Les sciences morales

et archéologiques

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ferdinand DELAUNAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le darwinisme jugé à l’Institut. – Discours de M. Laboulaye. – Les doctrines évolutionnistes sur le terrain social. – Un récit de voyage inédit. – La Syrie, la Palestine, l’Égypte, l’Arabie au onzième siècle. – Jérusalem et l’église du Saint-Sépulcre. – Le Caire. – L’armée du khalife égyptien. – Le Yémen. – Voyage dans le désert de La Mecque à Bassora. – Une république socialiste. – La vie d’Arnauld de Villeneuve, célèbre médecin du treizième siècle. – Arnauld dans les différentes cours de l’Europe. – Son procès à Paris. – Ses négociations diplomatiques. – Arnauld prophète et alchimiste. – Le cocher Crescens d’après une inscription. – Victoires et richesses de Crescens.

 

À l’heure même où nous combattions, au nom de la science, les excès du darwinisme et du matérialisme allemand sur le terrain de l’évolution, M. Laboulaye, président de l’Institut, signalait, au nom de la philosophie du bon sens, les conséquences immorales et les dangers de ces conjectures extra-scientifiques. « Il est une doctrine à la mode, qui a toutes les séductions de la nouveauté, c’est la doctrine de l’évolution. Au lieu d’expliquer la ressemblance des êtres par la simplicité d’un plan primitif, ce qui, à vrai dire, est une hypothèse, on l’explique par la descendance et la transformation d’un premier germe, ce qui est une autre hypothèse. On a remplacé la ligne horizontale par la ligne verticale ; mais, il faut l’avouer, NOUS N’EN SAVONS PAS DAVANTAGE sur l’origine de la vie et sur la parenté des êtres vivants. » M. Laboulaye pose la question avec un sens supérieur et un tact parfait. Pas plus que nous, à la suite de M. de Quatrefages, il n’hésite à prononcer le NOUS NE SAVONS PAS, qui répugne à MM. Darwin et Haeckel. Et pourtant, le commencement de toute sagesse, le fondement de toute philosophie, aussi bien en ontologie et en histoire naturelle qu’en métaphysique, consiste à acquérir la conscience du domaine étroit dans lequel se meut notre petite intelligence humaine. Ce que nous savons le mieux, c’est que nous ne savons presque rien ; à certain point de vue, on peut dire que la science a pour résultat d’éclairer notre ignorance. Cela est vrai surtout des branches d’études qui touchent aux causes secondes.

M. Laboulaye ajoute : « Que cette théorie soit destinée à régénérer les sciences naturelles ou qu’elle soit appelée à s’envoler au pays des rêves, il paraît néanmoins que la tentative d’y comprendre la vie sociale n’est point heureuse. Il est difficile de faire du droit et de la morale un chapitre d’histoire naturelle. »

Rien n’est plus ferme et mieux déduit. Il est évident que si on entend traiter l’homme comme un individu dont les facultés ne diffèrent de celles de la brute que par une inégalité de développement qui n’intéresse pas la nature essentielle de ces facultés ; si on ne reconnaît pas dans l’homme, à certains signes extérieurs, un animal à part, le Ζώον πολιτικον d’Aristote, c’est-à-dire l’animal capable de former des sociétés, des agglomérations régies par le droit et la morale, lesquelles se fondent à leur tour sur la conception d’un idéal de justice et de bonté, d’une réalité beaucoup plus forte que toutes les choses sensibles et contingentes ; si on ne reconnaît pas cela, on est logiquement conduit à traiter le droit et la morale comme des questions relevant de la physiologie et de la fatalité. C’est ici qu’apparaît manifestement l’erreur capitale des transformistes et des évolutionnistes darwiniens.

« Transporter dans la politique le combat pour la vie, c’est-à-dire le triomphe naturel et nécessaire de la force, c’est inaugurer un régime qui serait d’une dureté sans égale et ferait reculer la civilisation au-delà du monde païen. Nos lois et nos mœurs, tout imprégnées de l’esprit chrétien, s’occupent, avec un soin qui grandit tons les jours, de tout ce qui est faible, de tout ce qui souffre, enfants, femmes, vieillards, infirmes, condamnés, misérables. C’est donner un démenti aux théories évolutionnistes, c’est contrarier la loi prétendue de nature qui élimine tout ce qui est débile au profit de ce qui est fort. Le dernier mot de ces doctrines nouvelles, si elles venaient à triompher, c’est le retour aux lois de Sparte, c’est le règne d’une aristocratie aboutissant à l’empire du plus puissant, c’est-à-dire au despotisme. C’est le progrès à reculons. Ceux qui se laissent éblouir par l’éclat de ce nouveau système oublient une chose, c’est que si les sciences se mêlent à tout, elles ne sont pas tout et n’affichent nullement cette prétention. Le monde de la liberté n’est pas le monde de la nature : ce sont deux empires distincts qu’on essaye en vain de réunir en un seul. Il y a dans l’homme des sentiments, des passions, des idées qui l’élèvent au-dessus de la vie animale. L’instinct du beau, la notion du juste, le sentiment du bien ont créé les arts, les lettres, le droit, la morale ; ce sont là des phénomènes d’un genre particulier, dont on ne peut pas nier l’existence, mais que les sciences naturelles sont impuissantes à expliquer. Repousser comme une erreur l’idée que le monde est un harmonieux ensemble d’éléments divers, tout confondre pour obtenir une unité qui n’existe que dans les mots, c’est, suivant l’expression d’Aristote, voulait faire de la musique avec une seule note. La conscience résiste à ces conclusions, et quel que soit le talent de ces logiciens à outrance, il est permis de croire qu’il leur faudra plus d’un jour pour persuader aux hommes que la liberté est une illusion héréditaire, le bien et le mal un conte de nourrice, le droit un autre nom de la force, et la responsabilité morale un préjugé d’éducation. »

