De la liberté et des lois de la nature

 

DISCUSSION DES THÉORIES PANTHÉISTES ET POSITIVISTES SUR LA VOLONTÉ

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Théophile DESDOUITS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MON ONCLE

 

M. BÉNARD

 

ANCIEN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

 

 

 

À M. CARO

 

PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE À LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS

 

 

 

TÉMOIGNAGE D’UNE PROFONDE RECONNAISSANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

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I. – Importance de la question. – Conséquences de la doctrine de la liberté. – La question de la liberté doit se résoudre par la conscience. Fausse méthode des déterministes, qui en cherchent la solution par le raisonnement. – Nécessité de réfuter leur doctrine pour ne pas laisser subsister d’antinomie entre la conscience qui me déclare libre et le raisonnement qu’on a souvent tourné contre la liberté.

II. – Deux principales formes du déterminisme, le panthéisme allemand et le positivisme. – Plan de l’ouvrage.

 

 

 

I

 

 

 

Quand la question de la liberté n’intéresserait que la psychologie et la morale, elle serait déjà une des plus curieuses et des plus importantes qui soient en philosophie. Mais elle est encore étroitement liée aux plus graves problèmes de la métaphysique ; car le fait du libre arbitre est absolument inconciliable avec le panthéisme et avec le matérialisme.

Néanmoins, par une singulière contradiction, les adeptes de ces systèmes que la liberté condamne n’ont pas toujours repoussé le mot de liberté. En admettant le nom, ils ont dénaturé le fait, et ont imaginé une liberté déterminée par quelque objet ou par quelque force extérieure. Ainsi entendue, la liberté peut trouver place dans n’importe quelle doctrine, même dans le fatalisme proprement dit. Par conséquent, pour réfuter le panthéisme et le matérialisme, il ne suffit pas d’établir que l’homme est libre, sans rechercher en quoi consiste sa liberté. Il faut prouver que notre volonté est indéterminée, c’est-à-dire qu’elle se détermine elle-même et par elle-même, qu’elle est le principe premier, la seule cause efficiente de nos actes, qu’elle échappe à toute loi, et que cette indétermination est l’essence même de la liberté.

Si je suis réellement libre dans ce sens, mon âme ne peut être une fonction ni une résultante des fonctions de mes organes, puisque toute fonction organique est déterminée suivant des lois constantes. De plus, en me sentant cause de mon activité, je me distingue de la pluralité des êtres qui m’environnent ; je me pose comme une personne, et par là j’échappe au panthéisme. Enfin, en reconnaissant, par la conscience que j’ai de moi-même, l’identité de la cause et de la personne, je suis amené à concevoir toute cause première, et par conséquent Dieu, non comme une substance universelle, une abstraction logique, mais comme un être personnel.

Ainsi, la liberté d’indétermination 1 est un fait qui porte avec lui la démonstration du spiritualisme. Mais ce fait lui-même est-il bien établi ? Sans doute les philosophes ne sont pas tous d’accord sur le caractère indéterminé de la liberté. Toutefois, en y réfléchissant, on voit que cette diversité d’opinions tient à la diversité des méthodes employées pour résoudre ce problème. Les psychologues, qui se contentent d’observer, et qui mettent l’évidence de la conscience au-dessus des subtilités du raisonnement, se prononcent le plus souvent pour la liberté d’indétermination. Les métaphysiciens, au contraire, sont portés au déterminisme. Préoccupés surtout de l’unité et de l’ordre qui doivent régir le monde moral aussi bien que le monde physique, ils ont souvent négligé cet élément de variété et de désordre qu’on appelle la liberté, et qui est comme un empire dans un empire. Ils ont essayé de plier la liberté à leurs systèmes, en la dénaturant et en la réduisant soit à une obéissance passive, soit même à une simple abstraction.

De ces deux méthodes, qui conduisent à des résultats si différents, laquelle doit être considérée ici comme légitime ? Il s’agit d’examiner un fait intérieur et de se prononcer sur sa nature. Or, les faits se constatent par l’expérience et ne se concluent pas par le raisonnement. La physique, avant Bacon, raisonnait au lieu d’observer, et construisait la nature a priori ; il est tout aussi peu raisonnable de faire de la psychologie a priori, et de raisonner pour ou contre un fait, quand on pourrait l’observer. C’est à la conscience et non au syllogisme qu’il appartient de décider si nous sommes ou non les maîtres de nos déterminations. En vain on récusera son témoignage, en vain on dira, comme Leibniz et comme Spinoza, que la conscience peut se faire illusion. Si on admet cette fin de non-recevoir, il faut tout mettre en doute, jusqu’à notre propre existence ; car la même faculté me révèle que je suis et que j’ai le pouvoir de me déterminer moi-même. Le sens intime est donc le seul juge compétent sur la question qui nous occupe. Tout revient à savoir si son témoignage est assez clair pour entraîner notre assentiment.

Lorsque j’ai accompli un acte, ma conscience m’affirme très positivement que j’ai fait ceci, mais que j’aurais pu faire cela. Quand je me reproche une faute, je sens clairement que j’aurais pu ne pas la commettre ; autrement j’aurais des regrets, mais non des remords. C’est donc moi qui fais que mon acte est d’une sorte et non d’une autre ; c’est moi qui donne à mon acte telle ou telle qualité au lieu de telle ou telle autre. Or, donner à une chose son caractère particulier, en constituer la nature, la valeur, les qualités, et en exclure les qualités contraires, n’est-ce pas précisément ce qui s’appelle la déterminer ? Ainsi, toutes les fois que je me dis : « J’aurais pu faire autrement », je proclame instinctivement le pouvoir que j’ai de déterminer moi-même mes actes.

Non-seulement je sens que je possède cette faculté de me déterminer, mais c’est uniquement en moi que j’ai pu trouver la notion d’une cause déterminante. En effet, cette idée ne provient pas exclusivement de la raison, et l’on ne peut en aucune façon en chercher l’origine dans l’expérience externe. La raison m’apprend bien que tout effet a une cause, mais elle ne nous dit pas ce que c’est qu’une cause ; elle ne nous explique pas le sens de ce mot ; elle nous oblige seulement à appliquer cette notion, une fois comprise, à l’universalité des choses. Il reste donc à chercher où nous avons appris la signification du mot cause, où nous avons vu et senti une cause, où nous avons trouvé le type d’une force déterminante. Serait-ce dans la nature ? Non, car la nature nous offre des objets déterminés et non des sujets déterminants. Nous voyons l’univers qui nous entoure soumis à des mouvements réguliers, mais la cause de ces mouvements nous échappe ; nous ne connaissons que les effets. Les lois même, que nous constatons au moyen de l’induction, ne sont pas la cause de ces effets, car elles ne sont que des séries constantes d’effets 2. En un mot, dans la nature, nous ne voyons que des phénomènes successifs, et nous ne découvrons point de causes. C’est donc l’expérience interne qui seule a pu nous offrir le type d’une force déterminante. Nous ne savons la valeur du mot cause que parce que nous sommes nous-mêmes cause, et cause véritable, c’est-à-dire cause première ; (car une cause seconde ne mérite pas ce nom, et n’est qu’un instrument propre à communiquer un mouvement reçu, mais incapable d’en commencer un par soi-même).

Tenons donc pour assuré que nous sommes les auteurs de nos déterminations. La conscience, dont les jugements sont sans appel, nous le révèle, et elle seule a pu nous donner la notion de cause. Quand même le raisonnement contredirait sur ce point l’affirmation de la conscience, on serait en droit de rejeter d’avance ses conclusions, car il n’y a pas de vérité contre la vérité.

Mais alors pourquoi discuter les systèmes déterministes ? Ne suffit-il pas de dire qu’ils sont faux puisqu’ils contredisent un fait évident ? Sans doute, cette fin de non-recevoir est légitime ; néanmoins, si elle suffit à l’homme qui ne cherche la vérité que pour lui-même, la science ne peut s’en contenter : tout en rejetant les doctrines déterministes au nom du sens intime, elle doit les examiner dans le détail, pour montrer par où elles sont fausses, et pour mettre en lumière les paralogismes qu’elles renferment. Si la philosophie se retranchait uniquement derrière le témoignage de la conscience et refusait la discussion, les sceptiques pourraient en conclure que la conscience et la raison se contredisent, et que la vérité n’est d’aucun côté. D’ailleurs, sans être sceptiques de profession, il est difficile aux hommes qui réfléchissent de ne pas être troublés dans leurs convictions les plus profondes par l’apparente rigueur des arguments qu’on leur oppose. Il importe donc de détruire cette apparence de rigueur et d’exactitude, d’énumérer les assertions sans preuves ou les conclusions téméraires sur lesquelles s’appuient les déterministes ; en un mot, de montrer que le raisonnement, à moins de s’égarer, ne contredit jamais les affirmations du sens intime.

 

 

 

II

 

 

 

Le déterminisme a affecté bien des formes ; on peut les ramener à deux principales : le déterminisme théologique, qui met en Dieu la cause unique de nos actes, et le déterminisme cosmologique, qui suppose notre volonté soumise, comme les forces matérielles, aux lois de la nature.

De ces deux systèmes, le premier est le moins dangereux pour la cause de la liberté, parce qu’il repose sur une inconséquence. En effet, comment croire en Dieu sans croire à la morale, et comment croire à la loi morale, si la volonté est soumise à la nécessité ? Aussi les objections du déterminisme théologique (spécialement celles qu’on a tirées de la Prescience et de la Providence) sont plutôt de nature à étonner l’esprit humain qu’à le faire hésiter dans sa foi à la liberté 3 ; et si, à de rares époques de l’histoire, au XVIe siècle, par exemple, le fatalisme s’est appuyé sur l’idée de la Toute-Puissance de Dieu, c’est une contradiction morale dont le spiritualisme n’a guère à s’inquiéter aujourd’hui.

Au contraire, le déterminisme cosmologique, parfaitement conséquent avec lui-même, a besoin d’être réfuté dans ses conclusions et dans son principe. Il pose d’abord comme un axiome indiscutable que tout phénomène, produit dans le temps ou dans l’espace, est déterminé par les lois de la nature ; et comme cette proposition est vraie dans le domaine des sciences physiques, l’esprit, trompé par l’analogie, l’applique volontiers aux actes de notre âme elle-même. En vertu de cet axiome, rien n’échapperait à l’action des lois naturelles : le pouvoir de se déterminer soi-même impliquerait contradiction ; ce serait un effet sans cause. Cette doctrine, déjà exposée par Kant dans les Antinomies, est devenue celle des panthéistes allemands et des positivistes. Les uns et les autres refusent à la volonté le pouvoir de se déterminer par son propre mouvement ; seulement, les panthéistes essayent de concilier le déterminisme avec la liberté ; les positivistes, plus conséquents, se soucient peu de sauver même le nom de la liberté. Pour réfuter les premiers, il suffit de montrer qu’en voulant concilier la liberté avec leur système, ils la définissent mal, en dénaturent le caractère, et qu’en dépit de leurs efforts le déterminisme est un fatalisme déguisé. Quant aux positivistes, qui ne reculent guère devant les conséquences fatalistes de leur doctrine, il sera nécessaire de leur prouver que leur principe est faux, que les lois de la nature, loin d’absorber ma propre causalité, sont destituées elles-mêmes de toute causalité ; en un mot, qu’elles ne sont pas des causes déterminantes, mais au contraire des effets déterminés par une force libre, supérieure à la nature.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

_______

 

 

DU DÉTERMINISME

 

DES

 

PHILOSOPHES ALLEMANDS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE Ier

 

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ANTÉCÉDENTS

 

DU

 

DÉTERMINISME COSMOLOGIQUE

 

 

 

I. – Abus du principe de causalité. Des stoïciens. Admettre une série infinie de causes, c’est n’admettre de causes nulle part. – Analogie du déterminisme de Leibniz avec celui des philosophes allemands modernes.

II. – De la raison suffisante. – Exemples d’actions accomplies sans raison déterminante.

III. – En quoi la doctrine de l’harmonie préétablie peut mener, comme l’a vu Schelling, à la philosophie de l’identité ?

 

 

 

I

 

 

 

Avant d’entreprendre la discussion du déterminisme cosmologique, tel qu’il a été formulé par Kant et professé par ses successeurs, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur le stoïcisme et sur le système de Leibniz, à cause des analogies frappantes qu’ils offrent, en certains points, avec les doctrines qu’on se propose ici de combattre.

Tout déterminisme repose sur l’abus du principe de causalité 4. On raisonne ainsi : Il n’y a point de phénomène sans cause ; or une cause est une force agissante ; il faut qu’il y ait un principe qui la détermine à agir ; ce principe d’action peut être considéré à son tour comme déterminé par une autre cause qui lui est supérieure, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Ce qui est cause de tel ou tel phénomène que je vois se produire, est effet par rapport à une cause supérieure. Ainsi, nulle cause n’est première ; il n’y a partout que des causes secondes. Par là, les stoïciens ont été amenés à admettre un enchaînement infini de causes, dont aucune absolument n’agit par libre choix. « La première heure », dit Sénèque, « dispose de toute la suite de notre vie ; une longue chaîne de causes et d’effets liés entre eux entraîne tous les évènements publics et particuliers 5. » Cette force fatale qui régit le monde, Sénèque l’appelle Dieu, et même Providence. Mais, au fond, le Dieu des stoïciens n’est autre chose que la nature matérielle : « C’est un feu, un esprit de feu, tendu dans tout l’univers, qui le pénètre, qui l’embrasse, qui le tient, l’occupe à la fois par le dedans et par le dehors, qui en enchaîne et en unit toutes les parties par un lien indissoluble. En conséquence, tout est assujetti à la nécessité. Dire que quelque chose se fait sans cause, c’est dire que quelque chose ne vient de rien. Tout ce qui arrive dans le monde forme une chaîne indissoluble de causes et d’effets, dépendants les uns des autres, dans l’ordre même des temps. Tout est fatal : la contingence se réduit à ce qu’il est des causes qui nous sont inconnues. Il n’y a de hasard, il n’y a de liberté que pour notre ignorance 6. » Ainsi la nécessité naturelle, dans le système stoïcien, régit et détermine toutes choses. C’est déjà le déterminisme cosmologique tel que Kant le formule en disant : « Supposez qu’il y ait une liberté... tout commencement d’action suppose un état de la cause encore non agissante ; et un commencement dynamiquement premier de l’action suppose un état qui n’a aucun rapport de causalité avec le passé de la même cause, c’est-à-dire qui n’en résulte en aucune manière. La liberté est donc opposée à la loi de causalité 7. » En d’autres termes plus clairs, toute cause agit en vertu d’une cause précédente ; aucune cause n’est première, aucune cause n’est libre.

Il semble, au premier abord, que cette négation de toute cause première, de toute cause commençant par elle-même une série de mouvements dans le temps et dans l’espace, soit la stricte application du principe de causalité ; mais, en y réfléchissant, on peut se convaincre qu’une telle doctrine est au contraire la négation absolue de la causalité. S’il n’y a pas de cause première, il ne saurait y avoir de causes secondes : une série de mouvements sans premier moteur est une absurdité. D’ailleurs, quand même le déterminisme passerait par-dessus cette contradiction, les causes secondes, dont il admet l’existence, ne sont pas, à proprement parler, des causes ; ce ne sont que des instruments. Prenons un exemple bien simple : un ouvrier soulève une pierre avec un levier ; ce levier est la cause seconde du mouvement de la pierre ; mais comme le mouvement du levier est lui-même déterminé par le mouvement que la volonté communique à la main, on ne donne pas au levier le nom de cause ; on l’appelle instrument : le sens commun ne se trompe pas sur cette distinction, et le langage l’a consacrée. La main n’est à son tour qu’un instrument au service de l’ouvrier : sa volonté mérite seule le nom de cause ; aussi dira-t-il : « J’ai soulevé une pierre », et non pas : « Ma main a soulevé cette pierre. »

Supposons maintenant, avec les déterministes, que la volonté de l’ouvrier ne fasse que suivre elle-même l’impulsion d’une force supérieure et qu’obéir à une détermination imposée par son tempérament, par ses désirs, par sa pensée. Il ne devra pas dire : « J’ai soulevé cette pierre avec ma main », mais : « Mon tempérament, mes désirs, mes idées ont soulevé cette pierre avec ma volonté. » Tout le monde traiterait d’insensé un homme qui parlerait ainsi ; car le sens commun n’admettra jamais que la volonté de l’homme soit purement et simplement la première pièce d’un système de leviers, mise elle-même en mouvement par une force supérieure. Si nous la regardons comme une cause, c’est qu’elle imprime un mouvement sans le recevoir. Ainsi, les véritables causes sont des forces libres. Les forces déterminées ne font que communiquer un mouvement, mais ne le produisent pas ; or, il est impossible qu’un mouvement soit communiqué sans avoir été produit ; par conséquent, les causes secondes supposent une cause libre, dont elles ne font que prolonger l’action.

La liberté est donc, non pas la négation, mais au contraire la condition de la loi de causalité. Tout enchaînement de phénomènes exige que l’on admette la liberté à l’origine. Mais si elle a existé au commencement, les lois de la nature sont contingentes ; la nécessité ne règne plus, si ce n’est là où il a semblé bon à Dieu de l’établir ; dès lors, on n’a plus de raison pour déclarer la liberté de l’homme impossible a priori. Les objections cosmologiques contre le libre arbitre disparaissent ; il ne reste plus que les objections théologiques, presque oubliées aujourd’hui et surtout très-dédaignées par les systèmes dont on se propose ici la réfutation.

Parmi les philosophes antérieurs à Kant, que l’abus du principe de causalité a conduits au déterminisme, il faut signaler Leibniz. Sans doute c’est à Dieu et non pas à la nature que Leibniz attribue la détermination de nos actes ; mais, dans son système, la volonté de Dieu est déterminée, comme celle de l’homme, par l’idée du meilleur ; ainsi, le principe premier de toute détermination est l’idée, c’est-à-dire un rapport logique : par là, le système de Leibniz offre une certaine analogie avec celui de Schelling et de Hegel. Il est donc nécessaire de le discuter ici.

« Aucune détermination ne saurait venir d’une volonté par avance indéterminée ; ce serait admettre qu’une détermination vienne de rien 8. » Tel est le principe fondamental de la doctrine de Leibniz sur la liberté. Elle diffère de celle des stoïciens en ce que, suivant ceux-ci, c’est dans une cause efficiente antérieure qu’il faut chercher le premier principe de toute détermination, tandis que, suivant Leibniz, c’est dans la cause finale. Toutes nos actions, dit-il, sont déterminées par l’idée du meilleur possible 9 ; en effet, l’homme n’aurait pas de raison suffisante pour se porter vers un bien moins considérable s’il en connaissait un plus grand 10. Ainsi, comme le bien est le but, la cause finale de mes actions, il résulterait de la doctrine de Leibniz que mes actes sont déterminés, non par la force de ma volonté, mais par le but qu’elle se propose d’atteindre ! La cause finale remplit le rôle de la cause efficiente ! C’est comme si le but que vise un archer produisait lui-même le mouvement de la flèche et lui imprimait sa direction. Un système peut admettre cette théorie, le bon sens n’y consentira jamais.

D’ailleurs conçoit-on comment l’idée du bien pourrait déterminer nos actions ? L’idée est, de sa nature, une abstraction ; une abstraction n’est pas un être, et par conséquent ne saurait ni agir ni imposer une action à un être quelconque. Mettre le principe de l’action non dans l’être, mais dans l’idée, c’est donner à l’idée abstraite autant de réalité qu’à l’être, c’est substituer l’idéalisme au dynamisme. Ajoutons que cette doctrine de la raison suffisante, ou plutôt de la raison déterminante, conduit au fatalisme. En vain Leibniz soutient qu’un acte, même déterminé, peut s’appeler libre 11 s’il est contingent, s’il est spontané, si enfin il est accompli avec connaissance. Ces trois conditions, même réunies, ne sauraient constituer la liberté. D’abord, la contingence est le caractère de tous les faits, quels qu’ils soient ; car la nécessité n’existe que dans l’ordre des idées, et non dans celui des faits ; la chute d’une pierre est contingente, puisqu’elle ne résulte que d’une simple nécessité physique, entièrement différente de la nécessité mathématique. Si la contingence était la liberté, le soleil se lèverait librement, la boule que je pousse obéirait librement à ma main. La contingence n’appartient donc pas aux actes libres en tant qu’ils sont libres, mais en tant qu’ils sont des actes, en tant qu’ils sont des faits ; par conséquent, ce caractère ne doit pas entrer dans la définition de la liberté.

Quant à la connaissance distincte, elle est sans doute une condition indispensable de l’acte libre. Toutefois elle ne suffit pas : je puis connaître très-distinctement que j’ai mal à la tête, que je suis blessé ; et personne ne prétendra que j’éprouve librement ces douleurs dont j’ai conscience.

Enfin, la spontanéité constitue-t-elle la liberté ? Non assurément, si on prend ce mot dans le sens que lui donne Leibniz. D’après la doctrine établie dans la monadologie, un acte est spontané quand il résulte de l’impulsion déterminante imprimée par le Créateur à toutes les substances simples. Or, le soleil en se levant et en se couchant, la plante en se développant, l’animal en respirant, agissent en vertu de la force qui fait l’essence de leur nature, tout aussi bien que l’homme qui pense et qui veut.

Comment donc la liberté consisterait-elle dans la réunion de plusieurs caractères qui appartiennent aux actes involontaires ? Si la doctrine de Leibniz n’admet pas d’autre liberté que la contingence, la spontanéité et la conscience, il est évident qu’elle mène au fatalisme, et qu’il faut choisir entre la croyance à la liberté et la théorie de la raison suffisante.

 

 

 

II

 

 

 

Le choix ne saurait être douteux, si l’on fait attention que la conscience de ma liberté est un fait évident, une vérité première, une donnée du sens commun, tandis que la théorie de la raison suffisante repose sur une série d’arguments au moins obscurs et contestables. « Opposera-t-on à cette vérité : je suis libre, une proposition plus claire, par la force du raisonnement suivant que quelques-uns font valoir : L’homme portant toujours sa volonté à ce qu’il juge le meilleur, il ne peut la porter à ce qu’il juge le moins bon ? Mais cette seconde proposition, loin d’être aussi claire et aussi certaine que la première, est un fond inépuisable de discussions entre les plus subtils esprits 12.... Quelque chose donc qu’on puisse opposer à ce que pense le genre humain sur la question de la liberté de l’homme, ce ne sera pas un principe plus clair, plus plausible, plus immédiat, plus intime à l’esprit humain que le sentiment de la liberté 13. »

Ainsi le principe de la raison suffisante, par son obscurité même, ne saurait prévaloir contre l’idée parfaitement claire de la liberté. De plus, ce principe est équivoque, et s’il a séduit beaucoup de philosophes, c’est que, sous une apparence de vérité évidente, il cache une erreur des plus graves.

