césars ; Philon, qui nous révèle les intrigues qui il nouaient autour de l’empereur pour obtenir qu’il persécutât les Juifs, et qui nous montre les défenseurs dévoués que la nation d’Israël rencontra dans la maison impériale, nous apprend par quels moyens ténébreux les ennemis des chrétiens purent obtenir contre eux des décrets de proscription. La répulsion universelle et les horribles persécutions auxquelles les Juifs furent en butte dans le monde chrétien, n’étaient, on le voit, que la continuation par représailles de cette lutte sanglante commencée par les Israélites.
L’abjuration était plus ou moins entièrement exigée. Le magistrat, avant d’exiger qu’on rendît les honneurs divins (par l’adoration et l’offrande de l’encens) aux statues des dieux et aux effigies des Césars, pouvait demander que l’accusé prononçât contre le Christ une formule de malédiction.
[5] V. Rome souterraine, résumé des travaux et découvertes de M. J.-B. de Rossi, traduit par M. Paul Allard. Un beau volume in-12, avec planches (Didier et Cie).
[6] Sportula signifie proprement un petit panier du genre de ceux dans lesquels on faisait passer à table certains comestibles. Par suite, ce mot servit à désigner un don, consistant en un panier de provisions, que faisaient les grands personnages à leurs clients et à leurs subordonnés, pour les récompenser et les dédommager de la cour qu’ils leur faisaient et du temps qu’ils y employaient quand tous les matins ils se rassemblaient à leur porte pour leur présenter leurs respects. Plus tard, quand les habitudes devinrent plus élégantes et les mœurs plus corrompues, on changea ce don en nature en une somme d’argent, d’où, par suite, on donna le nom de sportule à toute espèce de cadeau ou de présent.