Tout cela est excellemment dit, avec une pointe de finesse et de modestie qui est bien la meilleure leçon qu’on puisse donner aux partisans de l’homme-singe. Nous voulons espérer que la leçon ne sera pas trop au-dessus de leur portée. Cette explosion de bon sens et de saine philosophie nous touche vivement, non-seulement parce qu’elle est courtoise et modérée, mais encore parce qu’elle nous paraît absolument sans réplique. M. Laboulaye rappelle aux évolutionnistes qu’ils ne représentent qu’une hypothèse, et, tout en se gardant de juger cette hypothèse sur le terrain de la science expérimentale et d’observation (car c’est évidemment cette science qu’il veut désigner quand il parle des sciences), il leur déclare qu’ils ne sauraient aspirer à étendre leurs théories dans le monde de la liberté. C’est qu’en effet avec l’homme apparaît sur la terre un nouvel ordre de choses dont les lois ne sauraient se plier aux rigides formules de l’algèbre et de la mécanique des corps ; dans ce domaine, les calculs applicables aux phénomènes de la physique et de la chimie échouent ; les déductions et les inductions, qui sont légitimes dans l’étude des êtres organisés, végétaux ou animaux, y ont des limites marquées. C’est un règne à part. Ce n’est pas que les lois physiques ou physiologiques s’effacent ou s’atténuent, mais il s’y ajoute un principe nouveau, dont le caractère est d’être spontané, individuel, dont l’essence est mystérieuse, et qui, tout en se mouvant dans le cadre immense de la nature, c’est-à-dire des lois générales des corps, échappent à certaines conditions de ces lois. Voilà pourquoi M Laboulaye, prenant pour point de départ ces constatations du sens commun, a raison de dire que les sciences expérimentales, qui se mêlent à tout, ne sont pas tout. Après elles, il y a la science de l’idéal, dont la méthode, les procédés, les résultats, l’objet constituent un ensemble non moins imposant, non moins utile, non moins rigoureux, non moins certain ; mais, ici, Ia grandeur, la beauté, l’utilité, la certitude sont d’un ordre tout différent, moins sensible, plus élevé. En somme, nous concevons l’absolu, mais nous ne saurions l’atteindre. Les lois physiques et physiologiques que nous pouvons formuler ne sont que des à peu près ; le jour où l’intelligence humaine apercevrait l’enchaînement de ces lois avec celles qui régissent le monde moral, elle serait bien près, ayant surpris la sublime harmonie de l’ensemble universel, de toucher l’absolu. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de l’affirmer.

Quand nous avons analysé le remarquable travail de M. Gaston Paris sur le pèlerinage de Charlemagne, nous avons mis en relief ce qu’il y a de plus important dans ce vieux poème du onzième siècle. M. Gaston Paris a démontré, en effet, qu’il contient sur la Palestine et sur Jérusalem des renseignements antérieurs aux croisades et provenant des pèlerins qui avaient visité dans les siècles précédents les lieux saints. La Chanson d’Antioche nous fournit des indications précieuses sur le même sujet, car elles émanent d’un témoin oculaire de l’expédition qui se termina par la conquête de la ville sainte. Mais ces renseignements, en y ajoutant ceux de l’abbé Ingulf (1064) et du Hiéroso-Limitain (Abou-Abdallah), mort en 1044, ne sont pas de nature à satisfaire la curiosité de ceux qui désirent un tableau complet des pays que les croisés occupèrent. À ces curieux nous allons causer une grande joie en leur annonçant la publication prochaine par M. Schefer, le savant directeur de l’École des langues orientales vivantes, d’un journal de voyages en Syrie, en Palestine, en Égypte, datant du onzième siècle, rédigé par un homme intelligent, exact jusqu’à la minutie, bon observateur et fort instruit pour son milieu et pour son époque. Le livre qui contient cette relation n’existe que dans trois endroits : au British museum, à Delly chez le newab Ziaouddin, à Paris dans la bibliothèque de M. Schefer. L’auteur est un persan du Khorassan, né à Qobadian, village des environs de Balkh (l’ancienne Bactres). C’était un fonctionnaire d’un certain rang, employé dans l’administration des finances et des domaines du Khorassan, sous le règne du prince seldjoucide Toghroul-Beek. Il habitait Merv-Erroud. L’an 437 de l’hégire (1045 de notre ère), il voyageait quand il vit en songe un personnage menaçant qui lui reprochait sa vie dissipée et lui ordonnait de se rendre à La Mecque. En bon musulman, Nassir met ordre à ses affaires, vend tout ce qu’il possède, abandonne ses fonctions, et part ayant fait vœu de pénitence, ne gardant de son bien que la somme jugée nécessaire aux frais de son voyage. Suivons-le d’étape en étape.

Le voici à Tebriz, capitale de l’Azerbaïdjan, en partie détruite trois ans auparavant (1043) par un tremblement de terre dans lequel avaient péri 10,000 de ses habitants. Il y rencontre Kathran, poète célèbre, avec lequel il se lie d’amitié. Il traverse Van et Vesthan et arrive à Akhalat, ville frontière de l’Arménie : on y parlait l’arabe, le persan et l’arménien. De Betlis il gagne Meiyafariqin (l’ancienne Martyropolis), dont les fortifications lui paraissent fort belles. À Amid, il remarque aussi les travaux de fortification, la grande mosquée et l’église ; celle-ci était pavée de dalles de marbre blanc chargées de dessins ; le sanctuaire était placé sous une coupole fermée par une porte de fer travaillée à jour. C’était une œuvre si merveilleuse que Nassir déclare n’en avoir jamais vu de semblable. Il entre en Syrie par Menbedj, traverse Alep et Maarat el-Naman. À Maarat, régnait l’émir Aboul-Ala, qui a laissé un nom dans la littérature arabe, et sur la vie et les œuvres duquel Nassir nous renseigne d’une manière certaine et complète. Le monument qui attire particulièrement l’attention de notre voyageur est une grande colonne sur laquelle est gravée une inscription en caractères qui ne sont point arabes ; le peuple y voit un talisman ayant la vertu de préserver la ville des scorpions. Il s’agit sans doute d’un monument latin ; la tradition locale est caractéristique. L’Orient n’a point changé. Encore aujourd’hui, on trouve partout les antiquités protégées par des superstitions du même genre ; mais cette protection crée, on le comprend, un danger pour les explorateurs modernes que les indigènes considèrent comme des malfaiteurs plus ou moins magiciens, venus pour détruire la vertu de ces talismans ou pour les enlever. Plusieurs fois M. J. Halévy a couru risque de la vie en Arable, quand les naturels du pays le surprenaient tapi dans un buisson déchiffrant ou copiant sur une pierre mystérieuse quelque inscription nabatéenne.

