Lettres d’une Française
et d’une chrétienne
MADAME JULIE LAVERGNE
par
Victor DELAPORTE
I
N’ÉCRIT pas des lettres qui veut : il faut le don, qui ne vient ni des maîtres, ni des livres, ni des machines à écrire perfectionnées et coûteuses. Il y faut l’esprit à écrire, comme disait Louis Veuillot, qui eut cet esprit poussé jusqu’au génie. Une de ses amies et admiratrices, qui appelait la marquise de Sévigné « ma chère et incomparable maîtresse de l’art d’écrire 1 », Mme Julie Lavergne, eut également cet esprit-là, lequel ne court ni les rues, ni les ruelles.
On a publié bon nombre de Correspondances d’hommes fameux, de femmes célèbres, au XIXe siècle ; on a cueilli en gros volumes les feuilles légères qu’ils ont jetées aux quatre vents ; et chacun sait qu’il n’y a rien de mieux, pour faire connaître le tout et le vrai d’une vie, quand cette vie mérite d’être connue. Les biographies sont, pour la plupart, des panégyriques ou des réquisitoires ; les lettres sont un miroir. L’âme sincère s’y reflète et s’y livre naïvement, sans apprêts, sans voile ; et, comme disait l’épistolier vaniteux Cicéron, une lettre ne rougit point : epistola non erubescit. Mais lorsque c’est une belle âme qui se révèle, une noble vie qui se raconte et dont le papier n’a pas à rougir, le recueil de ses lettres vaut infiniment plus qu’un miroir froid, muet, incolore. Et c’est le cas de Mme Julie Lavergne. Aussi bien, après l’épistolier hors de pair, son « ancien et fidèle ami », je n’en connais aucun au XIXe siècle qui soit plus digne d’être loué et d’être lu 2.
Dans ses Neiges d’antan, ou ses Légendes de Trianon, elle esquissait d’ingénieux et délicieux récits en marge de l’histoire ; dans ses lettres, elle conte son histoire et celle de son temps, mais sans y prétendre : car elle n’écrivait point pour tout le monde, pas plus que pour la postérité. Ses correspondants sont des proches ou des intimes ; ceux-là seuls, vers qui, suivant le mot de Mme de Sévigné, la plume, l’encre, le papier, le cœur, tout vole.
Dès le jour où elle sut tenir une plume et lui « faire boire un coup » dans l’encrier, Julie Ozaneaux commença d’écrire aux personnes qu’elle aimait. Nous avons plusieurs de ses jolis billets d’enfant, dans le premier de ces deux tomes bleus. Les pages datées du lendemain de sa première communion annoncent déjà l’épistolière aux vives saillies et aux généreuses pensées. Du reste, ces fêtes de Dieu et de l’enfance, qui arrachent de si douces larmes aux vraies mères, inspirèrent toujours à Mme Julie Lavergne des tableaux ensoleillés de foi et de grâce ; par exemple, cette première communion de 1857, à Saint-Sulpice, où « les six cents petites filles formaient une guirlande de neige », une guirlande qui chantait. Hâtons-nous d’ajouter que l’une de ces fleurs blanches était sa fille aînée, celle qui devait être l’angélique Marie-Stella de Sion.
À part quelques jours de villégiature et de rares « voyages d’outre-Seine et d’outre-macadam », Mme Julie Lavergne gardait la maison, comme la matrone antique, – domum servavit ; – elle aimait « le logis comme une carpe aime l’eau 3 » ; et les deux pôles extrêmes de son existence étaient, d’une part, les jardins du Luxembourg, peuplés de « rossignols dépaysés mais contents 4 » ; d’autre part, les jardins et le parc de Versailles, où les grandes eaux étaient si « étonnées de jouer en république ». L’église de sa paroisse, Saint-Sulpice, avec le confessionnal du P. Millériot, son directeur, près de la pyramide qui marque dans l’église le passage du méridien ; puis sa maison dans la rue d’Assas, où Claudius Lavergne peignait sur verre des légions d’anges, de martyrs et de vierges ; à quelques pas de là, le couvent de Sion ; enfin l’aimable Chartreuse de Versailles, où elle respirait l’air de l’ancienne France : voilà le cadre habituel de cette noble vie, fidèle à tous les souvenirs de gloire, à toutes les traditions de l’art et de la patrie, à toutes les pures attirances de l’amitié.
Ses lettres éclairent et réfléchissent chacune de ses journées, comme elles traduisent son âme. Ses joies, ses deuils, ses goûts, ses espérances, ses travaux, tout y transparaît dans la lumière d’un style vivant qui court, qui monte et qui chante du côté du ciel, à la façon de l’alouette que Mme Julie Lavergne définit « un alléluia emplumé ». Un jour, à propos de ses contes où figurent tant d’honnêtes personnages d’autrefois, elle écrivait : « Rien de plus difficile à retrouver et à refaire que la biographie des honnêtes gens. Sur celle des coquins les documents pleuvent et sont soigneusement recueillis par ces esprits balais qui ne savent que ramasser les ordures 5 ». Sa propre biographie, en quatre chapitres : la chrétienne, la mère de famille, la Française, l’écrivain, – on la ferait rien qu’à glaner des pages fleuries dans sa Correspondance, et ce serait un beau livre. Mais ce livre n’est plus à faire ; il existe, et l’Académie l’a honoré d’une couronne 6. On peut néanmoins glaner encore et choisir dans ces deux volumes, tantôt des fragments d’histoire, tantôt des notes d’art, des jugements littéraires, des anecdotes piquantes, jetés au courant de la plume par cette femme croyante qui voit toute chose de haut et qui formule sa pensée avec un relief qui frappe, avec une vigueur qui saisit, avec un charme qui pénètre.
Ses appréciations des événements et des hommes, toujours motivées et justes, souvent profondes, jamais banales, nous ramènent parmi cette société forte dans la foi, qui, sous l’Empire et les premiers essais de la troisième République, affirmait sans biais ni détours les droits de Dieu et de la vérité, n’inclinant point vers les combinaisons d’un opportunisme catholique qui espérait faire « du vin de Bordeaux en mêlant l’eau bénite et le pétrole 7 ».
