Saint Walfroy
par
Joseph DELTEIL
C’était un fils de famille, l’aîné de cinq enfants, voilà le « chiffre » de sa vie. L’aîné est toujours plus ou moins le vice-pater familias, d’où le sens qu’il avait de la charge d’âmes, le sens du salut en masse.
C’était un Pisan, de cette Pise physiologique et maritime dont témoignent assez son Campo-Santo comme sa Tour. D’où la sainteté, chez lui, comme une navigation, la navigation des corps.
D’une époque de morte-saison, s’interrègne, entre la Légion et la Cathédrale, quelques années avant l’aube Charlemagne.
(Tous éléments circonstanciels, bien sûr, mais qui sont la « matière première » Walfroy, qui permettent de cuadrer la question, le cas Walfroy. De quoi s’agit-il ?)
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Dans toutes les nichées du monde, bêtes ou oiseaux, un jour vient où la famille s’envole. Un jour, sa mère mourut, et l’on en boite toute la vie. Puis son père, massacré par des soudards. Des frères, l’un se fait marin, l’autre jongleur, l’autre on ne sait quoi, et la sœur Brugilde se marie, au mois de mai.
Walfroy resta seul, et seul, il se sentit seul...
Cet homme était pétri famille, il pensait famille. Comme d’autres aiment entrer au Paradis tous membres au vent, avec leurs sens intacts et leurs moindres orteils, lui s’y rêvait, s’y voyait au centre et clef de sa sainte famille, avec sa petite troupe de femme et enfants, en cortège historique et par le portrait, adoncques il se maria.
Et il eut cinq enfants.
Bon ! la séance continue...
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Hé ! dites-vous, que voilà bien simplettes façons, et langage un peu... Holà ! si vous pensiez que c’est une question de mots, tant pis pour vous ! Moi j’emploie les plus bêtes et les premiers venus, je l’avoue ; ceux qui me sautent aux lèvres du plus fin fond de ma mère ; à la grâce de Dieu ! Seulement inquiet de viser droit, de faire mouche au cœur. À quoi je vise ? Hé bien, si vous voulez le savoir, je vise en douce à « lever » l’homme, à « accoucher » le Saint (à ma façon) ; et que chacun sourie ou regimbe ou crache mais se sente touché, touché à vie ; et dresse l’oreille et se tâte et avoue : sapristri ! ce que c’est amusant d’être un saint ; ah ! la belle aventure ! Allons donc, un saint est ce qui me fait la courte échelle, qui me sert, d’étoile ou de bâton ; un maître-ès-sainteté. À moi, saint Walfroy !
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Voilà donc Walfroy... (et c’était à cette époque un homme de 32 ans, grand, touffu, grosse tête et cou fin, avec d’admirables yeux biologiques, et le pas antique ; un peu cavalier à terre ; et déjà l’air très patriarche...) Voilà donc Walfroy en pleine capitainerie, avec un beau chargement d’âmes au complet. À mener contre vents et marées au port de Dieu. Et là, il se sentait à son affaire.
Sa femme d’abord ! On ne vit pas des années avec une simple femme, et on ne lui fait pas cinq enfants, sans symbiose. Je veux dire que par dessus nature et à travers sacrement il s’y crée, Dieu merci ! un accord de pas, de tête et d’âme proprement mystique. Et que le jour où le mari parle de se retirer dans un cloître, la femme répond : justement j’y pensais...
Or à quoi bon renier la joie ni cracher sur l’amour ! Cette femme aimée, aimée dans le Christ (chose transcendante à l’Ancien Testament) et ces enfants qui sont la chair de notre âme et l’âme de notre chair, pourquoi ne pas les garder sous la main, à portée d’œil et de cœur !
Il y avait par là deux collines jumelles, distantes de quelques centaines de mètres : le Mont-Vert et le Mont-Noir. À merveille ! Walfroy bâtit un monastère pour lui sur le Mont-Vert, un monastère pour sa femme sur le Mont-Noir ; de sorte que le « côte-à-côte » biblique devint le « mont-à-mont »...
Les enfants suivirent, les deux filles avec la mère, les trois fils avec le père. Et voilà notre père de famille chef de sainteté, oui, instaurant là la sainteté héréditaire.
Ah ! j’aime les « fermes propos » de ce genre, pétris d’innocence et de défi ; j’aime le pied à orteil, la voile verticale, le développement de l’homme dans l’espace cavalier, j’aime l’homme ; brave et bravoure sont des mots-clés, voire unis dans bravement... Il semble que nos braves saints, comme de grands enfants, prennent un malin plaisir à bafouer cette traîtresse de condition humaine, à lui jouer les tours les plus pendables, à en faire fi et feu, narguant et bravant les plus jolies lois, sans cesse contre-nature et à contre-courant : tantôt s’amusant à vivre toute une vie en haut d’une colline (stylites), est-ce assez drôle, tantôt se mariant et plutôt deux fois qu’une, pour mieux rester vierges comme saint Sébastien-d’Espagne (cf. 25 février), est-ce un assez joli tour de force ou de passe-passe !... Et M. Homais d’homaiser, Dieu merci !