Nassir arrive à Tripoli au moment de la récolte des cannes à sucre, qu’on portait aux moulins pour en extraire le suc. Il est frappé par la beauté des jardins d’orangers, de citronniers et de bananiers qui entourent la ville ; il décrit les murs qui la défendent du côté de la terre, les maisons, la grande mosquée, les bazars. Il mentionne le papier que l’on fabrique à Tripoli et qui est, dit-il, d’une qualité supérieure à celui de Samarcande. Tripoli avait des relations commerciales suivies avec l’empire de Byzance, la Sicile et l’occident de la Méditerranée. Pour la mettre à l’abri d’un coup de main de la part des Grecs, le khalife d’Égypte y entretient une garnison dont la solde est fournie par le droit d’un dixième prélevé sur les marchandises importées de la Grèce, du pays des Francs, de la Sicile et de l’Espagne. À Beyrouth, il voit un monument (un arc de triomphe ?) qui l’intéresse vivement et sous lequel passait la route ; il s’étonne de la dimension des blocs de marbre employés à sa construction, de l’épaisseur des colonnes, de la délicatesse et de la perfection des sculptures, plus fines que celles que l’on fait sur le bois. Le peuple prétend que c’est l’ancienne porte du Jardin de Pharaon. Nassir fait remarquer que les environs de la ville et que toutes les plaines de la Syrie sont jonchés de chapiteaux, de fûts de colonnes de toutes formes et de toutes dimensions. De Beyrouth il part pour visiter Sayda (Sidon), Sour (Tyr), Saint-Jean-d’Acre. Il veut ensuite voir les tombeaux des prophètes et des saints enterrés en Galilée. Il met son argent et ses effets en dépôt dans la grande mosquée de Saint-Jean-d’Acre et entreprend son pèlerinage malgré le peu de sécurité des routes. Heureusement il rencontre un de ses compatriotes qui faisait ce voyage pour la seconde fois et le met à l’abri de plus d’un péril ; ils vont ensemble jusqu’à Tibériade. Tous les lieux de sépulture des prophètes sont décrits avec le plus grand soin ; Nassir signale une inscription en caractères hébreux qui se trouvait sur un monument construit au sommet d’une éminence à l’ouest de Tibériade. De retour à Saint-Jean-d’Acre, notre voyageur se rend à Caiffa, où l’on voyait des chantiers de construction ; puis, passant par Kouneis et Wady-el-Temassih, il arrive à Césarée. Entre autres remarques qu’il fait sur cette ville alors prospère, il mentionne un vase de marbre, évidemment antique, qui se trouvait au milieu de la cour de la mosquée ; il pouvait, dit-il, contenir cent mens d’eau, et les parois en étaient aussi minces que celles d’un vase de Chine. Les lignes consacrées à Ramleh et aux marbres que l’on y travaillait présentent un réel intérêt. Enfin Nassir entre à Jérusalem le 5 du mois de Ramazan 438 (5 mars 1047).

Rien n’égale l’abondance et la précision des renseignements que renferme la relation de notre auteur sur la ville sainte, sur ses édifices religieux, sur les sanctuaires objet de la vénération des musulmans, et que les khalifes ommiades et fatimides s’étaient fait un devoir d’enrichir. Ils sont tous décrits avec le plus grand soin. Nassir, comme le premier des touristes, pousse le scrupule jusqu’à vérifier les indications des mesures données par les inscriptions placées sur les édifices. Il se plaît à énumérer les colonnes, à indiquer la couleur du marbre dans lequel elles étaient taillées, à décrire les mosaïques qui décoraient ces monuments soit à l’intérieur, soit à l’extérieur. Il nous dit que leurs couleurs étaient si brillantes qu’on n’en pouvait supporter l’éclat lorsqu’elles étaient frappées par les rayons du soleil. Il dépeint les portes revêtues de cuivre de Damas, couvertes d’arabesques, incrustées d’or et d’argent niellé, ainsi que les lampes en métaux précieux portant des inscriptions qui en indiquaient le poids et nommaient les donateurs.

L’église du Saint-Sépulcre, détruite sur les ordres de Halsem-Biamrillah, venait d’être reconstruite aux frais des empereurs de Byzance. Notre voyageur en parle avec admiration. Cette église, dit-il, est très-vaste ; elle peut contenir huit mille personnes. On y voit des marbres sculptés de toutes couleurs, et l’or y a été prodigué. L’intérieur est tapissé de soieries grecques à personnages et orné de tableaux. On y remarque entre autres la représentation de Jésus-Christ monté sur un âne et les images des prophètes Abraham, Ismaël, Isaac et Jacob. Ces peintures sont enrichies d’un vernis composé avec de l’huile de sandaros et elles sont placées sous des verres très-fins qui leur donnent un nouvel éclat et les préservent de la poussière en évitant la nécessité de les protéger par un rideau. Chaque jour, les serviteurs de l’église essuient ces verres. Dans une autre partie de l’église on voit représentés d’un côté le paradis et les béatitudes des élus, de l’autre l’enfer et les tourments des damnés. De l’avis de l’auteur, il n’existe nulle part un monument comparable à cette église. Des prêtres et des religieux y résident ; ils lisent l’Évangile, récitent leurs prières et passent le jour et la nuit à faire des actes de dévotion. Nassir mentionne un bimaristan ou hôpital richement doté et dont les médecins étaient payés sur les revenus de fondations pieuses. On y fournissait des potions et des remèdes à tous ceux qui en faisaient la demande.

À Hébron, Nassir visite la mosquée où se trouvent les tombeaux d’Abraham et de Sara ; pour se conformer à la tradition léguée, disait-on, par Abraham, les pèlerins recevaient quotidiennement, pendant toute la durée de leur séjour, un pain rond, une écuelle pleine de lentilles accommodées à l’huile et une portion de raisins secs.

Notre voyageur se rend à La Mecque, y séjourne très-peu et revient en Palestine pour gagner l’Égypte. Il s’embarque pour Tennis dans la ville aujourd’hui ruinée de Thénieh. Tennis, qui devait être ruinée et disparaître un siècle plus tard, était alors florissante : c’est là qu’on fabriquait pour l’usage exclusif du khalife et de sa cour ces étoffes aux reflets chatoyants qui portaient le nom de bougalemoun et qui excitaient l’envie de tous les princes et de tous les grands seigneurs de l’Orient. Nous voici au Caire : les différents chapitres consacrés à la capitale de l’Égypte sont les plus intéressants de l’ouvrage. Rien n’échappe aux investigations, aux énumérations, aux mensurations de Nassir ; grâce à lui, on peut dire que la résidence des khalifes fatimides revit sous nos yeux telle qu’elle était au milieu du onzième siècle, avant les modifications profondes qui furent la conséquence de la chute de cette dynastie et de l’avènement des gouvernements militaires des Ayyoubides et des sultans mamelouks.