Cette tournure d’esprit, en éveil sur tout ce qui se passe autour d’elle, en France et au-delà, se manifeste déjà dans ses lettres de jeune fille. Vers l’âge de dix-huit ans, elle raconte à son père comment on vient de lui souhaiter en famille sa fête de sainte Julie. Cela remonte, ne l’oublions pas, au temps du gouvernement de Juillet ; on lui a offert deux orangers, un gros et un petit, avec une superbe tarte à la crème ornée de son chiffre ; elle décrit ces belles choses, puis elle ajoute : « Ma fête a duré trois jours, comme si j’étais une révolution ; mais j’aime mieux ma tarte à la crème qu’une revue de la garde nationale, et mes orangers en fleur que les éternels mâts qui reparaissent tous les ans sur le terre-plein du Pont-Neuf 8. » Si, grâce à Dieu, elle n’était pas une révolution et si elle témoignait fort peu d’admiration pour les trois Glorieuses, ce fut surtout à partir de 1848 que Mme Julie Lavergne commença de mêler dans ses lettres les événements politiques aux menus faits de la vie quotidienne. Et, avouons-le, son début en ce genre fut une erreur. Elle voyait la révolution à travers la robe planche du P. Lacordaire, qui, peu auparavant, avait béni le mariage de Claudius Lavergne avec Julie Ozaneaux ; ainsi s’expliquera-t-on son jeune enthousiasme : « Nous devons être très beaux de loin... Pas un nuage au ciel, pas un mauvais bruit sur la terre. Quant à notre dominicain, il a eu, à la sortie, une véritable ovation. C’étaient des cris de Vive Lacordaire ! et des poignées de main à lui démettre le poignet. Il a bravement porté son froc blanc. Je m’y attendais, et je soutenais cela à quiconque depuis l’autre jour 9. » Hélas ! onze jours plus tard, Lacordaire descendait de la Montagne où il avait eu la naïveté de s’asseoir, et il s’en allait, quelque peu désabusé, avec son froc blanc qu’il croyait être « une liberté 10 ». Et Mme Lavergne, désabusée à son tour, s’écriait : « Quelle guerre de cannibales, mon Dieu ! » Les balles pleuvaient jusque chez elle, tandis que l’archevêque tombait sur les barricades. Désormais, on ne la reprendra plus à célébrer les bienfaits d’aucune révolution ; et, dès ce moment, elle appelle de ses vœux, elle espère de toutes les énergies de sa patriotique confiance le retour de la monarchie légitime dans la personne du comte de Chambord, l’enfant du miracle, qui avait deux ans quand elle-même vint au monde. Aussi, le coup d’État du 2 décembre 1851 n’excite en elle que surprise et inquiétude :
... Hier, la séance de la Chambre a été insignifiante ; ce matin les journaux la racontaient comme à l’ordinaire, avec l’accompagnement obligé de nouvelles diverses, chiens perdus, voleurs pris et voitures versées, lorsque les Parisiens ébahis ont vu, affiché sur tous les murs : la dissolution de l’Assemblée, le rétablissement du suffrage universel, l’élection du Président et de deux Chambres fixée au 14 décembre, la présidence pour dix ans... Enfin, nous sommes en état de siège. J’aimais bien cet état-là avec Cavaignac, mais je n’aime rien du tout avec le président ; c’est ma bête noire avec son aigle en cage et sa planche de Ham.
Dès le soir du 2 décembre, elle prévoit que le vainqueur de ce jour ou de cette nuit mémorable donnera du nez en terre, à côté de son aigle, qui cependant vole déjà de clocher en clocher.
Il est superflu et il serait fastidieux de reconstituer à coups de citations une histoire que nos lecteurs savent et ont vécue. Nous nous bornerons à signaler de-ci de-là un de ces mots qui peignent une situation et l’état d’âme de cette vaillante, comme aussi du monde où elle vit. Cela suffira pour montrer sa manière et pour mettre en goût de cette fortifiante lecture.
Voici, par exemple, la guerre d’Italie, où nos soldats étaient allés, sans le savoir, faire le jeu des ennemis du Saint-Siège et de la France : « Qu’un peu de gloire coûte donc de sang !... Nos pauvres évêques font chanter des Te Deum parce qu’il le faut bien et qu’après tout une victoire vaut mieux qu’une défaite ; mais tout ceci est au profit de la révolution et elle dévorera qui la sert, encore plus vite que qui lui résiste 11. » Pouvait-on, au lendemain de Magenta et à la veille de Solférino, voir plus clair, penser plus juste, dire plus vrai ? Ce n’est point Mme Lavergne qui saluera d’une prose délirante l’ère de la fraternité des peuples, ou le triomphe des machines, ou la prospérité, la paix, tous les bonheurs du monde, dans l’ouverture d’une Exposition universelle, – gigantesque bazar qui ne laisse guère, après sa clôture, que des déceptions et des dettes, avec l’indispensable balayage d’un lendemain de mardi-gras. L’Exposition (en 1867), « c’est la réclame en action dans une Babel de papier peint ». Après l’ouverture banale de cette Babel par l’empereur Napoléon III, « tout l’enthousiasme s’est porté au buffet : on a mangé universellement ».
Par contre, dans ces Mémoires épistolaires, la pieuse chrétienne suit, avec une attention mêlée de respect, d’espoir et de saintes colères, les phases du Concile universel ouvert par le grand pape Pie IX. Les libéraux s’agitent, les politiciens clabaudent, les gallicans attardés remuent, à la façon de tout petits Atlas, ciel et terre, y compris les sept Collines ; mais « le Saint-Esprit fera son œuvre, tandis que les hommes feront du bruit » ; quand le dogme attendu sera proclamé, « tous ces revenants jansénistes, gallicans et brouillons, disparaîtront comme des hiboux au lever du soleil 12. »
Mme Julie Lavergne ne connut en sa vie et n’admira que deux rois : Pie IX qui, dans la sérénité de sa foi et la majesté de son droit, disait : « Je regarde crouler le monde 13 » ; et le comte de Chambord, affirmant les droits de Dieu par cette fière parole : « Il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître, afin que j’y puisse régner en roi. » Deux mois après le jour où elle écrivait le mot sublime de Pie IX, le monde croulait sous nos pieds, la France s’abîmait dans des fleuves de sang. Et la généreuse patriote, élevant son âme à la hauteur des circonstances, s’employait sans forfanterie à semer la confiance autour d’elle. Le 16 juillet 1870, quelques heures après la déclaration de guerre : « Or donc, ma fille, écrivait-elle, disons des Ave Maria, préparons de la charpie et n’ayons pas peur. » Et le 31 juillet : « J’ai formulé, la consigne ainsi : Le devoir veut qu’on parte et l’honneur veut qu’on chante. »
Elle chantait, elle priait ; son fils aîné allait partir. Mais, malgré sa résolution de n’avoir pas peur, elle s’aperçoit vite que les destinées du pays sont entre des mains tremblantes. Le 11 août, elle écrit :
Après la séance de mardi dernier au Corps législatif, si j’avais été régente ; j’aurais fait empoigner, la nuit, les treize ; députés de la gauche et je les aurais expédiés, avec ordre de les mettre sous clef, au château d’If ; et, le lendemain, j’aurais ouvert la séance en disant aux députés : « Messieurs, si vous n’êtes pas contents, en avant les canons ! » Mais Blanche de Castille et Anne d’Autriche ne sont plus imitées. Nos souveraines n’ont plus ni quenouille ni sceptre.
