Érasme et Thomas Morus contre Machiavel

ou la politique et la morale

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile DERMENGHEM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE MARTYR DE L’UNIVERSALISME. – CHRISTIANISME SOCIAL. – L’UTOPIE. – LE PRINCE ET LE PRINCE CHRÉTIEN. – PACIFISME. – HUMANISME EH MYSTIQUE.

 

Si Thomas Morus est grand devant l’histoire, ce n’est pas seulement pour ses dialogues de polémique antiluthériens qui se ressentent sans doute trop des passions et du ton de l’époque, ce n’est pas seulement pour ses livres pieux qui sentent, malgré de grands charmes, un peu l’huile, ce n’est même pas pour avoir dans l’Utopie empiété sur l’avenir et la bonté des hommes, ni pour l’exemple qu’il donna de toutes les vertus humaines. Mais il vécut un jour avec perfection le portrait du Juste persécuté qu’il avait trouvé dans son cher Platon comme dans son Évangile. Il avait vécu humainement, joyeusement même, et pour les plus nobles choses, riant, buvant avec ses amis, comme Socrate avec ses élèves et Jésus avec ses disciples ; le jour où il dut porter témoignage, seul entre tous ceux de sa classe, il n’hésita pas et, sans affectation, sans pose, acheva sa propre statue, mourant pour la liberté de l’Église, et pour cette république universelle des âmes esquissée dans le meilleur de ses livres.

L’attorney général le déclara traître pour avoir nié la suprématie spirituelle du roi au principal, ajoutant nombre d’autres détails au particulier, sur lesquels l’accusé se défendit pied à pied avec la plus grande énergie, malgré l’état de faiblesse où l’avait réduit la prison. Peut-on punir quelqu’un pour avoir refusé de donner son opinion, pour n’avoir rien fait et rien dit ? La loi humaine atteint-elle donc les pensées secrètes ?

À Cromwell, qui l’avait interrogé quelques jours avant, il s’était contenté de redire que sa conscience était en repos, que l’ordre donné par une puissance temporelle en matière de foi ne pouvait être contraignant. « Mon pauvre corps, concluait-il, est aux ordres du roi. » On le prit au mot.

Il fallut pourtant recourir aux faux témoignages. Un Mr Rich soutint avoir entendu Morus condamner formellement et en termes séditieux l’Acte de Suprématie. À ce seul moment l’accusé s’indigne et élève la voix.

« Si j’étais homme à me rire d’un serment, je ne serais pas en ce lieu. Et si vous n’êtes pas parjure, Mr Rich, je consens à ne jamais voir la face de Dieu. »

Après une très courte délibération, le jury rentra avec un verdict de culpabilité. Alors Morus, jugeant enfin périmé le devoir humain du silence, put décharger sa conscience, proclamer hautement sa pensée et confesser sa foi :

« L’Acte de Suprématie est illégal et contraire à la loi de Dieu. L’Église ne peut accepter un chef temporel. Vous avez dit que j’étais en contradiction avec des évêques, des prélats distingués et puissants. Mais pour un évêque qui est avec vous, j’ai plus d’une centaine de saints qui pensent comme moi. Pour votre Parlement – et Dieu sait de quoi il se compose1 – j’ai l’approbation de tous les Conciles tenus depuis plus de mille ans. Pour un seul royaume, j’ai de mon côté tous les royaumes de la chrétienté.

« Je suis, dites-vous, traître et rebelle au roi. Ah ! non, Messeigneurs ; c’est vous qui l’êtes. En vous séparant de l’Église véritable, vous en détruisez l’unité et la paix. Vous préparez un avenir effrayant2. »

Alors, avec une sorte de pitié pour ces gens qui n’osaient plus le regarder en face, dominant la situation avec une noblesse exquise, ce grand homme s’éleva encore d’un degré dans l’harmonieux sublime qui le caractérisait. Comme on lui demandait s’il avait quelque chose à ajouter :