L’Égypte et le Caire jouissaient alors de la plus grande prospérité ; ils n’avaient point encore été éprouvés par les agitations qui marquèrent la fin du règne du khalife Mostanser-Billah, ni dépeuplés par les épouvantables famines qui les désolèrent pendant les années 1052-54 et 1065. Nassir parle longuement du Nil et nous apprend qu’une somme de dix mille dinars était remise annuellement à un haut fonctionnaire chargé de veiller à l’entretien des canaux et des chaussées. Il énumère les mosquées, les édifices publics, les quartiers et les portes de la ville, les caravansérails et les bains, qui tous appartenaient au domaine du khalife ; il décrit les demeures des particuliers, la façon de vivre des habitants ; il nous fait connaître les règlements de police, le prix des loyers, et la manière dont l’eau était vendue dans les différents quartiers.

Son attention est attirée par l’activité commerciale et industrielle qui régnait au vieux Caire. Il parle avec détails d’un marché qui s’appelait Souk-el-Ganadil (le marché aux lampes) et se trouvait au nord de la mosquée d’Amrou. « Ce marché, dit-il, est unique au monde : on y trouve réunis les objets les plus précieux. J’y ai vu des coffrets, des peignes et des manches de couteaux en écaille, du cristal de roche de toute beauté, que les ouvriers travaillent avec une habileté rare : on l’apportait autrefois de l’Occident, mais, depuis peu de temps, il vient par la voie de la mer Rouge un cristal beaucoup plus beau et qui a bien plus d’éclat. »

C’était aussi au vieux Caire que l’on travaillait l’ivoire apporté de la côte de Zanguebar ; Nassir rapporte qu’il a vu une défense d’éléphant qui, à elle seule, pesait plus de deux cents mens. On trouvait au Marché aux Lampes des pantoufles faites avec la peau d’un animal « tacheté comme le tigre », probablement la girafe ; cette peau était apportée d’Abyssinie. Il y avait des poteries dont la pâte était si fine que l’on pouvait distinguer la main à travers les parois ; ces objets (plats, verres, coupes, etc.), étaient couverts d’un émail dont les reflets étaient semblables aux chatoiements de l’étoffe appelée bougalemoun. On vendait au poids une espèce de verre qui avait la couleur et le brillant de l’émeraude.

Les cérémonies publiques n’échappent pas à la curiosité de Nassir. La plus importante est celle de l’ouverture du canal. Elle est présidée par le khalife lui-même. Notre voyageur, qui y a assisté, raconte en ces termes le spectacle qu’il a eu sous les yeux : « Le khalife Mostanser-Billah, qui descend d’Aly, fils d’Abou-Thaleb, est un homme jeune encore, d’une belle stature et d’un visage agréable. Ses cheveux sont rasés. Quand je le vis, il était monté sur un mulet dont la bride et la selle étaient des plus simples et n’avaient aucun ornement d’or et d’argent. Il était vêtu d’une robe blanche, couverte d’une tunique longue et très-ample à la mode arabe. Ce vêtement porte en persan le nom de diraa. Sa robe était en étoffe de lin d’une extrême finesse appelée dibagy ; on en estimait le prix à dix mille dinars. Il portait un turban blanc et il avait à la main un rouet d’un grand prix. Le khalife était précédé de trois cents soldats du Deïlem. Leurs habits de soie de Grèce brochée d’or étaient serrés à la taille par une ceinture ; les manches en étaient larges à la manière égyptienne. Ils avaient pour armes une lance et un javelot court. Un officier portant le parasol était seul à cheval à côté du khalife. La selle de son cheval était ornée de pierres précieuses ; l’officier était magnifiquement vêtu, et le parasol qu’il avait en main était couvert de pierreries du plus haut prix. À droite et à gauche du khalife, on portait des brûle-parfums dans lesquels on faisait brûler de l’aloès et de l’ambre. Le peuple se prosternait à l’approche du prince et appelait sur lui les bénédictions divines. »

Des détachements de troupes assistaient à cette cérémonie. Nassir nous donne ensuite un curieux dénombrement de l’armée du khalife. 1o Les Kettamy, cavaliers du Kairouan, forment un corps de 30,000 hommes ; 2o les Bathily, originaires du Maghreb, et qui servaient déjà en Égypte avant l’arrivée des Fatimides, sont au nombre de 15,000 ; 3° les Masmondy, milice nègre, comptent 20,000 hommes ; 4° les Mechariga ou Orientaux, c’est-à-dire les soldats turcs et persans, dont le nombre n’est pas indiqué. L’armée compte, en outre, 30,000 Abidouchira, esclaves nègres achetés en Afrique, 50,000 cavaliers bédouins, armés de lances et levés dans le Hedjaz ; enfin les Oustad, esclaves blancs et noirs, forment un corps de cavalerie de 30,000 hommes. Nous pouvons, sur ces données, évaluer au chiffre énorme de près de 200,000 hommes les forces militaires du khalife égyptien.

On voyait paraître à la suite du prince, dans les occasions solennelles, les fils des chefs du Maghreb, du Yémen, de la Grèce, des pays esclavons, de la Nubie et de l’Abyssinie. Nassir cite aussi les fils du roi de Deïlem, venus au Caire avec leur mère, des princes géorgiens et les enfants du khagan du Turkestan. Ces personnages n’étaient astreints à aucun service. Ils se rendaient seulement aux audiences du vizir et se retiraient après l’avoir salué. Ils recevaient chacun une pension de cinq cents à mille dinars.