En effet, si on le prend à la lettre, il semble qu’il signifie tout simplement : « Pour vouloir une chose, il faut avoir un motif valable ou tout au moins plausible. » Interprété ainsi, ce principe est vrai et n’est pas contraire à la liberté. J’hésite entre deux partis qui offrent l’un et l’autre certains avantages : quel que soit celui que j’aurai pris, j’aurai eu un motif d’agir. Un négociant délibère s’il partira pour l’Amérique : le désir d’augmenter sa fortune est une raison suffisante pour qu’il s’embarque ; mais d’un autre côté, l’amour du repos surtout s’il est âgé, s’il est fatigué, si sa fortune est déjà belle, est une raison suffisante de rester en France. Un bien, un avantage, une satisfaction quelconque est par sa nature même une chose souhaitable ; ainsi la volonté en tendant vers ce bien a une raison suffisante pour agir. Mais, en disant qu’un bien quelconque suffit pour que l’homme agisse, on doit entendre seulement par là que la présence de ce bien rend l’action possible, et non pas qu’elle la rend nécessaire. Le mot suffisant ne saurait avoir un autre sens. Quand on dit d’un homme qu’il a une fortune suffisante pour acheter un château, veut-on dire par là que sa fortune le force à l’acheter, ou qu’elle lui permet de l’acheter ? Suffire, c’est donc permettre, rendre possible. Leibniz détourne étrangement ce mot de son sens naturel en le faisant synonyme de forcer, de déterminer. S’il y a, dit-il, un plus grand bien, je ne puis me déterminer pour un moindre ; le meilleur possible est seul une raison suffisante d’agir ! Or, comme il n’y a qu’un meilleur, il n’y a qu’une seule raison suffisante ! Ainsi, de plusieurs partis un seul est possible ; par conséquent, le choix libre est supprimé. De cet étrange abus de mots résulte pour l’esprit une véritable illusion ; nous admettons le principe de la raison suffisante, parce que, pris à la lettre, il est vrai ; Leibniz l’interprète dans un sens tout particulier ; notre esprit ne s’aperçoit pas de l’erreur où le conduit cette interprétation, et suit le philosophe dans toutes les conséquences qu’il en déduit ; entraînés par le raisonnement, de ce que la présence d’un motif est nécessaire, nous en concluons que le motif nécessite nos actes. Pour éviter ces équivoques et ces confusions, au mot de raison suffisante, substituons celui de raison déterminante, qui a l’avantage d’exprimer plus exactement la pensée de Leibniz, et examinons si nos actions sont réellement déterminées par l’opinion que nous avons du meilleur possible.

Pour être déterminés au parti le meilleur, il faudrait d’abord savoir quel est le meilleur. Or, il est bien des cas où nous ne le savons pas et où cependant nous agissons. D’ailleurs, ce qui est meilleur à un point de vue est moins bon à un autre. Pour revenir à l’exemple du négociant, il est meilleur pour sa fortune d’aller en Amérique ; il est meilleur pour sa santé de rester en France. Dira-t-on que la santé est un plus grand bien que la richesse, et qu’il fera mieux de préférer le parti meilleur pour sa santé au parti meilleur pour sa fortune ? On pourrait répondre qu’il ne s’agit pas seulement de sa fortune, mais de celle de ses enfants, et que l’avenir de ses enfants doit toucher un bon père plus que les intérêts de sa propre santé. Il y a des motifs pour et contre, et il n’est pas facile de juger quels sont les meilleurs. Le négociant se décidera pourtant à l’un des deux partis, et sera si peu certain d’avoir choisi le meilleur qu’il regrettera peut-être un jour sa détermination.

En un mot, nous hésitons souvent entre plusieurs motifs, entre plusieurs raisons suffisantes ; cependant nous nous déterminons. La volonté agit avant que le jugement ait prononcé définitivement, et si, dans le moment où nous nous décidons, nous jugeons le parti que nous prenons préférable à l’autre, c’est que l’effort de notre volonté, en se portant à ce parti, arrête en même temps notre attention sur les avantages qu’il nous offre.

Il peut d’ailleurs se présenter des cas où plusieurs partis sont également bons. Je dois cent francs à un marchand, et j’ai dans mon portefeuille deux billets de banque absolument semblables. Ai-je une raison de payer ma dette avec l’un plutôt qu’avec l’autre ? Serai-je, faute d’une raison qui me déterminera à prendre celui-ci plutôt que celui-là, réduit à l’impossibilité de payer ce que je dois ? Il est évident que je choisirai indifféremment. Dira-t-on que j’aimerai mieux me défaire du plus vieux billet et garder le plus neuf ? Mais je les suppose absolument semblables ; il serait étrange que, pour pouvoir payer mes dettes, il fallût absolument ou n’avoir qu’un seul billet, ou en avoir un plus vieux que l’autre.

Enfin, nous agissons souvent témérairement, c’est-à-dire que, même entre deux partis inégalement bons, nous prenons le pire sans avoir examiné. Est-ce la vue du meilleur qui nous détermine avant de savoir quel est le meilleur ? Si l’on soutient que c’est néanmoins un jugement qui nous décide, ce ne peut être assurément qu’un jugement téméraire ; or, ce pouvoir que nous avons de former des jugements téméraires est précisément la preuve que notre volonté, au lieu de dépendre du jugement, le fait souvent taire et en précipite les arrêts. C’est une souveraine absolue qui n’écoute les raisons que lorsqu’elle le veut bien ; elle est sa raison à elle-même.

 

            Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.

 

Sans ce pouvoir que possède la volonté d’interrompre les délibérations de l’esprit et de lui arracher des arrêts inconsidérés, l’homme éviterait, comme l’a bien remarqué Descartes, la plupart des erreurs où il tombe chaque jour. C’est donc le jugement qui, dans ce cas, obéit au dictamen de la volonté, et non la volonté qui se soumet au dictamen du jugement.

Néanmoins, en dépit des faits, les déterministes ne peuvent se résoudre à admettre ce pouvoir arbitraire de la volonté. C’est à leurs yeux une monstruosité qui ne saurait exister dans la nature. Il n’est pas bon, pensent-ils, que l’homme ait la liberté d’agir contre la raison. « Que penserions-nous », dit Bayle (que Leibniz a trop souvent cité en l’approuvant sur la question de la liberté), « d’une âme qui raisonnerait ainsi : Je connais clairement que ce sont des biens pour moi... cependant je ne veux pas les aimer : je veux les haïr ; mon parti est pris, je l’exécute 14 ? » – Nous penserions que cet homme est déraisonnable. Est-ce donc une chose si rare ?

« Si l’homme », continue Bayle, « a une liberté indépendante de la raison, il sera le plus indisciplinable des animaux 15. »

On accorde volontiers cette conséquence. Il est certainement plus facile de dresser des animaux que de gouverner des hommes.

« Tous les conseils, tous les raisonnements du monde pourront être très-inutiles : vous lui éclairerez, vous lui convaincrez l’esprit, et néanmoins la volonté fera la fière et demeurera immobile comme un rocher :

 

            « Non magis incepto vultum sermone movetur

            « Quam si dura silex aut stet Marpesia cautes. »

 

Un tel entêtement n’est que trop dans la nature. Homère a-t-il donc fait une peinture invraisemblable en représentant Achille sourd aux prières de Phœnix et à l’éloquence d’Ulysse ?

Sans ce pouvoir d’être déraisonnable, l’homme n’aurait aucun mérite à écouter la loi de la raison et ne mériterait aucun châtiment quand il fait le mal. Si nos fautes sont déterminées par une opinion fausse du meilleur, pourquoi est-ce à nous que la responsabilité de nos actes incombe ? Nous n’en sommes pas les auteurs ; nous n’en sommes que les agents : la volonté du meurtrier n’est pas plus responsable que le poignard ou l’épée dont il s’est servi pour perpétrer son crime. Dès lors, comment s’expliquer les châtiments et les récompenses ? Où est leur utilité ? Où est leur justice ?

À cette question Leibniz répond, en citant Bayle, que, si les hommes agissaient fatalement, on aurait encore le droit de les punir ; car la crainte du châtiment contribuerait à les incliner vers le bien : « On inflige des peines à une bête, quoique dénuée de liberté, quand on juge que cela peut servir à la corriger : c’est ainsi qu’on punit les chiens et les chevaux, et cela avec beaucoup de succès. On infligerait encore aux bêtes des peines capitales, si ces peines pouvaient servir d’exemples ou donner de la terreur aux autres. Rorarius, dans son livre de la Raison des bêtes, dit qu’on crucifiait les lions en Afrique, pour éloigner les autres lions des villes et des lieux fréquentés, et qu’il avait remarqué, en passant par le pays de Juliers, qu’on y pendait les loups pour mieux assurer les bergeries... Ces procédures seraient toujours bien fondées si elles servaient 16. »

On comprendrait ce raisonnement, si les hommes étaient des lions et des loups ; le châtiment ne serait plus alors qu’une mesure de sûreté, et devrait être proportionné uniquement à la gravité du danger matériel que tel ou tel acte fait courir à la société. Les législateurs ont jugé bon d’en décider autrement ; et, chez tous les peuples civilisés, les lois ne tiennent pas seulement compte de l’intérêt de la société, elles considèrent l’intention, c’est-à-dire la détermination volontaire. Un fou qui a la monomanie du meurtre et de l’incendie est beaucoup plus dangereux qu’un assassin doué de raison : on se contente cependant d’enlever au premier les moyens de nuire, et on punit le second avec la dernière sévérité. Les lois supposent donc la responsabilité morale ; elles punissent le criminel, non pas d’avoir accompli un crime matériel, mais de s’y être déterminé lui-même et par lui-même. Ôtez la liberté d’indétermination, et le coupable pourra toujours rejeter le crime sur une erreur.

Ainsi, la doctrine de la raison suffisante, si on entend ce mot, comme Leibniz, dans le sens de raison déterminante, est contraire au sens commun. Nous ne sommes pas déterminés par l’idée du meilleur, car notre volonté est, de sa nature, indéterminée ; et, fût-elle déterminée, ce ne pourrait être par une idée, par un rapport logique, par une pure abstraction. Mais peut-être que par l’idée du meilleur il faut entendre Dieu lui-même, et non une idée abstraite. Cette interprétation serait assez conforme à la doctrine générale de Leibniz ; toutefois elle laisse subsister l’objection. Suivant l’auteur de la Théodicée, Dieu ne possède pas plus que l’homme la liberté d’indétermination ; or, sans le pouvoir de se déterminer arbitrairement, Dieu ne serait plus qu’une puissance fatale, et se confondrait avec la nature elle-même. En effet, s’il ne peut faire que le meilleur possible, comme tout ce qui n’est pas Dieu est imparfait, il semble qu’il n’ait dû produire que lui-même et que la nature lui soit égale. Nous arrivons par là au panthéisme. Pour échapper à ces conséquences, pour concilier la Toute-Puissance de Dieu avec l’existence d’un monde distinct de lui, il faut admettre qu’il a librement choisi parmi tous les possibles le monde qu’il lui a plu de créer et le degré de perfection qu’il a daigné lui donner. Entre cette hypothèse et celle d’un Dieu soumis à la nécessité, il n’y a pas de milieu.

Ajoutons que, si on lui refuse la liberté d’indétermination, qui est la véritable et seule liberté, Dieu n’est plus qu’un être métaphysique et sans existence réelle. En effet, sa personnalité ne consiste ni dans son éternité, ni dans son immensité, ni dans la nécessité de son existence. Ce qui fait de Dieu un Être, c’est son action, c’est sa bonté unie à sa sagesse. Or, sa bonté ne résulte pas seulement de sa nature, mais aussi de son choix ; et c’est pour cela que jamais l’homme n’a remercié Dieu de son éternité, de son infinité, tandis qu’il le remercie tous les jours de sa bonté. La reconnaissance est-elle autre chose qu’un sentiment d’amour excité par un bienfait librement accordé ? Si Dieu était déterminé uniquement par sa nature à me faire du bien, si je ne croyais pas, avec le sens commun, qu’il me fait du bien tout en pouvant ne pas m’en faire, je ne lui serais pas plus reconnaissant de ses bienfaits que de sa présence en tous lieux. Je l’admirerais, je ne l’aimerais pas, absolument comme j’admire la nature dans sa grandeur et sa beauté ; ou plutôt, ce Dieu que je ne pourrais aimer, que je ne pourrais prier, – à quoi servirait la prière si Dieu n’était pas libre ? – serait-il autre chose que la nécessité naturelle ? Quand même cette nécessité naturelle serait réglée par les lois de la raison, je n’échapperais au panthéisme de Spinoza que pour tomber dans celui de Schelling et de Hegel.

 

 

 

III

 

 

 

Telles sont les analogies que la doctrine de la raison suffisante, destructive de la responsabilité humaine et même de la personnalité divine, semble offrir avec les systèmes allemands modernes. Mais ces analogies deviennent encore plus frappantes quand on examine la théorie de l’harmonie préétablie, dont Schelling a su s’emparer, pour en déduire des conséquences qui ont échappé à Leibniz, et pour en faire la base de sa doctrine sur l’identité de la nature et de l’esprit.

Leibniz avait imaginé cette hypothèse pour expliquer les rapports de l’âme et du corps. Comment se fait-il que mon bras se lève juste au moment où ma volonté lui ordonne de se lever ? Est-ce l’âme qui agit directement sur le corps ? Cette explication serait assurément la plus simple de toutes et la plus conforme au sens commun ; mais Leibniz n’admet pas que deux substances, deux forces, aient la puissance d’agir directement l’une sur l’autre ; si donc il se produit à la fois deux mouvements, c’est qu’une même cause agit en même temps pour les déterminer tous deux, et qu’ils ont été calculés de manière à être produits dans le même instant. C’est ainsi que deux horloges sonneront ensemble, si un habile horloger les a pourvues de mécanismes exactement semblables et s’il les a montées à la même heure. De même, Dieu a imprimé à mon âme et à mon bras deux activités, différentes sans doute, mais de telle nature que mon âme veuille un mouvement à un instant donné et que mon bras l’exécute précisément dans le même temps.

De cette façon, mon âme n’est aucunement la cause de mon mouvement. Mais alors, en quoi consiste l’action de ma volonté ? Dans un effort interne qui ne sera pas cause de l’effort musculaire : rien de plus ; or, n’est-ce pas une contradiction d’admettre un effort qui ne produit rien ? Une volonté qui n’agit sur rien n’agit pas ; si elle n’a aucune activité, elle n’existe pas : c’est la conséquence même des principes incontestables sur lesquels est fondé le dynamisme de Leibniz. L’harmonie préétablie ne laisse donc aucune réalité à ma volonté, c’est-à-dire au moi agissant. Je ne suis plus une force, une causalité ; il n’y a plus, quand je remue mon bras, deux actes distincts bien que simultanés, la volition de mon âme et le mouvement de mon bras ; ma volition n’est pas un acte, puisqu’elle n’agit sur rien, il ne reste qu’un seul acte, le mouvement du bras. La logique ne permet pas d’éviter cette conséquence, et elle peut même en tirer une plus grave encore. Si en effet deux substances, l’âme et le corps, ne produisent ensemble qu’un seul acte, elles n’ont qu’une seule activité, et par conséquent qu’un seul et même être, une seule et même substance. L’âme et le corps sont deux indiscernables, et deux indiscernables, de l’aveu de Leibniz, sont identiques. Nous arrivons ainsi à l’identité de l’esprit et de la nature. Aussi Schelling, empruntant à Leibniz la doctrine de l’harmonie préétablie, ajoute que cette harmonie « est impossible, si l’activité par laquelle le monde objectif a été produit n’est pas primitivement identique à celle qui se manifeste dans la volonté, et réciproquement 17 ».

Du reste, les philosophes déterministes de l’Allemagne, tout en allant beaucoup plus loin que Leibniz dans la voie du fatalisme, proclament de nom la liberté en la supprimant de fait.

Ils ne sont fatalistes, eux aussi, que sans le vouloir. Voyons par quels efforts d’argumentation ils ont essayé la conciliation impossible de la liberté avec la détermination absolue. Commençons par le système de Kant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

DÉTERMINISME DE KANT

 

 

 

I. – Kant déclare la liberté inconciliable avec la causalité des lois naturelles. – Il essaie de résoudre cette antinomie en distinguant le monde des phénomènes, où tout est régi par les lois de la nature, d’avec le monde des noumènes, où il place la liberté.

II. – Cette distinction ne résout pas la difficulté, attendu que la liberté de l’homme agit uniquement dans le monde des phénomènes.

III. – Confusion de la causalité avec l’ordre de succession dans le temps. – Est-il vrai que la cause soit antérieure dans le temps à son effet ?

IV. – La liberté est confondue avec l’autonomie dans la morale de Kant.

 

 

 

I

 

 

 

Nous voyons dans la nature que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets : nous exprimons cette vérité en disant que la nature est régie par des lois constantes. Comme il est impossible à l’homme d’assigner aucune époque à l’établissement de ces lois, certains philosophes, jouets d’une fausse induction, ont conclu qu’elles étaient éternelles : une fois leur éternité admise, il faut les regarder comme nécessaires ; et, si elles sont nécessaires, rien ne doit échapper à leur empire. Toutes mes actions, tous mes mouvements, toutes mes pensées même (car elles sont liées aux mouvements de mon cerveau), sont prédéterminées de toute éternité par les lois physiques. Si le pouvoir de me déterminer moi-même, comme cause première de mes mouvements, appartenait réellement à mon âme, il y aurait interruption dans l’action des lois naturelles, ce qui est contradictoire, puisque, par hypothèse, on les déclare éternelles et nécessaires.

Kant a donné à cette doctrine une forme, au moins apparente, de démonstration scientifique, dans l’antithèse de la troisième antinomie. Après avoir fort bien prouvé dans la thèse que toute série d’effets suppose une cause première, et que par conséquent tout a commencé par un acte libre, il cherche à renverser cette proposition et à établir qu’il n’y a pas de liberté :

« Supposez qu’il y ait une liberté, c’est-à-dire une faculté de commencer absolument un état ; par conséquent une série commencera absolument en vertu de cette spontanéité... tellement que rien ne précède en vertu de quoi cette action qui arrive soit déterminée suivant des lois constantes. Mais tout commencement d’action suppose un état de la cause encore non agissante ; et un commencement dynamiquement premier de l’action suppose un état qui n’a aucun rapport de causalité avec le passé de la même cause, c’est-à-dire qui n’en résulte en aucune manière. La liberté est donc opposée à la loi de causalité. C’est donc uniquement dans la nature que nous devons chercher l’ordre et l’enchaînement des évènements du monde. La liberté, l’indépendance à l’égard des lois de la nature est à la vérité un affranchissement de la contrainte ; mais c’est aussi un affranchissement du fil conducteur de toutes les règles. Car on ne peut pas dire qu’au lieu des lois de la nature des lois de liberté pénètrent dans la causalité du cours du monde, parce que, si cette causalité était déterminée suivant des lois, elle ne serait plus liberté ; au contraire, elle ne serait autre chose que la nature 18. »

Tout en combattant les conclusions de ce passage, il faut remarquer l’excellente définition donnée de la liberté : Une faculté de commencer absolument un état.

De cette argumentation, il semble qu’on doit conclure à la négation de la liberté. Néanmoins Kant a prouvé dans la thèse de la même antinomie que la liberté existait 19. Donc elle existe à la fois et n’existe pas. Comment résoudre cette difficulté et échapper à une aussi flagrante contradiction ? Kant essaie d’y parvenir par la distinction des phénomènes et des noumènes. Dans le monde des phénomènes, les lois de la nature gouvernent tout et déterminent fatalement nos actions ; dans le monde des noumènes, nos actes sont libres. Pour comprendre cette subtile distinction, rappelons-nous les principes de l’esthétique et de la logique transcendantales. D’après le système de Kant, l’expérience, la perception, ne nous font pas connaître la réalité des choses, mais seulement leur apparence, c’est-à-dire la manière dont les choses nous affectent. En un mot, nous ne connaissons que des phénomènes. Pour la réalité des objets ou des actes dont nous percevons l’apparence, elle nous échappe absolument, car l’expérience ne peut la saisir : nous pouvons bien la concevoir, mais en dehors des conditions de l’expérience possible, c’est-à-dire en dehors du temps et de l’espace. Cette réalité n’est donc pour nous qu’un être de raison, un noumène. Le monde où résident les noumènes n’est pas à la portée de notre intelligence ; nous ne pouvons donc rien affirmer, rien nier quant à leur nature. C’est ainsi qu’un homme enfermé dans une île déserte n’a aucune notion sur la nature d’un continent dont il est séparé par un océan infranchissable. Ces principes une fois posés, on n’a pas le droit de conclure du phénomène au noumène, de l’apparence à l’essence. Ce qui est vrai par rapport au phénomène peut être faux par rapport à l’essence, et réciproquement. Appliquons cette distinction aux actes de ma volonté. Comme phénomènes, c’est-à-dire en tant que je les perçois dans le temps et dans l’espace, ils sont déterminés par les lois de la nature 20, et Kant a tenté de le prouver plus haut. Mais cette détermination fatale qui régit l’apparence de mes actes ne s’applique pas à leur essence, à leur nature, puisque cette essence réelle appartient au monde des noumènes, et que dans le monde des noumènes il n’y a ni espace, ni temps, ni par conséquent enchaînement de causes et d’effets se déterminant dans le temps 21. L’essence, la réalité des actions humaines est donc libre, dans ce monde inconnu que je pense et ne puis percevoir ; et néanmoins, en qualité de phénomènes, en tant qu’ils sont l’objet de l’expérience, ils sont déterminés par une série infinie de phénomènes antérieurs.

Kant essaie d’éclaircir par un exemple cette singulière théorie 22. Un homme fait un mensonge ; en tant que ce mensonge est un fait, un acte sensible, il est déterminé par le fait antérieur de la mauvaise éducation, par la légèreté, par l’absence du sentiment de l’honneur, absolument comme la pierre qui traverse les airs est déterminée dans son mouvement par l’impulsion de la main qui l’a lancée. Mais l’essence même de ce mensonge, à savoir la négation de la vérité, réside dans le monde intelligible : ma raison aurait pu et dû me déterminer à ne pas mentir 23 ; elle ne l’a pas fait, elle est par conséquent la cause de mon mensonge. Si donc je me mets au point de vue de la raison, mon mensonge est un effet qui n’a pas de cause antérieure dans le temps, puisque sa cause réside dans le monde des noumènes, qui est en dehors du temps. On peut, en ce sens, dire que ce mensonge commence dans le temps une série d’effets, et par conséquent qu’il est libre. Plaçons-nous au contraire au point de vue du phénomène ; ma faute n’est que la suite d’une série de faits, d’une chaîne dont les anneaux précédents sont la mauvaise éducation, la légèreté, etc. Ce mensonge ne commence donc pas une série de phénomènes ; il n’est pas libre, mais déterminé par une causalité antérieure, par un état antérieur de mon âme, qui a préexisté dans le temps.