Elle suit avec angoisse et anxiété les désastres qui succèdent aux défaites 14 » ; elle souffre, elle attend, elle veut espérer, jusqu’au lendemain de Sedan et au matin de la République du 4 septembre ; à partir de cette heure-là, elle craint tout et ne cessera de le répéter pendant quinze ans, jusqu’à sa mort : « Ma fille, nous voici en république, c’est-à-dire dans un vaisseau sans voiles, ni rames, ni pilote, et au milieu d’une épouvantable tempête : Ave, Maris stella, voilà tout ce qu’il faut dire. » Pourtant, elle croit aux suprêmes efforts de l’armée : « J’ai vieilli de dix ans depuis le siège ; mais la victoire me guérira 15. » Elle est restée à Paris avec son mari et ses enfants ; la victoire ne vient point la guérir, et, d’autre part, « le gouvernement de la débâcle nationale a livré la France aux bêtes... ; nous sommes sous le grand pressoir de la justice de Dieu ».
Mais au même temps où la justice divine effraye son âme, la miséricorde la rassure : « Les obus passent au-dessus de nos ateliers et de notre pauvre petite maison ; ils tombent à droite, à gauche, et au delà, faisant plus de bruit que de mal.
« Une des deux poules qui me restent s’est mise à pondre. C’est, une bonne fortune. Les œufs se vendent deux francs pièce 16. »
Au beau milieu de la commune, tandis que « le bagne règne à Paris », Mme Lavergne plante « des tulipes en fleur dans des éclats d’obus, comme un symbole d’espoir et de miséricorde » ; et, déclare-t-elle, « tant que le bon Dieu n’aura pas donné sa démission, nous serons gais 17 ». Son style reste gai, sous les pluies de feu, non loin des ruisseaux de pétrole, et à l’heure où « les communards toujours ivres se jettent au-devant de la mort, comme les pourceaux de Capharnaüm dans la mer ». Et d’une plume alerte, elle note les menus faits de la Commune, hideux, sauvages ou ridicules. Voici, entre autres, ce qui se passa vers la mi-mai à l’Hôtel-Dieu, où M. Claudius Lavergne alla contrôler sur place une singulière aventure que le bruit public transformait en miracle et qui était bonnement un imbécile exploit des ânes « rouges » :
... On a exagéré un fait tout simple. Toutes les inscriptions effacées transparaissaient sous l’enduit frais, celle de saint Landry surtout ; si bien que le garde national qui barbouillait en fit l’observation. Le citoyen directeur, qui n’avait jamais entendu parler de saint Landry, y vint voir. Les religieuses lui dirent que saint Landry n’était ni un roi, ni un bonapartiste, qu’il vivait au quatrième siècle et avait fondé l’Hôtel-Dieu parce qu’il aimait les pauvres. « Eh bien, fit le directeur, puisque ce Landry était un bon républicain, on laissera son nom. Effacez seulement le mot saint et mettez : Salle du citoyen Landry, en lettres rouges. » On obéit, mais cette belle opération ne réussit qu’à moitié. Le saint noir s’obstinait à reparaître sous le citoyen rouge. Le peintre, découragé, barbouilla le tout et on n’y voit rien qu’un peu de gâchis (18 mai 1871).
Après cette longue nuit de haines, de crimes et de sang, voici une aurore ; après le gouvernement du bagne, voici enfin la France qui se ressaisit, qui choisit des mandataires digues d’elle ; qui s’agenouille devant Dieu, en même temps qu’elle se relève au-dessus des ruines ; puis qui s’achemine vers Lourdes en théories priantes et fières. Que de promesses pour un lendemain de gloire ; que de clartés sur l’horizon et d’azur dans le ciel : « Le royaume de la Sainte Vierge grandit, et cette France que l’on croyait morte n’était qu’endormie. La chiennaille, comme disait Joinville, a beau crier, elle sera vaincue 18. » – « Prends ton fusil, écrit Mme Julie Lavergne à l’un de ses fils soldat ; comptes-en les pièces, sache bien le manier et viser juste sur tout. Si le temps des pèlerinages est revenu, on peut espérer celui des Croisades 19. »
On pouvait l’espérer. Mais voilà que la chiennaille aboie encore ; l’autorité fléchit aux mains qui la détiennent. Dans la Correspondance de Mme Julie Lavergne, la Française tremble à nouveau, parce que la chrétienne comprend que le royaume de Dieu s’éloigne de nos frontières : « Quand Dieu, dit-elle, prendra pitié de la France, il mettra le pouvoir dans une main ferme et chrétienne, et la Bête sera muselée. Saint Louis avait ordonné que la langue des blasphémateurs serait percée avec un fer rouge. Nos imbéciles pères de 89 s’écriaient : Quelle cruauté ! – Hé, messieurs, il en résultait qu’on ne blasphémait pas. Vous avez changé tout cela. Le blasphème mène à l’institut... et à Sedan 20. »
Par ses relations avec les hommes de foi et de tradition qui étaient alors le grand parti de l’ordre, par ses aspirations de plus en plus ardentes vers une renaissance de la monarchie très chrétienne, Mme Lavergne fut au courant des projets, des tentatives, des manœuvres et intrigues qui amenèrent le comte de Chambord à deux pas du trône et l’en éloignèrent brusquement. Elle a tout vu, tout entendu, tout suivi, avec une anxiété où passait toute son âme. Qu’on lise les lettres écrites de 1871 à 1875, elles montrent jusqu’à l’évidence que, si le prince n’a point régné, ce n’a pas été parce qu’il ne l’a point voulu, comme plusieurs l’ont dit, ou pour se consoler d’un grand malheur, ou se disculper d’une grande faute. Quant à la douleur de Mme Lavergne, elle se traduit avec une vigueur voisine de la cruauté ; sa plume si délicate devient une arme à deux tranchants : contre le libéralisme bruyant et contre la timidité bourgeoise retranchée derrière son énorme rempart de prudence, « vertu de ceux qui n’en ont pas ». Les bourgeois « sont prêts à se prosterner devant le premier menteur venu qui leur dira : « Je viens vous sauver. » Mais ils ne peuvent supporter l’idée d’un prince loyal et franc qui leur dit : « Je ne puis vous sauver par un mensonge 21. »
Et pour mieux accentuer sa pensée, elle invente, au trot de la plume, cet apologue dont la moralité éclate et navre :
Le feu prit chez un ivrogne ; il se mit à la fenêtre et cria au secours. Les voisins accoururent munis de seaux d’eau. « Arrière ! leur cria-t-il, j’ai horreur de l’eau. Apportez-moi du vin ou de l’eau-de-vie ; sinon, je n’ouvrirai point. » Les voisins essayèrent de lui faire entendre raison ; il se barricada chez lui et mourut dans les flammes.