La description du palais des khalifes, situé au milieu de la ville, nous est d’autant plus précieuse que cet édifice allait bientôt être détruit sans qu’il en restât le moindre vestige. Naqrizy nous avait fait connaître une partie des immenses richesses renfermées dans ce palais et qui furent vendues ou pillées pour satisfaire la cupidité des généraux turcs, mais il ne dit rien des bâtiments qui occupaient, suivant Nassir, une superficie représentée par un carré de 2,000 pas de côté. Notre voyageur décrit les pavillons de cette splendide demeure, nous donne le nom de ses dix portes, nous parle du passage souterrain par lequel le khalife se rendait dans la campagne. Il avait même pu pénétrer dans l’intérieur du palais et jusque dans la salle d’audience, où il vit les préparatifs du banquet que le khalife offrait tous les ans aux grands dignitaires à l’occasion de la fête de la rupture du jeûne. La salle avait soixante aunes de long et autant de large ; au fond, s’élevait une estrade ou trône avec des marches en argent massif ; une balustrade, formée d’un treillage en or ou d’un travail merveilleux, séparait l’estrade du reste de la salle. Les trois autres faces de la pièce étaient recouvertes de plaques d’or, sur lesquelles étaient tracées des inscriptions en caractères de la plus grande élégance. On y voyait également gravés des sujets de chasse et des scènes de l’hippodrome. Le sol était couvert d’étoffes de soie et de bougalemoun.

Nassir séjourne deux ans au Caire et s’embarque pour aller de nouveau à La Mecque dans un port de la mer Rouge. Il remonte le Nil, s’arrête à Sioulk ; on y faisait un grand commerce d’opium, on y fabriquait des tissus de laine si fins qu’on les prenait pour de la soie. À Qous, le voyageur est frappé de l’aspect imposant de la ville. Il débarque à Assouan, sur la frontière nubienne : c’était une place bien fortifiée, et, malgré les traités de paix conclus avec la Nubie, le khalife y entretenait nombreuse garnison. Le 29 juillet 1050, il partit de ce lieu avec la caravane, qui se mit en marche à travers le désert, dans la direction du sud-est. On fait halte à Diéguah, puis à Itoudh. Le défaut d’eau potable se faisait cruellement sentir. La caravane marchait nuit et jour, ne se reposant que pendant les ardentes chaleurs du milieu du jour. On ne pouvait s’arrêter que dans les endroits où des voyageurs avaient campé précédemment, pour y trouver de la fiente de chameaux desséchée, servant à faire du feu. Nassir fait cette remarque qu’au milieu de ce désert, sans route tracée, les chameaux, bien qu’ils n’eussent mangé ni bu depuis sept jours, s’avançaient d’un pas égal dans la direction de l’est, sans qu’il fût nécessaire de les conduire ou de les exciter ; ces animaux sentaient que s’ils ralentissaient leur course, ils mourraient inévitablement de soif. Même observation a été faite par M. Halévy, lors de son voyage récent dans le Yémen. Le chameau, nous a-t-il raconté, est doué d’instincts merveilleux qui suppléent à son manque de docilité et d’intelligence. Il serait inutile de prétendre régler son allure ou diriger sa marche quand il se trouve dans le désert ; on dirait qu’alors il recouvre sa pleine liberté et qu’il éprouve le besoin de prendre sa revanche sur l’homme de la domesticité où il a été réduit. Il court, se détourne à droite ou à gauche, s’enfonce brutalement dans les halliers les plus épais, au risque d’y laisser celui qui le monte, quand, affolé par la soif, il a senti de loin quelque source cachée.

Après quinze jours d’un voyage pénible, Nassir atteint Yzab, petite ville située sur la mer Rouge et ne renfermant pas plus de 500 familles. Son port recevait les navires qui venaient des côtes de l’Abyssinie, du Zanguebar et du Yémen ; les marchandises étaient portées par les caravanes à Assouan, de là, par des bateaux, qui descendaient le fleuve jusqu’au Caire. À Djedda, le pèlerin se présente devant le gouverneur de la ville, exerçant l’autorité au nom du chérif de La Mecque. Il est exempté des droits qu’il aurait dû payer en débarquant et en franchissant les portes de la ville.

M. Schefer passe sur le séjour de Nassir dans la ville sainte ; les notes qui y sont relatives n’ont pas pour nous un aussi vif intérêt ; mais il le suit dans sa traversée du Yémen. Ici encore, nous constatons la parfaite concordance du récit du Persan avec celui de M. Joseph Halévy, qui a parcouru la même contrée. L’Orient ne s’est pas modifié, en ces parages, depuis huit siècles. À chaque instant Nassir est arrêté par la nécessité de trouver un khafir (guide ou protecteur) qui lui assure le libre passage sur le territoire des tribus qu’il faut franchir. Les Arabes nomades, dit-il, donnent le nom de gibier à tous les étrangers qu’ils rencontrent, et ils ne se font aucun scrupule de les dépouiller. Un jour, M. Halévy, ayant observé, non sans inquiétude, que son guide battait la campagne et conversait avec les pâtres le long du chemin, crut devoir prendre une attitude résolue. Il lui rappela ses engagements et le menaça du mécontentement des chefs qui lui avalent garanti sa fidélité. Notre Arabe furieux s’arrêta, lança des regards courroucés à son protégé, puis, sans mot dire, ramassant à terre un gros lézard et l’éventrant d’un coup d’ongle, il lui dévora les entrailles. M. Halévy comprit ce sauvage apologue, et, redoutant le sort du lézard, se condamna à un silence prudent.

Nassir nous fournit sur les mœurs des Arabes des renseignements qui ont leur prix ; il mentionne les querelles entre tribus. El-Alfadj était occupé par une tribu qui prétendait descendre des Eshab, nommés par le Koran. Quatorze châteaux-forts s’élevaient dans ce canton. Ils étaient au pouvoir de deux factions rivales, qui se faisaient une guerre acharnée. La plus grande partie du pays restait inculte et les hauteurs seules étaient ensemencées. Les Arabes de ces contrées, ne possédant pas de bœufs, attelaient des chameaux à leurs charrues. Notre voyageur resta quatre mois à El-Alfadj dans la situation la plus précaire : il n’avait plus que ses livres, renfermés dans deux corbeilles de sparterie. – Ce ne sont point, s’écria-t-il, les gens de ce pays, à demi vêtus, allant faire leurs prières à la mosquée avec un sabre et un bouclier, qui auraient pu les acheter. Il avait conservé un peu de vermillon et de bleu de lapis-lazuli ; avec ces deux couleurs il traça sur le mur de la mosquée un distique, dont il sépara les deux hémistiches par un dessin représentant une branche d’arbre. Ce travail émerveilla les Arabes, qui proposèrent au Persan de décorer le mihrab du temple et lui donnèrent cent mens de dattes pour le récompenser. Il trouva enfin une âme charitable qui consentit à l’accompagner et à lui louer un chameau, au prix de trente dinars payables à Bassora. C’était un marché léonin, les chameaux ne se vendant pas plus de trois dinars. Nassir, sans hésiter, chargea ses livres sur la bête libératrice et la suivit à pied.