« Je n’ai plus qu’une chose à dire, Messeigneurs, je veux seulement vous rappeler comment l’apôtre Paul, acteur et témoin du martyre de saint Étienne, vit maintenant de bonne amitié avec lui au ciel où il est allé le rejoindre. Ainsi pour vous et pour moi. C’est mon espoir et c’est ma prière fervente que vos Seigneuries, qui ont concouru à ma condamnation sur la terre, me retrouvent au ciel où nous nous réjouirons ensemble pour toujours. »

Retournant à la Tour, le condamné bénit son fils John, puis sa fille Marguerite, qui tombent à genoux devant lui, au milieu des larmes des assistants. Il console le constable même, Mr Kingston, qui pleure lui aussi. Pendant les quatre jours qui suivent, il écrit l’admirable lettre à sa fille Marguerite. Enfin, le 6 juillet, un de ses amis, Thomas Pope, vient l’avertir que son exécution aura lieu le matin même à 9 heures.

Le martyre de Thomas Morus a pour nous une valeur toute particulière. Des détails nous en ont été conservés sans aucun mélange légendaire. Nul condamné n’est plus près de nous en même temps que plus sublime, et l’originalité du caractère de Morus ne fait que le rendre plus humain. Aucun mysticisme échevelé, mais cette exaltation douce que nous lui avons déjà vue, et surtout cet admirable mélange d’humour et de gravité sereine.

À Pope qui tombe en larmes en lui annonçant que le roi a daigné commuer en décapitation le supplice du plomb fondu dans les entrailles et de l’écartèlement, prévu par le verdict, il dit : « Dieu préserve les miens de la clémence du roi ! » et ajoute une plaisanterie assez rabelaisienne pour le dérider, après lui avoir solennellement donné rendez-vous « en un lieu où nous serons sûrs de vivre ensemble et de nous aimer pour toujours ».

Le lieutenant de la Tour vient enfin le chercher. Le condamné revêt une robe de bure et prend à la main une croix de bois peinte en rouge. Sur la route, une bonne femme lui offre un verre de vin par pitié. Il refuse en disant que le Christ, dans sa passion, n’a bu que du vinaigre. Une autre, dans une intention bien différente, postée là par les ennemis de l’ancien chancelier, lui crie qu’il l’a jadis jugée injustement. « Je me rappelle votre affaire, répond-il simplement, et je rendrais aujourd’hui encore la même sentence. » Arrivé devant l’échafaud, il demande qu’on l’aide à gravir les quelques marches branlantes. « Pour la descente, je me tirerai d’affaire tout seul... »

Par ordre du roi, on l’empêche de parler au peuple. Il doit se contenter d’affirmer qu’il meurt dans et pour la sainte Église Catholique, serviteur fidèle de Dieu et du roi. Puis, ayant récité à genoux le Miserere, il embrasse le bourreau, lui donne deux angelots d’or et lui dit : « Tu vas me rendre un service d’un prix inestimable. Bon courage, mon garçon, et surtout veille à ta réputation ; ne frappe pas à côté. » Se plaçant enfin lui-même sur le billot, il écarte soigneusement sa barbe qui « ne mérite pas d’être tranchée, n’étant, elle, pas coupable de haute trahison. »

Son corps fut enseveli par les soins de ses filles, dans la chapelle de Saint-Pierre-aux-Liens, à la Tour. Sa tête, exposée plusieurs jours sur un pieu à l’entrée du Pont, fut ensuite jetée dans du vitriol pour que sa conservation ne fît pas crier le peuple au miracle. Ses biens avaient été confisqués. Sa veuve fut chassée sans le sou du petit domaine de Chelsea attribué au marquis de Winchester. Henri VIII interrompit sa partie d’échecs quand on lui annonça l’exécution.

La leçon d’Érasme et de Morus est plus actuelle en notre temps que jamais.