Français qui prétendez finir la révolution en nous imposant ses principes, ne vous moquez pas de cet ivrogne. (24 octobre 1873).
Le 20 novembre 1873, les intrigues, les tergiversations, les demi-mesures, hélas ! et les longues espérances aboutirent au septennat du maréchal de Mac-Mahon : « Ces sept années... apparaissent bien en perspective comme les sept vaches maigres du songe de Pharaon. Néanmoins des gens qui ont tant mangé de cheval au pétrole, se résolvent à ne pas trop bouder la vache maigre, même enragée 22. »
Le loyal soldat, que Mgr le comte de Chambord appelait le Bayard moderne, n’était qu’un soldat ; le brave chef d’armée n’était point un chef de peuple ; il ressemble, écrit Mme Lavergne, à « une girouette qui reste bien au faîte, mais n’abrite rien. »
Incomparablement supérieur à tous les hommes qui ont hérité de son pouvoir, mais ne sachant arrêter le flot impur qui monte, ni retenir la France qui tombe, le maréchal se démet et s’en va. Son départ est salué par l’épistolière indignée, d’un mot qui ressemble, je crois, à celui de l’histoire : « Ce gouvernement de Mac-Mahon finit misérablement. Il a refusé de voir Henri V, il a rappelé l’Orénoque, il s’est laissé mettre l’étiquette de 89 ; il est perdu, et, c’est bien fait. Nous regardons passer la justice de Dieu 23. »
La justice de Dieu passe toujours ; et qu’est-ce donc que Mme Julie Lavergne aurait dit de ce que nous avons vu et voyons, si elle eût assez vécu ? Il serait superflu d’ajouter qu’à travers ces lettres, tous les hommes de quelque envergure ou notoriété sont nommés au passage, chacun à son tour, j’oserais presque dire chacun à sa place ; des évêques comme NN. SS. de Dreux-Brézé, Mermillod, Berthaud, Dupanloup, Darboy ; des hommes de guerre, comme le duc d’Aumale, Lamoricière, Canrobert, Changarnier, hélés ! et Bazaine ; des religieux de toute robe : le P. Lacordaire, dom Guéranger, le P. Ratisbonne, le P. Gratry, le P. Millériot, directeur de Mme Lavergne pendant de longues années, son hôte pendant les mauvais jours de la Commune, et que sa pénitente apprécie en quatre lignes qu’elle adresse à sa fille religieuse, envoyée tout à coup de Paris à Marseille :
Le P. Millériot te fait son compliment. Il te trouve bien heureuse ; il nous trouve bien heureux. Il ne manque à sa joie que de te savoir mangée par les sauvages. C’est un vrai fils de Saint Ignace ; impossible de s’endormir sous sa direction. Il me disait l’autre jour : « Allons, allons en paradis à grandes journées ! » Et certes il met cela en pratique. Dès trois heures, il est sur pied (20 décembre 1869).
Viennent ensuite des artistes des gens de lettres, des hommes d’État ou soi-disant tels, comme Thiers, M. Wallon, Gambetta, Jules Simon et les autres Jules de fâcheuse mémoire. Enfin, quelques véritables grands hommes, par, exemple, Montalembert, Louis Veuillot, le général de Charette, et des prélats puissants en parole ou en œuvre, comme Mgr Pie, Mgr Freppel, Mgr Guibert, Mgr de Ségur 24...
Mme Lavergne eut l’immense et inguérissable douleur de survivre au Prince qu’elle aurait voulu appeler son Roi, et au service duquel elle avait eu la joie d’offrir le plus jeune de ses fils. La mort du royal exilé broya son âme et brisa sa vie. Quatre jours après ce grand deuil, elle écrivait :
... C’en est donc fait, et la justice de Dieu a enlevé à la France coupable ce qu’il lui avait donné par une sorte de miracle, gardé, montré, offert tant de fois : un prince semblable à saint Louis, un sauveur.
Cette mort me semble être la mort même de notre malheureuse patrie ; c’est avec des larmes de sang qu’il la faudrait pleurer. (24 août 1883.)
II
On pourrait croire qu’une femme qui juge de si haut les hommes et les choses vivait toujours sur les sommets, oubliant et n’entrevoyant que de loin les utiles réalités de la vie ; que cette amie de Mme de Sévigné fréquentait un peu chez Philaminte ; enfin, que cette épistolière d’esprit chaussait volontiers les bas bleus sur semaine comme le dimanche. Il n’en est rien, Dieu merci. Mme Julie Lavergne aurait su, comme elle le dit gaiement, raccommoder ses bas, s’ils avaient des trous ; et ces échappées de politique, qu’on pourrait intituler par endroits : Considérations sur la France, se trouvent mêlées aux préoccupations du ménage, aux récits d’intérieur, aux histoires de poules qui pondent et couvent, aux leçons d’éducation maternelle pour les enfants qui grandissent ; leçons puisées par cette vraie mère dans le catéchisme d’abord, puis dans l’admirable et délicieux Traité de l’éducation des filles.
