De Paul Verlaine
POÈTE CATHOLIQUE
par
Pol DEMADE
J’ai causé, non sans m’y attendre, quelque scandale en saluant en lui notre plus grand poète catholique.
Je voudrais m’expliquer :
À ce sujet, mon camarade Raulin me communique un autographe jauni du poète où est confirmée la préface de Parallèlement, l’enfer de son œuvre chrétien. Voici :
Paris, 11 janvier 1892.
MONSIEUR,
Je lis dans l’Univers du 10 janvier un article où mon nom est mentionné avec des éloges, dont merci au rédacteur, et des blâmes contre lesquels je demande à pro tester en quelques mots.
J’ai entrepris et achevé, à travers quelles difficultés de la vie et que de découragements parfois ! une œuvre toute personnelle et, je crois, unique dans notre poésie française : l’histoire, en quelque sorte, d’une conversion, selon l’expression du regretté Féval ; quatre volumes d’en moyenne quinze cents vers chacun composent ce modeste, mais absolument sincère monument, si on me permet un pareil terme ambitieux, Sagesse, Amour, Bonheur, d’un catholicisme naïf, de source, Pratique et Pratiquant de néophyte plus avancé que ne semble le croire votre collaborateur, enfin Parallèlement qui, comme son nom l’indique, n’est à côté des professions de foi d’auparavant et depuis, qu’une brutale, c’est possible et trop évident même, qu’une « odieuse », si vous voulez, confession de bien des torts sensuels. Ce livre dur et rien moins que voluptueux où le « vice impur » ne se montre pas à son avantage, que je sache, dans l’ensemble de l’œuvre, ne vient pas, je vous prie de le remarquer, le dernier, ni, tant s’en faut ! le définitif de cette tétralogie laquelle se clôt par Bonheur, un livre sévère et tout, tout chrétien.
Je puis donc et dois, quoique je me rende bien compte de la mission de l’Univers qui a surtout d’autres besognes à expédier que de s’occuper bien minutieusement d’art et de littérature, me défendre comme poète du reproche d’immoralité. Les vers que l’on me reproche font, je le répète, partie comme repoussoir d’un ensemble, et cet ensemble est édifiant et d’un chrétien réel, qui fut pratiquant et le sera encore, je l’espère et je m’y efforce....
Mais en voilà assez sur un malentendu. Je suis trop d’âme et d’esprit avec l’Univers pour insister davantage sur un sujet qui me semble éclairci.
Seulement, maintenant, permettez-moi pour finir, deux petites rectifications qui ont aussi leur importance néanmoins.
Oui, je vais souvent à l’hôpital, mais c’est par suite de rhumatismes contractés pendant la guerre de 187o et aussi de revers de fortune subis bien en dehors de ma responsabilité pour ne rien dire de plus qui serait par trop à mon avantage et au détriment moral de d’aucuns. Je ne me plains pas, je ne me suis jamais plaint et si j’accepte ce que de bons amis veulent bien faire – contre un volume inédit, d’ailleurs – ce qu’ils peuvent honorablement pour eux et pour moi, ce n’est, croyez-le bien, pas sur une initiative quelconque de ma part. Enfin, l’auteur de l’article parle de ma « vieillesse » ! Or je n’ai que quarante-sept ans, âge mûr et déjà respectable sans doute, mais tout de même encore assez éloigné du commencement de la décrépitude.
Sur quoi, monsieur, je vous prie d’insérer la présente dans votre plus prochain numéro et d’agréer mes salutations empressées.
PAUL VERLAINE,
Hôpital Broussais, 96, rue Didot.
Ainsi (puisque ce fut la pensée de Verlaine ce peut bien être aussi la nôtre) ce poème de sa conversion réunit, unifie, met en valeur, oppose le vieil et le nouvel homme. Ce ne sont point seulement les vers damnables de Parallèlement, ce sont tous les autres recueils de Verlaine et toute sa vie que réclament Sagesse, Amour, Bonheur pour l’étendue du repentir qu’ils marquent. Et si l’ivraie repoussa dans ce jardin si douloureusement bouleversé, ce n’était pas que la terre n’eût été arrosée de larmes ; mais l’herbe est vivace.
J’ose dire qu’il n’est de poète excellemment catholique que celui qui a publiquement péché. Le Christ est venu héler la brebis vagabonde, et les Évangiles sont pleins de cette affirmation qu’il est plus de joie pour un pendard qui se repent que pour le sage sévère qui persévère. Verlaine s’est repenti souvent. La corde la plus frémissante manquerait à la lyre d’un poète catholique, qui n’aurait point eu à chanter une contrition immense et à souffrir une douleur infinie, – et celui-là qui donnerait en spectacle le regret de fautes que sa pudeur tiendrait secrètes chanterait un poème dénué de sens.
On a parlé à ce propos de Corneille, de Racine, de Lamartine. Quelqu’un même, je ne ris pas, a proféré de Laprade.