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Des compagnons lui vinrent au Mont-Vert, dont les femmes rejoignirent le Mont-Noir ; tout un monde priant, défrichant, allant de l’avant droit à Dieu. Avec pardi ! les mille et une péripéties de toute navigation...
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Son fils aîné, Gundifris, esprit lent et plein de scrupules, suivait mal. Après avoir accepté le sacerdoce en pleurant de joie, tout à coup, il se sentait indigne, il s’en épouvantait. Tantôt en proie aux excès de piété, tantôt aux excès du doute. C’est que si Walfroy vivait le drame du père, comptable d’âmes devant Dieu, il y a aussi le drame du fils, du fils ayant conscience de la grandeur du père, se connaissant un sacré devoir d’état, désespérant d’y jamais atteindre... Le second, Fulcrand son nom, était plutôt tiède et sans imagination. Le cadet, bizarre et aventureux.
Et le père de courir sans cesse au canon, au secours de l’un, au secours de l’autre...
Chaque matin, à l’heure de l’alouette, il jetait un coup d’œil sur le Mont-Noir. Et sur le Mont-Noir, l’alouette chantait.
Or, ce matin-là, l’alouette ne chanta pas. L’une de ses filles, la plus impatiente du ciel, était morte.
Walfroy redoubla de prières, redoubla de foi, redoubla d’amour. Puis il chanta.
Et Dieu chanta.
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Aux approches de Pâques, Gundifris eut une crise monstrueuse. La pensée de célébrer, lui, indiciblement indigne, cette inouïe messe de Pâques, le terrassa ! Il s’enfuit (la première tentation du fils étant de fuir le père...).
Et le père pria.
Les moindres faiblesses de ses enfants, il les sentait comme des coups de vent dans la voilure ; tout est solidaire et qui lâche pied ou lâche âme, toute la barque en tangue et craque... Et seuls font contrepoids pénitence et amour...
Où errait-il maintenant, ce fils premier né, premier aimé ? Et quel signe en jeter au vent ? Non qu’il doutât ; il savait les lois de la communion, et que l’épreuve partage. Il souhaita seulement que Gundifris en eût sentiment, et qu’il en portât témoignage dans sa chair.
Et le temps marcha.
Or, un jour que Walfroy se trouvait au Mont-Noir, une troupe d’aventuriers passant par là, le cadet (de gré ou de force ? et ce dut être de bon gré...) les suivit. À son retour, le père prend son bâton et se met à sa poursuite. Il le rattrapa, se jeta à ses genoux et se frappa à grands coups de bâton jusqu’à ce que l’enfant ramenât son père au monastère.
Et la date était mémorable, car voilà que Gundifris pour sa part était là lui aussi, de retour. Mais un autre Gundifris. Il avait les joues tannées, l’œil fumant, il parlait avec autorité, comme s’il avait enfin reçu le baptême de Force... À la main gauche, il lui manquait un doigt, l’annulaire, perdu, dit-il, dans une bagarre avec des soldats... (à l’heure précisément où son père en avait appelé aux signes...).
Alors, entre monts, entre hommes, la mer resta calme. Les printemps arrivaient à l’heure, les bêtes se lissaient le poil. Walfroy songeait.
Puis le vent tourna. Un parti de Goths se jeta sur le pays, saccageant, violant, massacrant à cœur-joie. Un soir, les voilà sur le Mont-Noir, leurs échelles au bec... Les moines du Mont-Vert accourent, on se bat longtemps dans la pénombre criante... enfin l’ennemi s’enfuit... Mais parmi les morts, Walfroy compte sa fille, et son fils Fulcrand... Deux impatients de Dieu !
Il restait ici-bas avec son fils aîné et son fils cadet, sur le Mont-Noir sa femme seule. Il vieillissait, de grosses veines comme des mollusques lui sautaient au front. Mais à mesure que l’équipage diminuait, la barque s’allégeait, devenait plus douce à la main, comme si corps d’homme n’était que lest, comme si chaque âme au ciel était une voile de plus au grand mât, que dis-je, comme si peu à peu mystérieusement la capitainerie passait de la terre au ciel... Hardi Capitaine !
En ce temps-là, Astolphe, roi des Lombards, eut un accès de foi. Il était hérétique, il lui prit fantaisie de persécuter les catholiques romains. Les archers de la Garde inspectent les monastères. Un jour, ils arrivent au Mont-Vert, ils interrogent notre cadet. L’enfant est imberbe et seul, mais étrangement peuplé d’âmes. Il répond haut et juste. On l’emmène...
Walfroy qui sait tout, sait tout, les cachots de Paris, et puis les jeux du Cirque.
Il s’arracha la barbe, et il chanta.
Désormais, le vieux loup de mer respire. Il a remis le gouvernement du monastère à Gundifris. Sa besogne faite, toute la cargaison à bon port, il est libre... libre à Dieu...
Et Walfroy et sa femme moururent le même jour, en odeur et sueur de sainteté, un 15 février, on ne sait en quelle année, au VIIIe siècle de Jésus-Christ.
Joseph DELTEIL.
Paru dans Les saints
de tous les jours de février,
1955.