Elle sait son métier de maîtresse de maison, infiniment mieux que toute la famille du bonhomme Chrysale dont la philosophie tient en deux vers célèbres :
Je vis de bonne soupe et non de beau langage ;
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage.
Juste, je lis dans une lettre du 20 avril 1868 comment Mme Lavergne faisait un potage ; et ce potage-là, si je ne m’abuse, aurait émerveillé Berchoux, et il rendrait l’appétit à la dyspepsie en personne. Mme Lavergne explique à une amie ce que c’est qu’un bouillon, un bouillon de famille, un bouillon idéal et pratique, le bouillon qu’elle fait à Versailles dans sa Chartreuse, à trois pas de Trianon, en face des grands souvenirs qui hantent sa fantaisie et peuplent sa pensée. Voici la recette :
... Deux kilos, gîte à la noix, deux boules, sel, quatre litres d’eau fraîche, feu doux ; écumez avec soin. Quand il bout bien, y mettre trois carottes, deux navets, un panais, un peu de racine de céleri, une feuille de laurier, du thym, deux clous de girofle et une gousse d’ail. Une heure après, trois poireaux coupés à la naissance du vert et faire bouillir doucement six heures en tout.
N’est-ce pas que le génie de l’écrivain ne fait guère tort à celui du cordon bleu ? Quant à la piété de la croyante, elle ajoute un charme singulier à la correspondance de la mère avec des enfants qu’elle élève dans la crainte et l’amour de Dieu, répétant maintes fois, pour leur âme et l’honneur immaculé de leur vie, l’héroïque souhait de Blanche de Castille et celui des chrétiens de jadis qui écrivaient dans leurs livres de raison : Aut sancta, aut nulla.
On ne saurait effeuiller ces choses intimes ; il les faut lire là où elles sont. Toute mère chrétienne y rencontrera de beaux exemples de courage et, au besoin, dans les jours de larmes, les plus puissants motifs de consolation. Cueillons-y ce simple billet d’étrennes, adressé à une, petite fille de onze ans, en la nuit de Noël 1856 :
Je te donne, pour ton Noël, le dé dont ta bonne grand’mère se servait lorsqu’elle fit ta layette. Conserve-le toute ta vie comme un souvenir d’elle et de moi, et une exhortation au travail. Ce dé a été usé ; j’aurais pu le changer contre un plus beau, mais j’ai pensé que tu préférerais celui-là. Il sera facile de le réparer ; et je souhaite que tu l’uses à ton tour, en travaillant pour ta famille et pour les pauvres de Jésus.
Voici maintenant les premières lignes d’une longue lettre au P. Babaz, de la Compagnie de Jésus :
Mon Révérend Père, il est bien vrai que le bon Dieu m’a déjà pris cinq enfants ; et, chaque fois, le sacrifice fut plus pénible au cœur de leur mère. Le petit Claudius ne vécut que juste assez pour être baptisé. Rose-Marie passa du berceau à la tombe en moins de dix jours. Louis mourut à dix mois foudroyé par le croup, et si beau, qu’en le couchant dans son petit cercueil, il me semblait voir l’Enfant Jésus endormi dans sa crèche. Puis vint la grande épreuve... (13 juin 1882.)
La grande épreuve, ce fut la mort de sa fille Lucie, religieuse de Sion, morte dans le printemps de la vie et la plénitude de la vertu. Sur les dernières semaines de cette enfant bien-aimée, et sur la mort de sa jeune sœur qui la suivit au couvent et au ciel, les lettres de Lavergne sont nombreuses, détaillées, pleines de larmes et d’alléluias ; le cœur y déborde, la foi y surabonde, et la sainte joie. Ce n’est pas en vain que presque toutes débutent par ce cri de fête : Benedicamus Domino.
La saine gaieté rayonne en cette correspondance, où l’on voit le ciel bleu sourire même sur des tombes ; où, malgré les heures de deuil si multipliées dans une longue vie, on espère « à tort et à travers » ; où l’écrivain affirme que « c’est une païennerie que d’être triste », et où elle répète l’axiome de son intrépide directeur, le P. Millériot : « Un saint triste est un triste saint. » De là ces mille et une anecdotes qui fleurissent à chaque pli de lettre, comme les pervenches en avril sur les talus des bois. Dans un voyage de Paris en Artois, Mme Julie Lavergne a rencontré le bourgeois type et idéal, le Coquelet immortalisé par Louis Veuillot :
... Pour compagnie, nous avons eu jusqu’à Saint-Just une dame fort bécasse et Monsieur Coquelet en personne, plus triomphant que jamais. Il n’a pas cessé de parler, trente lieues durant, racontant ses impressions de voyages aux bains de mer et aux Pyrénées, toutes les aventures de chapeaux que le vent a emportés, ou a failli emporter, de dessus le melon qu’il appelle sa tête...
Il est allé au théâtre... Il a vu : Vlan, çà y est ! une pièce très drôle ; il s’est tant amusé qu’il a applaudi des quatre mains. Ô Coquelet ! c’est toi qui l’as dit ; impossible de mieux te définir : mammifère, quadrumane et bourgeois ! (25 février 1866.)
Après l’anecdote du chemin de fer, l’anecdote de la rue : l’histoire du fameux zouave Jacob, qui fit courir tout Paris, « Paris en Badaudois », comme disait déjà le joyeux Scarron :
Il donne des consultations gratuites chez un marchand de vin, magnétise les gens avec des roulements d’yeux et un langage du corps de garde. Il a un succès fou, tous les imbéciles y vont.
Ô bêtise humaine ! Dès qu’une sœur de charité, un pauvre curé donnent un emplâtre à un misérable abandonné, vite le médecin du canton leur fait un procès pour exercice illégal de la médecine. Dès qu’on parle d’un miracle de la sainte Vierge, les bons bourgeois et mesdames leurs épouses crient à la superstition. Et les voilà tous qui vont se faire bousculer et injurier par un zouave, et baiseraient ses guêtres, pour peu qu’il les en priât. (Septembre 1868.)
Anecdote de la conférence publique : « J’ai assisté à une conférence faite par un professeur de philosophie, où j’ai entendu ceci : « L’homme se trouve vis-à-vis de son corps et de son âme et se dit... » Cela m’embarrassa tellement que le reste m’échappa. J’étais comme Scudéry écoutant Chimène lorsqu’elle dit :
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau.