L’humanitarisme d’aujourd’hui n’est que la caricature du véritable humanisme. Il n’est qu’un système de vérités corrompues, faussées, hors de place, par cela seul qu’elles sont « laïcisées ». Il ne suffit pas que les gestes correspondent si l’esprit est changé. Les conséquences de l’égoïsme ne peuvent que singer tristement les vouloirs de la charité. Le pacifisme qui naît de la faiblesse ou de la peur a-t-il rien de commun avec celui qu’engendre l’amour ? Le communisme des disciples de Marx ou de Lénine n’est qu’un démarquage moins humain du communisme des disciples de saint Benoît ou du Poverello.

D’où certains malentendus. L’homme d’extrême gauche caricaturera la vérité religieuse devenue monstre informe, ou bien sera croyant sans le vouloir. De son côté, le croyant oubliera parfois l’esprit profond de sa foi et, combattant le monstre informe, paraîtra s’attaquer à la vivante vérité de tous les côtés méconnue. Le révolutionnaire antireligieux sera logiquement destructeur, négateur, prenant sa force dans la foule hurlante des vérités défigurées, ou il sera illogiquement mystique, s’attaquant par malentendu à la tradition visible qui sous-tend son invisible foi. Le croyant risque par réaction d’être paradoxalement conservateur. En réalité, il est le plus fécond des révolutionnaires parce que, respectant les apparences, il s’efforce à transformer les cœurs, et en attendant demande à chacun de faire de son mieux.

Écoutons Morus, homme d’État, humaniste et chrétien, qui n’a rien d’un nihiliste après avoir critiqué les mauvaises mœurs sociales, l’obscurantisme, la cruauté des lois, dénoncer la permanente conspiration des riches et des puissants contre les petits et les pauvres.

« Faut-il donc garder un silence respectueux sur tous les abus ? Nommera-t-on nouveauté, absurdité, impertinence, toute critique des maux engendrés par la méchanceté humaine ? Renonçons alors à nous appeler chrétiens, si nous devons taire ce que le Christ a enseigné. Presque tous les préceptes de Jésus condamnent les mœurs d’à présent plus que toutes mes critiques. » Et Morus, comme plus tard Pascal contre les casuistes, s’emporte contre certains prêcheurs, « gens insidieux et rusés », qui « accommodent la doctrine évangélique aux passions humaines ».

Hythlodée, son héros, évoque dans le premier livre de l’Utopie le rôle difficile d’un philosophe au gouvernement. Se supposant conseiller du roi de France, ce prédécesseur de Ruy Blas entend impatiemment les ministres préconiser une alliance avec les Vénitiens qui durera jusqu’à ce qu’on soit en état de les attaquer, ou bien dire qu’il faut prendre les Allemands à loyer, caresser les Suisses avec de l’argent, apaiser la divinité impériale avec de l’or, ménager le roi d’Aragon en lui offrant la Navarre qui ne lui appartient pas, amuser le prince de Castille avec quelque leurre d’alliance, acheter par des pensions des intelligences à sa cour, appeler les Anglais bons et fidèles alliés, mais les regarder au fond comme mortels ennemis et entretenir contre eux les dangereux voisins écossais, violer sourdement les traités et user sans scrupule de toutes les subtilités de la diplomatie. Hythlodée serait-il écouté s’il conseillait alors au roi de laisser les autres pays en repos et de se contenter de la seule France déjà trop grande pour être bien administrée par un seul homme3 ? Que lui répondrait-on s’il donnait l’exemple édifiant des Achoriens, « nation située sur le fleuve Euronoton, vis-à-vis l’île d’Utopie », qui eurent la sagesse d’obliger leur roi à renoncer à une conquête injuste, cause de troubles perpétuels ?

