Le mysticisme allemand
par
Victor DELBOS
Il peut sembler étrange que la philosophie moderne qui, en se constituant, a proclamé l’importance et la nécessité de la méthode ; qui, à tant d’égards, semble avoir surtout travaillé à assurer la prépondérance de l’esprit rationaliste et de l’esprit critique, ait à reconnaître dans le mysticisme l’une de ses origines et l’un de ses facteurs essentiels : cependant rien n’est plus certain que cette filiation, et rien non plus n’est finalement plus explicable. En face de la doctrine scolastique, – qui tendait à représenter objectivement, et avec tout l’appareil de la démonstration logique, les rapports de Dieu et du monde ; qui, ne se rattachant au mystère et au dogme que du dehors, s’abstenant de les pénétrer même quand elle essayait de les éclaircir, les recevait pour en développer partiellement le contenu plus que pour le comprendre intégralement, – le mysticisme est apparu comme un libre effort pour saisir dans le fait même, c’est-à-dire en la réalisant, l’union immédiate de l’âme humaine avec Dieu, pour apercevoir le mystère en son principe, pour atteindre l’absolue réalité dans son origine radicale et dans sa genèse. Le mysticisme n’a pas prétendu être une limitation du savoir, ni la supposer : il n’est la limitation que du savoir qui se limite lui-même, du savoir qui, opérant au moyen de concepts finis, soumis aux lois de la logique ordinaire, est incapable de saisir le lien vivant des choses, laisse en présence sans communication effective la nature et l’esprit, le monde et Dieu. Le mysticisme aspire plutôt à être une extension du savoir, ou, si l’on aime mieux, de la spéculation, en tant qu’il prétend soumettre à l’exploration de notre intelligence, non pas seulement les lois et les causes déterminées dont dépendent les choses une fois produites, mais l’activité profonde du Principe infini dont ces causes et ces lois ne sont que la manifestation extérieure et subordonnée, cette activité étant saisie et suivie dans sa vertu et son opération créatrice. Seulement l’intelligence ainsi mise en œuvre n’est pas cet entendement, dont la principale, sinon l’unique fonction, est d’analyser, d’isoler, qui par suite n’est bon qu’à établir des distinctions et des oppositions sans pouvoir les surmonter : c’est une faculté à la fois d’intuition et de réalisation qui est immédiatement liée à son objet, qui découvre les démarches et les progrès de l’Être en les suscitant en nous. C’est ainsi que nous ne pouvons connaître Dieu que si nous sommes Dieu en quelque manière, que si Dieu vit en nous : par notre union immédiate avec Dieu ou par l’action immédiate de Dieu en nous se fonde cette identité de la connaissance et du réel, sans laquelle il n’y a point de savoir véritable et complet. Ainsi le mysticisme, par sa spéculation sur l’absolu, a contenu en germe cet idéalisme métaphysique qui prétend expliquer l’Être dans sa plénitude et son infinité, sans le détacher de la pensée, mais en cherchant au plus profond de la pensée, par dessous les catégories qui en déterminent l’emploi, la spontanéité génératrice.
Tel fut déjà, dans ses traits essentiels, dans ses tendances constitutives, le mysticisme de Maître Eckart. Les principaux ouvrages qu’on peut consulter à son sujet sont les suivants : Pfeiffer, Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, 2 volumes, 1845 et 1857. – Lasson, Meister Eckart der Mystiker, Berlin, 1868, ainsi que son article sur Eckart dans le Grundriss de Ueberweg-Heinze. – Schmidt, Études sur le mysticisme allemand, Mémoires de l’Académie des sciences morales, Tome X, p. 246, 1847. – A. Jundt, Essai sur le mysticisme spéculatif de Maître Eckart, 1871. – H. Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, 1900. – H. Denifle, Meister Eckarts lateinische Schriften und die Grundanschaung seiner Lehre, dans Archiv für Litteratur und Kirchengeschichte des Mittelalters, Berlin, 1886, Tome II, pp. 417-652. – Ayant été initié à la doctrine d’Albert le Grand, ayant lu les ouvrages d’Aristote, les commentaires des Arabes et les traités de saint Thomas, Eckart ne s’est sans doute pas posé, comme on l’a longtemps représenté, en adversaire déclaré de la scolastique : la publication, par le Père Denifle, d’œuvres latines d’Eckart qui étaient tombées dans l’oubli, – tandis que sa pensée jusque-là n’avait été dégagée que de ses œuvres allemandes, – a fait reparaître dans Eckart le scolastique, le thomiste qu’il était pour une bonne part. Mais il paraît certain que, entraîné par ses découvertes et par un besoin de réaction contre l’interprétation régnante, le Père Denifle a méconnu l’inspiration originale des écrits allemands, – celle qui historiquement fut efficace, – en voulant faire rentrer tout l’essentiel de la pensée d’Eckart dans les cadres de la scolastique.