Par là, Kant se flatte de concilier 24 ces deux propositions contradictoires de la troisième antinomie : Il faut admettre pour toute série d’effets une cause libre ; et : Toute cause est déterminée à son tour par une cause antérieure. La première, suivant lui, est vraie dans le monde des noumènes, et la seconde dans le monde des phénomènes.

 

 

 

II

 

 

 

Si cette théorie était vraie, il en résulterait que nos actes, en tant que nous ne les connaissons pas, sont libres, et, en tant que nous les connaissons, sont soumis à la fatalité. En d’autres termes, nos actes sont libres, quoique nous n’en sachions absolument rien, et que nous les percevions comme déterminés ! L’erreur contraire serait du moins plus plausible. On conçoit un philosophe disant, comme Spinoza, que le sentiment de ma liberté n’est qu’une illusion ; mais ma liberté, fût-elle une chimère, n’eut-elle aucune réalité objective, a au moins une réalité subjective et existe à titre de phénomène de conscience. Or, c’est précisément comme phénomène que Kant nie la liberté. Il m’accorde une liberté invisible, insaisissable, dont je n’ai aucune idée, que je n’ai jamais sentie, et il me refuse celle dont j’ai une conscience claire, celle que je perçois par une intuition directe !

Condamnée par l’évidence de la conscience, cette doctrine repose d’ailleurs sur une distinction introduite à tort dans la théorie de nos actes. Il est vrai, sans doute, qu’il existe deux mondes, celui des idées et celui des faits sensibles ; le premier est indépendant de l’espace et du temps ; au contraire, dans le second, rien ne peut s’accomplir en dehors de l’espace et du temps. Mais on ne saurait admettre que nos actes appartiennent à la fois au monde intelligible et au monde sensible. Ce sont purement et simplement des faits ; par conséquent, ils s’accomplissent uniquement dans le monde des phénomènes. Si j’analyse une action quelconque, je trouve d’abord une détermination de mon âme (que j’appelle volition), puis un effort musculaire qui en est l’effet. La volition, tout aussi bien que l’effort musculaire, est un fait, et s’accomplit dans un certain moment. Par conséquent mon acte, et comme cause et comme effet, se trouve renfermé dans le temps, ou, comme dit Kant, dans les conditions de l’expérience possible. Au monde intelligible on ne peut rapporter que l’acte abstrait, l’idée d’un acte, par exemple l’idée du mensonge : or, un mensonge abstrait n’est pas un fait ; il n’est l’effet de rien ; il ne procède d’aucune cause ; ce serait un non-sens de demander s’il est libre ou déterminé. Il n’a avec le mensonge réel (ou concret) qu’un rapport de nature, de définition, de moralité, et nullement un rapport de causalité. Nos actions ont, si l’on veut, leur type, mais non leur origine, leur cause dans le monde rationnel. Si la liberté n’existait que dans le monde intelligible, et si la nécessité naturelle, comme le prétend Kant, régissait tous les faits sensibles, l’idée abstraite de mes actes, leur quiddité, comme disait la scolastique, serait libre ; l’acte même que j’accomplis serait fatalement prédéterminé ! Est-il besoin d’ajouter que la liberté, simple attribut d’un sujet abstrait, ne sérail plus elle-même qu’une abstraction ?

On peut saisir ici une certaine analogie entre la doctrine de Kant et celle de Leibniz. Tous deux mettent la cause première de nos actes dans la raison. Mais si c’est la raison qui nous détermine, comme la raison est indépendante des temps et des lieux, on devra logiquement conclure avec Kant que la cause de nos actes réside en dehors du temps et de l’espace, tandis qu’ils sont perçus, comme phénomènes, dans le temps et dans l’espace ; ils appartiennent donc à la fois au monde intelligible et au monde sensible ; ils commencent dans le premier et s’achèvent dans le second. Il est vrai que cette doctrine de Kant est difficile à concilier avec les principes mêmes de ce philosophe : comment ces deux mondes n’ont-ils aucun rapport entre eux, si les causes qui résident dans le monde des noumènes ont leur effet dans celui des phénomènes ? L’effet se produit dans une île déserte où il est séparé de sa cause par un océan infranchissable !

On ne peut échapper à ces étranges conséquences qu’en reconnaissant la volonté pour cause et cause unique de mes déterminations. Ma volonté existe dans le temps ; elle est soumise à la loi du temps dans sa nature et dans ses effets : dans sa nature, car elle est une force permanente ; dans ses effets, car mes volitions sont successives. Si rien n’arrive dans le temps que par la nécessité naturelle, la volonté n’est libre en aucune façon, et la tentative de concilier la liberté avec la nécessité est une entreprise chimérique.

Enfin, la séparation radicale du phénomène et du noumène, très-légitime comme conception logique, devient inintelligible si on l’applique à la réalité. Le phénomène n’existe dans la nature qu’à la condition d’avoir un rapport intime avec le noumène, ou plutôt le phénomène est le noumène lui-même, en tant qu’il est perçu par nous : c’est le noumène enrichi d’une propriété, celle d’être objet de perception. Comment donc le noumène pourrait-il avoir un attribut essentiel, par exemple la liberté, et le perdre par cela seul qu’il devient sensible ? Ne doit-il pas tomber sous la connaissance tel qu’il est, et avec tous ses attributs ?

Ainsi, au lieu de scinder nos actes, qui sont indivisibles, il faut se résoudre à les déclarer absolument libres ou absolument nécessités par les lois de la nature. La thèse et l’antithèse ne peuvent être également vraies : l’une ou l’autre renferme un paralogisme. La thèse est inattaquable ; car il est évident que toute série de phénomènes doit avoir une cause première. Or, on ne saurait admettre que la cause première soit déterminée ; car le principe qui la déterminerait serait avant elle, et ainsi elle ne serait plus cause première. Kant a complètement raison sur ce point. Au contraire, quand il soutient dans l’antithèse la doctrine opposée, il s’appuie sur une notion très-fausse de la causalité. Essayons de mettre en lumière le défaut de son raisonnement et spécialement la confusion qu’il fait de la causalité avec la succession.

 

 

 

III

 

 

 

Kant part de ce principe que toute action produite par une force doit avoir sa cause dans l’état antérieur de cette force ; en un mot, tout phénomène résulte d’un phénomène antérieur.

Il y a là une confusion grave entre la causalité et l’antériorité dans le temps. L’action d’une force, qui se manifeste à un moment donné du temps, est nécessairement précédée par d’autres phénomènes antérieurs ; mais en résultera-t-il que ces phénomènes antérieurs aient exercé sur elle une détermination ? Quand je passe du repos au mouvement, le repos a précédé le mouvement dans le temps : dira-t-on que l’état de repos a déterminé le mouvement ? Cette confusion de la causalité et de la succession se retrouve souvent dans la critique de la raison pure et tient aux principes mêmes du système de Kant. Suivant lui, nous ne pouvons former de jugements sur la causalité que par « le schème de la succession dans le temps 25 ». « La succession », dit-il ailleurs 26, « est absolument l’unique critérium empirique de l’effet par rapport à la causalité de la cause qui précède ». Non-seulement la causalité n’est pas la succession, mais au contraire ces deux idées, confondues par Kant, s’excluent absolument ; il n’y a aucun rapport de succession dans le temps entre la cause et l’effet ; la cause ne précède pas l’effet ; l’effet ne suit pas la cause ; la cause et l’effet sont toujours et nécessairement simultanés. Je ne remue pas le bras après avoir voulu le remuer, mais pendant que je veux le remuer : une volonté passée ne saurait produire d’effet présent ; car l’effet sortirait d’une cause qui n’est plus, c’est-à-dire de rien. De même, si un foyer échauffe une chambre, la chaleur se produit pendant que le feu brûle, et non après qu’il a brûlé 27. On objectera peut-être que la chambre reste chaude, même quand le feu est éteint ; c’est que d’autres causes conservent la chaleur ; toujours est-il que si la chambre reste chaude, elle cesse de s’échauffer ; l’effet ne dure donc pas plus longtemps que sa cause. Prenons l’exemple d’une pierre que je lance en l’air : si elle continue à traverser l’espace après que ma main a cessé de la pousser, c’est que l’inertie et la pesanteur agissent sur elle. Supposons ces forces anéanties, et la pierre restera suspendue en l’air aussitôt que ma main ne la poussera plus.

Si l’effet ne dure pas plus longtemps que sa cause, la cause ne peut non plus naître avant l’effet ; car, tant que l’effet n’est pas produit, elle n’est pas cause, du moins cause en acte, mais seulement cause en puissance. Sans doute, Dieu, créateur du monde, a existé avant le monde ; en conclura-t-on que la cause du monde a précédé le monde ? Nullement, car la cause du monde n’est pas l’existence de Dieu, c’est sa volition créatrice ; or, en même temps que Dieu a dit : Fiat lux ! la lumière a existé. De même, ma volonté a préexisté à mes actes, mais la cause de mes actes n’est pas ma volonté, c’est ma volition, et, du moment que ma volition se produit, mon acte est accompli. Ainsi, l’effet et la cause sont indivisibles dans le temps.

Insistons sur cette simultanéité de la cause et de l’effet ; car, si cette théorie est exacte, c’est une contradiction, c’est un non-sens de prétendre que tout phénomène ait sa cause dans le phénomène précédent.

Sans doute, au premier abord, si on prend à la lettre certaines façons de parler, il semble que la cause précède souvent l’effet. Un homme a pris de l’opium et s’endort : on dit que l’absorption de l’opium (phénomène passé) est cause de son sommeil (phénomène présent). Un mathématicien sait en ce moment la géométrie pour l’avoir apprise autrefois. Les bonnes actions des hommes sont attribuées à leur éducation. En un mot, on explique le présent par le passé.

Quand on parle ainsi, on confond la cause avec la condition. Assurément le mathématicien ne saurait pas la géométrie s’il ne l’avait pas apprise ; cependant cette étude passée ne suffit pas à expliquer sa science actuelle, car il aurait pu avoir appris et avoir oublié. Il sait donc parce qu’il se souvient encore maintenant. De même, on ne dort pas parce qu’on a pris de l’opium quelques heures auparavant, mais parce que l’opium agit présentement sur le cerveau ; dès qu’il cesse d’agir, on se réveille, et l’effet disparaît en même temps que la cause. La bonne éducation est la condition nécessaire des actes vertueux, comme l’étude est la condition du savoir ; elle n’est pourtant pas la cause de ces actes ; car on peut avoir été bien élevé et faire le mal. En un mot, ce qu’on appelle cause antérieure d’un phénomène n’est en réalité que sa condition ; cette condition rend l’acte possible, mais elle ne le produit pas, et c’est parler improprement que d’appeler cause d’un effet ce qui ne produit pas cet effet. Si la condition, même indispensable, d’un acte en était la cause, toutes les fois qu’on me demanderait la cause de telle ou telle de mes actions, j’aurais le droit de répondre : « J’ai agi ainsi parce que je suis né. »

Cette distinction une fois posée entre la condition qui précède l’acte sans le déterminer, et la cause qui est absolument contemporaine de l’acte, il est clair qu’il ne faut plus chercher dans le passé la cause déterminante de mes actions. L’état passé de la force, qui devient cause en agissant, n’est pas assurément sans rapport avec l’acte ; mais ce rapport consiste en ce que l’état passé rend l’acte présent possible et nullement nécessaire.

Que devient alors l’hypothèse d’une série d’effets s’enchaînant mutuellement dans la succession des siècles ? Quel sens attacher à ces paroles de Sénèque, analogues, au fond, à celles de Kant ? « La première heure dispose de la suite de noire vie : une longue chaîne de conséquences entraîne les évènements publics et particuliers 28. » En réalité, ni la première heure ni la première minute ne dispose de la seconde : car la première est rentrée dans le néant quand la seconde commence, et le néant ne peut déterminer ni le présent ni l’avenir. Les phénomènes de la nature se suivent et ne s’enchaînent pas ; et c’est précisément parce qu’ils se suivent qu’ils ne s’enchaînent pas. Pour qu’ils fussent cause les uns des autres, il faudrait qu’ils s’accomplissent dans un seul et même point du temps. Ils ne peuvent procéder que d’une cause permanente, agissant à chaque instant. Ne parlons donc plus de causes antérieures, de prédétermination. Il n’y a pas de prédétermination ; car un acte quelconque n’est déterminé que dans le moment même où il s’accomplit, et le mot pré-détermination est absolument contradictoire.

 

 

 

IV

 

 

 

Si dans la partie critique de sa philosophie Kant s’est formé une idée inexacte de la liberté, du moins, dans sa philosophie morale, rendra-t-il à la volonté le pouvoir de se déterminer elle-même ? On pourrait l’espérer, en voyant avec quelle noblesse et quelle grandeur il parle de la liberté de l’homme, de la loi morale et du devoir. Néanmoins, s’il affranchit la volonté de la nécessité naturelle, ce n’est que pour rapporter la détermination de nos actes à la raison. La liberté est proclamée hautement, mais confondue avec l’autonomie, c’est à-dire avec l’obéissance à la loi morale.

L’âme est libre, dit Kant. En effet, je connais la loi du devoir ; en connaissant que je dois faire le bien, je connais par cela même que je le peux 29. Cette loi du devoir oblige sans contraindre ; elle ne nous est pas imposée par une nécessité physique : c’est un fait de raison 30, c’est-à-dire qu’étant supposée une volonté douée de raison, il impliquerait qu’elle ne fût pas soumise à la loi du devoir. C’est donc la volonté, en tant quelle est douée de raison, qui s’impose cette loi à elle-même 31. Lorsqu’elle s’y soumet, elle est autonome, c’est-à-dire qu’elle obéit à sa propre loi 32. Si au contraire elle était soumise à d’autres lois que celle qu’elle se fait à elle-même, par exemple à l’influence des choses extérieures, à l’impulsion des passions, elle serait hétéronome 33. Enfin l’autonomie est la liberté ; car une causalité qui obéit uniquement à sa propre loi est libre 34.

À cette démonstration de la liberté par la loi morale on peut faire plus d’une objection. D’abord est-il naturel de prouver la liberté par déduction ? C’est un fait évident, attesté par le témoignage irrécusable de la conscience. Que, pour corroborer ce témoignage de la conscience, on invoque en outre le raisonnement ; que l’on fasse voir le lien nécessaire qui unit la liberté, fait de conscience, avec la loi morale, fait de raison, rien de mieux. Il est bon de montrer l’accord de toutes nos facultés sur un point aussi important. Mais si l’on néglige la révélation du sens intime, pour faire de la liberté la conclusion d’un syllogisme, si l’on n’en fait qu’un corollaire de la loi morale, tandis qu’elle en est le fondement, on renverse l’ordre naturel de la science qui doit observer avant de raisonner. D’ailleurs n’est-ce pas ouvrir la route au scepticisme ? Si ma conscience peut me tromper quand elle me dit que je suis libre, pourquoi la croirai-je quand elle me dit que je suis soumis à la loi morale ?

Toutefois il y a dans cette théorie plus qu’un vice de méthode. La confusion de la liberté avec l’autonomie est une erreur évidente. Quand un être raisonnable fait le mal, il ne se soumet pas à la loi qui oblige la volonté ; il obéit à l’impulsion des causes externes, à la loi de ses passions ; sa volonté est hétéronome, et cependant elle est libre.

Cette confusion provient d’une équivoque. Que signifient ces mots : « La volonté, en faisant le bien, obéit à sa loi ? » Faut-il entendre, par sa loi, la loi qu’elle se fait elle-même, ou la loi qui est faite pour elle ? Ce n’est pas la volonté qui fait la loi morale ; c’est la raison qui la lui impose et qui lui montre le but où elle doit tendre. Quand nous agissons bien, le devoir est la cause finale et non la cause efficiente de nos volitions. Cette cause finale, ce but que la volonté doit poursuivre est hors d’elle ; ainsi, en se soumettant à la loi morale, elle accepte une loi extérieure. Elle ne s’obéit pas à elle-même, elle se conforme à une règle qui lui est supérieure. Or, peut-on dire que la liberté consiste précisément dans l’obéissance à une loi extérieure ? Si l’obéissance est quelquefois libre, c’est uniquement lorsqu’elle est volontairement consentie ; par elle-même, l’obéissance est aussi bien passive que libre. L’essence de la liberté n’est donc pas la soumission à la raison, mais le libre choix par lequel elle s’y soumet ou y résiste. En un mot, elle consiste à accomplir la loi faite par moi et non la loi faite pour moi. Suivant que cette loi faite par moi, c’est-à-dire la propre détermination de ma volonté, sera ou ne sera pas conforme à la loi faite pour moi, l’usage de ma liberté sera bon ou mauvais ; néanmoins je serai toujours libre, par cela même que j’obéis à la loi arbitraire de ma volonté.

Seulement cette distinction en ire l’obéissance à la loi faite par moi, qui constitue la liberté, et l’obéissance à la loi faite pour moi, qui constitue la moralité, ne saurait trouver place dans le système de Kant. On a vu qu’il met le principe réel de nos actes dans le monde intelligible, confondant ainsi la raison avec la volonté. Par suite de cette confusion, la loi faite par la raison pour la volonté sera en même temps la loi faite par la volonté. Cette doctrine, analogue à celle de Leibniz, ne laisse plus aucune place à la liberté ; car la volonté se trouve ainsi déterminée par la nécessité rationnelle, la nécessité logique, aussi difficile à concilier avec la liberté que la nécessité physique.

Où sera donc la responsabilité morale ? Kant l’admet cependant et la proclame hautement. Mais ce n’est qu’une généreuse contradiction. Après avoir mal défini la liberté, il en tire toutes les conséquences qui résultent de la liberté bien définie.

Au fond, Kant attribue à l’homme la liberté même de Dieu. Si la volonté divine trouve sa liberté dans la détermination par la raison, c’est qu’en Dieu la volonté et la raison sont un seul et même être ; elles sont consubstantielles l’une à l’autre. En l’homme, au contraire, elles sont essentiellement distinctes : la raison est Dieu compris par l’homme ; la volonté est l’homme même.

En attribuant la détermination de nos actes (considérés comme noumènes) à la raison, Kant pose un principe que le panthéisme allemand développera, et dont la forme la plus savante se trouvera dans Hegel. En affirmant que ces mêmes actes (considérés comme phénomènes) ont leur cause déterminante dans un phénomène antérieur, il a frayé la voie au positivisme. Ainsi, à la doctrine du philosophe de Königsberg sur la liberté, on peut rattacher tous les différents systèmes déterministes que nous allons examiner successivement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

DE LA

 

LIBERTÉ DANS LE SYSTÈME DE FICHTE

 

 

 

I. – Fichte reconnaît l’indépendance de la liberté à l’égard de la nature ; mais la nature n’ayant à ses yeux rien de réel, la liberté ne jouit de cette indépendance qu’à condition de n’agir sur rien de réel, et de n’avoir aucun obstacle à vaincre pour faire le bien.

II. – Fichte admet cependant la réalité du monde par la foi, mais non par la science.

III. – Du reste, l’activité du moi, suivant Fichte, est plutôt spontanée que libre. Elle est même déterminée par le non-moi, quoique le non-moi ne soit qu’une idée subjective.

 

 

 

I

 

 

 

La philosophie de Fichte, surtout dans ses premiers développements, procède de celle de Kant. Frappé, comme son illustre prédécesseur, de la distinction entre le subjectif et l’objectif, il ne voit dans le monde extérieur que des phénomènes, c’est-à-dire des modifications du moi. Seulement Kant, appliquant sa distinction à l’âme elle-même, prétend que nous connaissons uniquement les modifications du moi, mais que le moi, considéré comme substance, comme réalité objective, nous échappe absolument. Pour Fichte, au contraire, le moi n’est pas une simple collection de sensations et de pensées ; c’est un être, une réalité, c’est même la seule réalité, la réalité absolue ; infiniment réel, le moi est infiniment actif ; il est donc libre, il est cause première de toutes ses déterminations, sans quoi il ne serait pas libre. « Il n’y a pas de liberté si je ne puis commencer absolument une série d’actions, être moi-même le principe d’un évènement.... La liberté est l’indépendance de la volonté de tout ce qu’on appelle nature 35. » D’après une définition aussi exacte de la liberté, il semble qu’il soit nécessaire de rejeter ou la liberté ou la détermination. Fichte, au contraire, admet l’une et l’autre. Il enseigne à la fois que nous sommes déterminés par la nature 36, que cette détermination exclut la liberté 37, et que, cependant, nous sommes libres. Pour la logique ordinaire, il y a là une étrange contradiction ; mais Fichte y échappe par l’idéalisme transcendantal, et concilie ces assertions opposées. En effet, la nature n’a pas d’existence objective : elle n’a que la réalité que je lui donne en la pensant. C’est une idée du moi, sans laquelle le moi ne pourrait avoir conscience de lui-même 38. Je ne puis concevoir ce non-moi, que j’appelle nature, sans y trouver la détermination des actes que j’accomplis dans le temps et dans l’espace (c’est jusqu’ici la doctrine même de Kant dans l’antithèse de la troisième antinomie). Mais cette force extérieure qui me détermine n’est qu’une idée, qu’une création de ma pensée ; c’est donc ma pensée, c’est moi-même qui me détermine lorsque je crois être déterminé par la nature.

Cela revient à concilier la liberté avec la nature en niant la nature. C’est même le seul moyen, suivant Fichte, de sauver l’indépendance de ma volonté ; car la nature ne pourrait pas être réelle sans déterminer mes actes. « Affirmer la liberté, c’est nier la nature comme primitive et réelle en soi. Le monde sensible n’est qu’une sphère d’action, une matière donnée, nulle en soi, et qui ne devient quelque chose que par l’activité idéale 39. » Grâce à cet anéantissement de l’univers, la liberté devient possible. Pour lui trouver une place, Fichte fait le vide absolu dans le monde. Dès lors, rien ne gêne plus l’action libre de ma volonté. Seulement, on se demandera comment et sur quoi elle agira, s’il n’y a plus de réalités extérieures ; et, si elle n’agit sur rien, comment agit-elle ? Que devient son activité ? Une telle activité ne sera plus qu’un choix entre plusieurs actes imaginaires. Je passerai toute ma vie dans un songe perpétuel ; où sera alors la responsabilité morale ? Si l’on répond qu’elle résidera dans l’intention où je suis d’agir, lors même que mes actes seraient purement illusoires, il restera encore à expliquer comment je puis avoir des devoirs envers mes semblables, puisque leur existence est une fiction de ma pensée.