Ce sont là poètes chrétiens bien plus que catholiques. Je distingue dans Polyeucte le combat intérieur, la bataille des passions qui inspire tout le théâtre du grand Corneille, d’un poète surhumain. Mais des vers mystiques, la pièce n’en contient guère qu’une douzaine. Dans Athalie, Jéhovah triomphe sur Baal, Jésus absent. Lamartine n’évoque qu’un dieu impersonnel et pompeux, « sans plaies, ni eucharistie ». Ses pièces les plus chrétiennes sont mouchetées de paganisme. Il n’a vu en somme dans le Crucifix qu’un souvenir de famille.
Mais lequel d’eux, comme Verlaine, a parlé simplement la grammaire du catholicisme, s’est voulu être le poète des sacrements, des pratiques pieuses, de la prière, de l’humilité et de la soumission ? Lequel a chanté « sa mère Marie », en des vers d’une aussi virginale pureté ? Lequel s’est flétri, s’est piétiné, s’est brisé ainsi ? (Car ce qu’il y a de plus beau dans notre religion c’est ce brisement.) Lequel a chanté son repentir avec l’autorité de son péché détesté ? A-t-on réfléchi qu’il faudrait remonter jusqu’aux Pères de l’Église pour trouver une aussi belle expression de cette douleur ? Et cette involontaire dualité (si humaine du reste) des deux hommes qu’il a portés en lui n’est-elle point selon la plus pratique de nos maximes de confession : « L’esprit est prompt, mais la chair est faible. Veillez ! » Ce sera la gloire de cet unique artiste d’avoir fait de cette alternance même le plus beau poème qui soit de la vie intérieure, je n’entends pas par là un pieux manuel, mais une œuvre dramatique humaine, palpitante.
Et puis, pour lesquels a été annoncé l’Évangile des humbles, si ce n’est pour les lépreux, et pour les calamiteux et pour les pécheurs et pour les enfants de perdition et pour les ruines humaines dont il fut ?
Je l’ai nommé notre plus grand poète catholique. L’expression n’était pas assez forte : je devais dire le seul.
⁂
Le catholique est indéniable dans le poète, il ne restait qu’à nier le poète. On l’a fait.
La chose ici devint plaisante, et nous ne voulons pas faire au poète l’outrage de le défendre.
Ne pensez-vous pas qu’il est honnête d’avoir pâli sur la métrique, étudié les ressources si multiples de notre nombre, avant de faire l’anatomie d’un alexandrin, qu’il ne convient qu’à des doigts de violoniste de soupeser un divin Stradivarius ?
Ce que peut un chacun, c’est d’être ému ; mais de prétendre que Verlaine rimait mal ou qu’il n’avait pas le droit de ne pas rimer, quand cela lui semblait requis, c’est une autre affaire.
Il peut être parfois d’autres poètes que ceux qui conduisent les vers comme les escouades et qui en mettent les pieds au pas. Celui-ci, qui a écrit une langue fine et claire, mérite qu’on veuille le comprendre, car il fut sans conteste un maître de ces rythmes exquis du parler français, qu’il affranchissait des vieilles entraves et qu’il défendait en même temps contre les téméraires entreprises du Vers libre.
Après cela, je consens et je concède qu’on lui connut, entre autres, un faible pour l’absinthe, où se vert-de-grise et où se grise un peu d’Espérance, boisson théologale. Mais si l’homme n’est pas un de nos saints, le poète est le plus prestigieux et le plus touchant de nos patrons.
Paris, 22 janvier 1896.
Adrien MITHOUARD.
⁂
POST-SCRIPTUM
Le cas de Paul Verlaine me paraît absolument unique dans les fastes littéraires. Voici, en effet, un poète qui fut « un écrivain et un chrétien inégal, mais qui a du moins écrit les plus beaux vers catholiques qui soient dans la poésie française 1 » : un poète dont l’Œuvre, en sa partie la plus précieuse, est constituée du plus pur catholicisme ; un poète enfin qui, sans cela, ne serait qu’un artiste, comme tant d’autres ; – que les non-catholiques font semblant d’admirer et peut-être admirent, sans tout à fait l’entendre ; – alors que, par un phénomène où il entre de l’oubli, de l’inintelligence et de la haine, les catholiques, seuls capables en somme de lire, de comprendre et d’aimer l’œuvre, refusent obstinément de reconnaître le poète pour un des leurs ! Et pourquoi, s’il vous plait, Paul Verlaine, auteur de Sagesse, d’Amour, de Bonheur, trois admirables livres catholiques, ne serait-il pas des nôtres ?