L’idée qui domine la théologie d’Eckart, c’est l’idée de la distinction entre la Divinité (Gottheit) et Dieu (Gott). Entre la Divinité et Dieu, il y a, dit-il, une aussi grande différence qu’entre le ciel et la terre ; Divinité et Dieu sont opposés en ce sens que Dieu agit et que la Divinité, toute passive, n’agit pas. Abîme ou océan sans fond, immobile dans son éternité, dépourvue d’attributs, le seul nom d’être, pris dans son abstraction extrême, conviendrait à la Divinité ; mais si l’on songe que cet être est sans qualité, sans détermination, c’est plutôt le terme de néant, de non-être qui lui revient. Cependant ce néant est le commencement et le principe d’un éternel mouvement, d’une éternelle action. Enfermée en soi, la Divinité est comme contrainte d’être pour soi, et la puissance sans forme qui l’amène aboutit à produire une image d’elle-même. La naissance de cette image établit donc dans la Divinité une distinction, – comme on dira, du sujet et de l’objet, – grâce à laquelle il est désormais possible qu’une connaissance s’opère. Ainsi l’infini de la Divinité s’est déterminé. Mais l’Être conçu sous le nom de Divinité ne peut pas s’arrêter dans cette dualité, et le progrès qui a produit le passage de l’infini au déterminé doit se compléter par le retour du déterminé à l’infini, par la conciliation des deux premiers moments de l’Être dans un troisième et dernier moment. Ainsi la Divinité devient Dieu : la distinction et l’union des trois moments de ce devenir éternel se trouvent symbolisées par la doctrine de la Trinité. Du même coup, l’action par laquelle Dieu se révèle à lui-même le révèle dans un monde : en se contemplant elle-même, la Divinité aperçoit, représentés en elle, les modèles de toutes les choses, et c’est ce monde des idées qui est le monde réel. L’acte de création n’est donc pas un acte temporel qui fait apparaître les êtres à un certain moment de la durée : c’est un acte éternel, c’est l’information éternelle, par Dieu, de sa propre essence. Sans l’existence du monde, Dieu ne serait pas Dieu. Dieu ne peut pas plus se dispenser de nous que nous de lui. Il ne peut communiquer de lui que lui-même : il est donc l’essence des choses, et même, en un sens, toutes choses. Dieu n’aime dans les choses que lui-même : car ce qu’il aime en elles, c’est le bien et c’est l’être ; or, il est tout bien et tout être. C’est dans notre âme seulement qu’a lieu la présence réelle et entière de Dieu, et dans ce que notre âme a de plus intérieur et de plus profond, c’est-à-dire dans la raison : l’œil avec lequel je vois Dieu est le même œil avec lequel Dieu me voit. La destination de l’homme consiste à prendre conscience de son unité avec Dieu et c’est là du reste la signification essentielle du Christianisme. Le dogme de l’Incarnation est la vérité par excellence : mais le Fils ne fut pas engendré une fois pour toutes, et la génération s’en renouvelle constamment dans l’âme : entre le Fils engendré et l’âme, il n’y a point de différence. – Le mal est simplement privation et accident : il est la prétention des êtres particuliers à s’isoler chacun pour soi du Tout universel dont ils font partie dans l’essence divine ; il est le passage de la multiplicité accordée à la multiplicité désaccordée : d’où résulte l’individualité apparente des choses sensibles. Le retour au bien, c’est le retour à l’unité de l’âme avec Dieu ; c’est là la fin suprême de la vie comme c’est l’objet de la connaissance véritable : état de pure foi et de pur amour, qui se justifie par soi, qui par conséquent, tout en inspirant les œuvres, n’attend pas d’elles sa justification.