Il atteignit ainsi Yemanieh, ville forte et cité industrieuse, entrepôt des marchandises que l’on transportait du Yémen sur le golfe Persique. Puis, il séjourna à Lahssa. Cette ville et son territoire étaient entourés d’une quadruple enceinte. Au centre, s’élevait la cité proprement dite. Cet État pouvait mettre sur pied 20,000 combattants. Le pouvoir était exercé par six membres de la famille d’Aboud-Saydj, assistés de six vizirs. Ils se réunissaient en conseil dans le palais du gouvernement. Trente mille esclaves nègres ou abyssins, achetés par l’État, se livraient aux travaux des champs et soignaient les jardins. Les habitants ne payaient aucun impôt. Si l’un des membres de la communauté était ruiné ou accablé de dettes, on venait à son secours jusqu’à ce qu’il pût rétablir ses affaires. L’argent prêté devait être remboursé sans intérêt. Si un artisan étranger arrivait sans ressources à Lahssa, on lui avançait la somme nécessaire pour l’achat de ses outils, et il la remboursait sur le produit de son travail. Si un habitant voyait ses propriétés ruinées, les esclaves publics lui étaient envoyés pour réparer le dommage sans qu’il eût à les rémunérer. Le blé était converti en farine dans les moulins de l’État, et sans frais pour les citoyens. Les transactions commerciales s’effectuaient à l’aide de monnaie ou de lingots de plomb renfermés dans des couffes pesant chacune six mille drachmes. Cette monnaie n’avait point cours en dehors de Lahssa. Dans les boucheries de la ville on vendait de la viande de mouton, de bœuf et d’âne, ainsi que des chats et des chiens que l’on engraissait avec beaucoup de soin : la tête et la peau devaient se trouver à côté de chaque animal. Bien que les Lahssiens reconnussent Mahomet comme prophète, ils n’avaient point de mosquées, ne faisaient pas les prières et n’observaient point le jeûne prescrit par la loi.

Nous n’avons pu résister au désir de tracer l’organisation sommaire de cette πολιτεια, comme disaient les Grecs ; plus d’un socialiste parmi nos contemporains y retrouverait sans doute quelques traits de l’Éden qu’il rêve. Il faut donc remonter aux temps les plus lointains de l’histoire et s’égarer dans les recoins des déserts, au sein des petites républiques isolées et barbares, pour rencontrer l’idéal, le progrès à reculons, qui semble devenu aujourd’hui le point de mire des ambitions démocratiques. Ne point payer d’impôts, n’avoir point de culte, échanger du plomb au lieu d’or, être incapable de se ruiner, avoir droit à l’outillage et manger du pain fabriqué par le gouvernement, est-ce donc là en organisation sociale le dernier mot de la félicité ? Nassir, il est vrai, a oublié de nous dire quelle égalité de misère avait enfanté cet ordre de choses, quelle abjection morale, quelle stagnation intellectuelle ! Ce gouvernement, que personne ne paye, a toutefois des ressources ; et qui nous assure que ces ressources ne produiraient pas de meilleurs effets aux mains des particuliers ? D’ailleurs, dans cet Eldorado, il y a des esclaves, la bonne foi n’y est point une vertu ordinaire ; les mesures prises contre la fraude des vendeurs l’attestent. Enfin, si les constitutions les plus imparfaites peuvent se réaliser et se maintenir dans l’intérieur de petits groupes humains où le pouvoir, quel qu’il soit, est fort, la répression prompte, la surveillance immédiate et l’administration facile, il n’en est point de même dans les États modernes, formés de populations nombreuses et dont la vie sociale ne saurait s’établir ou subsister sans un mécanisme complexe, savant, souple et résistant à la fois. Sur de tels théâtres les intérêts, les passions, les besoins, les aspirations veulent des liens plus forts, des équilibres plus multiples, des trames plus solides et plus vastes.

Nassir revint à son point de départ en traversant la Perse.

Nos lecteurs nous pardonneront d’avoir insisté sur ce voyage, qui est pour la science historique une véritable révélation ; ils seront les premiers à posséder des indications précises sur ces notes curieuses d’un touriste de race aryenne parcourant l’Orient au onzième siècle, et apportant dans ses récits une exactitude et une méthode rares. Que le savant directeur de l’École des langues orientales, M. Scherer, qui a bien voulu mettre à notre disposition les notes prises sur son manuscrit, reçoive tous nos remercîments.

Ce fut aussi un grand voyageur que maître Arnaud de Villeneuve ; les légendes en firent un sorcier puissant ; il paraît certain qu’il se piquait de prophétiser, d’interpréter les songes et de connaître le Grand-Œuvre. Jusqu’à ce jour nous n’avions pas, à proprement parler, de biographie de cet homme, qui passa en son temps pour un personnage extraordinaire ; les auteurs qui s’étaient occupés de lui ne s’accordaient ni sur son origine, ni sur ses voyages, ni sur les diverses dates de sa vie, ni sur celles de sa naissance et de sa mort. À l’aide de documents nouveaux découverts dans les archives, grâce à des rapprochements ingénieux et à une interprétation plus rigoureuse des documents déjà connus, M. Hauréau est parvenu à composer pour l’Histoire littéraire de la France une notice véritablement historique sur ce personnage illustre et mystérieux. La notice est surtout intéressante en ce qu’elle nous entraîne en plein treizième siècle et nous fait toucher du doigt certains traits de mœurs caractéristiques de l’époque. Sans suivre M. Hauréau dans ses savantes discussions, résumons les faits et consignons les dates qu’il a pu mettre hors de doute.

Arnauld naquit, vers 1240, à Valence, de parents pauvres venus en Catalogne, et fut élevé dans une école gratuite de dominicains. Il abandonna bientôt les velléités qu’il avait ressenties d’entrer dans l’ordre de Saint-Dominique pour chercher dans l’étude des sciences pratiques un moyen plus sûr et plus prompt de conquérir l’aisance et la richesse. Ses études terminées, il vint à Naples. Là, il entendit Jean Calamède et tut initié par lui à la pratique de la médecine. De retour à Valence, il fréquenta particulièrement les médecins musulmans, apprit leur langue, l’arabe, et lut avec passion les livres de leurs maîtres. Toutes ses doctrines sont celles d’Avicenne et de Rasès.