Que dire des expédients dont les gouvernements usent pour trouver des ressources, haussant la valeur des monnaies pour acquitter un emprunt, la baissant pour grossir leur épargne ; – faisant semblant d’entreprendre une guerre4 pour lever des impôts, jurant bientôt la paix sur l’Évangile et la faisant célébrer dans les temples, pour éblouir le peuple de l’humanité de son roi ; – déterrant certaines lois, toutes rongées des vers, si décrépites que, personne ne se souvenant de leur existence, tout le monde les a transgressées, ce qui permet de toucher des amendes (cette fois ce n’est pas seulement à la France que pense Morus, mais à Henri VII et même à Wolsey5), – interdisant des abus pour en tirer popularité, mais sans s’interdire de vendre à bon prix des dispenses ?... Que dire de la justice domestiquée ? Que dire des conseils que certains donnent au prince ? « Le roi ne saurait être trop riche, puisqu’il doit entretenir une armée. Le roi ne saurait agir injustement : tous les hommes et tous les biens lui appartiennent en propre, et chacun ne jouit de sa fortune qu’autant que le roi veut bien la lui laisser. Il importe même que les sujets aient peu de choses ou rien en leur possession, la pauvreté du peuple est la sauvegarde du prince. La richesse et la liberté inclinent à la révolte. Les hommes qui ne sont pas avilis par la misère et par l’esclavage supportent mal les commandements injustes. Au contraire, l’indigence et la disette abâtardissent les cœurs, rendent les hommes patients, enlèvent la fierté et le courage de la rébellion. »

À cette politique barbare le philosophe répondra : Tous ces conseils sont infâmes et tendent au déshonneur du roi dont la gloire et la sécurité consistent plus dans le bonheur du peuple que dans ses propres trésors. La société s’est donné des princes dans son propre intérêt et non dans celui des princes6. Comme un berger qui doit s’inquiéter de la nourriture du troupeau plus que de la sienne propre, les rois doivent veiller à la félicité du peuple plus qu’à leur propre bonheur. Bien loin que la pauvreté des sujets leur assure la paix, l’expérience montre que c’est parmi les gens désespérés et qui n’ont rien à perdre que s’élèvent le plus de troubles. Est-il glorieux de régner uniquement par l’injustice et grâce à la misère de tous ? Est-il de la dignité d’un roi de commander uniquement à des gueux ? Un homme qui regorgerait seul de richesse et de plaisirs pendant que tous les autres vivraient dans la souffrance ne serait pas un roi, mais un garde-chiourme. Les théoriciens qui basent leur système sur la gêne universelle ressemblent à un médecin qui ne pourrait guérir une maladie qu’en en donnant une autre. C’est la paresse et l’orgueil qui inspirent le mépris et la haine du peuple.

 

 

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Le parallélisme est frappant entre ces idées et celles qu’Érasme exprimait la même année dans son Institutio Principis Christiani.

En l’Anglais sir Thomas comme en Érasme de Rotterdam, il faut voir les champions de la morale chrétienne et « humaine » appliquée même dans ce domaine politique d’où l’Italien Machiavel, précisément à la même époque7, s’efforçait de la chasser. Le Prince chrétien et l’Utopie répliquent sans le connaître au Prince tout court du grand Florentin. Il s’agit de la civilisation tout entière. De même que Morus et son ami restent fidèles (et l’un jusqu’au martyre) à l’idéal universaliste de la Chrétienté (qui est aussi « l’Humanité ») contre les nationalismes naissants, de même ils tiennent pour la transcendance de la morale, et la loi suprême ne leur paraît pas être l’intérêt du prince. Comme Platon dont il s’est tant inspiré, sir Thomas pense (et c’est là l’idée fondamentale de la République) que le bonheur de l’État comme celui des individus est lié à la justice. De même, Érasme écrit à François Ier que les princes doivent « en leurs conseils prendre comme règle suprême la loi évangélique », ce qui est le leitmotiv du premier livre de l’Utopie8.

Les deux amis sont en parfait accord sur tous les points. À tel point que certains attribuèrent l’Utopie à Érasme9. Sous une autre forme, mais non moins catégoriquement que le Prince chrétien, ce livre condamnait l’égoïsme social, l’âpreté au gain, l’ambition ou l’oisiveté des classes dirigeantes, les abus de la propriété privée, la trop grande inégalité des fortunes, la trop grande sévérité des lois, le despotisme, la diplomatie rusée, la fausse monnaie, les monopoles, la spéculation et surtout la guerre. Les deux humanistes combattent, au nom de Platon et de l’Évangile, d’une part, la politique d’Aristote qui leur semble trop favoriser l’amour des biens temporels et l’individualisme ; d’autre part, la tendance autocratique de l’époque, qui altérait le principe de la loi en la faisant dériver de la volonté arbitraire d’un homme.