Cette doctrine d’Eckart, par ses procédés et certaines mêmes de ses formules, manifeste certainement, bien plus que l’influence de l’Aristotélisme, celle du Néoplatonisme, qui du reste n’était pas sans avoir laissé des traces profondes chez Albert le Grand et chez Saint Thomas : Eckart commente fréquemment les œuvres du pseudo-aréopagite qui avaient transmis, mêlée à la pensée chrétienne, la tradition néo-platonicienne. Et il tient de là certes cette disposition à percevoir en Dieu ce qui est antérieur à toute nature, à toute détermination, à concevoir la procession des moments de l’être. Seulement, tandis que le néoplatonisme proprement dit tend à placer la Divinité dans une région aussi lointaine que possible et inaccessible aux êtres finis, tandis qu’il conçoit le monde comme une émanation en quelque sorte surérogatoire de la force divine, chez Eckart, comme nous l’avons vu, l’idée d’une communion intime et universelle des hommes avec Dieu est si vivante qu’il ne peut admettre que Dieu soit sans le monde et sans l’homme, et qu’il fait dépendre du rapport de Dieu avec le monde la consommation de la personnalité divine.
Les conceptions mystiques d’Eckart se répandirent promptement dans l’Allemagne, dans la Suisse, dans les Pays-Bas. Elles furent notamment adoptées par H. Suso (1300-1365), par Tauler (1290-1361) ; chez Ruysbroeck (1293-1381), chez Thomas a Kempis (1380-1471), elles s’orientèrent davantage vers la direction pratique des âmes. Elles contribuèrent à la formation du luthéranisme. Luther en effet avait été mystique dès l’abord. Il avait beaucoup d’admiration pour Tauler ; il subit l’influence directe du mystique Staupitz ; il édita en 1518 cet ouvrage d’un inconnu qui était intitulé Deutsche Theologie et dont certaines parties concordaient, même littéralement, avec les enseignements d’Eckart. Lorsque le protestantisme eut fait de l’acceptation de l’autorité des Livres Saints le critère de la fidélité religieuse, il y eut aussi un mysticisme protestant pour lutter contre cette orthodoxie nouvelle, pour prétendre à soutenir dans toute sa pureté le principe de la Réforme, selon lequel la foi n’est pas adhésion à des faits historiques, mais vie intérieure et rénovation de l’homme tout entier. Tel fut notamment le mysticisme de Caspar Schwenckfeld (1490-1561). Dans son Épître sur l’Eucharistie (1527), il marquait la différence entre l’idée que Luther s’était faite des sacrements et la sienne propre. Il reprochait à Luther d’avoir fini par méconnaître que la foi sanctifiante ne peut être une foi historique ; il s’élevait contre la confusion de l’Église visible et de l’Église invisible ; il défendait intégralement l’idée du sacerdoce universel. Tel fut aussi le mysticisme de Sébastien Franck (1500-1545), avec des formules plus radicales encore, puisque Schwenckfeld, qui l’avait inspiré, dut se séparer de lui. Sébastien Franck combattait avec la dernière énergie la tendance des confessions religieuses à faire consister l’acte de la révélation dans des faits historiques : les faits historiques ne peuvent servir que d’enveloppe sensible ou de figure à la révélation ; la corruption de l’esprit religieux commence là où ces faits sont acceptés pour eux-mêmes comme des vérités. On parle de la création qui s’opère à un certain moment : mais en vérité le monde est éternel comme Dieu, Dieu n’étant rien sans le monde. On parle d’un péché d’Adam : mais qu’est-ce donc cela, sinon le symbole de l’éternelle chute de tous les hommes ? Et, de même que l’histoire d’Adam, l’histoire du Christ n’est autre chose dans le fond que l’histoire éternelle de l’humanité. Dans tout homme il y a l’homme intérieur et l’homme extérieur, le Christ et Adam, et c’est par un choix en dehors du temps que l’un ou l’autre l’emporte : conséquemment, la Rédemption n’est pas un fait temporel ; elle est l’action éternelle par laquelle l’humanité se rachète elle-même, coïncidant avec l’éternelle opération de la grâce divine.