 

 

 

II

 

 

 

On a ici l’aveu même de Fichte ; il a senti l’impossibilité de concilier sa sublime morale avec un système qui nie l’existence du monde ; car la vertu réside dans la lutte ; le bien est le triomphe du moi raisonnable sur le non-moi qui tend à limiter son activité 40. Ainsi, la réalité du non-moi, c’est-à-dire du monde, est la condition de la morale. Fichte l’admet donc, mais avec des réserves : tantôt il déclare qu’il abandonne le point de vue du poète et du philosophe, pour se mettre à celui du sens commun ; tantôt il adhère lui-même, quoique philosophe, à la croyance universelle ; seulement, il ne croit au monde que comme objet de foi, et non comme objet de science ; il pense, par cette distinction, sauver son système, tout en le réconciliant avec le sens commun. Dans une lettre adressée à Jacobi, il reconnaît que si, en théorie, le moi est l’être unique, du moins, au point de vue pratique, l’homme se considère comme individu, et croit à l’existence des réalités extérieures 41. Comme moraliste, il suppose donc le monde et les autres hommes ; il règle leurs devoirs et leurs droits d’après la croyance à leur individualité. « Jacobi », dit M. Willm, « ne dut pas être très-satisfait de cette déclaration ; il ne dut pas comprendre comment un monde qui, théoriquement, n’existe pas hors du moi, peut tout à coup prendre de la consistance, considéré au point de vue pratique 42. »

Il est probable que Fichte lui-même n’était pas complètement satisfait de ce compromis entre la science et le préjugé vulgaire, puisque, dans un autre ouvrage, il sentit la nécessité de fonder la morale sur la foi aux réalités extérieures, non plus seulement pour faire une concession au sens commun, mais au nom même de sa propre raison. En effet, dans le Traité de la Destination de l’homme, il établit ce dialogue entre l’esprit et lui : « La conscience d’une chose hors de moi », dit l’esprit, « n’est absolument que le produit de notre faculté représentative, et nous ne savons des choses que ce que nous posons selon la nature de notre conscience. Dans ce que nous appelons la connaissance des choses, nous ne connaissons, nous ne voyons donc continuellement que nous-mêmes. Les lois de la nature ne sont donc que les lois mêmes de notre esprit ; le système du monde n’est que le système de notre intelligence.... S’il en est ainsi, ô mortel, sois affranchi à jamais de la terreur qui t’humiliait.... Cesse de trembler devant une nécessité qui n’est que dans ta pensée, devant les choses qui sont ton propre ouvrage 43. » Le philosophe ne peut accepter ces affirmations de l’esprit, ni se contenter d’une indépendance achetée au prix de l’anéantissement universel. Il fait lui-même la critique la plus radicale de son propre système, exposé par l’esprit, et conclut en ces termes : « Je ne puis donc pas dire que je sente, que je voie, que je pense, mais seulement je pense, je crois penser que je fais tout cela. Il n’y a donc de permanence nulle part, ni hors de moi, ni en moi ; il n’y a partout que changement, il n’y a pas d’être réel. Moi-même, je ne sais ni ne suis : il n’y a pour toute réalité que des images, des images qui ne représentent rien, et personne à qui elles se présentent.... Je comprends cela parfaitement, mais je ne puis le croire 44. »

Il ne faut pas se figurer, cependant, que Fichte, en fondant sa morale sur l’existence réelle du monde, ait voulu désavouer et rétracter ses premières doctrines. Il y retourne, au contraire, par un cercle vicieux. En effet, cette foi elle-même, par laquelle il croit à la réalité du monde, n’est qu’un produit de l’esprit ; donc, le monde n’existe à nos yeux que par une opération de notre entendement ! Je le fais en y croyant ; je le forme d’après les lois de ma pensée : la nature n’exprime que des rapports de moi-même à moi-même 45. Ainsi, l’on ne sort du nihilisme que par la foi, et la foi ramène au nihilisme, puisque la foi n’est qu’un phénomène purement subjectif, et que je ne dois pas croire à ce qui n’a pas d’existence réelle. Tout rentre dans le néant, et ma liberté, qui périt sous les ruines de l’univers, reste ensevelie dans son triomphe et dans son indépendance infinie.

 

 

 

III

 

 

 

Enfin, cette activité sans objet du moi, cette volonté réduite à l’intention de vouloir et à l’intention de lutter contre une nature imaginaire, n’est pas même véritablement libre. En effet, elle agit en vertu non d’un choix arbitraire, mais d’un penchant, d’une tendance irrésistible ; et cette tendance est déterminée dans son action, tant par la nature essentielle du moi que par la réaction du non-moi sur le moi. Une telle activité est spontanée comme celle de la plante qui pousse sans culture, mais elle n’est pas libre, car elle ne peut pas plus cesser d’agir ni changer sa direction que les arbres de nos forêts ne peuvent s’empêcher d’élever leurs rameaux vers le ciel.

C’est du moins ce qu’il est permis de conclure quand on voit les mots de penchant et de tendance revenir à chaque instant dans les écrits de Fichte, spécialement dans le Fondement de la philosophie pratique. « Dans la tendance du moi », dit-il, « est posée en même temps une tendance contraire, l’action du non-moi, qui tient celle-ci en équilibre 46. » – « Il y a dans le moi une tendance à remplir l’infini 47. » – « Ce penchant est limité par le sentiment 48. » – « Par cela même que le penchant ne se sent pas satisfait, il tend à franchir la limite qui lui est posée dans le sentiment 49 » (c’est-à-dire par le monde extérieur senti et perçu comme obstacle à l’activité du moi). « Il y a dans le moi une force intérieure qui le pousse à l’action 50. » – « Cette force, sentie comme impulsion... détermine l’activité idéale, c’est-à-dire celle qui dépend du moi lui-même 51. »

Non-seulement le moi ne tend à l’action qu’en vertu d’un penchant qui le pousse, qui le fait aspirer à l’activité infinie, mais il est encore soumis en partie à une détermination produite par le non-moi. En effet, c’est la résistance du non-moi, la réaction du monde extérieur, qui produit sur le moi « ce besoin de franchir la limite posée dans le sentiment 52. » La nature, bien qu’elle n’existe que dans ma pensée, détermine donc le mouvement du moi ; ainsi un objet qui comprime un corps élastique lui imprime nécessairement un nouveau degré de force par cette compression. Il est vrai que la nature n’est qu’une idée ; ses lois, suivant l’expression même de Fichte, ne sont que celles de notre esprit ; mais peu importe que je sois déterminé par les lois de la pensée ou par celles d’une nature réelle : du moment qu’il y a détermination il n’y a plus de liberté.

En résumé, Fichte a méconnu le vrai caractère de la liberté ; il la fait consister dans un mouvement d’expansion, spontané sans doute, mais nécessaire. Mon activité n’est pas affranchie par là des lois de la nature ; car elle devient elle-même une loi, ou plutôt la loi unique, la loi absolue de la nature. D’ailleurs, que sera cette activité sans objet, sans matière à son exercice ? Je n’ai plus conscience de ma liberté, si je n’ai plus d’efforts à faire ; or, je ne puis en faire si l’obstacle que je veux surmonter n’a qu’une existence purement subjective et n’est qu’une chimère de mon imagination. C’est à Fichte que l’on pourrait appliquer cette pensée poétique de Kant : la colombe se plaint de la résistance de l’air qui la soutient, et se persuade qu’elle volerait beaucoup plus librement dans le vide. L’âme serait-elle moins impuissante à agir sur le néant que l’oiseau à voler dans le vide ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

DÉTERMINISME DE SCHELLING

 

 

 

I. – Conciliation de la liberté et de la nature par l’identité de l’esprit et de la nature, double manifestation d’une même substance, l’Absolu.

II. – Le panthéisme, suivant Schelling, se concilie mieux avec la liberté que la croyance à un Dieu personnel. Réfutation de cette assertion.

III. – C’est, au contraire, dans la doctrine panthéiste que la liberté est impossible. Si la liberté ne consiste qu’à être une manifestation de l’Infini, la nature sera aussi libre que l’homme, aux yeux d’un panthéiste conséquent.

IV. – D’ailleurs, la participation à l’essence de l’Infini abstrait et impersonnel ne saurait constituer la liberté.

 

 

 

I

 

 

 

Schelling, comme Fichte, cherche à concilier la liberté avec la nécessité naturelle. Avant de se poser ce problème, il eût été logique d’examiner si la prétendue contradiction, signalée par Kant, entre la liberté et les lois de la nature, existait réellement. Est-il donc prouvé, ou plutôt est-il juste d’admettre, sans preuve et comme un axiome, que les lois de la nature exercent sur tous les êtres une détermination absolue ? Mais ce doute ne s’est pas même présenté à l’esprit des successeurs de Kant. Aussi, pour concilier la nécessité naturelle, qu’ils ne songent pas à contester, avec la liberté qu’ils auraient horreur de nier, ils ont recours à des hypothèses inadmissibles. Fichte niait la réalité de la nature. Schelling croit trouver la solution de cette question en supposant l’identité de la nature et de l’esprit. Cette hypothèse, qui est le fondement de tout son système, lève, à ses yeux, la difficulté. En effet, l’esprit est déterminé dans ses actes par la nature ; or, la nature est l’esprit ; donc l’esprit se détermine lui-même et par lui-même : il est libre 53.

Sans discuter ici la doctrine de l’identité, disons seulement en quelques mots comment Schelling y est arrivé, et cherchons quelles en sont les conséquences par rapport à la nature et à la liberté.

Kant avait révoqué en doute la réalité des objets de nos connaissances, ou tout au moins leur conformité avec notre pensée. Au contraire, Fichte avait affirmé que toute réalité était dans la pensée. Procédant de l’un et de l’autre, Schelling croit à la réalité du monde, mais il en trouve la raison dans la conformité des lois de la nature avec celles de notre esprit. Au fond, l’esprit et la nature sont le développement d’une seule activité 54, celle de l’Absolu. L’Absolu ou « l’Intelligence se manifeste sous deux formes, aveuglément et sans conscience, ou librement et avec conscience 55 ». Sa manifestation aveugle est le monde physique ; sa manifestation consciente est le monde moral 56. Par là s’explique l’harmonie préétablie 57 entre les lois de la nature et celles de notre esprit ; les unes et les autres ont dans l’activité de l’Absolu leur racine invisible.

Si l’esprit et la nature sont identiques, il faut que les actions humaines soient déterminées comme les phénomènes physiques. Que devient alors la liberté ? Schelling n’hésite pas, tout en conservant son nom, à l’identifier avec la nécessité. Ce n’est après tout qu’une application particulière de l’identité des contraires dans l’Absolu, doctrine si hautement soutenue par ce philosophe dans son Bruno 58 :

« La liberté doit être nécessité, la nécessité liberté.... La nécessité doit être dans la liberté 59. »

« Quoique les êtres libres puissent se constituer et exercer leur libre arbitre, néanmoins, sans leur volonté, et contre leur volonté, une nécessité qui leur est cachée détermine d’avance ce qui est sans loi dans leur activité 60. »

Si tous les êtres, si toutes les volontés trouvent leur détermination dans une sorte de mécanisme secret de la nature, la personnalité humaine disparaît complètement. Schelling avoue franchement cette conséquence ; il soutient que la liberté est précisément dans l’anéantissement de la personnalité. En effet, l’Absolu est seul actif ; l’Absolu seul est libre ; pour être libre, il faut donc être d’une certaine manière l’Absolu lui-même ; je ne suis libre qu’à condition d’être Dieu ; alors « mon activité fait partie de la vie divine 61 ». Or, le développement de la vie divine est nécessaire ; par conséquent, « la liberté est identique à la nécessité absolue ; c’est une nécessité qui résulte de la nature même de l’agent 62. Si Judas devint traître, ni lui-même ni personne ne pouvait l’en empêcher ; néanmoins il trahit son maître volontairement et avec une entière liberté 63 ».

 

 

 

II

 

 

 

En face de telles assertions, on a peine à comprendre que Schelling se défende du reproche de fatalisme ; et cependant, suivant lui, non-seulement le panthéisme ne détruit pas la liberté, mais c’est au contraire le seul système qui la sauve, tandis que la croyance à la personnalité divine est incompatible avec la liberté ! « Sans doute », dit-il, « le panthéisme peut se concevoir comme fatalisme, mais il ne se conçoit pas ainsi nécessairement. Ce qui le prouve, c’est que beaucoup y ont été poussés précisément par le vif sentiment de la liberté. La plupart, s’ils étaient sincères, conviendraient que, selon leur manière de voir, la liberté individuelle leur paraît en contradiction avec les attributs d’un Être suprême. Avec la liberté, en effet, est posée, à côté de la toute-puissance divine, une puissance d’action absolue dans son principe, ce qui implique. Une causalité absolue, étant attribuée à un être, ne laisse à tous les autres qu’une absolue passivité. Ainsi que dans le ciel le soleil éteint toutes les autres lumières, ainsi la puissance infinie efface toute puissance finie. À cela se joint la dépendance où tous les êtres sont de Dieu, par laquelle leur durée est une création continuellement renouvelée. Dire que Dieu retient en quelque sorte sa puissance, pour que l’homme puisse agir librement, cela n’explique rien ; car, si Dieu suspendait un instant son action, l’homme cesserait d’être aussitôt 64. »

En un mot, suivant Schelling, puisque Dieu est l’activité universelle, la cause de toute action, l’homme n’est actif que s’il est Dieu lui-même. Mais cette conclusion repose sur un principe faux. Le Dieu vivant et personnel que le spiritualisme adore n’est pas, comme celui du panthéisme, la cause immédiate de toutes les actions qui se produisent dans l’univers. Dieu peut tout, dit Schelling, donc l’homme ne peut rien ! Conclusion étrange, ou tout au moins téméraire ! Dieu peut tout, sans doute ; s’ensuit-il qu’il fasse tout ce qu’il peut ? En croyant à la personnalité de Dieu, nous croyons aussi à sa liberté. Parmi tous les actes possibles, il ne fait que ceux qu’il lui plaît d’accomplir. Si donc il donne à l’homme le pouvoir d’exécuter certains actes dont il a plu à sa Toute-Puissance de s’abstenir, l’homme, en les exécutant, sera cause et cause unique de ses propres mouvements, de ses propres volitions. En quoi l’activité de Dieu absorbera-t-elle la mienne ? Celle de Dieu s’exerce sur la nature, la mienne sur ma volonté et sur mon corps, c’est-à-dire sur cette portion de la nature qu’il lui a semblé bon d’abandonner à mon gouvernement. Dieu a fixé lui-même les bornes de son empire et du mien, Schelling, il est vrai, déclare impossible « que Dieu retienne sa puissance pour laisser l’homme agir librement ». Où est l’impossibilité, si Dieu est libre ? Qu’est-ce donc que la liberté, si ce n’est le pouvoir d’exercer ou de retenir à son gré sa puissance ? Une pierre qui tombe ne peut retenir sa puissance : elle tombera nécessairement sur ma tête si je me trouve au-dessous d’elle ; mais l’homme qui court peut s’arrêter, c’est-à-dire retenir sa puissance, s’il voit qu’il va renverser dans sa course un enfant qui se trouve devant lui. Il y a plus de force à modérer son activité qu’à l’exercer sans interruption. Supposer que Dieu ne peut donner telles bornes qu’il lui plaît à son action sur ses créatures, c’est le faire semblable à la matière inerte, qui ne saurait s’arrêter une fois mise en mouvement. Est-ce donc là l’idée que le spiritualiste se fait de la Divinité ? Nous croyons, au contraire, que sa Toute-Puissance respecte notre liberté, non qu’elle n’ait le pouvoir de l’absorber, mais parce qu’il lui semble bon d’agir ainsi ; et c’est même la plus haute marque de la Toute-Puissance que de pouvoir communiquer de l’activité à d’autres êtres.

Mais, demande Schelling, si Dieu suspend un instant son action sur l’homme, l’homme ne cessera-t-il pas d’exister 65 ? Ici, il y a une équivoque. Évidemment Dieu exerce continuellement son action sur moi pour me faire exister, c’est-à-dire pour me faire accomplir les actes essentiels à la vie de l’âme et du corps, comme la pensée, comme les fonctions physiologiques. S’ensuit-il que Dieu me fasse accomplir tel ou tel acte, tel ou tel mouvement accidentel, et sans lequel je puis absolument exister ? De ce qu’il donne à mes nerfs le pouvoir d’obéir à ma volonté, faut-il en conclure qu’il détermine mon bras à se mouvoir à droite plutôt qu’à gauche ? Mon âme et mon corps sont des forces que Dieu conserve par une création continue ; quelle que soit la direction que je donne moi-même à ces forces, elles n’existent que par Dieu ; mais rien ne prouve que Dieu en règle l’emploi et que je n’en puisse disposer à mon gré. Il me soutient dans l’existence, comme une mère, en portant son enfant, le soutient dans l’espace ; il ne fait pas plus mes actes que la mère ne produit elle-même le mouvement de l’enfant, quand il saute dans ses bras ou qu’il agite les mains. La mère pourrait sans doute lui imprimer elle-même ces différents mouvements ; mais elle aime mieux que l’enfant les fasse librement, car elle se réjouit à la vue de sa vivacité, de sa force et de son activité naissantes. Ainsi Dieu laisse agir et se plaît à voir agir les êtres qu’il a doués de liberté à son image ; il continue son action sur eux pour les faire être, pour les faire penser et respirer, et en même temps il la suspend, pour leur laisser l’honneur de se déterminer eux-mêmes.

Schelling parle donc inexactement, en disant que le spiritualisme donne à Dieu « une causalité absolue » et ne laisse aux autres êtres qu’une « passivité absolue ». Le panthéisme seul attribue à Dieu une causalité absolue ; nous ne lui attribuons qu’une causalité libre. Il n’est cause que de ce qu’il veut : l’homme est cause de ce que Dieu lui permet. Ainsi, toutes ces difficultés contre la liberté humaine, si elles paraissent avoir leur source dans la notion de la Toute-Puissance Divine, s’évanouissent devant la notion de la Liberté Divine. Au contraire, dans tous les systèmes panthéistes, et spécialement dans celui de Schelling, la doctrine de la liberté n’offre pas seulement des difficultés, mais de véritables impossibilités.

 

 

 

III

 

 

 

Si l’homme doit être appelé libre par cela seul que son activité est identique avec celle de l’Absolu, il faudrait admettre, par la même raison, que l’animal en obéissant à son instinct, la plante en se développant, la pierre en tombant, sont tout aussi libres que l’homme. En effet, l’animal, la plante, le minéral n’ont, suivant Schelling, d’autre activité que celle de l’Absolu ; ils sont, aussi bien que l’esprit de l’homme, « une manifestation, une évolution de Dieu 66 ». La nature est « une affirmation objective de Dieu 67, Dieu se posant, se reconnaissant, se contemplant lui-même ». Comment donc ces manifestations de la liberté absolue ne sont-elles pas libres aussi ? D’ailleurs, comment pourrais-je être libre sans que la nature le soit, puisque je suis régi par les mêmes lois ? Il ne m’est pas plus permis de modifier la direction de mon activité qu’au soleil de changer de route. D’où vient que j’ai le privilège d’être seul appelé libre ? Pourquoi suis-je soumis à la loi morale, tandis que, pour la plante ou pour l’animal, il n’y a ni devoirs ni droits ? Si le bien et le mal résultent du développement nécessaire de l’Absolu, du développement de Dieu dans le monde 68, je suis aussi peu responsable que le végétal ou la pierre du mal que je subis, mais que je ne fais pas. Telles sont les conséquences fatalistes et immorales du système de Schelling ; et cependant, loin de les avouer, il prétend au contraire que sa doctrine est la seule qui puisse sauver la liberté !

 

 

 

IV

 

 

 

Voici l’argument qu’il apporte à l’appui de cette prétention paradoxale : Dieu est libre ; l’homme participe à la nature de Dieu ; donc l’homme est libre 69.

Ce raisonnement pèche par la base. Dieu n’est pas libre, dans le système de Schelling ; il n’existe même pas, il devient. Son existence est identique à ses manifestations, et ses manifestations n’arriveront jamais à leur terme ; les hommes qui naîtront dans cent ans seront Dieu. L’Absolu embrasse à la fois ce qui est, ce qui a été, ce qui sera, en un mot l’être et le non-être. Il n’est donc qu’un être de raison, une généralisation logique ; il n’existe pas plus en soi que l’humanité, l’arboréité ou toute autre quiddité scolastique. Quelle activité, quelle liberté peut-on donc attribuer à une idée abstraite ?

Peut-être cependant que l’Absolu ne serait pas pour Schelling la totalité des choses, mais la Raison dont l’univers, comme l’esprit, porte l’empreinte et manifeste la présence. Même en acceptant cette interprétation, on arrive encore à un Dieu abstrait, et par conséquent incapable de liberté. Sans doute, pour le spiritualisme, la raison est une réalité ; c’est la pensée même de l’Intelligence Divine, manifestée d’une certaine manière à l’intelligence de l’homme. Mais dans un système où Dieu n’a ni conscience ni vie personnelle, qu’est-ce que la Raison ? Ce n’est pas la raison de l’homme, considérée comme faculté personnelle, puisqu’elle réside dans la nature aussi bien que dans l’intelligence humaine. Ce n’est pas non plus celle de Dieu, puisque Dieu n’est qu’une abstraction, ou plutôt qu’il n’existe pas. La Raison sera donc quelque chose qui peut résider indifféremment ou dans une intelligence, ou en dehors d’une intelligence. C’est une idée qui préexiste à la pensée qui la pense, un objet possible d’intelligence, un ensemble de rapports, un certain ordre qui relie les choses entre elles. Cela revient à une pure abstraction logique. On ne peut pas même dire que cet ordre, ces rapports, soient réalisés dans les choses ; car ce sont les rapports des êtres futurs aussi bien que des êtres actuels. Or, des rapports entre des possibles, qui ne seront jamais complètement réalisés, sont-ils autre chose que la plus vide de toutes les idées abstraites ? C’est même moins qu’une abstraction ; car une idée abstraite a du moins une sorte de réalité, en ce sens qu’elle réside dans la pensée d’un être concret et réel. Au contraire, la Raison universelle des systèmes panthéistes, ne résidant ni dans les choses (puisqu’elles sont encore à venir), ni dans une pensée (puisque Dieu n’existe pas), est moins qu’une abstraction : c’est un pur néant. Et mon âme trouverait dans son identité avec ce néant la plénitude de l’être, la plénitude de l’activité, la liberté !