Scudéry voyait trois moitiés ; moi, je ne voyais rien du tout en fait d’homme, étant ôtés le corps et l’âme. Quel était donc ce troisième personnage 25 ? »
Anecdote de la paroisse : « M. Ingres visitait les peintures de M. Pichon à Saint-Sulpice. Entre le curé, M. Hamon, qui désirait voir M. Ingres et qui, se présentant et se nommant à lui, le prie de lui donner son avis sur la chapelle de Delacroix. M. Ingres élude, dit que c’est un sujet délicat à traiter. Le curé insiste, le conjure de lui donner son appréciation sur ce peintre. Alors M. Ingres, le fixant d’un air tragique, lui dit : « Monsieur le curé, soyez-en bien persuadé, il existe un enfer ! » Et il s’en tint là, laissant le curé tout abasourdi 26. »
Artiste, femme d’artiste, Mme Julie Lavergne connut les meilleurs ouvriers de l’art contemporain ; elle les nomme tous, depuis les plus illustres, comme Ingres, le maître de Claudius Lavergne ; comme Flandrin, Orsel, ses amis, jusqu’à Chenavard, auteur de la Divina tragoedia qui couvre dix ou douze mètres de toile ; et « que de bons torchons on eût pu faire avec 27 ! » Quelle lumineuse page elle écrit et combien de beaux souvenirs sur Ingres, le prodigieux chercheur de l’idéal, « dont le premier dessin exposé est de 1793, le dernier de 1866. Dans cette carrière presque surhumaine, la vaillante main du grand artiste ne s’est jamais reposée... Il cherchait le beau et il le cherchait avec un cœur pur ; aussi, vers le soir de sa vie, Dieu s’est révélé à lui, et ses dernières années furent illuminées des clartés et des joies chrétiennes 28. »
Entre-temps, Mme Lavergne émet, en courant et toujours d’en haut, ses vues ou ses critiques sur l’art religieux au dix-neuvième siècle. De ses vues, en voici une ou deux que pourrait signer un maître ; elle écrivait au mois de février 1866 :
Je relisais, ces jours-ci, la légende de ce pauvre fou qui vivait en Bretagne, au treizième siècle, je crois, et sur la tombe duquel s’éleva un lis merveilleux portant écrits sur ses pétales les premiers mots de l’Ave Maria, seule et incessante prière que le pauvre innocent avait dite toute sa vie.
Toute église, il me semble, devrait être, comme le lis du Folgoët, l’expression du symbole clair et précis de l’intention qui l’a fondée. L’immense variété, l’inépuisable richesse de la liturgie se reflètent dans les monuments anciens. Dans ceux d’à présent, c’est toujours la même chose. Que le maître du logis s’appelle saint Laurent ou saint François de Sales, qu’il ait été roi ou martyr, rien, dans sa maison, ne rappelle son temps ni lui-même.
Plus vive encore est cette critique du temple parisien moderne bâti sous le second Empire ; il s’agit de la très riche église de la Trinité.
Quelle sotte église ! Imagine-toi que le chœur est beaucoup plus haut que la nef, et que les bas côtés, au lieu d’être bas, sont aussi hauts, de sorte que l’on y accède par de larges escaliers découverts. Impossible, en regardant le prêtre, de ne pas voir le mouvement incessant des passants qui vont aux sacristies ou à la chapelle de la Vierge. La nef étant beaucoup plus large que le chœur s’offre tout entière aux regards de celui qui descend ces escaliers. Il y aura là de beaux espaliers de flâneurs. Dans l’ancien temps on entourait les églises de tombeaux : la vanité des choses d’ici-bas, le silence éloquent des tombes semblaient disposer les hommes à se recueillir pour entrer dans la maison de Dieu. Ces morts étaient ennuyeux et on mourait dans ce temps-là ; aussi nous avons changé tout cela, et nos églises sont entourées de jardins. Il en résulte qu’elles servent de promenade et de chauffoir à mesdames les nourrices. J’en ai vu une bande à la Trinité.
Quant aux peintures, elles sont affreuses. Il y a, entre autres, un pauvre prophète Daniel, mettant la main sur le mufle d’un lion, qui est bien le plus idiot modèle qu’on puisse voir. Cette église est splendide quant aux détails. L’or, le marbre sont prodigués, mais la lumière est si mal distribuée que l’autel est noir comme un chapeau en tout temps. Le soleil a beau tourner, pas un rayon ne peut arriver à le toucher, si ce n’est par derrière, de manière à le silhouetter tout en noir. Et les vitraux ? Qu’ils sont drôles ! Saint Joseph arrive à Bethléem, donnant le bras à une pauvre paralytique qui s’appuie sur lui de tout te poids de sa vieille personne endommagée. Et ce roi mage à bottes bleues, à nez rouge, c’est l’ogre qui va manger le petit Poucet ! (16 janvier 1865.)
Le critique littéraire, l’écrivain, chez Mme Julie Lavergne, mériterait une étude à part qui aurait son utilité, son intérêt, son charme. Nous savons, d’après sa Correspondance, où elle a pris son style ferme, ailé, sobre et pur ; elle lisait, avec une passion qu’on ne peut trop louer, Mme de Maintenon, la Mère de Chaugy et les autres premières annalistes de la Visitation ; mais avant toutes ces Françaises qui parlent et écrivent à l’ombre ou du cloître ou du trône, elle lisait la marquise de Sévigné. La Fontaine et Mme de Sévigné, voilà, pour cette Française du XIXe siècle, le nec plus ultra du bon sens qui parle le bon style de France : « Les vers de l’un, la prose de l’autre, me charment comme du Mozart 29. » Néanmoins son culte pour le génie épistolaire de la marquise n’allait point jusqu’à l’idolâtrie de la personne ; désolée qu’elle était de voir l’illustre dame courir au Pont-au-Change sur le passage de la Brinvilliers l’empoisonneuse ; plus désolée encore de savoir que cette chrétienne, petite-fille de sainte Chantal, feuilletait de vilains livres et avait la faiblesse d’en rire : « J’ai lu ses lettres complètes, et cela me la gâte. Décidément il n’y a que le bon Dieu qui gagne à être tout à fait connu. J’admets aussi la sainte Vierge et quelques saints. Pour tout le reste, il n’y faut pas regarder de trop près 30. »
Même sans y regarder de très près, quasi toute la littérature éclose en France depuis Louis-Philippe jusqu’à Jules Grévy ne gagne point à être connue des honnêtes gens ; Mme Lavergne n’en voulut connaître que la fleur. Des malfaiteurs de plume, elle ne sait guère que le nom et l’ignominie de leur œuvre ; mais cela, elle le sait et elle en dit ce qu’il faut dire. Ainsi elle a rencontré, par hasard, dans un compte rendu de l’excellent Polybiblion, dix lignes d’Émile Zola, et, « rien que pour avoir lu les dix lignes de ce vidangeur, je suis, écrit-elle, réconciliée avec les habillés de soie ».