En se développant ainsi, les conceptions mystiques risquaient de se perdre dans leur généralité : elles trouvèrent un nouvel aliment et une nouvelle matière dans des emprunts à la philosophie de la nature telle qu’elle se produisait à côté, philosophie de la nature qui était pleine elle-même de tendances mystiques. Ces emprunts portèrent particulièrement sur les œuvres de Nicolas de Cusa et de Paracelse. Cette pénétration du mysticisme et du naturalisme s’accomplit chez Valentin Weigel (1533-après 1594). Mysticisme et philosophie de la nature s’accordent par leur but commun, qui est théosophique : pour le mysticisme, cela va de soi ; pour la philosophie de la nature, cela résulte du fait qu’elle considère la nature comme la révélation éternelle de la Divinité. L’un et l’autre s’accordent aussi sur la façon dont est entendue la constitution de la connaissance : l’homme est un microcosme ; il trouve donc en lui ce qu’il a à expliquer en apparence hors de lui. Valentin Weigel insiste sur cette idée que l’on ne peut connaître que ce que l’on porte en soi. Percevoir et connaître ne résultent pas tant de l’objet que de la faculté même par laquelle on perçoit et on connaît : l’objet est l’occasion, non la cause. Ainsi se dégage le principe de l’idéalisme allemand, qui, sous les formes de la monadologie, comme sous celles de la critique kantienne ou de la spéculation post-kantienne, tend à dériver de la spontanéité de l’esprit le sens et parfois jusqu’au contenu de la représentation de l’univers. L’homme donc connaît Dieu en tant qu’il est Dieu ; il connaît le monde en tant qu’il est le monde. Weigel distingue trois degrés de la connaissance : l’homme connaît le monde terrestre, parce que son corps est fait de la quintessence de toutes les substances visibles ; il connaît le monde des étoiles et des anges, parce que son esprit est d’origine sidérique et a une nature angélique ; il connaît le monde divin, parce que son âme immortelle est d’essence divine et trouve dans le sacrement un divin aliment. Tous les degrés de la connaissance se ramènent donc au fond à une connaissance de soi. Weigel fait d’ailleurs entrer ces conceptions dans le mysticisme qu’il reprend de ses prédécesseurs. Comme eux, il prétend retrouver derrière la lettre l’esprit, derrière le fait historique, qui n’est que symbole, la vérité éternelle. Adam symbolise le caractère fini de la créature ; le Christ symbolise le renoncement à soi-même ; en chacun de nous se trouve le principe de la faute et celui du relèvement.
Chez Weigel, la liaison qu’il y a entre la connaissance de la nature et la connaissance de Dieu est encore lâche et vague : elle se resserre et se précise chez le grand théosophe Jacob Bœhme. (Sur Bœhme, voir en particulier les discours de Deussen et de Lasson (1897 tous les deux), et l’étude de M. Boutroux, Le philosophe allemand Jacob Bœhme, reproduite dans ses Études d’histoire de la philosophie.) Né en 1575, mort en 1624, Bœhme n’est pas un savant. Fils de paysans, il garda d’abord les bestiaux ; puis il devint cordonnier à Görlitz, ville voisine de son lieu de naissance ; il vécut dans la simplicité et l’humilité chrétiennes. En fait d’ouvrages, il ne connaissait que la Bible, constamment méditée, et les écrits des mystiques, de Schwenckfeld, de Weigel, et aussi de Paracelse. Il eut des révélations surnaturelles, et en tête de chacun de ses ouvrages il mettait : geschrieben nach gœttlicher Erleuchtung, écrit en vertu d’une illumination divine. Le premier ouvrage qu’il composa (1610) était intitulé : Aurora oder die Morgenrothe im Anfang, etc., L’aurore à son lever, ou la racine et la mère de la philosophie, de l’astrologie et de la théologie considérées dans leur véritable principe : description de la nature où l’on voit comment toutes choses ont été à l’origine. Parmi les nombreux ouvrages qu’il composa dans la suite, il faut citer : Von den drei Principien des Gottlichen Lebens (1619) ; Vierzig Fragen von der Seele oder Psychologia vera (1620) ; Mysterium magnum oder Erklarung über das erste Buch Moses (1622). (Cf. Edition de ses œuvres en sept volumes par Schiebler (1831-1847). – Johannes Claassen, Jacob Bœhme, sein Leben und seine theosophischen Werke in geordnetem Auszuge, 3 volumes, 1885.)