Dira-t-on que, si les phénomènes naturels sont en partie encore à produire, du moins la loi qui les produira existe de toute éternité, et que la Raison est cette loi ? Une loi n’est encore qu’une pure abstraction ; c’est tout simplement une série constante d’effets 70 ; or, il n’y a point d’effets sans cause ; la loi suppose donc une cause en dehors d’elle, une cause réelle et concrète, en un mot, un législateur. Où sera cette cause de la loi, cette cause de la raison et de l’ordre qui se manifestent dans l’univers ? Si Dieu n’est pas un être concret et personnel, cet ordre, ces lois seront des effets sans cause, et la causalité sera absente de la nature. Il n’existera que des effets et des généralisations logiques de ces effets, que le panthéisme, sous le nom de lois, prend pour des causes. Aucun effort de logique ne tirera jamais du panthéisme autre chose que des abstractions vides ; et il doit en être ainsi, puisque ce système réduit à une simple abstraction Dieu même, le plus réel des êtres, et le principe de tous les êtres. Qu’on ne parle donc plus de liberté, de causalité, d’activité ; les abstractions n’ont entre elles aucun rapport de causalité ; elles n’ont d’autres rapports que ceux de la logique. La nature et l’homme ne peuvent plus être considérés que comme les conclusions d’un syllogisme, et se développent suivant une nécessité géométrique. C’est ce qu’a parfaitement compris Hegel, dont l’esprit si logique ne recule pas devant cette conséquence.

Sans doute, les principes du panthéisme de Schelling ne sont pas les mêmes que ceux de Spinoza ; car il substitue à la Substance abstraite l’Absolu actif, la vie universelle. Mais, tout en constatant qu’il s’efforce de corriger le système de Spinoza, il faut avouer qu’il y retourne malgré lui et en dépit de ses efforts. En effet, l’hypothèse d’un Être Absolu, qui serait actif sans être personnel, est contradictoire : le Dieu de Schelling n’est donc ni plus vivant ni moins abstrait que celui de Spinoza ; par conséquent, l’homme ne trouve pas une liberté plus réelle dans sa participation à l’Absolu que dans sa participation à la Substance.

Enfin, Schelling ne réussit pas mieux à échapper aux conséquences morales du spinozisme. Suivant le philosophe hollandais, toute action étant nécessaire, il n’y a ni bien ni mal. Cette conclusion révolte Schelling. Il proteste que sa doctrine est d’accord avec la morale la plus pure. Mais quelles preuves en donne-t-il ? « La moralité », dit-il, « consiste à n’être déterminé que par la seule raison. Or, comment une philosophie qui est fondée sur le même principe que la moralité serait-elle contraire à la morale 71 ? » Un tel argument est à peine spécieux. La moralité consiste à se déterminer (et non pas à être déterminé) par la raison. Schelling, comme Leibnitz, méconnaît cette distinction. Néanmoins, le sens commun la proclame hautement. La courbe décrite dans l’espace par une bombe est déterminée par la raison ; elle résulte de forces naturelles dont Dieu, par avance, a calculé et réglé les effets ; donc, en vertu du principe de Schelling, ce projectile devrait agir avec moralité. Il est vrai qu’il n’a pas conscience de la détermination produite en lui par la raison ; mais supposons pour un instant qu’il en ait conscience ; supposons qu’il connaisse l’équation de la courbe décrite par son mouvement, en sera-t-il plus libre pour cela ? Encore, ce projectile, en suivant fatalement l’impulsion qui lui est donnée, s’il n’est pas libre, obéit du moins à une volonté libre, à la volonté de celui qui a pointé la pièce. Au contraire, la volonté humaine, en subissant la nécessité que lui impose l’activité de l’Absolu, ne manifeste que la nécessité pure et simple ; la liberté ne se trouve ni dans l’acte, ni dans la cause qui le produit. Telles sont les conséquences de la détermination par la Raison, système dont Hegel nous offre la forme la plus savante et la plus originale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

DÉTERMINISME DE HEGEL

 

 

 

I. – En quoi le déterminisme de Hegel diffère de celui de Schelling.

II. – La liberté consiste dans l’Idée parvenue à la conscience d’elle-même.

III. – Hegel confond l’ordre des faits avec celui des idées et fait consister l’acte dans la pensée.

IV. – La raison ne saurait, quoi qu’en dise Hegel, constituer la liberté, puisqu’elle est soumise à la plus absolue des nécessités, la nécessité logique.

V. – De la prétendue identité de la liberté et de la nécessité.

VI. – Erreurs psychologiques commises par Hegel. Confusion de la volonté et des tendances.

VII. – Contradictions où tombe Hegel en voulant établir la morale et le droit sur une théorie fausse de la liberté.

VIII. – Application du déterminisme de Hegel à la philosophie de l’histoire.

 

 

 

I

 

 

 

Si obscur que soit, dans son principe et dans ses développements, le système de l’illustre successeur de Schelling, le déterminisme y apparaît visiblement, et la liberté y est ramenée à la détermination par l’Idée 72, c’est-à-dire à la fois par la Raison et par la Nature. Au fond, c’est la théorie de Schelling ; mais il y a cependant une différence qu’il importe de signaler. L’homme, suivant Schelling, est libre, par cela seul qu’il existe dans l’Absolu et qu’il participe à la liberté de Dieu ainsi qu’à toutes ses autres perfections : d’après ce principe, les animaux, les végétaux, la pierre devraient être libres ; car ils sont aussi des manifestations de l’Absolu. Pour Hegel, au contraire, ce qui constitue la liberté n’est pas la seule participation à l’Idée, mais la conscience que l’Idée a d’elle-même : il en résulte que l’homme seul est libre, bien que la nature soit, aussi bien que lui, l’expression de l’Idée, et vive, comme lui, de l’activité même de l’Absolu ; car la nature ne sait pas qu’elle participe à la vie divine, et l’homme le sait 73.

Pour comprendre comment cette conscience constitue la liberté, et comment l’Idée, inconsciente dans la nature, devient consciente et libre dans l’homme, il est nécessaire de remonter aux principes généraux de la philosophie hégélienne. Par là, nous verrons en même temps comment la liberté, dans cette doctrine, n’est autre chose qu’une forme de la nécessité ; en vain Hegel a voulu en faire le principe de la morale, du droit, de la politique ; le mot de liberté est partout chez lui, la vraie liberté nulle part.

 

 

 

II

 

 

 

Hegel conçoit la nature, c’est-à-dire l’ensemble de tous les êtres, comme le développement de l’Idée. Ce mot qui, dans la langue ordinaire, désigne l’acte de l’esprit pensant, à un sens beaucoup plus étendu dans le philosophe allemand. L’Idée, c’est l’Intelligible, et par conséquent l’Être. En effet, tout ce qui est intelligible est réel, et tout ce qui est réel est intelligible : c’est là le premier principe de la doctrine de Hegel 74.

Il y a comme des degrés dans l’Intelligible. L’Être pur n’est qu’une abstraction, une simple puissance ; il est à la fois l’Être et le Néant 75 ; car il est indéterminé. C’est l’Idée à son plus bas degré.

L’Être déterminé est déjà plus parfait ; il devient l’existence, le quelque chose ; il est fini et variable 76. C’est le second degré du processus de l’Idée. Elle ne parvient à ce degré qu’en se niant pour ainsi dire elle-même 77 ; car la détermination implique ici aux yeux de Hegel une sorte de négation ; elle est l’objet pensé, distinct du sujet pensant 78, et, dans cette opposition du sujet à l’objet, elle perd son unité primitive.

Enfin, lorsque l’Être (ou l’Idée, l’Intelligible) se comprend soi-même, il est à la fois sujet et objet 79. Par cette identité du subjectif et de l’objectif, l’Être, qui était comme sorti de lui-même dans son second processus, rentre en soi 80 et jouit, pour ainsi dire, de sa propre possession. Ce n’est plus l’Être en soi (ou indéterminé), ni l’Être déterminé et fini, mais l’Être pour soi 81 ou déterminé par lui-même. Parvenue à ce troisième degré (qui suppose les deux premiers comme l’acte suppose la puissance), l’Idée est pour Hegel ce qu’Aristote aurait appelé l’acte parfait 82.

C’est de ce triple processus de l’Idée que le monde est né. L’Idée en soi, l’Être indéterminé se réalise dans la matière, qui n’est rien si l’esprit ne la conçoit, ou du moins n’est qu’un simple objet propre à être connu. L’Être sensible naît du second processus ; car, dans le fait de la sensation, j’ai conscience du moi, qui est sujet, et du non-moi, qui est l’objet. Enfin, l’Être raisonnable conçoit l’objet de sa connaissance, non plus comme un indéterminé, mais comme un intelligible ; c’est la Pensée concevant l’Idée, l’Idée se pensant elle-même 83. Toute détermination, suivant Hegel, provenant de la pensée, il en résulte que, parvenue à ce degré suprême de son processus, l’Idée se détermine elle-même et, par conséquent, qu’elle est libre 84.

 

 

 

III

 

 

 

Ainsi, liberté est synonyme de Raison, puisque la Raison se détermine elle-même, en devenant conscience. Je suis donc libre, si j’obéis à la raison 85.

Hegel semble ici être dupe d’une équivoque ou d’un véritable jeu de mots. La liberté, à ses yeux, consiste à se déterminer soi-même ; or, la raison consciente, et telle qu’elle est dans l’homme, se détermine elle-même : donc la raison est la liberté ! Pour réfuter ce paralogisme, il suffit simplement de dire que la liberté consiste à se déterminer par soi-même à agir, et non pas à se déterminer à penser. Or, la raison n’agit pas, elle pense : la liberté ne saurait donc exister dans le monde des idées, mais seulement dans le monde des faits. Quand on demande si l’homme est libre, il ne s’agit pas d’examiner si son intelligence pense ce qu’elle doit penser, mais si sa volonté fait ce qu’elle veut.

Il est vrai que cette équivoque sur l’expression « se déterminer par soi-même » tient aux principes de la philosophie de Hegel.

À ses yeux, l’acte n’est autre chose que la pensée elle-même. Kant avait établi une distinction trop complète, ou plutôt creusé un abîme infranchissable entre le monde des idées et celui des actes. Hegel, dont la philosophie s’est proposé d’identifier ce que Kant avait trop radicalement distingué, confond, au lieu de réunir, ce qui est à la fois distinct aux yeux de la raison et inséparable en fait. Pour Kant, le sujet peut exister sans l’objet, la pensée sans la réalité. Hegel, au lieu de prouver seulement que le sujet suppose l’objet, que la pensée suppose la réalité, soutient que le sujet est l’objet même, et que toute réalité se réduit à une simple idée. Essayons de rendre cette distinction sensible par une comparaison matérielle. Une toile peinte, une tapisserie, peuvent être regardées à l’endroit ou à l’envers ; une demi-sphère, par sa face convexe ou par sa face concave. Or, le sujet et l’objet de la pensée se supposent nécessairement, comme le convexe (suivant l’expression d’Aristote) suppose le concave. Croire avec Kant que le sujet peut exister sans objet, c’est dire qu’une tapisserie a un endroit sans avoir un envers, qu’une demi-sphère peut être convexe sans être concave ; croire avec Hegel que le sujet est identique avec l’objet, c’est dire que la convexité est absolument la même chose que la concavité, que l’endroit d’une tapisserie est la même chose que l’envers. Ainsi, les deux philosophes tombent dans les deux excès contraires, et s’éloignent également du sens commun. Suivant Kant, nous pensons, mais il n’y a peut-être rien de réel, ou du moins rien de conforme à notre pensée ; suivant Hegel, il est inutile de chercher s’il y a une réalité hors de la pensée, puisqu’elle est elle-même la réalité absolue et que la pensée réalise tout ce qu’elle pense 86.

Dans un tel système, nos actes, s’ils sont quelque chose, ne peuvent être que des affirmations de l’esprit, des jugements. Si l’être raisonnable agit raisonnablement, il affirme le moi ; s’il cède aux entraînements de la sensibilité, il affirme le non-moi.

Ramener ainsi toute la vie morale à la pensée, n’est-ce pas méconnaître les faits évidents révélés par la conscience ? N’est-ce pas faire violence au sens commun ? Mais voyons les conséquences de ce paradoxe.

 

 

 

IV

 

 

 

S’il est vrai qu’en agissant je ne fasse que raisonner, que conclure un syllogisme, mon acte est contenu dans quelque idée générale dont il est le développement, comme la conclusion est contenue dans les prémisses, et par conséquent prédéterminé par les lois de la logique. Comme les théorèmes de la géométrie se déduisent nécessairement des axiomes et des définitions, ainsi ma conduite n’est qu’une série de propositions nécessaires tirées d’autres propositions également nécessaires. Où sera donc la moralité d’un acte ? Dans sa conformité avec la raison ? Mais cette conformité sera nécessaire comme un théorème ; elle pourra constituer le bien, le vrai, jamais la moralité. C’est précisément la conclusion de Spinoza ; seulement, Spinoza avoue franchement cette conséquence, et nie la morale comme la liberté : Hegel, au contraire, proclame la liberté tout en affirmant la détermination de mes actes.

Du moins, si mes actes sont déterminés par ma raison, ma raison est-elle véritablement l’auteur de ses propres déterminations ? Hegel le soutient ; et là est peut-être l’erreur fondamentale de son système. La raison, suivant lui, est à la fois le sujet et l’objet de ma pensée ; elle ne se détermine que par ses propres lois. Il y a là une équivoque, ou plutôt une grave confusion, inévitable pour le panthéiste, mais qu’il importe d’examiner. S’agit-il de la Raison absolue, ou de la raison de l’homme ? de la vérité, ou de la faculté par laquelle l’homme conçoit la vérité ? Pour Hegel, le vrai et l’intelligence qui le conçoit sont identiques ; mais le sens commun ne peut admettre un principe si étrange. Je comprends très-clairement que la vérité est éternelle, absolue, immuable ; je sens non moins clairement que mon intelligence est bornée et qu’elle est infiniment inférieure à son objet. D’ailleurs la vérité existerait quand même je ne la concevrais pas ; si tous les hommes étaient anéantis, elle ne cesserait pas d’être la vérité ; elle existait avant qu’il y eût des hommes pour la comprendre. Si donc l’objet que conçoit notre intelligence lui est antérieur, ce n’est pas elle qui le détermine ; et comme il y a une dépendance mutuelle entre la pensée et son objet, il faut en conclure que c’est l’objet qui détermine la pensée. Ainsi notre raison n’est pas libre, c’est-à-dire n’est pas la cause de ses propres déterminations ; elle est déterminée par des idées nécessaires qui forcent son adhésion. Une Raison supérieure lui parle et la contraint à croire par la clarté de l’évidence. Ce n’est pas à sa propre loi qu’elle obéit, mais à la loi d’une vérité qu’elle n’a pas faite et dont elle subit l’empire. Suivre la Raison, c’est donc obéir à Dieu ; et si mes actes sont, comme le veut le panthéisme, déterminés par la raison, ce n’est plus moi qui les fais, c’est Dieu : Dieu seul agit librement en moi, et je ne suis que son instrument. Comment donc le philosophe allemand cherche-t-il dans l’Idée, dans la Raison, par laquelle je dépends de Dieu et non de moi, la plénitude de l’indépendance, la plénitude de la liberté ?

 

 

 

V

 

 

 

Il est vrai qu’aux yeux de Hegel c’est précisément par notre dépendance que nous sommes indépendants ; c’est parce que nous sommes soumis à la nécessité que nous sommes libres. La liberté, dit-il, est inséparable de la nécessité ; l’esprit humain ne peut distinguer l’une de l’autre que par abstraction 87. La cause, où l’on place la liberté, et l’effet, qu’on suppose soumis à la nécessité, sont absolument indissolubles. La cause est effet, si nous la considérons au point de vue de la réaction qu’elle subit ; l’effet, en réagissant sur la cause, devient cause à son tour 88. De cette identité de la cause et de l’effet il résulte que la liberté est active en tant qu’elle est cause, et passive en tant qu’elle est effet. Ainsi, comme elle ne peut être active sans être passive, elle est à la fois liberté et nécessité.

Ce raisonnement a quelque chose de profond ; à y bien regarder, cependant, ce n’est qu’un paralogisme. Il est vrai que la cause et l’effet réagissent l’un sur l’autre ; toutefois, la réaction subie par la cause n’est pas de même nature que l’action exercée par la cause sur l’effet. En physique, il est établi que l’action et la réaction sont égales ; mais on ne connaît pas la nature des causes physiques, et par conséquent on ne peut en raisonner. Considérons donc la seule cause dont nous avons une idée claire, à savoir notre âme : nous y verrons que la réaction diffère entièrement de l’action. Ma volonté fait un effort pour tenir mon bras tendu ; l’effort musculaire réagit sur mon âme, en lui faisant éprouver une sensation de douleur ou de fatigue. L’âme produit un mouvement, elle subit une douleur ; le bras, au contraire, subit un mouvement et produit une douleur.

Mon âme est donc cause d’un phénomène et subit l’effet d’un phénomène tout différent ; ainsi, elle n’est pas cause et effet au même point de vue. Or, de ce qu’elle est cause libre d’un phénomène et de ce qu’elle en subit passivement un autre, il ne s’ensuit pas que la liberté soit la passivité, mais seulement qu’un même être peut être tantôt libre et tantôt passif.

Ajoutons à cela que la réaction même de l’effet sur la cause a son principe dans l’action de la cause proprement dite et est déterminée par elle seule. Mon âme n’éprouve la fatigue produite par la tension des muscles de mon bras que lorsqu’elle veut et aussi longtemps qu’elle veut tenir mon bras tendu. Mon bras n’est que la cause seconde de cette sensation de fatigue ; c’est mon âme qui lui ordonne de naître. Ainsi l’âme est à la fois cause première du phénomène de mouvement qu’elle produit, et du phénomène de fatigue qu’elle subit. Elle détermine les deux effets ; le bras, au contraire, est déterminé à subir le mouvement et à produire la fatigue. Du côté de la cause, liberté absolue ; du côté de l’effet, détermination toute passive. Donc la cause et l’effet, l’activité et la passivité restent aussi distinctes dans la réaction que dans l’action, et leur prétendue identité n’apparaît nulle part.

 

 

 

VI

 

 

 

D’ailleurs, si je suis soumis à la nécessité, comment expliquer le sentiment si clair que j’ai de ma liberté ? Hegel se bornera-t-il à cette réponse commode, et devenue vulgaire, qui, depuis Spinoza, est à l’usage de tous les déterministes : « La conscience, dont le sens commun invoque le témoignage, n’est qu’une pure illusion ? » C’est ce qui semble résulter de sa doctrine 89. Au fond, tout s’accomplit par l’activité de l’Idée. Que restera-t-il donc à notre volonté, si ce n’est de se laisser déterminer ? Ou plutôt la volonté n’existe pas réellement dans le système de Hegel ; car, s’il en conserve le nom, c’est pour l’absorber uniquement dans la pensée. La volonté, dit-il, est la pensée se reconnaissant pour la puissance qui détermine son contenu 90. Elle est d’abord volonté sensible, sentiment pratique ; elle devient ensuite penchant, tendance qui nous porte à conformer l’objet de notre activité à notre esprit 91. Enfin le penchant, d’abord général et indéterminé, se détermine 92 comme désir exclusif de tel ou tel objet ; la volonté renonce à la satisfaction de toutes ses autres tendances pour ne poursuivre que l’accomplissement de son désir ; elle devient alors passion, et, ce qui est la même chose, libre arbitre 93. Le libre arbitre n’est donc pas la vraie liberté, mais plutôt un état de servitude où l’âme n’obéit qu’à la passion 94.

Ici, tout est confondu, instincts, désirs, raison, passions, volonté : tout est liberté, excepté le libre arbitre lui-même. Ne nous étonnons pas de trouver de si inconcevables erreurs chez un grand philosophe. Elles ne sont dues qu’à sa méthode et sont communes à tous les panthéistes. Le panthéisme ne serait plus, s’il daignait observer les faits ; car leur témoignage le réfute à chaque instant.

 

 

 

VII

 

 

 

Pour comble de contradiction, en sacrifiant, en dénaturant la liberté, Hegel maintient la personnalité et en fait la base du droit public. La personne est, dit-il, la conscience que l’Idée a de soi-même. Sans doute la conscience est nécessaire pour constituer la personnalité, mais Hegel n’a pas vu qu’elle ne suffit pas : une personne, c’est un être qui a le pouvoir de déterminer ses actes, et qui, par conséquent, est susceptible d’avoir des devoirs et des droits. Or, dans un système qui suppose nos actes déterminés par la nécessité logique, quelle place reste à la liberté, au devoir, et au droit qui est uniquement la conséquence du devoir 95 ? À moins que ce ne soit un droit pour la conclusion d’un syllogisme d’être renfermée dans les prémisses, ou un devoir pour le cercle d’avoir tous ses rayons égaux.

À ces conséquences de la fausse définition donnée par Hegel de la liberté et de la personnalité, on peut encore ajouter d’autres objections. Comment l’Idée, même consciente, constituerait-elle la personnalité, puisque la Raison est impersonnelle ? Sans doute le suprême Intelligible, pour le spiritualiste, est le Dieu personnel, le Dieu vivant du Christianisme ; mais l’Intelligible Absolu de Hegel n’existe pas ; il se fait ; il tend à se réaliser, à se personnifier dans les intelligences unies ; et il n’atteint jamais le dernier terme de cette personnification. L’Idée n’est donc que le type imparfaitement réalisé d’un monde infini, qui ne sera jamais et qui se fera toujours. Elle est encore et sera toujours impersonnelle, abstraite. Comment donc l’Abstrait, l’Impersonnel, en se concevant lui-même, peut-il se concevoir comme personnel ? Comment de l’Abstrait pourrons-nous faire sortir le Concret ? Le monde de Hegel est aussi vide que le monde d’abstractions conçu par les géomètres. Il n’y a ni réalité, ni activité : comment y trouverait-on la personne, c’est-à-dire la plénitude de l’activité ?

 

 

 

VIII

 

 

 

À une cosmologie abstraite devait nécessairement correspondre une histoire abstraite du genre humain ; les hommes et les peuples ne sont plus pour Hegel que des idées, les révolutions des théorèmes. Dans cet enchaînement géométrique d’idées abstraites, tout doit être régi par la nécessité logique ; de là résulte le plus complet fatalisme en histoire. « L’histoire est le développement de l’esprit universel dans le temps 96 » ; et, comme on a vu que l’Idée se développe suivant une loi nécessaire, l’histoire du monde est l’histoire de la nécessité. Le philosophe de la contradiction n’en dit pas moins que « l’histoire universelle est l’histoire de la liberté 97 ». Mais on sait ce que signifie le mot de liberté dans Hegel. L’histoire est donc révolution de l’Idée, tendant nécessairement, par un progrès incessant, à la conscience de soi-même. Le monde oriental est l’Idée inconsciente ; le monde grec et le polythéisme d’Athènes et de Rome, c’est la conscience encore imparfaite et partielle de l’Idée ; enfin, dans le monde germanique et dans le Christianisme, l’Idée est parvenue à la pleine conscience d’elle-même 98.

Il n’est pas nécessaire d’examiner ici tout ce qu’une semblable théorie a d’arbitraire, ni de chercher si la religion et la civilisation grecques sont plus parfaites que la religion et la civilisation de l’Orient : étrange paradoxe, assurément, si parmi les religions de l’Orient on compte celle de la Judée !