En 1285, c’était un médecin de grand renom, quand il fut appelé près de Pierre III d’Aragon, alors très-malade à Villafranca. Arnauld ne put sauver les jours de son royal client, mais il se créa des amitiés à la cour et y laissa la réputation d’un homme d’immense savoir. Quatre ans plus tard, nous le trouvons à Montpellier (1289). Il y fit un assez long séjour : on montrait encore au temps d’Astruc, dans la rue du Campnan, en face du couvent des Capucins, la maison où, dit-on, il avait habité : c’était un édifice orné de figures sculptées, et que l’on croyait être des figures magiques. En 1299, Arnauld arriva à Paris chargé de quelque message de Jacques II d’Aragon pour la cour de France. Il allait quitter la capitale lorsqu’il fut arrêté par ordre de l’official du diocèse. Quatre ou cinq maîtres de théologie l’avaient dénoncé comme auteur d’un écrit renfermant les prophéties les plus effrayantes pour les fidèles et les plus outrageantes pour l’Église. Interprétant à sa manière le livre de Daniel et plusieurs passages énigmatiques des vers sibyllins, Arnauld de Villeneuve avait voulu prouver que l’antéchrist devait apparaître vers le milieu du quatorzième siècle, pour mettre à néant l’établissement de Jésus, des apôtres et des papes. On a contesté l’existence de l’écrit ; mais M. Hauréau l’a retrouvé : l’accusation était fondée. Lors du procès, Arnauld refusa d’abord de lire une série de propositions extraites textuellement du livre qu’il reconnut d’ailleurs pour sien ; il protestait qu’on ne pouvait juger un ouvrage sur des phrases tronquées. Il lui fallut pourtant s’exécuter. La simple lecture était réputée aveu. Arnauld fut condamné. Aussitôt il appelle au roi de la procédure suivie contre lui : on a condamné son écrit comme renfermant des choses téméraires, non des choses contraires à la foi ; l’examen d’assertions téméraires aurait dû commencer et finir devant l’assemblée des maîtres régents de la Faculté de théologie, et l’affaire ne pouvait dès lors comporter qu’une simple censure. Il appelle au pape sur le fond. Philippe le Bel laissa la plainte sans effet ; l’appel au pape provoqua une nouvelle condamnation. Jurant qu’on l’avait mal compris, Arnauld s’empresse de passer en Italie ; il remet au pape une nouvelle édition de l’écrit condamné. Sans désavouer aucune de ses conclusions prophétiques, il les avait présentées cette fois en des termes qui devaient moins choquer ceux qui ne pouvaient les approuver. Le pape lut le nouveau libelle et le rendit à l’auteur. C’était l’absoudre.

Ces évènements se passaient en 1300. Il est probable qu’Arnauld de Villeneuve ne rentra pas en France, où ses ennemis, vaincus, n’auraient pas manqué de le poursuivre avec acharnement. En 1304, il est à la cour du pape Benoît XI ; peut-être était-il un de ses médecins. En 1305, il est appelé auprès de Jacques II d’Aragon pour lui donner l’explication d’un songe. « Mon père, lui dit le roi, m’est apparu en rêve, et, m’ayant offert quatre grandes pièces d’or, m’a ordonné de les porter au monnoyeur, qui ne manquera pas d’en faire de la belle et bonne monnaie. Le monnoyeur c’est Arnauld de Villeneuve. » Le médecin expliqua ainsi le songe : sous les traits de son père le roi avait vu Dieu, le père de tous les élus ; les pièces d’or étaient les quatre évangiles. Arnauld n’a été désigné comme monnoyeur que parce qu’il a écrit sur les évangiles de petits livres très-clairs et très-moraux. Que le roi veuille prendre cependant la peine de les lire. Ainsi fut fait, après une belle remontrance, dans laquelle le savant recommanda au roi de veiller plus attentivement au besoin des pauvres et aux intérêts des petits.

Rassuré par l’élection de Clément V, Arnauld revint en France. En 1306, on le voit à Bordeaux, discutant, en présence du nouveau pape, avec Dominique de Athera, moine jacobin : les deux adversaires s’imputaient réciproquement un certain nombre d’hérésies. Peu après, Arnauld est à la cour du roi de Sicile, frère de Jacques II ; là encore, il explique les songes et rassure le prince, qui avait conçu des doutes sur la divinité du christianisme. Il rentre en Espagne porteur d’une lettre de Frédéric de Sicile à l’adresse de son frère. Nous possédons la réponse de Jacques II ; elle fait allusion à une mission diplomatique dont fut chargé Arnauld de Villeneuve. Après de longs et solennels débats, Clément V avait couronné roi de Sicile et de Jérusalem, en fait roi de Naples, Robert, le troisième fils de Charles II. Celui-ci allait partir d’Avignon pour prendre possession de son royaume, quand Arnaud et le vice-chancelier d’Aragon vinrent lui déclarer que Frédéric, résolu de conquérir la Terre-Sainte, était prêt à rendre la Sicile, au prix fixé par le traité de 1302 et moyennant la cession du titre de roi de Jérusalem. La négociation échoua ; Robert répondit qu’il avait aussi formé le dessein d’aller délivrer les Lieux-Saints.

Arnauld retourna-t-il en Espagne ? On ne sait. Un homme de sa renommée devait mieux se plaire à la cour de Clément V. Le pape en fit son médecin. Mais il ne put le retenir bien longtemps. Le roi Robert, le Salomon de son siècle, l’attira près de lui à Naples et le traita si bien, qu’il lui fit oublier Saragosse, Catane et Avignon. Il écrivit pour lui plusieurs traités de médecine et d’alchimie, entre autres celui qui a pour titre : L’Art de rester jeune (De conservanda juventute). C’est à Naples qu’il rencontra le fameux Raymond Lull, qui le nomme son ami, et raconte que Robert se fit l’écolier d’Arnauld et voulut apprendre de lui le dernier mot de la chimie. Clément V, souffrant, le rappela ; l’illustre médecin mourut en mer pendant la traversée et fut inhumé à Gênes avant le mois de mars 1312. Des commentaires erronés ont été faits sur une lettre de Clément V, dans laquelle le pape ordonne de rechercher et de lui remettre, sous peine d’excommunication, « un livre utile, relatif à la pratique médicale, que de son vivant maître Arnauld de Villeneuve avait plus d’une fois promis de lui donner, et dont, en bon droit, il était devenu propriétaire. » Il a fallu beaucoup de parti pris pour reconnaître dans ces expressions bienveillantes une allusion à un écrit qui aurait été rempli d’abominables erreurs, et qu’à cause de cela on recherchait pour le condamner. Nous avons d’ailleurs ce livre : c’est un traité de thérapeutique usuelle, qui n’a rien de commun avec les matières de foi. L’inquisition poursuivit, il est vrai, et flétrit la mémoire d’Arnauld, mais ce fut après la mort de Clément V.