Le problème qui sollicite puissamment les réflexions de Bœhme, et dont il poursuit sans cesse, à travers ses spéculations abstraites, ses conjectures fantastiques et ses effusions mystiques, la solution, est le problème de la réalité de la nature et surtout de la réalité du mal dans leur rapport avec Dieu. Ce problème ne peut être résolu que si, au lieu de s’en tenir aux apparences mortes et aux produits inertes, on tâche de saisir la genèse même de l’être. Dieu est, dit-on, cause de soi. Il faut prendre cette formule au sérieux et se demander comment Dieu s’est engendré lui-même.
Le point de départ de Bœhme est le même que celui d’Eckart. Au commencement est l’Être, l’Être sans essence, sans nature finie, sans forme déterminée, l’Ungrund, ce qui ne repose sur rien et ce qui ne contient aucune raison. De ce Dieu-néant au Dieu-personne, au Dieu-créateur, comment s’accomplira le passage ? Les mystiques antérieurs avaient répondu que, en produisant son image, l’Infini primordial prend conscience de lui-même, et se détermine comme personne. Mais Bœhme estime qu’une personne ainsi posée n’est que le simulacre d’une personne, parce qu’elle ne remplit pas les conditions d’une révélation véritable. Toute révélation requiert une opposition : la lumière n’est visible que si elle est réfléchie par un corps obscur. Cette loi s’applique à Dieu même : Dieu, pour se révéler, doit susciter son contraire. Et il ne suffit pas d’ailleurs que le principe contraire soit posé : il faut qu’il soit absorbé et surmonté pour que la révélation soit complète. C’est par des contradictions et des conciliations que se réalisera la personnalité divine.
Il serait long et malaisé de suivre dans toutes ses complications la doctrine de Bœhme sur la naissance de Dieu : l’idée qui l’inspire, c’est l’idée d’une lutte qui s’engage dans l’absolu entre l’esprit et la nature, mais dont l’esprit doit sortir vainqueur sous forme de personne parce qu’il fait de la nature qu’il s’est suscitée à lui-même et qu’il maîtrise ensuite le moyen de sa propre réalisation. La génération de Dieu, c’est la réalisation de la personnalité parfaite dans trois personnes dont chacune est à la fois la partie et le tout. Ces trois personnes sont le Père ou la conscience de la force ; le Fils ou la conscience du bien, et l’Esprit ou la conscience de l’accord entre la force et le bien. Et en face de Dieu se déploie, comme l’obstacle qu’il s’est assimilé pour sa gloire, la nature éternelle où tous les possibles sont réalisés dans la mesure où ils expriment la perfection divine 1.
La création du monde est œuvre de pur amour ; mais ce n’est pas pour cela une création ex nihilo. C’est de la nature éternelle que la volonté de Dieu, par bonté, fait passer les êtres essentiels à l’existence distincte. Mais en outre intervient, pour réaliser le monde, la créature elle-même : c’est elle qui par son désir propre achève de se conférer cette existence distincte à laquelle elle est appelée, et par là aussi à l’harmonie des essences se substitue la séparation réciproque des êtres. Toutefois ce n’est pas l’existence finie qui par elle seule constitue le mal : en l’homme se trouve la dualité de la nature devenue réalité sensible et de l’esprit ou intelligence du bien, et, comme principe de choix, la volonté libre. De cette volonté l’homme a usé, à l’exemple de Lucifer, en subordonnant en lui l’esprit à la nature et en voulant se faire Dieu. Ainsi il fut maudit. Mais Dieu ne voulut pas laisser l’homme à jamais dans le mal : il décida la réconciliation du mal et du bien par la venue d’un Rédempteur dont la passion triompherait de la mort. La régénération de l’homme s’accomplit par la foi véritable en Jésus-Christ, non par cette foi extérieure qui s’attache à lui comme à un personnage historique, mais par cette foi intérieure qui s’applique à imiter sa sainteté.