Mais on ne peut se dispenser de protester contre les conséquences de ce déterminisme historique. En effet, si rien n’arrive en ce monde qu’en vertu du « développement » nécessaire « de l’esprit universel », aucune époque ne saurait avoir plus de vertus que ne le comporte le degré de perfection relative, ou, comme dit Hegel, le degré de conscience auquel l’Idée est parvenue. Toutes les vertus, dès lors, sont sans mérite ; car elles viennent, comme la fleur, s’épanouir en leur temps par l’effet d’une expansion fatale des forces naturelles. Réciproquement tous les crimes sont absous ; ils sont la condition du progrès, comme les rigueurs de l’hiver sont la condition de nos récoltes : le mal s’excuse par le bien qu’il a produit. En un mot, la fin justifie les moyens ; car il n’y a pas deux moyens d’arriver à la même fin ! Mais où s’arrêterait-on sur la pente du fatalisme ? Que les peuples comme les individus lâchent la bride à toutes les passions politiques ! Ce sont des forces nécessaires qui les entraînent vers leur destinée ; ce sont des lois de la nature, par lesquelles tout est déterminé. Or, comme cette détermination est nécessaire, elle légitime tout ce qui se fait, par cela seul que le fait est accompli. Le succès, c’est-à-dire le droit du plus fort, est la loi de la nature, le développement de l’Idée, l’expression même de la liberté, qui ainsi est identifiée en histoire avec la force, comme en métaphysique elle est identifiée avec la nécessité.

De toutes ces contradictions où tombe le panthéisme allemand, en essayant de concilier les idées généreuses de moralité, de devoir, de droit, de progrès avec la détermination de la volonté, n’est-il pas naturel de conclure que cette conciliation est impossible ? Il faut faire son choix entre un fatalisme pur et simple et la croyance à la liberté ; non pas à cette liberté que des explications subtiles défigurent au point de la confondre avec son contraire, mais à la liberté que le sens commun admet sur le seul témoignage de la conscience, en un mot, à la liberté d’indétermination.

Ainsi posé, le problème semble bien près d’être résolu, puisque la liberté est un fait, et que la détermination de nos actes par les lois de la nature n’est après tout qu’une hypothèse. Toutefois, comme le positivisme a essayé de transformer cette hypothèse en principe scientifique, il est nécessaire d’examiner ce nouveau système, et de discuter la valeur de ses affirmations touchant la liberté et la nature.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

_______

 

 

DU

 

DÉTERMINISME POSITIVISTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE Ier

 

 

 

DERNIÈRE ÉVOLUTION

 

DU DÉTERMINISME DE KANT

 

DANS L’ÉCOLE POSITIVISTE

 

 

 

EXPOSITION DU POSITIVISME

 

 

 

I. – Le positivisme relie les lois psychologiques et sociales aux lois physiques.

II. – Analogies du positivisme avec le déterminisme de Kant.

III. – Différences du positivisme et du déterminisme de Kant : le philosophe allemand s’appuie sur des principes rationnels, et le positivisme prétend s’appuyer sur l’expérience et l’induction.

IV. – Des lois de la nature et de la causalité universelle. – Confusion de la causalité et de la succession reproduite, d’après Hume, par M. Stuart Mill.

V. – Des lois empiriques et des lois rationnelles. – Des fonctions cérébrales considérées comme source unique de nos volitions.

VI. – De la dynamique et de la statique sociale. – Le positivisme croit que nos actes futurs sont aussi nécessairement déterminés que les marées et l’état de l’atmosphère, et que l’impossibilité de les prédire tient à l’ignorance où nous sommes des causes déterminantes.

VII. – En quoi il essaie d’échapper au fatalisme pur et simple.

 

 

 

I

 

 

 

Un système a paru de nos jours, qui prétend renouveler complètement la science, et, en renouvelant la science, renouveler la face du monde 99. Peut-être ce système, qui veut ramener toutes les sciences à une seule science 100, toutes les méthodes à une seule méthode 101, n’est-il qu’une brillante synthèse, fruit de l’imagination, reposant sur de séduisantes mais fausses analogies, sur des inductions téméraires, en contradiction avec les faits de l’ordre moral comme avec les faits de l’ordre social. C’est ce qu’il faudra examiner plus loin ; mais, avant toute discussion de cette doctrine, il est un fait évident qui ressort de la simple exposition, c’est que le positivisme est fondé sur l’idée d’une détermination universelle, régissant nos volontés, régissant l’histoire aussi rigoureusement que la chute des corps et le mouvement des planètes.

C’est un axiome dans cette école qu’il existe un enchaînement rigoureux entre les mathématiques et les sciences physiques, entre les sciences physiques et les sciences morales : « Sans les mathématiques », dit M. Littré, « ni l’astronomie ni la physique ne peuvent cheminer ; sans physique, la chimie est mutilée ; sans chimie, la nutrition, base de toute vitalité, est inintelligible ; sans une théorie exacte de la vie, le développement des sociétés, ou histoire ou sociologie, manque de son meilleur fondement.... Cet enchaînement,... découverte d’Auguste Comte, est devenu, dans la philosophie positive, pour ainsi dire, un lieu commun 102. »

Ainsi toutes les sciences particulières se succèdent dans un ordre hiérarchique ; chaque fait physique est déterminé suivant les lois mathématiques, et chaque fait moral suivant les lois physiques. « L’histoire est un développement déterminé par les conditions de la nature cérébrale de l’homme et par la manière d’être du monde. Ce qui se passe dans l’évolution de l’individu est la racine de ce qui se passe dans l’évolution de l’être collectif 103. »

« Au moment où M. Comte entra dans la voie qui devait le conduire si haut... il manquait au savoir humain une part considérable, je veux dire la notion de l’histoire envisagée comme un phénomène naturel. Un phénomène naturel est celui qui dépend d’une matière et d’une force ; et, comme je l’ai dit, nous ne connaissons pas d’autre espèce de phénomènes 104. »

Après avoir ainsi réduit la science des actions volontaires à n’être plus qu’un cas particulier de la physiologie, comme la physiologie elle-même n’est qu’un cas particulier de la science de la nature, le positivisme put se vanter d’avoir fait une seule science de toutes les sciences et de posséder l’universalité des connaissances humaines. « La philosophie positive est l’ensemble du savoir humain, disposé suivant un certain ordre qui permet d’en saisir les connexions et l’unité, et d’en tirer les directions générales pour chaque partie comme pour le tout 105. »

De cette connexion indissoluble des sciences physiques et de la sociologie résulte encore une autre conséquence, précieuse peut-être comme instrument de polémique aux mains des positivistes, mais que le sens commun acceptera difficilement : c’est que « les vraies spéculations philosophiques sont interdites à quiconque ne s’est pas donné l’éducation préliminaire des sciences rangées dans leur ordre hiérarchique, ou du moins ne s’en est pas approprié les notions les plus générales 106 ». Il sera défendu, par conséquent, à qui ne sait pas les mathématiques, la physique, la chimie et la médecine, de soutenir la liberté de l’âme, d’expliquer les faits de l’histoire par le libre arbitre des hommes et par l’action de la Providence, enfin de contredire ou de réfuter sur aucun point le fatalisme et le matérialisme de l’école positiviste. Mais cette fin de non-recevoir ne peut être légitime que si l’on suppose a priori (ce qui est précisément en question) la connexion intime, l’enchaînement nécessaire de toutes les sciences et le déterminisme universel. S’il existe dans la conscience humaine des faits inconciliables avec une détermination quelle qu’elle soit, tout homme qui les a bien observés peut, même sans avoir étudié les autres sciences dans leur ordre hiérarchique, affirmer hautement que les lois morales et sociales sont plus ou moins indépendantes des lois physiologiques. Sans doute, les sciences naturelles sont nécessaires pour connaître les conditions physiologiques auxquelles les phénomènes intellectuels et moraux sont possibles 107 ; mais il y a des faits que nous connaissons en eux-mêmes, par la simple observation intérieure, bien avant de savoir quelles conditions en ont permis l’accomplissement. Si le naturaliste, en voulant expliquer le fait, l’altère et affirme le contraire de ce que la conscience nous révèle, le psychologue, même sans connaître la physiologie, est en droit de dire au naturaliste : « Ou les faits évidents que vous niez sont réellement en contradiction avec votre théorie physiologique, et alors votre théorie est fausse ; ou, si elle est appuyée sur une observation suffisante, sur une induction légitime, elle ne saurait contredire les affirmations de la conscience. »

Ajoutons que le positivisme s’appuie, non-seulement sur des faits physiologiques, mais aussi sur des conséquences au moins très-contestables tirées de ces faits. Les faits peuvent donc être accordés et les conséquences rejetées comme fausses. Par là, la discussion du système appartient à la logique et non à la physiologie. Ainsi, peu importe que les adeptes de l’école positive soient de grands physiciens, d’habiles médecins ; peu importe qu’ils connaissent exactement les lois de la nature ; la question est de savoir s’ils ont le droit d’étendre, par analogie, au monde moral les lois qu’ils ont observées dans le monde physique ; et cette question est exclusivement du domaine de la philosophie.

La discussion du positivisme peut donc être abordée avec les seules données de la conscience et de la logique. Mais avant d’examiner les conclusions de ce système et la valeur des inductions sur lesquelles il se fonde, il est nécessaire de l’étudier dans son développement et de voir comment, parti de l’idée déterministe, il arrive à la négation de toutes les vérités morales.

 

 

 

II

 

 

 

Quoique le système de la philosophie positive soit sorti armé de toutes pièces de la tête d’Auguste Comte 108, de 1820 à 1824 109, néanmoins les philosophes de cette école se font gloire de trouver des prédécesseurs dans le passé 110. Comte a signalé lui-même Condorcet « comme son précurseur philosophique 111 ». M. Littré range Turgot et Kant parmi les ancêtres de la doctrine nouvelle. On peut regarder comme peu concluants les passages de Turgot cités par l’historien d’Auguste Comte 112. On lit, il est vrai, dans le Deuxième discours sur les progrès de l’esprit humain : « Tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état du monde à tous ceux qui l’ont précédé. » Toutefois, cette phrase unique, si on la rapproche de ce qui suit, ne paraît pas s’appliquer à un développement fatal des actions humaines, mais au développement de nos connaissances, transmises de siècle en siècle par héritage et accrues indéfiniment 113 ; or, d’après le positivisme, ce ne sont pas seulement nos connaissances, ce sont aussi nos actions qui sont prédéterminées par l’état passé du monde. Mais pour les analogies du système de Kant avec celui de MM. Comte et Littré, elles sont tellement frappantes que le positivisme peut être considéré, à aussi juste titre que la philosophie allemande, comme une évolution de l’idée déterministe exposée dans la troisième antinomie.

On a vu plus haut que, suivant Kant, tout phénomène produit dans le temps et dans l’espace était déterminé par les lois de la nature ; que chaque fait a sa cause dans le fait précédent ; que la liberté, par conséquent, ne saurait exister dans le monde des phénomènes, c’est-à-dire dans la limite des conditions de l’expérience possible, mais seulement dans le monde des noumènes, c’est-à-dire dans les choses en soi, domaine inaccessible à l’intelligence. Le positivisme explique la détermination de la même manière ; la cause n’est à ses yeux que la succession « invariable, certaine, inconditionnelle 114 ». Il y a donc un enchaînement nécessaire des causes, puisqu’il y a nécessairement des séries de faits qui se succèdent les uns aux autres : tout phénomène dépend d’un ou de plusieurs phénomènes antérieurs 115. Kant, il est vrai, admet le libre arbitre dans le monde des noumènes ; mais le positivisme ne le nie pas, ainsi entendu ; seulement il déclare que l’homme ne sait rien des causes efficientes, et que les phénomènes seuls sont l’objet légitime de notre connaissance 116 ; par conséquent, il ne saurait nier ni affirmer la liberté de cet inconnu dont il ne s’occupe pas. C’est la doctrine même de Kant, mais avec plus de logique ; le philosophe allemand relègue le libre arbitre dans l’inconnu ; les disciples de MM. Comte et Littré n’en parlent même pas, ne croyant pas devoir nommer, fût-ce à titre d’hypothèse, une propriété inconnue qui ne saurait exister que dans l’inconnu 117.

Si, dans les principes généraux, il y a une frappante analogie entre le déterminisme de Kant et celui du positivisme, dans les applications particulières aux lois de l’histoire, ou, comme dit Auguste Comte, à la sociologie, la ressemblance n’est pas moins remarquable. On doit à M. Littré la connaissance d’un opuscule de Kant, intitulé : « Idée d’une histoire universelle au point de vue de l’humanité 118 », qui, jusqu’à ces dernières années, n’avait pas été publié en France. Auguste Comte cependant en avait eu communication, en 1824, par un de ses amis qui habitait Berlin, et, bien qu’il eût déjà conçu la pensée des lois sociales et du déterminisme universel, on ne peut douter que l’œuvre de Kant n’ait contribué à affermir ou à développer ses théories historiques. Il en parle lui-même avec la plus vive admiration : « J’ai lu et relu », écrit-il à son ami, « avec un plaisir infini l’opuscule de Kant ; il est prodigieux pour l’époque ; et même, si je l’avais connu, il m’aurait épargné de la peine. Je suis charmé que vous l’ayez traduit ; il peut très-efficacement préparer les esprits à la philosophie positive.... J’avais toujours regardé Kant non-seulement comme une très-forte tête, mais comme le métaphysicien le plus rapproché de la philosophie positive 119. »

Ce jugement est parfaitement exact ; on peut apprécier la similitude des deux doctrines par quelques-uns des passages principaux et par les propositions générales de l’ouvrage de Kant.

« De quelque façon que l’on veuille, en métaphysique, représenter le libre arbitre, les manifestations en sont, dans les actions humaines, déterminées comme tout autre phénomène naturel, par les lois générales de la nature. L’histoire, qui s’occupe du récit de ces manifestations, quelque profondément qu’en soient cachées les causes, ne renonce pas cependant à un espoir ; c’est que, considérant en grand le jeu du libre arbitre, elle y découvre une marche régulière.... Ainsi, les mariages, les naissances, les morts paraissent n’être soumis à aucune règle qui permette d’en calculer d’avance le nombre ; et cependant les tables annuelles... témoignent que cela aussi obéit autant à des lois constantes que les variations de l’atmosphère.... Les individus, et même les peuples entiers, ne s’imaginent guère que, tout en s’abandonnant chacun à leur propre sens, et souvent à des luttes l’un contre l’autre, ils suivent à leur insu comme un fil conducteur le dessein de la nature .... Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont déterminées pour arriver finalement à un développement complet et approprié .... On peut, en somme, considérer l’histoire de la race humaine comme l’accomplissement d’un plan caché de la nature, à l’effet de produire une constitution politique parfaite, aussi bien dans les rapports intérieurs que dans les rapports extérieurs .... Une tentative philosophique pour traiter l’histoire universelle selon un plan de la nature, ayant pour but la pleine association dans l’espèce humaine, doit être considérée... comme possible. »

 

 

 

III

 

 

 

On voit clairement que le but de Kant est d’établir la possibilité d’une philosophie de l’histoire fondée sur le déterminisme. Jusque-là, sa doctrine et celle de l’école positive présentent une parfaite conformité. Toutefois, l’accord cesse sur une question fondamentale ; pour Kant, la détermination repose sur des principes rationnels, le principe de causalité et le principe des causes finales 120 : aux yeux des positivistes, au contraire, la détermination universelle n’est qu’une généralisation de l’expérience. Cette divergence ressort clairement de l’exposé des deux doctrines ; M. Littré l’a fait remarquer en quelques mots très-précis dans le passage suivant : « Il est certain que l’histoire est un phénomène naturel soumis à des conditions déterminées.... Kant a vu qu’il en devait être ainsi ; mais... le fondement qu’il donne à sa conception est tout à fait ruineux. Ce fondement n’est autre qu’un principe métaphysique, à savoir que la nature ne fait rien en vain. Je n’ai pas besoin de dire à des esprits nourris des doctrines positives que nous ne savons en aucune façon si la nature veut ou ne veut pas quelque chose en vain. C’est un point de vue subjectif transporté indûment dans le domaine objectif 121. »

Sans doute, si l’on suppose, avec Kant, la distinction radicale, la séparation absolue 122 du monde inconnu des noumènes et du monde des phénomènes, il est illogique d’expliquer la série et la détermination des phénomènes historiques par une cause douée de volonté, par une cause douée d’intelligence, c’est-à-dire par un principe réel, par un être en soi, en un mot, par un noumène. Que l’on admette les noumènes comme objets de la connaissance humaine, ou bien que la science n’explique rien par ces principes dont elle ne sait rien ! Si nous ne connaissons que les phénomènes, expliquons les phénomènes par d’autres phénomènes. Rapportons toute chose, en matière de faits, à des causes expérimentales, et fondons toute science sur l’expérience. C’est ce que le positivisme a très bien vu. Il observe les faits, et, pour arriver à des conceptions universelles, il généralise les faits observés. « Au lieu d’imaginer un dessein hypothétique de la nature », continue M. Littré, « Kant n’avait qu’à voir chez son illustre devancier (Turgot) comment les conceptions humaines, en tant que concernant l’interprétation du monde, furent successivement théologiques, métaphysiques, positives. À ce fait général ou loi, il aurait rattaché le principe de l’histoire 123. »

En d’autres termes, on doit observer une ou plusieurs uniformités de successions ; et, de ces observations, il faut conclure par induction qu’il y a partout de semblables uniformités. Ce n’est donc pas sur un principe a priori, mais sur une généralisation de l’expérience que le positivisme fonde sa croyance à la détermination universelle.

Cette prétention de découvrir les lois de l’histoire et les lois fixes de la volonté par induction est exposée longuement par M. Stuart Mill, dans son Système de logique. Pour comprendre cette théorie, il faut exposer en quelques mots la doctrine positiviste sur l’induction.

L’induction infère de quelques cas observés à tous les cas semblables, au moins dans l’essentiel 124. Elle suppose un postulat, à savoir que ce qui arrive aujourd’hui, en un lieu quelconque, arrivera dans la suite et en tous lieux, si les mêmes circonstances se reproduisent 125. Mais où est la preuve de ce postulat ? Le spiritualisme la trouve dans la croyance à l’ordre, à l’harmonie de la nature. Cette conception métaphysique ne pouvait être admise par une philosophie qui rejette toute idée a priori. Sans doute, les positivistes reconnaissent que, pour avoir le droit de généraliser les données de l’expérience, il faut croire à la stabilité des lois naturelles 126. Seulement, cette croyance, base de toute induction, repose elle-même, dit M. Stuart Mill, sur des inductions et des généralisations antérieures 127. N’est-ce pas un cercle vicieux ? Gomment faire une seule induction légitime, si ce procédé suppose lui-même des inductions précédentes ? Voici pourtant comment on résout la difficulté. Avant de faire des inductions légitimes et vraiment scientifiques, les hommes en font d’abord d’illégitimes 128 ; ils concluent, – sans raison, – des cas observés à l’universalité des cas semblables ; en cela, ils commencent par se tromper. Ainsi, avant la découverte de l’Australie, on n’avait vu que des cygnes blancs, et l’on concluait, par induction, que cette espèce ne renfermait aucune variété d’une autre couleur 129. Mais l’expérience s’étend peu à peu et redresse les erreurs des inductions primitives qui acquièrent ainsi une probabilité de plus en plus grande. À mesure que nous avons plus d’expérience, nous apprenons que certaines uniformités, regardées d’abord comme générales, souffrent des exceptions 130, tandis que certaines autres sont confirmées chaque jour par la suite de nos observations. Si l’on s’est trompé en croyant que tous les cygnes étaient blancs, on peut affirmer sans crainte que tous les hommes ont la tête au-dessus des épaules 131. Pourquoi cela ? Parce que l’expérience nous apprend « qu’il y a moins de constance dans la couleur des animaux que dans leur structure anatomique 132 ». Par conséquent, la constance dans la couleur ne saurait être considérée sans témérité comme une loi, tandis que la constance dans la structure anatomique peut être affirmée au nom d’une longue expérience passée : « L’expérience atteste que, parmi les uniformités qu’elle révèle ou qu’elle semble révéler, quelques-unes sont plus admissibles que d’autres ; et, en conséquence, l’uniformité peut être présumée d’un nombre donné d’exemples avec un degré d’assurance d’autant plus grand que les faits appartiennent à une classe dans laquelle les uniformités ont été reconnues plus constantes 133. »

« Cette manière de rectifier une généralisation par le moyen d’une autre, une généralisation plus étroite par une plus large, que le sens commun suggère et adopte en pratique, est le type même de l’induction scientifique 134. »

Enfin, au-dessus des généralisations auxquelles une expérience continue donne chaque jour une probabilité de plus en plus grande, il y en a d’autres qui sont absolument certaines 135. Si l’on peut montrer qu’une induction moins générale peut se rattacher, par voie de déduction 136, à l’une de ces inductions universelles, absolues, alors cette induction, jusqu’alors simplement probable, acquerra la même certitude que celle dont elle peut se déduire 137.

Au nombre de ces inductions universelles, fruits d’une expérience de chaque instant, et toujours confirmées par la suite de nos observations, M. Stuart Mill signale les vérités géométriques 138 et le principe de causalité universelle 139. C’est une étrange nouveauté, sans doute, que de rapporter à l’induction, et, par conséquent, à l’expérience généralisée, les axiomes de la géométrie ; mais dans un système qui nie les idées a priori et ne reconnaît d’autre origine à nos connaissances que la sensation ou la perception, il fallait nier les vérités géométriques, aussi bien que les axiomes métaphysiques, ou en rapporter la notion à nos sens. Le positivisme préfère ce second parti. « Quel est le fondement de notre croyance aux axiomes ?... Je réponds : ce sont des vérités expérimentales, des généralisations de l’observation 140. » Ce que M. Stuart Mill dit ici des axiomes de la géométrie, il l’applique aussi au principe de causalité. « Cette vérité que tout ce qui commence d’être a une cause est coextensive à toute l’expérience humaine 141. » C’est donc l’expérience qui nous donne l’Idée de cause ; c’est l’expérience qui nous oblige à appliquer partout et toujours cette même idée de cause. Toutefois, il importe de bien comprendre le sens appliqué par l’école positiviste à ces mots de cause et de causalité, afin de voir que, pour rapporter ces notions à l’expérience, il a fallu commencer par en altérer profondément la signification.

 

 

 

IV

 

 

 

L’école positiviste admet, comme principe, que nous ne savons rien des causes efficientes ni des causes finales 142, et que la science doit se borner à la connaissance des phénomènes. Il ne faut donc pas entendre ici par le mot de cause la force qui produit par une liaison mystérieuse tel ou tel phénomène, mais un simple « fait physique à la suite duquel un autre fait physique arrive invariablement 143. » Ici encore nous retrouvons la doctrine de Kant sur la causalité, ramenée par ce philosophe à la simple succession 144. Mais pour découvrir l’origine de cette confusion, il faut remonter plus haut et la chercher dans Hume ; le sceptique anglais est le véritable ancêtre, sinon du positivisme français qui se rattache directement à Kant, du moins du positivisme anglais, tel qu’il est exposé sous une forme métaphysique par M. Stuart Mill.