Parce qu’il fut un pauvre pécheur ? Mais, à ce compte, lequel d’entre nous pourra se targuer encore d’appartenir au catholicisme, puisque le juste lui-même, selon la parole de l’Évangile, pèche sept fois par jour ? Du reste, au point de vue littéraire, – l’autre point de vue ne regarde pas les hommes, – que vaut, je vous prie, cet argument ad hominem ? Si l’on est indigne d’estime littéraire pour avoir péché, que la critique catholique condamne le Psautier de David adultère, les Confessions d’Augustin le passionnel, les Fables de ce mauvais époux et de ce mauvais père de La Fontaine. (Je ne parle pas des classiques païens qui sont, à ce point de vue, dignes des derniers supplices.) « Gardons à d’autres notre admiration ! » comme disent excellemment ces messieurs du Courrier de Bruxelles, qui nous traitent de « jeunes catholiques de la décadence ! » « Quand il a existé des poètes appelés Corneille, Racine, Lamartine, Victor de Laprade, quand une littérature possède Polyeucte, Athalie, le Crucifix, les Poèmes évangéliques, dit le bon journal, nous ne comprenons pas qu’on puisse écrire que le bohême mort l’autre jour dans sa mansarde du Quartier latin était le plus grand poète catholique de notre littérature. Ça, non ! c’est trop fort 2. »
« Ce bohême mort dans sa mansarde ! » Est-elle assez dédaigneuse, cette phrase d’ignoble pitié, sur des lèvres catholiques ! Ils oublient, ces braves gens, que notre Maître, Jésus, n’avait pas une pierre où reposer la tête.
M. A. Mithouard a dit, ci-dessus, ce qu’il fallait penser du parallèle littéraire entre Verlaine et les autres. Nous venons, pour notre part, de lire l’Imitation de Corneille, les Méditations de Lamartine, nous avons poussé l’héroïsme jusqu’à affronter de Laprade en ces Poèmes évangéliques et notre humble avis, que nous comptons bien quelque jour mettre en haute évidence, c’est que Verlaine, comme poète catholique, est à cent coudées au-dessus de ces honorables écrivains.
Maintenant, puisqu’on semble opposer au « bohême mort dans une mansarde » la bonne tenue morale des grands poètes mentionnés tantôt, donnons, à titre de riposte et sans autre intention, quelques détails discrets sur la vie de ces messieurs.
CORNEILLE, auteur déjà de Polyeucte et de la traduction de l’Imitation, tombe amoureux fou de la du Parc, une comédienne. Il avait cinquante ans !
RACINE fut, comme on disait à son époque, du dernier bien avec la Champmeslé. La liaison est bien attestée. On peut croire que lorsque le grand poète refusait les invitations du grand roi, son maître, ce n’était pas toujours pour aller manger des carpes en famille ! Mme de Sévigné raconte la chose avec son enjouement habituel. « Il y a, écrit la marquise, une petite comédienne et les Despreaux, et les Racine avec elle : ce sont des soupers fins, c’est-à-dire des diableries. » L’austère Boileau se déridait quelquefois ! Quand Racine eut donné Esther, Mme de Sévigné écrivit ce mot plein de saveur : « Racine s’est surpassé, il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses. » Un jour le comte de Clermont-Tonnerre supplanta Racine dans les bonnes grâces de la Champmeslé. Cette infidélité (la Champmeslé était mariée) causa un si gros chagrin au poète « qu’elle contribua, dit un de ses biographes les mieux renseignés, à lui rendre moins difficile la résolution de réformer sa vie 3 ».
LAMARTINE aima très certainement Graziella et Elvire autrement qu’en portrait et en imagination. L’histoire d’Elvire – Mme Charles, de son vrai nom – est assez connue et nous n’aurons pas la cruauté d’insister.
Quant à Victor de LAPRADE il passa, aux yeux de ses contemporains bien pensants, pour un panthéiste. Excusez du peu !
Ce que nous venons de rapporter ne prouve rien, absolument rien, contre le mérite littéraire de Corneille, Racine, Lamartine et Victor de Laprade mais nous en inférons aussi que les écarts de conduite de Paul Verlaine ne le retranchent pas nécessairement de l’estime du lecteur catholique. Ce n’est donc pas parce que l’auteur de Sagesse fut un pauvre pécheur, qu’il convient de lui dénier du génie.
Reste la suprême ressource de nier ce génie lui-même, et on a utilisé cette ressource ! L’Univers a osé parler de « la carrière prétendue littéraire » de Paul Verlaine ! (13 janvier 1896.) De cette attitude je ne dirai que ceci, le mot est de Bloy : « L’injustice des catholiques est un peu plus révoltante que celle des non-catholiques, à cause de la suréminence présumée de leurs concepts, voilà tout. »
Un pauvre pécheur parut un jour, dans les rues d’une cité italienne, en haillons, accueilli par les huées des enfants, marchant à quatre pattes – et les prêtres chantent aujourd’hui les vers de cet homme dans les églises ; tous les fidèles connaissent le Stabat et les lettrés seuls ont retenu le nom de Jacopone qui le composa.
Un bohême vient de mourir dans une mansarde – dont les vers catholiques, réunis en Livre d’heure, pourraient bien avoir un sort analogue et servir quelque jour de prières aux chrétiens. Peut-être qu’en ce temps, ceux qui réciteront ces magnifiques prières auront oublié le nom de Verlaine, leur auteur.
Après tout qu’importe que Jacopone, que l’auteur de l’Imitation, que Verlaine passent dans l’oublieuse mémoire des hommes, puisque le Stabat, l’Imitation, Sagesse sont sûrs de demeurer.
Pol DEMADE.
Paru dans Durendal en 1896.