Pour Érasme et pour Morus, le prince ne doit pas gouverner dans son intérêt propre, mais se dévouer au bonheur de tous. Il est un père et non un maître. Le consentement général fait la légitimité de son pouvoir. Il est la « loi vivante », le « médecin de la république », l’organe du bien général comme l’œil est celui de la vision.

Enfin, il est peu d’écrivains qui aient trouvé pour parler de la guerre des accents aussi émouvants et aussi catégoriques que l’auteur des Adages10 et de la Querela Pacis11.

Peu d’auteurs ont si complètement approfondi cette question tragique qui fut toujours au premier rang de ses préoccupations12. Rien ne lui semble plus absurde, plus indigne d’un « homme » et d’un « chrétien », c’est-à-dire plus opposé à l’essence même de sa pensée que la guerre impie et que l’amour-propre national excessif, grâce auquel « pour le jour d’hui communément les Anglais haïssent les Français et non pour autre chose sinon qu’ils sont Français ; les Anglais haïssent les Écossais... les Italiens, les Allemands, ...et pareillement ainsi des autres... Pourquoi ces noms-là nous séparent-ils plus que le nom de Jésus-Christ qui nous est commun à tous, ne nous assemble et allie13 ? » Il sait que la guerre détruit les bonnes mœurs, sape les lois, met au premier rang les plus mauvais. Il sait qu’elle « ne paie pas », ruine souvent même le vainqueur, exige dix fois plus d’efforts qu’il n’en serait nécessaire pour assurer la prospérité dans la paix. Il venge « l’honneur du nom chrétien » contre ceux qui, falsifiant les textes sacrés, excusent les guerres injustes, incitent au massacre et en rendent complice l’Église du Prince de la Paix14. Il s’indigne que des chrétiens, partis en guerre pour conquérir un territoire, acquérir une gloire impie ou réclamer « un peu d’argent non payé, peut-être non dû », « osent offrir sur leurs autels la sacro-sainte victime » et participer au sacrement qui est par excellence celui de l’unité, communier à la chair et au sang du Christ, puis s’égorger mutuellement, alors que les Scythes barbares « considèrent comme des frères ceux avec qui ils ont échangé un peu de sang ou à la table desquels ils ont une fois mangé15 » !

Il n’est pas d’avis de faire sans raison la guerre aux musulmans, ces « demi-chrétiens » qui ne sont pas hors la loi ; car il sait quels intérêts inavouables et très matériels se voilent souvent du zèle pour la religion. Que les chrétiens commencent par être vraiment chrétiens16.

Sans doute, dit-il, on ne peut refuser aux États le droit de juste guerre, pas plus qu’aux magistrats le droit de punir ; mais tout doit être essayé avant de s’y résoudre, car la guerre est si mauvaise de sa nature que, même juste et inévitable, elle apporte plus de mal que de bien. Aussi Érasme propose-t-il tout un système d’arbitrage, d’éducation morale des princes, du clergé et des peuples, de propagande systématique contre la guerre17.

Les idées de Thomas Morus coïncidaient exactement avec celles de son ami. Mais, tandis qu’Érasme s’occupe plus spécialement de la justice internationale et de la paix, l’auteur de l’Utopie insiste surtout sur la justice sociale.