Nous ne voyons pas, dit Hume, la liaison qui unit la cause et l’effet ; nous voyons seulement que deux faits se suivent ; ainsi une bille en frappe une autre, et le mouvement de la seconde se produit aussitôt 145. Donc, l’expérience externe ne fait connaître que la succession des phénomènes, et non le rapport de la cause et de l’effet. L’expérience interne ne nous donne rien de plus ; car je n’ai pas conscience de l’influence de ma volonté sur mes organes ; mes sens m’ont seuls appris qu’à ma volition succède un mouvement 146. En vain les philosophes spiritualistes prétendent que nous avons le sentiment immédiat de notre causalité, de notre pouvoir sur notre corps ; nous n’en avons pas la moindre connaissance, car il faudrait connaître à fond la nature de l’âme et du corps pour concevoir l’action de l’un de ces objets sur l’autre 147. D’ailleurs, nous ne saurions avoir le sentiment de notre puissance, de notre influence sur le mouvement de nos muscles 148, et cela par une raison bien simple, c’est que nous ne remuons pas nos muscles, mais seulement nos nerfs, et nous n’avons pas le sentiment de notre action sur ces instruments intermédiaires du mouvement, qui ne nous sont connus que par l’anatomie.

La conséquence de cette argumentation, c’est que la liaison entre notre volition et notre acte est de même nature et aussi peu efficace que la liaison entre deux faits physiques. La cause et l’effet, dans le monde moral comme dans le monde physique, sont « en conjonction » et non pas « en connexité 149 ». Seulement, quand la concomitance ou la succession de deux faits est constante, l’habitude nous fait regarder l’un comme cause de l’autre 150 ; or, les mêmes motifs sont toujours suivis des mêmes actes volontaires 151 ; donc les actes volontaires sont soumis à une détermination semblable à celle qui régit les phénomènes physiques ; et si l’homme se croit libre, c’est qu’il n’y a entre ses actes qu’une succession nécessaire, et non une connexion nécessaire 152.

M. Stuart Mill n’a guère fait autre chose que de développer cette doctrine de Hume. Comme lui, il confond la succession constante ou la loi avec la causalité 153 ; à l’axiome de causalité il substitue cette formule : « C’est une loi que tout évènement dépend d’une loi 154. » Il y a des lois partout, dit-il encore, car il y a partout des enchaînements invariables de successions 155 : cette affirmation est fondée sur une expérience qui n’admet pas d’exception : « Certains faits se succèdent, et, croyons-nous, succéderont toujours à certains autres faits.... L’antécédent invariable est appelé la cause ; l’invariable conséquent, l’effet.... Il existe, pour chaque évènement, une combinaison d’objets ou de faits, une réunion de circonstances données, positives et négatives, dont l’arrivée est toujours suivie de l’arrivée du phénomène 156.... » « De l’universalité de cette vérité dépend la possibilité de soumettre à des règles le procédé inductif. La parfaite assurance qu’il y a une loi à trouver est la source de la validité des règles de la logique inductive 157. »

En résumé, il n’y a point d’autres causes que les lois, les uniformités constantes. Tout assemblage de phénomènes est suivi invariablement d’un phénomène déterminé. C’est sur cette idée de la détermination universelle, idée résultant non de la raison, mais de l’expérience de chaque minute, de chaque instant, que se fonde l’induction, et par conséquent la science.

En tout ceci, comme en tous les autres points de son système, à part quelques exceptions signalées par M. Littré 158, M. Stuart Mill est parfaitement d’accord avec Auguste Comte. Seulement le philosophe anglais, plus occupé de défendre le système que d’inventer une théorie personnelle, a dû creuser plus profondément la question de la détermination universelle ; non content d’affirmer cette détermination, il a entrepris de la démontrer, et va de lui-même au-devant des objections. Voici celles qu’il se pose et qu’il essaie de résoudre.

Pour avoir le droit d’établir que tout phénomène est causé par le phénomène qui le précède ou par le concours des phénomènes antérieurs, il faut d’abord examiner si la cause est réellement antérieure à son effet. Or, il semble que dans bien des cas la cause et l’effet sont simultanés 159. Ainsi le feu cause la chaleur pendant qu’il est allumé ; le soleil et l’humidité produisent la végétation par leur présence actuelle 160. La cause n’est pas anéantie aussitôt que son effet se manifeste ; souvent même elle est nécessaire à la continuation de l’effet 161 : la pression qui fait monter le mercure dans un tube privé d’air doit persister pour le soutenir dans le tube.

À ces exemples, l’auteur répond par des exemples contraires : un coup de soleil donne la fièvre à un homme ; la fièvre dure, même après que le soleil est caché. « Une épée traverse le corps ; l’épée doit-elle rester dans le corps pour qu’il continue à être mort ? Un soc de charrue, une fois fabriqué, reste un soc de charrue sans que l’on continue de chauffer et de forger 162. » Ainsi « généralement, les choses une fois produites contienuent d’être comme elles sont.... Quelques-unes » seulement « ont besoin de la présence permanente des agents qui les ont produites 163 ». Mais, dans ce dernier cas, « la continuation de la cause n’est pas requise pour maintenir l’effet 164 » : elle est seulement nécessaire « pour le reproduire », s’il vient à cesser, « ou pour contrebalancer une force qui tend à le détruire 165 ». L’effet peut donc durer, et dure en général plus longtemps que la cause. Reste à savoir s’il peut commencer en même temps que la cause. M. Stuart Mill ne résout pas cette question et se contente de la poser 166 : mais il ajoute qu’elle importe peu à sa définition de la causation. « Que la cause et l’effet soient nécessairement successifs ou non, toujours est-il que le commencement d’un phénomène est ce qui implique une cause, et que la causation est la loi de succession des phénomènes 167. » Il y a là une vraie contradiction ; c’est peut-être le point le plus faible du Système de logique. Néanmoins l’auteur tient son principe pour démontré, et en conclut que « l’état de l’univers, à chaque instant, est la conséquence de son état à l’instant d’avant 168 ». Il est certain qu’il en serait ainsi, si la succession était la causation, puisque tout phénomène, tout état de l’univers est toujours précédé d’un autre. Mais alors, pour être libre, il faudrait qu’un acte s’accomplît en dehors du temps.

Après avoir ainsi défini la causation par la simple antériorité dans le temps, M. Stuart Mill attaque la théorie de l’école écossaise, qui cherche uniquement les causes dans les volontés.

D’abord, dit le philosophe positiviste, fidèle à la doctrine de Hume, les Écossais entendent par cause une force qui exerce une certaine action mystérieuse sur tel ou tel phénomène, en un mot une cause efficiente ; or, nous ignorons absolument ce que peuvent être des causes efficientes 169. Nous ne connaissons que des causes physiques, c’est-à-dire de simples antériorités, constatées par l’expérimentation 170 : la volonté, que les Écossais donnent pour le seul type de la cause, n’est elle-même qu’une cause physique comme toutes les autres 171, un phénomène suivi d’un autre phénomène, un état du cerveau auquel nous voyons succéder régulièrement et constamment certains mouvements 172. Elle n’est donc pas un fait d’une nature à part ; elle n’a pas plus de titre au nom de cause qu’un autre fait quelconque. D’ailleurs, aucune expérience interne ne nous apprend qu’il y ait entre nos volitions et nos mouvements un lien intime, un lien plus étroit, une dépendance plus réelle que la simple succession 173. C’est la sensation qui nous fait connaître l’obéissance de nos membres à notre volonté, ou, pour mieux dire, la constante régularité avec laquelle nos membres se meuvent dans l’instant qui suit notre volonté 174. Si un homme est frappé subitement de paralysie, il aura conscience de sa volonté, conscience de son effort interne, aussi bien que l’homme en santé ; mais le toucher et la vue lui apprendront qu’aucun mouvement physique ne se produit plus à la suite de ses volitions 175. Avant cette expérience, il ne saura pas qu’il est paralysé : preuve que le sentiment interne de la volonté est le même chez l’homme sain et chez le paralytique. Donc nous ne sentons pas en nous le pouvoir de produire, comme cause efficiente, un mouvement quelconque, et nous ne nous connaissons d’autre causalité que celle dont l’expérience externe nous avertit, à savoir : la loi de succession entre nos volitions et nos actes.

Ainsi la cause ne doit jamais être cherchée ailleurs que dans la succession invariable. Sur ce principe reposent les lois de l’histoire ; tout évènement en suit un autre ; l’expérience nous apprend que cette succession se fait avec uniformité ; donc tout est enchaîné par la loi de causalité ; « de sorte que celui qui connaîtrait tous les agents qui existent au moment présent, leur distribution dans l’espace et toutes leurs propriétés, c’est-à-dire les lois de leur action, pourrait prédire toute l’histoire future du monde ;... et si un état donné du monde revenait une seconde fois, tous les états subséquents se reproduiraient aussi, et l’histoire se répéterait périodiquement comme une décimale circulaire de plusieurs chiffres 176. »

 

 

 

V

 

 

 

Une telle théorie de l’histoire suppose nécessairement que les actes de chaque individu, à chaque moment, sont déterminés ; en effet, comment l’universalité des actions le serait-elle, si chacune en particulier ne l’était pas ? Loin de reculer devant cette conséquence, le positivisme l’accepte ; il va même plus loin ; il s’appuie sur la prétendue détermination des actes individuels pour en faire un nouvel argument en faveur de la détermination dans l’histoire. C’est ce que les philosophes de cette école appellent ramener la loi empirique à la loi rationnelle. Par ce mot de lois rationnelles, ils n’entendent pas que de telles lois soient dues à la raison ; ils désignent ainsi des lois générales dont les lois particulières ne sont que les conséquences 177. Pour ce qui concerne l’histoire, la loi empirique est l’uniformité du cours de l’histoire ; mais la raison de cette uniformité est dans une autre loi encore plus générale, dans la loi même qui gouverne la nature humaine 178, dans cette loi que les actes de chaque individu sont déterminés par son caractère 179. Ainsi le déterminisme, dans son application la plus stricte, dans son application aux actes particuliers, est non-seulement avoué par le positivisme, mais proclamé comme base de la philosophie de l’histoire, comme base de la sociologie et comme fondement de tout le système. Si donc la détermination de nos actes appartient à notre libre volonté, tout le système est ébranlé par la base, et la hiérarchie des sciences, l’unité de méthode, l’espoir de faire une science exacte du passé et de l’avenir se trouvent relégués au rang des hypothèses gratuites et des brillantes fictions de l’imagination. Par conséquent, c’est sur la question du libre arbitre que le combat doit se livrer entre le spiritualisme et la philosophie positive. M. Stuart Mill l’a compris, et c’est sur ce point qu’il concentre toutes les forces de ses affirmations et de ses négations, dans le VIe vol livre de l’ouvrage consacré à la défense de son système 180. Exposons la suite de son argumentation, ou plutôt de ses assertions.

« La question de savoir si la loi de causalité s’applique dans le même sens et aussi rigoureusement aux actions humaines qu’aux autres phénomènes, n’est autre chose que la célèbre controverse relative au libre arbitre, qui, depuis le temps de Pelage, au moins, a divisé à la fois le monde philosophique et le monde religieux. L’ affirmative est ce que l’on appelle ordinairement la doctrine de la nécessité, parce qu’elle soutient que les volitions et les actions humaines sont nécessaires et inévitables. La négative maintient que la volonté n’est pas déterminée, comme les autres phénomènes, par les antécédents, mais se détermine elle-même ;... la première de ces deux opinions est celle que je considère comme vraie 181. »

Néanmoins M. Stuart Mill avoue que la doctrine de la nécessité, telle qu’on la généralement présentée, et impliquant une contrainte mystérieuse 182 exercée par l’antécédent sur le conséquent, révolte la conscience. Mais la philosophie positive, qui, par le mot de cause, n’entend pas les causes efficientes, les actions mystérieuses des phénomènes sur d’autrès phénomènes 183, et qui, en un mot, appelle causalité et détermination la succession invariable des phénomènes, ne peut hésiter à reconnaître que tout est déterminé. « Bien comprise, la doctrine de la nécessité se réduit à ceci : qu’étant donnés les motifs présents à l’esprit, étant donnés pareillement le caractère et la disposition actuelle d’un individu, on peut en inférer infailliblement la manière dont il agira 184. » – « Je regarde cette proposition comme la simple interprétation de l’expérience universelle, comme l’énoncé verbal de ce dont tout homme est intérieurement convaincu 185. »

Une affirmation aussi tranchante dispense de prouver ; l’auteur n’essaiera donc pas de démontrer ; il défie ses adversaires de le contredire sur ce point ; on verra plus loin que, malgré le ton d’assurance du philosophe, son affirmation est contestable et qu’elle est en contradiction avec l’expérience même : quant à présent, prenons acte de ce défi et de cette assertion gratuite.

Ici se présente une question sur laquelle les chefs de l’école positiviste se divisent. Suivant Auguste Comte, nos actes volontaires sont déterminés, non par un état antérieur de l’esprit, mais par un état particulier du cerveau, par une action nerveuse ; en sorte que le physiologiste seul aurait le droit de prédire la suite des phénomènes intellectuels et moraux d’après l’état actuel du cerveau 186. Il n’y a donc pas à ses yeux de lois de l’esprit. M. Stuart Mill pense au contraire que l’observation et l’expérimentation peuvent constater des successions uniformes entre les états de l’esprit, et que par conséquent on n’a pas à s’inquiéter de savoir si les phénomènes moraux sont ou non des modifications nerveuses ; du moment qu’ils se succèdent uniformément, ils s’engendrent, se déterminent, ils sont causes les uns des autres, au sens du moins où le positivisme entend le mot de cause. Il y a donc des lois de l’esprit 187, et le psychologue, s’il pouvait connaître à fond tous les sentiments des hommes, prédirait, sans le secours du physiologiste, tous leurs actes futurs.

M. Littré pense, avec Auguste Comte, que tout phénomène moral est produit par une action nerveuse ; mais il convient, avec M. Stuart Mill, que nous ne connaissons pas la liaison de l’action nerveuse et du phénomène mental ; nous ne pouvons donc étudier les lois de l’esprit dans leurs causes encore inconnues, mais seulement dans leurs manifestations 188, par l’observation interne. Quelles que soient ces divergences, tous les positivistes tiennent pour certain que nos volitions sont déterminées physiquement, et que la succession nécessaire des faits historiques repose sur la succession nécessaire des volitions individuelles.

 

 

 

VI

 

 

 

La science de nos actes ayant des lois subordonnées aux lois physiques, Auguste Comte a été très-conséquent avec ses principes lorsqu’il a divisé la sociologie, comme on divise la mécanique, en statique et en dynamique 189. La statique sociale comprend l’étude des lois de coexistence entre les phénomènes moraux ; la dynamique étudie les lois de leur succession. Par la statique on peut juger de ce que doit être l’état de la société et des relations mutuelles des hommes entre eux 190 ; par la dynamique, on peut calculer l’état futur de la société.

Toutefois le positivisme n’a pas la prétention d’arriver, surtout dans l’état actuel de la dynamique sociale, à prophétiser tous les évènements futurs. Cette science n’en est pas encore venue au même degré de perfectionnement que l’astronomie, qui nous permet de calculer l’état du ciel plusieurs milliers d’années à l’avance 191. « Mais la différence de la certitude n’est pas dans les lois mêmes ; elle est dans les données auxquelles ces lois doivent être appliquées 192.... Les données, en astronomie, sont aussi certaines que les lois elles-mêmes. Au contraire, les circonstances qui agissent sur la condition et la marche de la société sont innombrables et changent perpétuellement ; et quoique tous ces changements aient des causes, et, par conséquent des lois, la multitude de ces causes est telle qu’elle défie tous nos efforts de calcul 193. »

On ne saurait donc s’attendre à jamais savoir exactement la marche future des évènements ; mais on parviendra peut-être à connaître avec vraisemblance : « ce que chacune des circonstances de l’état actuel » de la société, « doit produire dans l’avenir 194 ».

En un mot, il en est des lois de la sociologie comme des lois qui régissent l’état de l’atmosphère. Le temps de demain et d’après-demain est déterminé par celui d’aujourd’hui ; cependant, comme j’ignore les causes nombreuses et complexes dont la pluie et le beau temps dépendent, je ne puis prédire infailliblement les effets qui résulteront de ces causes. De même, en sociologie, tout est déterminé d’avance ; mais, ne sachant par quel intermédiaire de causes complexes l’état actuel de la société déterminera son état futur, je ne puis annoncer avec une certitude absolue ce qui arrivera dans l’avenir. Cela ne prouve pas qu’il existe une liberté capable de briser la chaîne fatale des évènements.

 

 

 

VII

 

 

 

Après des conséquences si claires et si franchement avouées, on s’étonne que le positivisme se défende du reproche de fatalisme. Il accepte le nom de nécessitarisme ou doctrine de la nécessité 195. Mais la doctrine de la nécessité, dit M. Stuart Mill, n’est pas le fatalisme turc 196. En effet, le fataliste, poussé par un désir à une mauvaise action, ne croira pas à la possibilité d’un désir contraire capable de contrebalancer le premier 197, et, faute de croire à l’efficacité de ce second désir, il ne l’éprouvera jamais dans son cœur 198. Au contraire, le partisan éclairé de la nécessité croira bien, sans doute, que le désir nous détermine invinciblement à une certaine action, mais seulement à la condition qu’un autre désir ne nous poussera pas en sens contraire 199. Nous pouvons donc modifier nos désirs, et par conséquent notre caractère, pourvu seulement que nous subissions l’influence de cet autre désir qui contrebalance le premier 200. En cela consiste la liberté morale 201 ; en effet, c’est être libre que de pouvoir faire ce qu’on désire 202.

Toutefois, ce désir nouveau, qui vient à la traverse de nos actions et annule l’effet du premier, est lui-même l’effet de ce caractère primitif qu’il vient détruire. Il résulte généralement « de l’expérience des conséquences fâcheuses du caractère que nous avions précédemment, ou enfin de quelque vif sentiment d’admiration ou de quelque aspiration « soudaine 203 ». Ainsi, c’est parce que nous sommes vicieux que nous connaissons les conséquences du vice ; c’est parce que nous les connaissons que nous voulons modifier noire caractère et désirons devenir vertueux ; c’est parce que nous désirons devenir vertueux que nous le devenons. Donc le vice, cause de notre expérience, qui est cause à son tour du désir d’être vertueux, se trouve rigoureusement et mathématiquement la cause de notre amélioration ! Il est vrai, à côté de l’expérience, M. Stuart Mill donne aussi d’autres causes à ce désir qui naît en nous de modifier notre caractère, par exemple « quelque vif sentiment d’admiration ou quelque aspiration soudaine ». Mais cette admiration, cette aspiration soudaine, résultent aussi de nos dispositions naturelles : c’est donc notre caractère qui nous détermine à modifier notre caractère ! En le vainquant, nous ne faisons que lui obéir, que le suivre servilement, quand il se tourne contre lui-même. Ainsi, en dernière analyse, la doctrine de la nécessité n’offre aucune différence qui la distingue du fatalisme turc. Autant vaudrait dire qu’un vaisseau est libre, parce que l’impulsion qui lui est donnée par le vent du nord pourrait être neutralisée par le vent du sud.

En face d’un système qui, pour toute liberté morale, laisse à l’homme le pouvoir de tourner à tous les vents, la conscience humaine ne peut se défendre d’un vif sentiment de répulsion. Mais on ne réfute pas une doctrine philosophique, surtout une doctrine qui se donne pour la philosophie positive, par un sentiment. Pour échapper à ces tristes conclusions, il faut examiner si les faits que le positivisme affirme sont exacts, si les lois qu’il prétend constater dérivent d’une expérience suffisante et d’une légitime induction. Est-il vrai que, si deux phénomènes se suivent invariablement, le premier soit la cause du second ? A-t-on le droit de conclure de certaines successions constamment observées entre les phénomènes physiques à la succession constante des faits de l’ordre moral ? Essayons de prouver le contraire et de rompre le prétendu enchaînement nécessaire des actions humaines en établissant que, dans aucun cas, la succession, même invariable, n’est la causalité ; que nos actes sont, par conséquent, indépendants des phénomènes qui les précèdent, et que leur succession n’a pas le caractère régulier des lois physiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

CONFUSION

 

DE

 

LA CAUSALITÉ AVEC LA LOI

 

 

 

I. – Les causes physiques ne sont en réalité que des causes efficientes, et ne sont pas avec les phénomènes dans un rapport d’antériorité, mais dans un rapport de simultanéité.

II. – Il faut chercher dans la volonté le type de la cause.

III. – Les lois de la nature, n’étant pas des causes, mais des rapports, ne peuvent exercer aucune détermination, et sont elles-mêmes déterminées par une cause supérieure. – Ni ces lois ni la matière elle-même ne sont éternelles.

 

 

 

I

 

 

Nous avons déjà trouvé dans le système de Kant la concision de la causalité et de la succession. Mais, comme le positivisme déclare qu’il attache au mot cause un sens différent de celui qu’on lui donne en métaphysique, il faut recommencer la discussion avec ce nouvel adversaire, et chercher si la notion de cause physique (la seule cause dont il s’occupe) peut se ramener plus facilement que la notion de cause efficiente à l’idée d’antériorité invariable.

Avant tout, il importe de savoir ce que sont les causes physiques, et d’examiner si elles diffèrent réellement des causes efficientes. Sans doute, le positivisme s’efforce de les distinguer. D’après M. Stuart Mill, la cause efficiente, qu’il relègue dans le monde de l’inconnu, est « un lien secret, une coaction mystérieuse 204 ». La cause physique n’est que l’antécédent invariable, inconditionnel. Cette distinction peut-elle se soutenir, et les positivistes ne semblent-ils pas l’oublier eux-mêmes quand, après avoir protesté qu’ils ne savent s’il existe entre les causes et leurs effets une connexion intime, un lien mystérieux, ils parlent de la détermination des phénomènes par les phénomènes précédents, et spécialement de la détermination de nos volitions par l’état antérieur de notre esprit ? « Les actes d’une personne », dit M. Stuart Mill, « résultent nécessairement de son caractère 205. » Résulter nécessairement, subir une détermination, n’est-ce pas éprouver une coaction, et une coaction très-mystérieuse ? D’ailleurs, est-il possible de concevoir une cause quelconque, même dans l’ordre purement physique, sans un lien secret, une connexion intime, une efficacité très-réelle, et pourtant inexplicable ? Une bille, en frappant une autre bille et en lui imprimant un mouvement, est assurément la cause physique de ce mouvement. Or, n y a-t-il pas là une coaction exercée par la première sur la seconde ? Personne n’en doute, et cependant personne ne comprend comment cette action d’un corps sur un autre vient à s’exercer ; car on ne fait que reculer la difficulté en expliquant la communication du mouvement par l’élasticité et par telle ou telle autre propriété de la matière : l’élasticité, cette puissance que possèdent certains corps de repousser les corps qui les compriment, n’est-elle pas une qualité occulte, puisqu’on ne saurait ni la nier, en présence de ses effets, ni la percevoir en elle-même par aucun sens ? Il faut donc reconnaître dans les causes physiques un pouvoir mystérieux, fort différent de la simple antériorité invariable.