Qui donc, parmi les critiques de métier, a jamais mieux apprécié Notre-Dame de Paris et la manière monstrueuse de Hugo romancier ? « Dans cette Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, il n’y a pas un personnage honnête, tout y est souillé, tout. Un enfant y paraît un instant, c’est pour mentir comme un chien ; l’amour maternel n’est entrevu que dans le cœur d’une fille perdue ; la Esméralda est aussi bête que sa bique ; Phébus est stupide ; Fleur-de-Lys niaise, sa mère aussi ; et tous les autres bons à pendre. Avec cela, les théories les plus fausses sur l’art et la préoccupation constante de voir partout des monstres 31. »
Si elle n’a lu que trois phrases de Zola, lequel ne peut apprendre rien de bon à personne, Mme Lavergne n’hésite point devant la lecture d’ouvrages sérieux, signés d’auteurs qui n’ont évidemment point toutes ses sympathies, mais où la vérité éclate, encore qu’elle éblouisse : « Je lis en ce moment le livre de Taine sur la Révolution. C’est un réquisitoire d’autant plus écrasant qu’il est froid. Taine, au fond, n’aime ni Dieu, ni l’Église, ni la France. Le rayon de lumière qu’il jette sur l’effroyable époque dont il parle, n’est pas de ceux qui réchauffent et fécondent, mais c’est l’impitoyable éclat de la lumière électrique 32. »
À propos des Contes de Musset, voici une appréciation qui, pour n’être point du goût de certains raffinés, est bien celle d’une lettrée délicate, ayant, avec l’énergie de penser, le courage de traduire en langage pittoresque sa trop juste pensée :
Une femme du monde, bel esprit, dit-on, et à qui un de nos amis a fait lire mon Clair de lune, a déclaré que j’arriverais à bien faire si j’étudiais Musset. Je ne connaissais de ce poète que quelques jolis vers sur l’escalier de marbre rose et un admirable morceau sur Voltaire. Mme de R... me conseillant de lire ses Nouvelles, je les pris dans la bibliothèque de mon neveu, qui a de tout. J’essayai de lire et n’en pus achever une seule. C’est malpropre au superlatif, d’un style maniéré, faux, tantôt vulgaire, tantôt guindé, sentant le musc et la pipe ; enfin une chose repoussante comme fond et comme forme, et où cependant on sent un talent enfoui. C’est comme une dentelle avec laquelle on aurait torchonné des ordures. Cela m’a dégoûtée ; mais ces Nouvelles ont une telle réputation que je n’ose dire cette impression qu’à mon mari et à vous. J’ai renvoyé le livre et m’acharnerai à relire la Marquise, la Mère de Chaugy et sa couvée de colombes d’Annecy. (18 septembre 1877.)
Veut-on savoir comment, d’un trait de plume, elle caractérise les feuilles du boulevard qui torchonnent des ordures avec plus d’audace qu’Alfred de Musset et avec infiniment moins de talent. « Le Figaro... après avoir léché les pantoufles de Thiers, il s’est précipité sur les bottes de Mac-Mahon et les escarpins du duc de Broglie. Il léchera les savates de la canaille, si la canaille triomphe 33. » On lui montra un jour un numéro de la Lanterne ; après y avoir jeté un coup d’œil : « Je suis restée, dit-elle, étonnée de la stupidité de ce journal. Je croyais que le diable avait assez d’esprit pour en donner un peu à ses amis. Ou il est bien chiche, ou il est bien sot 34. »
Combien d’autres jugements on pourrait aligner, où la fermeté du bon sens va de pair avec la vigueur du langage, et où le mot juste tombe de tout son poids, sans effort, sans recherche, et, comme disait Joseph de Maistre, selon les lois de la pesanteur. La mort de Louis Veuillot lui est une occasion de payer sa dette à cet « ancien et fidèle ami, le plus vaillant champion de la cause de l’Église ». Dans son deuil, Mme Lavergne jouit du triomphe qui environne le cercueil de l’athlète au grand cœur :
... La manifestation suscitée par cette mort dépasse tout ce que ses amis pouvaient espérer. C’est un concert d’éloges qui s’étend partout où l’Église compte des fidèles et d’honnêtes adversaires. Quant au talent, il est hors de pair et salué comme tel depuis longtemps. Sa mort lui vaut un regain de gloire que la postérité confirmera.
Pauvre Louis ! il a fait un rude purgatoire. Ne pouvoir plus ni parler ni écrire, quand l’esprit, resté lucide, frémissait du désir de combattre les ennemis de Dieu, plus puissants, plus actifs, plus perfides que jamais. C’était un supplice. Il souffrait avec cela, et la mort fut une délivrance pour ce lion enchaîné. (20 avril 1883.)
Et déjà Mme Lavergne annonce la publication des lettres de Louis Veuillot, lettres qui « le montrent tel qu’il était ». Elles le montrent bien en effet ; y compris celle que, contrairement à ses habitudes, il écrivit à Mme Lavergne avec une plume d’aigle. Mais n’est-ce pas l’éloge qu’il convient de faire de cette correspondance où la mère, la femme d’esprit et de cœur, la patriote, la chrétienne surtout se montre si bien telle qu’elle fut ? À diverses reprises, elle raconte dans les lettres des dernières années – les lettres de grand’mère – comment elle fut amenée à écrire ses gracieuses et fraîches nouvelles : les Neiges d’antan, les Légendes de Trianon, les Fleurs de France... ; bref, une vingtaine de volumes où, selon son désir, elle n’a semé que de la neige et des lis. Mme Lavergne savait d’expérience que « Morphée ou le diable se partagent les revues à romans ». Elle voulut donc résolument combattre le diable et Morphée, en respectant deux choses très respectables, la vertu et l’histoire vraie. Abandonnant au sexe fort le souci de batailler d’estoc et de plume, elle aspire à l’utile et aimable gloire de désennuyer l’humanité malade, d’égayer son prochain qui s’ennuie, de pratiquer une huitième œuvre de miséricorde : laetificare afflictos.