 

Quelle erreur de voir en Érasme un précurseur de Voltaire et d’Anatole France, le « père du monde moderne », dans le sens restreint que l’on donne à ce mot ! Sans doute il a lutté contre le dogmatisme vide et la scolastique dégénérée ; mais son humanisme, comme celui de Morus, est très différent du « scientisme » d’un Bacon. Il lutte contre le formalisme, non contre la haute intellectualité. Il résiste à la tendance puissante qui emporte les hommes d’État et les diplomates, élèves de Machiavel, précurseurs de Catherine de Médicis, de Louis XIV, de Richelieu, de Frédéric II et de Bismarck. Sans doute, le moralisme d’Érasme semble, à première vue, un peu étroit, un peu pragmatiste et antimétaphysique, mais cet aspect vient de ce qu’il avait à combattre le plus creux des dogmatismes (avec les mêmes arguments que l’Imitation), et au fond son humanisme tend à la plus haute intellectualité, à la vraie science qui « libère », de même qu’il tend au mysticisme, mourant aux choses sensibles et périssables pour vivre aux choses intelligibles et éternelles. « Le chemin de la vie spirituelle et parfaite, dit-il dans l’Enchiridion, c’est de se retirer peu à peu des choses qui ne sont pas vraiment, mais qui, en partie, semblent être ce qu’elles ne sont pas, et qui, en partie, s’écoulent et se hâtent de retourner au néant ; c’est de se tourner vers les choses qui sont vraiment éternelles, immuables et pures. »

Sans doute, il n’est pas un saint (et c’est peut-être ce qui lui a manqué pour imposer à son siècle et aux temps modernes une « renaissance » qui fût traditionnelle et un humanisme qui restât complètement religieux) ; mais on est souvent fort injuste pour lui. L’on pourrait trouver dans ses œuvres (si on lisait encore son beau latin souple, modernisé, vivant et nerveux), sous l’écorce des polémiques et des actualités contingentes, la quintessence d’une pensée platonicienne et chrétienne à la fois, l’amour de la vérité pour elle-même, moins l’orgueil de la science que le mépris apitoyé de l’ignorance méchante et de la folie, l’amour de l’intelligence, non point seulement au sens restreint, mais de celle qui est un don de l’Esprit-Saint, l’amour de cette Sagesse qui n’est pas seulement celle des hommes charnels, mais qui se déclare elle-même assise sur le trône divin, éternelle Sophia, incarnée en Jésus-Christ, lequel a ouvert la voie d’immortalité à ceux qui ne sont pas nés de la chair et du sang, mais aspirent comme Diotime à l’Éros céleste.

Loin d’ouvrir la voie à l’humanisme rationaliste irréligieux, Érasme et Morus marqueraient plutôt l’apogée, l’éclosion de toutes les tendances médiévales rectifiées. Le Dialogue cicéronien ne s’oppose-t-il pas violemment à cette résurrection du paganisme antique qui triomphait chez certains humanistes et dont Étienne Dolat se fit contre lui (et contre le bon sens) le champion fanatique ? En même temps que l’imitation littéraire servile, Érasme condamnait « le paganisme qui s’efforçait de relever la tête sous le voile de l’antique littérature renaissante18 ». Bien loin de se faire païen comme tant de savants italiens de son temps, ce qu’il demandait à l’Antiquité, c’était une leçon de sagesse chrétienne. Il la contemplait comme un miroir humain de l’éternelle vérité.

La sagesse chrétienne et la sagesse antique s’opposent pour lui si peu qu’il compare le « délire » platonicien, unissant celui qui aime à l’objet de son amour, à l’extase des mystiques, avant-goût de la future béatitude, et déclare que notre infirmité actuelle seule nous fait juger absurde la pure sagesse du Christ dont « la folie triomphe de toute la sagesse mondaine19 ».

Érasme et Morus sont des mystiques dans la mesure où ils ont le sens de l’Unité. C’est ce principe qui domine leur œuvre et leur vie. Le chancelier de Henri VIII meurt pour lui. L’érudit hollandais cosmopolite en fait le centre de sa philosophie morale et politique. Il sait que les maux de la guerre, aussi bien que les plaies sociales, ont pour racine l’égoïsme. Et il adresse cette admirable prière au Christ unificateur, « unique auteur et tuteur de la paix » :