Telle est, en ses traits essentiels, la doctrine de Bœhme : elle est un effort pour accorder, avec la réalité de Dieu comme principe absolu, la réalité de la nature et l’existence du mal. Grâce à cette loi de l’union des contraires qu’elle admet d’accord avec les représentants de la philosophie de la nature, elle tente de surmonter la tendance du mysticisme antérieur à faire de l’existence naturelle et du mal un pur rien. Bœhme n’est pas panthéiste, au moins d’intention ; il appelle le panthéisme la religion du diable, en ce qu’il abîme Dieu dans le monde des créatures sensibles ; mais, tout en faisant une large part au dualisme, il essaie d’en accorder l’idée avec celle de Dieu principe universel, en découvrant dans les contraires même un rapport qui sert à l’achèvement de la personne.
Le mysticisme de Bœhme est plus qu’un épisode à l’origine de la pensée moderne ; il ne rencontra pas seulement des partisans tels que le cartésien Pierre Poiret et le fameux Louis Claude Saint-Martin, le philosophe inconnu, qui traduisit en français plusieurs de ses ouvrages : il fut ressuscité par Baader, par Schelling (Traité de l’essence de la liberté humaine). Est-il même exact de dire qu’il fut ressuscité ? N’exprimait-il pas un esprit plus puissant encore que lui-même, plus profond que les formules d’imagination et de rêve dans lesquelles il traduisait sa pensée ? Admettre que les forces naturelles sont des qualités spirituelles condensées, cristallisées sous une forme sensible, n’était-ce pas annoncer l’opposition que rencontra en Allemagne l’idée cartésienne d’un dualisme abstrait entre la pensée et la matière, et d’une nature ramenée à un simple mécanisme ? N’était-ce pas faire entendre ce que développe Hegel, à savoir que l’esprit à la fois présuppose la nature et la fonde ? Et, à d’autres points de vue, rien ne fut plus caractéristique de la philosophie allemande que cette idée de l’esprit conçu, non comme faculté fixe, mais comme puissance infinie de réalisation ; que cette idée d’une évolution nécessaire pour amener à la clarté de la conscience tout ce que l’être enveloppe dans son fond ; que cette idée d’une raison synthétique capable de vraiment comprendre le réel au lieu de le morceler et de l’opposer à jamais, comme le fait l’entendement analytique ; que cette idée en somme d’une relation interne entre l’action libre et l’entendement, la pensée et les choses, l’Infini et le fini, relation grâce à laquelle les termes en apparence opposés deviennent les éléments d’une unité plus complète et plus riche, de la véritable unité. Et comme l’influence secrète exercée sur de très grands philosophes par un tel mysticisme – celui d’Eckart comme celui de Bœhme – témoigne bien qu’il serait vain de présumer que tout ce qui est susceptible de prendre un sens rationnel doit nécessairement entrer dans le monde et dans l’esprit humain par la voie de la simple raison !
Victor DELBOS.
Extrait d’un cours inédit sur la Préparation de la philosophie moderne.
Paru dans les Cahiers de la nouvelle journée en 1925.
1 En somme, voici, d’après Bœhme, comment les choses se passent. Dans la Divinité, s’éveille éternellement la tendance à se connaître, c’est-à-dire à devenir à la fois un sujet connaissant, un objet connu et une synthèse du sujet et de l’objet se reconnaissant comme identiques l’un à l’autre. Cette triple tendance se réalise sous la forme de la personnalité divine, personnalité triple, dit Bœhme, pour rester orthodoxe. – Ce passage de la simple virtualité à la pleine réalité de la personne s’accomplit par une victoire remportée par Dieu sur sa nature.