Il avait laissé une telle réputation de savoir et de puissance médicale, qu’on lui attribuait des prodiges ; il avait, disait-on, converti des lames de cuivre en or pur ; il avait même réussi, en mélangeant certains ingrédients, à produire « le petit homme » (homuncio). À ces deux traits on reconnaît l’alchimie pure du moyen âge, éprise du mystérieux, donnant l’assaut à l’impossible et confondant dans l’élaboration de son chimérique « Grand-Œuvre », l’invention de la pierre philosophale (conversion des métaux en or) et la création de l’homme, qui devaient l’une et l’autre égaler le savant à Dieu. Arnauld, qui expliquait les songes et vraisemblablement croyait à leur signification, a pu, sans doute, croire aussi à l’alchimie. Mais, à côté de ses faiblesses, il nous découvre de grandes qualités : un caractère vaillant, un esprit fin et élevé, une érudition profonde, une science étonnante pour son temps. On peut dire qu’il personnifie admirablement toute une catégorie de ses contemporains, et ceux-là ne furent ni les moins illustres ni les moins puissants. Il nous apparaît comme le type de ces grandi médecins de cour, guérisseurs, prophètes, alchimistes, et quelque peu sorciers, qui exercèrent sur les princes et les grands personnages de leur époque une influence secrète. Tout ce que nous savons d’Arnauld nous autorise à dire qu’il employa utilement et noblement cette influence et qu’il mit le prestige que donne la science au service du bien.

Il nous reste à parler d’une personnalité moins haute mais qui, dans son milieu, eut sa petite part de gloire ou plutôt de bruit. Il s’agit d’un cocher nommé Crescens, qui vécut sous Adrien et fit, grâce aux victoires remportées dans le cirque de Rome et probablement aussi, grâce aux tripotages d’argent qui entouraient alors comme aujourd’hui ces nobles exercices, une fortune colossale. L’histoire du cocher Crescens (Crescens agitator) est racontée tout au long dans une inscription retrouvée récemment à Rome et commentée avec beaucoup de sagacité par Mme la comtesse Lovatelli, une dame qui aspire, non sans titre sérieux, à compter parmi les épigraphistes. L’inscription n’est pas funéraire : les vingt lignes dont elle se compose étaient simplement destinées à faire connaître au public l’étonnante fortune de l’heureux Crescens. Il appartenait à la factio veneta. Il y avait, on le sait, quatre factions ou groupes de cochers du cirque ; on les désignait par la couleur de leurs vêtements, comme chez nous des couleurs spéciales désignent les jockeys dans nos courses de chevaux. À Rome, on distinguait les blancs (albata factio), les verts (prasina), les roses (rosata), les bleus (veneta). On se passionnait volontiers dans le public pour ces groupes ; tel pariait pour les bleus, tel pour les blancs. Caligula tenait pour les verts ; il leur était tellement attaché qu’il mangeait et couchait avec eux dans leur écurie. Vitellius tenait pour les bleus, et il fit égorger plusieurs personnes du peuple pour avoir dit du mal des bleus ; il prétendait que ces gens n’avaient eu cette hardiesse que par mépris pour lui et dans l’espérance de sa ruine.

Crescens appartenait donc aux bleus. Il avait vingt-deux ans quand il remporta sa première victoire dans les jeux donnés au cirque pour fêter l’anniversaire du divin Nerva, sous le règne d’Adrien ; il était originaire d’Afrique, d’où il avait peut-être amené les quatre coursiers, Circius, Acceptor, Delicatus et Cotynus, qui triomphèrent avec lui. Nous savions déjà que l’élevage du cheval était alors florissant sur l’autre rive de la Méditerranée : on a retrouvé dans des ruines d’anciennes villas des débris d’écuries luxueuses ; chaque animal y avait sa stalle isolée et son nom inscrit sur le marbre en éclatantes mosaïques. Les Gladiators de ce temps-là n’étaient pas moins honorés que les nôtres ; mais on n’avait pas l’hypocrisie de représenter les courses comme un moyen d’améliorer la race chevaline. Chose curieuse : M. Renan croit reconnaître dans le nom de Cotynus un vocable sémitique du dialecte de Palmyre, ayant le sens de fluet, d’élancé, et qui correspond exactement au nom de Delicatus. Nous aurions donc affaire ici à un coursier d’origine syrienne.

Quoi qu’il en soit, les petites affaires de Crescens prospérèrent si bien et si vite qu’au bout de deux ans il avait gagné une somme d’un million cinq cent cinquante-huit mille trois cent quarante-six sesterces, soit 311,669 fr. 20 cent., en estimant modérément le sesterce à vingt centimes. Écoutez maintenant le détail de ses succès. Il avait couru 686 fois, remporté 47 premiers prix, dont 19 dans des courses où les chars luttaient chacun pour son compte, 23 dans des courses où les chars luttaient deux à deux, 5 dans les courses où les chars luttaient trois à trois ; il avait gagné 130 seconds prix et 111 troisièmes prix. Une seule fois, dans toute sa carrière, il reçut de l’avance ; dans le cirque, comme sur notre turf, les attelages dont la supériorité était établie par de précédents succès rendaient à leurs adversaires une distance proportionnée à leurs mérites supposés. Huit fois Crescens avait pris dès le début la tête et mené la course ; trente-huit fois il avait conquis l’avance de haute lutte. Notre homme enfin, content de tant de gloire et de profitable, avait-il résolu de vivre dans la retraite ? L’inscription ne le dit pas. On peut le supposer. Le monument a été exhumé dans un quartier des faubourgs où Crescens était allé abriter son opulence, sans négliger de notifier aux passants ses titres à leur admiration.

 

 

 

Ferdinand DELAUNAY.

 

Paru dans la Revue de France en 1878.

 

 

 

 

 

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