« Ta nef menace naufrage. Ce sont nos fautes qui ont amené cette tempête... Tu apaisas un jour les flots... Toi seul as pu donner des lois au vieux chaos, associant harmonieusement les germes discordants et sans beauté des choses. Combien plus honteux ce chaos où il n’y a ni charité, ni foi, ni respect des traités et des lois, ni accord des croyances, mais où chacun chante son chant dans un chœur discordant ! Les astres roulent harmonieusement, les éléments savent garder leur ordre. Et Tu permettrais que Ton Épouse s’épuisât en dissentiments perpétuels ! Jadis Tu chassais les démons ; chasse aujourd’hui de Tes fidèles les esprits mauvais de l’ambition, de l’avarice, de la luxure et de la vengeance, maîtres de discordes. Crée en nous un cœur nouveau. Confirme Ton Église en cet Esprit par lequel Tu as associé la terre au ciel... »

 

 

 

Émile DERMENGHEM.

 

Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

 

1. L’ancien chancelier savait comment se faisaient les élections...

2. Les archives du procès se trouvent au Public Record Office de Londres, Baga de Secretis, VII, 3. – N’ayant pas les mêmes scrupules que les biographes anciens qui ne voulaient pas déshonorer leurs familles, nous pouvons donner ici les noms des juges et ceux des jurés. Juges du Banc du Roi : le chancelier Audley, le duc de Norfolk, John Fitz-James, lord chief justice, John Baldwinn, Richard Leicester, John Port, John Spelmann, Walter Lucke, Ant. Fitz-Hebert. – Jurés : Palmer, Peirt, Lowel, Chambers, Barbage, Stockmore, Leake, Billington, Browne, Parnet, Bellame, Stoakes.

3. Dans son Institutio Christiani Principis, Érasme déclare de même qu’il vaut mieux s’occuper de la bonne administration d’un pays plutôt que de son extension.

4. Comme Henri VII fit en 1492, remarque M. Cotterill, éditeur de l’Utopie en 1916.

5. En 1523 Wolsey, qui avait besoin d’argent pour sa grande politique (Shakespeare le lui reproche âprement dans son Henri VIII), réunit le Parlement aux Blackfriars et lui demanda 800 000 livres que devait fournir un impôt du double décime. Morus avait été élu malgré lui speaker, président de l’assemblée. Wolsey vint lui-même en grand apparat demander le subside. Un silence consterné suivit son discours. Morus se jeta à genoux devant le cardinal pour le supplier d’agréer un refus. – Dans son Institutio Principis Christiani, Érasme exprime des idées analogues, blâmant les taxes de guerre qui réduisent le pauvre au désespoir, disant que « le bon prince ne doit permettre l’augmentation ou la diminution de la valeur nominale des monnaies, selon que cela convient à ses finances ».

6. « C’est le consentement qui fait le prince », disent Érasme dans son Prince chrétien et Morus dans ses Épigrammes.

7. Machiavel écrit le Prince en 1514, montre le manuscrit à Laurent de Médicis en 1518, le publie en 1531. Morus publie l’Utopie à la fin de 1516, et Érasme le Prince chrétien au début de cette année.

8. L’Institutio Principis Christiani et la Querela Pacis d’Érasme ont, d’ailleurs, inspiré bien des idées « humanitaires » du Gargantua de Rabelais, du Cortegiano de B. Castiglione.

9. Lettre du 18 mai 1518.

10. Notamment le Dulce bellum inexpertis (« La guerre est aimée par ceux qui ne la font pas »...), parfois publié à part, et l’Aigle et le Scarabée.

11. 1517.

12. Exposant son attitude et ses travaux au franciscain Jean Gache, il commence par dire : « J’élève la voix contre les guerres que nous voyons depuis quelques années ébranler la chrétienté... »

13. Institutio principis christiani.

14. Querela Pacis et Colloques : Charon.

15. Querela Pacis.

16. Utilissima consultatio de bello Turcis inferendo. Fribourg, 17 mars 1530.

17. Prince chrétien, Querela Pacis, lettre à François Ier, 1523, Adage : Dulce bellum...

18. « J’ai donné un son chrétien aux belles lettres jadis presque toujours païennes », écrit-il en 1527.

19. Lettre à Dorpe, mai 1515, sur l’Éloge de la folie.

 

 

 

 

 

 

 

 

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