À cette fin, elle prend la devise du grand évêque d’Angers : Sponte favos, et le style de saint François de Sales. Elle écrit au R. P. Babaz, le jésuite aux abeilles : « Sans user de l’aiguillon qui, en blessant les autres, nous tuerait nous-mêmes, avettes toutes simples, volons par tout le paysage, sans autre souci que de tirer du miel de la fleur de thym, herbe petite et amère, comme du royal calice des lis et des étamines des roses 35. »
Les abeilles voyageuses des fleurs, cueilleuses de miel, hantent la pensée de l’épistolière, bourdonnent sur son papier blanc, se posent sur sa plume ; comme dans cette lettre à sœur Marie-Stella qui, dans un coin de la Côte d’azur, soigne des ruches et des essaims de Provence :
Les petites avettes de saint François de Sales, exposées au vent terrible des montagnes d’Annecy, devaient avoir d’autres demeures que les abeilles du roi René. Consulte donc, de préférence aux savants, quelque bonne vieille Provençale, et ne ris pas si elle te dit, comme les montagnardes de l’Ardèche, que les abeilles ne se vendent pas, mais s’échangent contre des agneaux, de la soie, du fil ou des fruits et meurent quand elles entendent blasphémer.
Les abeilles sont sacrées ; ouvrières célestes, elles travaillent pour l’autel, et leur œuvre, la cire vierge, accompagne toujours la divine Eucharistie. Les superstitions populaires sont, à leur endroit, l’écho des traditions de l’antiquité. Si le nuage est doré, c’est qu’il reçoit encore le rayon de soleil que nous ne voyons plus.
Pour Mme Lavergne, l’idéal du romancier honnête, pénétrant, patriote, c’est Walter Scott : « Il aimait son pays, et son esprit fut la dupe de son cœur qui tressaillait aux souvenirs de l’Écosse catholique et royaliste d’autrefois. Je ne sais pas si le bon Dieu, exauçant ma prière, me donnera autant de talent qu’à lui ; mais je sais que je défie Scott d’avoir aimé l’Écosse plus que je n’aime la France 36... » Là-dessus, elle se propose d’aller glanant, à travers nos vieilles provinces, des légendes ou fleurs d’histoire qui fassent chérir la terre de France, « terre des saints et des braves, où les palais et les cathédrales germaient comme les lis 37 ».
Son rêve, elle l’a réalisé ; et nous souscrivons au jugement que, voilà trois ans, portait sur « cette femme supérieure » l’éminent critique de la Gazette de France, M. Edmond Biré : « Ses œuvres feront vivre son nom. Plusieurs de ses contes et de ses nouvelles sont de véritables joyaux, d’aimables et purs chefs-d’œuvre. Mais nous ne la connaîtrons tout entière que lorsque nous aurons sa Correspondance choisie, dont la publication, je l’espère, est prochaine. Cette correspondance, j’en ai la conviction, consacrera définitivement la mémoire de Mme Julie Lavergne 38. » Oui, cette correspondance consacre cette mémoire. Et nous croyons en avoir dit assez pour convier nos lecteurs à s’accorder le double plaisir que nous avons eu en lisant ces deux volumes et en les faisant connaître. Quant à l’éditeur, nous n’ajouterons qu’un mot qui sera toute notre louange. Par son culte filial pour une telle mère, et par le monument qu’il vient de lui élever, M. Joseph Lavergne a bien rempli le vœu que Mme Julie Lavergne formulait pour lui dans une de ses dernières lettres : « Que Dieu te donne, comme je le lui ai demandé pour toi : cœur de prince et mains d’ouvrier. Ton saint patron les avait. »
Victor DELAPORTE,
Études et causeries littéraires.
1. 22 février 1877.
2. Correspondance de Madame Julie Lavergne, recueillie par son fils Joseph Lavergne ; t. I. de 1832 à 1871, t. II, de 1871 à 1886. Paris, Taffin-Lefort, 1902-1903.
3. 27 avril 1864.
4. 9 juin 1855.
5. 18 janvier 1884.
6. Madame Julie Lavergne, sa vie et son œuvre, par Joseph Lavergne.
7. 20 février 1875. – « On aura beau doser ingénieusement le pétrole et l’eau bénite, cela ne fera ni l’huile ni le vin qui seuls peuvent guérir nos plaies sociales. » (1er janvier 1879.)
8. 24 mai 1841.
9. 5 mai 1348.
10. Trente-deux ans après, Mme Lavergne notait ce détail qu’elle tenait du P. Lacordaire : « Il nous le dit lui-même : à peine assis auprès d’Arago, il l’entendit, à l’Assemblée nationale, dire à ses voisins de la Montagne : Est-ce que vous ne jetterez pas ce calotin-là par la fenêtre ? » (6 juillet 1880.)
11. 12 juin 1859.
12. 22 mars 1870.
13. 23 mai 1879.
14. « Le jour même où le drapeau français quittait Rome, la défaite de Wissembourg ouvrait l’ère des désastres. » (8 août 1870.)
15. 8 décembre 1870.
16. 26 décembre 1871.
17. 11 mai 1871.
18. 27 octobre 1872.
19. 24 mars 1873.
20. 1er avril 1873.
21. 8 novembre 1873.
22. 22 novembre 1873.
23. Décembre 1877.
24. Mme Lavergne assista, avec plusieurs de ses fils, aux premières expulsions de religieux, mis hors la loi et hors de leurs domiciles par la troisième République à ses débuts ; le 30 juin 1880, on chassait les Jésuites de la rue de Sèvres ; elle était là : « J’ai vu M. de la Baume souffleter Pelletan, et si bien qu’il a roulé sur le trottoir... »
25. 26 décembre 1881.
26. 24 avril 1873.
27. 3 mai 1869.
28. 16 janvier 1865.
29. 23 mai 1877.
30. 25 février 1867.
31. 17 juin 1880.
32. 9 juillet 1878.
33. 21 janvier 1874.
34. 23 mai 1877.
35. 19 janvier 1877.
36. 20 mars 1877.
37. 11 septembre 1880.
38. Avril-mai 1900.