Ajoutons que le sens commun se refusera toujours à désigner sous le nom de cause un phénomène qui en précède invariablement un autre, s’il ne suppose dans le premier une force capable de produire le second. La nuit précède constamment le jour, dit le docteur Reid en réfutant Hume, et cependant la nuit n’est pas la cause du jour. En vain M. Stuart Mill répond que la succession de la nuit et du jour, si elle est invariable, n’est pas inconditionnelle, et qu’en supposant « que le soleil cessât de se lever, ce qui, que nous sachions, est parfaitement compatible avec les lois générales de la matière, la nuit serait ou pourrait être éternelle 206 ». Cela revient à dire que les lois générales de la matière sont inconditionnelles, nécessaires, tandis que les mouvements des planètes dans l’espace sont conditionnels et contingents. Mais conçoit-on que des mouvements, qui résultent des lois générale, de la matière, soient contingents, si ces lois sont nécessaires ? D’ailleurs, puisque le positivisme s’abstient systématiquement de rechercher les causes premières et d’examiner si le monde est nécessaire ou contingent, comment peut-il savoir que telle loi est nécessaire et que telle autre est contingente ? Il n’a pas même le droit d’affirmer qu’il y ait dans la nature une seule succession inconditionnelle, ni par conséquent une seule cause physique, au sens où M. Stuart Mill entend ce mot ; à moins qu’on ne tienne pour inconditionnelles les successions entre deux phénomènes dont le second suppose le premier par définition : la mort, par exemple, ne peut se produire sans succéder à la vie ; mais alors la vie serait la cause physique de la mort 207 ! Le mouvement serait la cause de la cessation du mouvement ! D’où vient donc que le sens commun ne consentira jamais à croire que la nuit soit la cause du jour, ni que la vie soit la cause de la mort, quoiqu’on ait observé une succession constante entre ces phénomènes ? Pourquoi, au contraire, attribue-t on la clarté du jour au soleil, la mort à la lésion ou à l’affaiblissement des organes ? N’est-ce pas précisément parce que le soleil a le pouvoir de nous éclairer, les lésions organiques le pouvoir d’interrompre le cours des fonctions vitales ? En un mot, une cause physique est un phénomène capable d’exercer sur un autre phénomène une action nécessitante, une détermination, et cette causalité efficiente, si mystérieuse qu’elle soit, est tout aussi incontestable que la production de l’effet.

Ainsi définies (et il paraît difficile de les définir autrement, surtout quand, de l’aveu même du positivisme, elles produisent des déterminations), les causes physiques ne sauraient être antérieures à leurs effets : elles ne peuvent être appelées causes tant qu’elles ne produisent rien, de même que l’auteur d’un livre ne peut s’appeler auteur avant d’avoir commencé son travail. L’effet ne survit pas non plus à sa cause, à moins que de nouvelles causes ne viennent le continuer quand la première a cessé d’agir ; ainsi, c’est sous l’action de la force d’inertie qu’un projectile s’élève en l’air après que ma main a cessé de lui imprimer un mouvement ascensionnel. Il faut expliquer de même, par l’efficacité de causes permanentes, la continuation des effets dans les cas cités par M. Stuart Mill. Si un homme est tué d’un coup d’épée, il n’est pas nécessaire, sans doute, que « l’épée reste dans le corps pour qu’il continue à être mort 208 » ; car la cause de la mort n’est pas le coup d’épée, mais la lésion organique qui persiste en vertu de certaines forces naturelles. Ce sont les forces de cohésion qui font « qu’un soc de charrue, une fois fabriqué, reste un soc de charrue, sans que l’on continue de chauffer et de forger 209 ». Donc les effets ne durent que par la persistance des causes.

Ajoutons enfin que la permanence d’un phénomène n’est pas la même chose que sa production, et que sa production cesse au moment même où la cause productrice cesse d’agir. Ainsi le travail du statuaire fait passer un bloc de marbre à l’état de statue ; si des causes physiques conservent cette statue une fois sculptée, il n’en est pas moins vrai que le marbre a cessé de se transformer dès que l’artiste a cessé de travailler à sa transformation ; le phénomène qui dure, à savoir : la conservation de la statue, n’est plus l’œuvre de l’artiste, mais l’œuvre de la nature ; et ce phénomène ne persiste que parce que la nature continue à agir. En un mot, les effets naissent et périssent avec leurs causes, et le seul rapport de temps qu’on puisse établir entre la cause et l’effet est un rapport de simultanéité 210.

M. Stuart Mill, on l’a vu, convient lui-même que, dans certains cas, la continuation de la cause est nécessaire à la continuation de l’effet : « La pression qui pousse en haut le mercure dans un tube privé d’air doit être continuée pour le maintenir dans le tube.... La clarté que le soleil répand sur la terre cesse quand le soleil se couche 211. »

En présence de ces exemples, l’auteur du Système de logique semble éprouver un certain embarras, dont l’aveu manifeste en même temps la bonne foi du philosophe et la faiblesse de sa théorie. « Généralement », dit-il, « les choses, une fois produites, continuent d’être comme elles sont, jusqu’à ce que quelque chose les change ou les détruise.... Reste toujours le fait que, dans quelques cas, la continuation des conditions qui ont produit un effet est nécessaire à la continuation de cet effet.... Mais... que la cause et l’effet soient nécessairement successifs ou non, toujours est-il que le commencement d’un phénomène est ce qui implique une cause, et que la causation est la loi de succession des phénomènes 212. »

Sans insister sur la contradiction que cette phrase renferme, constatons que M. Stuart Mill nous laisse libres de croire à la succession ou à la simultanéité de la cause et de l’effet. Or, n’est-ce pas nous laisser libres d’admettre ou de rejeter l’ensemble de la philosophie positive ? Car, si tout phénomène est précédé par sa cause, il n’y a plus de liberté ; tout est prédéterminé, et la vérité du fatalisme historique d’Auguste Comte est démontrée. Si, au contraire, la cause et l’effet se produisent ensemble, aucun phénomène n’est déterminé avant d’être produit, et l’idée même de prédétermination implique contradiction : l’état actuel du monde n’a plus de rapport nécessaire avec son état passé ni avec son état futur ; ainsi tout le système tombe en ruine, et les lois absolues de l’histoire, les lois de la sociologie ne sont plus que de brillantes chimères de l’imagination.

Pourquoi donc laisser indécise une question dont la solution doit être ou la démonstration ou la condamnation du positivisme ? Cette hésitation tardive, succédant à tant d’affirmations, ne prouve-t-elle pas l’impossibilité de ramener la notion de causalité à celle de succession ?

 

 

 

II

 

 

 

Si le seul rapport de temps entre la cause et l’effet est la simultanéité, il ne s’ensuit pas que ce rapport de temps, inséparable de la causalité, soit la causalité elle-même. Deux phénomènes, dont l’un est cause et l’autre effet, se produisent toujours ensemble ; mais la réciproque n’est pas vraie ; car l’expérience démontre que deux ou plusieurs phénomènes peuvent être toujours simultanés, sans que l’un exerce aucune action sur l’autre ; il suffit pour cela qu’ils procèdent d’une même cause : quand il fait jour à Paris, il fait nuit aux antipodes ; lorsque la neige fond sur le versant des montagnes, la vallée se couvre de verdure. Ainsi, puisque la causalité ne saurait être ramenée ni à la succession ni à la concomitance, elle n’est pas un rapport de temps, mais un rapport dynamique : la cause est l’action d’un pouvoir interne, qui se manifeste en communiquant sa force et en imprimant un mouvement ou une direction aux substances soumises à son empire.

La notion d’un semblable pouvoir ne vient pas de l’expérience externe ; car nos sens ne nous font connaître que les phénomènes et leur coordination dans le temps ou dans l’espace. C’est donc en nous-mêmes que nous avons trouvé le type d’une cause, d’une action déterminante ; et si nous croyons qu’il existe de telles causes dans la nature, nous ne pouvons les concevoir que par analogie, en leur supposant une vague ressemblance avec cette puissance interne dont nous avons conscience dans le fait de la volition.

À cette théorie, si bien exposée par les Écossais, sur l’origine de l’idée de cause, M. Stuart Mill objecte que la volition n’est qu’une simple cause physique, c’est-à-dire un phénomène antérieur à un autre phénomène 213. Nous savons, dit-il, que nous voulons, et que notre volition est suivie d’un mouvement ; mais nous ne sentons nullement qu’elle exerce sur le mouvement musculaire une influence intime. On a vu qu’à l’appui de cet assertion il cite l’exemple da paralytique : sans l’expérience, l’homme frappé subitement de paralysie ne saurait pas que sa volonté ne remue pas ses membres ; sans l’expérience, l’homme en santé ne saurait pas non plus que sa volonté les remue : ainsi, je n’ai pas conscience d’être la cause de mes mouvements ; mes sens m’apprennent seulement qu’ils se font aussitôt après que je les ai voulus.

Supposons que ces assertions soient exactes : il n’en résultera nullement que je n’aie pas le sentiment de ma causalité. Ma volonté, en effet, n’agit pas seulement sur mon corps, mais aussi sur ma pensée, sur mes désirs ; dans le fait de l’attention, j’ai conscience et de ma volition et de la pensée qu’elle produit. Je connais donc une cause interne, je la prends sur le fait. Ainsi, quand même je n’aurais pas conscience de l’action que j’exerce sur mes nerfs et sur mes muscles, il serait encore certain que j’ai trouvé en moi le type d’une force qui commence un état, d’une influence coactive, en un mot d’une cause efficiente.

Mais faut-il concéder à Hume et à M. Stuart Mill que je ne me sente pas l’auteur des mouvements de mon corps ? L’exemple même du paralytique, allégué par ces philosophes, semble précisément réfuter leur assertion. En effet, si un homme frappé de paralysie s’étonne de l’immobilité de ses muscles, c’est qu’il a conscience d’avoir fait tout ce qui est en son pouvoir pour les mettre en mouvement. Il sent donc en lui un certain pouvoir d’agir ; il ne connaît son impuissance que parce qu’il sent les limites où ce pouvoir vient expirer 214. Supposons que nous ne percevions pas notre action motrice : le paralytique pourra bien trouver extraordinaire que le mouvement de son bras ne suive pas sa volition, mais il ne travaillera pas à le mouvoir ; or, il est évident qu’il fait des efforts, et qu’il les renouvelle jusqu’à ce qu’il soit convaincu de l’inutilité se ses tentatives. Le fait de l’effort interne est donc incontestable ; et, comme on ne saurait concevoir un effort conscient, un effort réfléchi, sans la conviction que le but où nous tendons est en notre pouvoir, il faut admettre que nous sommes convaincus de notre action sur nos muscles.

D’ailleurs, outre le sentiment de l’effort, nous percevons clairement notre intention, c’est-à-dire que nous avons conscience de la direction déterminée que nous voulons imprimer à nos membres : nous nous proposons d’assimiler le mouvement de notre corps au mouvement conçu par notre pensée ; or, assimiler, c’est agir comme cause, c’est communiquer quelque chose à une autre substance ; et, par conséquent, puisque nous travaillons à produire cette assimilation, à régler la direction de nos membres sur notre pensée, c’est que nous sommes persuadés de notre puissance motrice.

Cette persuasion serait-elle une illusion ? On ne pourrait le soutenir ; et, d’ailleurs, l’expérience elle-même vient la justifier. Mon bras ne suivrait pas la direction que j’ai voulue, que j’ai préconçue, si je n’étais pas cause de mon mouvement (à moins qu’on ne suppose une harmonie préétablie ou qu’on ne revienne à la théorie des causes occasionnelles de Malebranche).

Toutefois, la conviction que nous avons de notre pouvoir moteur, si elle trouve sa confirmation dans l’expérience externe, n’est pas née de l’expérience externe. En effet, l’habitude de voir nos mouvements accompagner nos volitions (ou même, comme le suppose à tort M. Stuart Mill, succéder à nos volitions) ne nous donnerait jamais que l’idée d’un rapport de temps, et non l’idée d’un effort, d’une intention, d’un dessein. Enfin, si je ne percevais qu’un simple rapport de temps entre ma volition et mes mouvements, je n’aurais aucune raison d’attribuer à ma volition le pouvoir de produire le mouvement musculaire plutôt qu’à l’effort musculaire le pouvoir de produire ma volition. Un disciple de M. Stuart Mill répondrait, il est vrai, que la volition est la cause du mouvement, par la seule raison qu’elle le précède ; mais cette assertion est doublement fausse, puisqu’un rapport de succession n’est pas un rapport de cause, et que, de plus, il est inexact que mon mouvement précède ma volition ; je le produis quand je le veux, et non après l’avoir voulu.

J’ai donc bien réellement le pouvoir d’agir sur mon corps. C’est dans cette action que nous trouvons le type de la cause : partout ailleurs, nous ne percevons que des effets ; et si nous croyons à l’existence de causes dans la nature, c’est que nous supposons la matière douée d’une force capable d’exercer, sur les objets soumis à son action, une assimilation analogue à celle que nous exerçons sur nos mouvements. Il y a toutefois cette différence que je me sens cause de la première impulsion donnée à mes membres, tandis que la matière ne peut communiquer qu’une impulsion reçue d’ailleurs ; c’est pourquoi nous sommes obligés d’expliquer l’existence des mouvements matériels par une cause première, de qui les causes physiques tiennent toute leur efficacité.

 

 

 

III

 

 

 

Si cette cause première est la seule raison de l’efficacité des causes physiques, elle seule aussi a pu produire l’ordre régulier suivant lequel nous percevons leur action, et que nous désignons sous le nom de lois de la nature ; car il est aussi difficile de concevoir sans cause un ordre régulier de mouvements que de concevoir ces mouvements eux-mêmes sans une force motrice. En un mot, si chaque phénomène atteste une volonté supérieure, l’harmonie du monde atteste une intelligence supérieure : le phénomène révèle un Créateur ; la loi révèle une Providence.

Les positivistes tirent précisément de l’existence des lois une conclusion contraire. À leurs yeux, la loi, au lieu d’être un problème de plus, est la solution de tous les problèmes : les lois expliquent le monde ; elles sont causes de tout ce qui se passe dans l’univers : Dieu est une hypothèse inventée pour expliquer le gouvernement du monde, et devenue inutile depuis que ce gouvernement a été dévolu aux lois par la science moderne.

On pourrait se demander si nos pères, qui croyaient en Dieu, ignoraient que la nature eût des lois, et si c’est là une découverte bien moderne. Mais, du moins, ils admettaient que tout phénomène et toute série de phénomènes supposent une cause ; or, le positivisme, s’il ne conteste pas absolument ce principe, a la prétention de le modifier, de le réduire à sa juste valeur, et le formule ainsi : « La loi de causalité est que tout phénomène dépend d’une loi 215. »

Cette substitution des lois à la cause première n’est absolument que la confusion déjà signalée entre la causalité et la succession. En effet, le mot de loi ne désigne qu’une succession régulière et constante ; or, la succession n’est qu’un rapport de temps entre deux phénomènes, et un rapport n’est qu’une idée abstraite ; ainsi, admettre que les lois de la nature déterminent les phénomènes physiques et moraux, c’est prêter une causalité à une abstraction, à une pure relation.

Le positivisme ne recule pas devant cette conséquence ; il avoue franchement que la cause est une simple abstraction. « Est-ce que les évènements composés », dit M. Littré, « ne sont pas complexes justement parce qu’ils résultent du concours de plusieurs lois abstraites 216 ? » Attribuer ainsi une causalité physique à des lois, à des rapports, n’est-ce pas rappeler la doctrine de Hegel sur l’activité des idées abstraites, et l’exemple curieux qu’il donne à l’appui de son assertion ? Une tuile, dit le philosophe allemand, tombe sur la tête d’un homme ; ce n’est pas la tuile qui l’écrase, mais la vitesse, c’est-à-dire un rapport abstrait entre deux abstractions, le temps et l’espace : donc deux abstractions peuvent assommer un homme 217 !

Cette croyance à la causalité réelle des lois abstraites explique la théorie du positivisme sur la hiérarchie des sciences. Si on ne peut s’occuper de morale ou de sociologie sans être mathématicien, c’est que, d’après Auguste Comte, les lois sociales sont des lois physiques, et que les lois physiques sont des lois mathématiques.

D’abord, est-il vrai que les lois de la nature soient des lois mathématiques ? Les lois mathématiques expriment les relations entre des quantités ; les lois physiques sont des relations entre des phénomènes réels. Il en résulte que les lois mathématiques sont nécessaires comme les lois mêmes de la pensée ; les lois physiques, au contraire, n’existent qu’à la condition qu’une matière sera préalablement donnée. Or, qui a produit cette matière, sans laquelle les lois physiques n’auraient jamais existé ? Ce ne sont pas ces lois elles-mêmes, puisqu’elles n’étaient pas avant la matière. Supposera-t-on que la matière est éternelle ? S’il en était ainsi, ses lois seraient également éternelles, nécessaires, universelles, et rien ne pourrait échapper à la détermination physique. Mais on n’a absolument aucune raison de croire à cette nécessité et à cette éternité de la matière ; c’est la plus gratuite, la moins scientifique de toutes les hypothèses ; ou plutôt, une telle supposition est contraire à la raison.

Aucune partie de l’univers, aucun agrégat de molécules n’a jamais pu exister sans avoir une forme, c’est-à-dire une étendue déterminée. Or, aucune forme n’a été assignée aux corps par la nécessité, puisqu’ils sont susceptibles de transformations perpétuelles. Ils n’auraient donc jamais eu de forme, sans l’intervention d’une cause organisatrice. Seraient-ce les forces internes de la matière qui auraient agi comme cause organisatrice, et qui auraient déterminé sa forme ? Mais ces forces internes n’ont existé qu’une fois les corps eux-mêmes doués d’existence, et, par conséquent, doués d’une forme quelconque. On ferait donc un cercle vicieux si on voulait expliquer la configuration de la matière par des forces physiques dont l’action est postérieure à sa formation. Ainsi, elle n’a pu recevoir de forme que par l’action d’une cause extérieure, et, comme avant d’être formée elle n’existait pas, elle a reçu à la fois, par un seul et même acte, et l’existence et sa première configuration ; eu un mot, elle a été tirée du néant par une puissance créatrice.

On pourrait à la rigueur objecter que, si la forme des corps est contingente, et suppose par conséquent l’intervention d’une action organisatrice, il en faut seulement conclure que les corps, c’est-à-dire les agrégats de molécules, n’ont pas existé par eux-mêmes à l’état d’agrégats, mais que les molécules simples sont peut-être douées d’une forme immuable et nécessaire ; en effet, on n’a jamais changé que la forme des corps, et non des molécules elles-mêmes.

Sans doute, l’expérience ne démontre pas que la forme des molécules soit variable et contingente, mais elle prouve à chaque instant que leur situation dans l’espace est variable, puisqu’elles sont susceptibles de mouvement ; et ainsi aucun lieu ne leur a été assigné par la nécessité. Elles n’auraient donc jamais occupé aucun lieu, sans l’intervention d’une force intérieure ou extérieure, qui les a disposées dans l’espace. Or, ce ne peuvent être des forces internes, inhérentes à la constitution des molécules, qui ont déterminé leur place ; car on ne saurait supposer l’existence de telles forces qu’une fois les molécules occupant déjà un lieu dans l’espace. Il faut par conséquent recourir à l’action d’une cause extérieure à la matière ; elle seule a pu choisir et fixer la place des molécules ; et comme, avant d’occuper un point de l’espace, elles n’existaient pas, un seul et même acte leur a assigné une place et les a tirées du néant. Ainsi la matière n’est pas nécessaire, et il faut admettre la création ou supposer un effet sans cause.

Le positivisme a-t-il le droit d’éluder cette conséquence en prétendant que toute recherche sur la cause première dépasse la portée de la raison humaine ? La question de la cause première est-elle donc enveloppée de si profondes ténèbres, de si insolubles contradictions que la raison soit condamnée à un doute inévitable ? N’est-ce pas, au contraire, une vérité manifeste, une de ces vérités premières dont l’évidence illumine également l’intelligence de l’enfant et celle du philosophe, n’est-ce pas un axiome fondamental de la raison que tous les phénomènes supposent une cause ? N’est-il pas évident que les causes secondes, les forces physiques, qui ne peuvent commencer par elles-mêmes un mouvement, mais seulement le communiquer, ont reçu ce mouvement d’un premier moteur ? Si ce ne sont là que des hypothèses, quelles sont donc les vérités certaines ? Ne semble-t-il pas, qu’en défendant à l’esprit humain l’examen des questions relatives à l’origine des choses, on craigne plutôt de les voir résolues que de les trouver insolubles, et que l’on fuie non pas l’obscurité de ces problèmes, mais la lumière de l’évidence ? Non, jamais la raison ne consentira à l’abdication que certains penseurs exigent d’elle ; jamais elle ne souffrira qu’on mutile l’esprit humain pour l’enfermer dans le cercle étroit de l’expérience, comme si nous n’avions d’autre faculté que la perception extérieure, ni qu’on lui défende de chercher les causes des choses, de peur de trouver Dieu.

Osons donc suivre la raison dans toutes ses affirmations évidentes ; en vain on prétend récuser son témoignage, en alléguant la diversité des opinions des philosophes sur la question de la cause première : la raison n’est point responsable de ces contradictions, car c’est uniquement pour avoir nié son autorité et avoir voulu chercher dans la seule expérience sensible l’origine de nos connaissances, que les philosophes matérialistes ont été amenés à douter de la cause première. Pour ceux qui ont cru à toutes les facultés de l’intelligence humaine, et qui (sans tomber comme les panthéistes dans l’autre excès, celui de rejeter l’expérience) ont admis au nom de la raison les vérités nécessaires, inconditionnelles, ils n’ont jamais hésité à reconnaître dans l’action d’un Être éternel et infini la cause de l’existence des objets finis. Or, quoi de plus fini, de plus borné en puissance, de plus incapable d’exister par soi-même et d’avoir choisi sa place dans l’espace ou déterminé sa propre configuration que la matière inerte ?

La nature est donc contingente, et dès lors comment ses lois seraient-elles nécessaires, éternelles, absolues, comme les lois mathématiques ? Avec leur prétendue nécessité disparaît l’objection qu’on en pourrait tirer a priori contre la liberté humaine. Sans doute, si elles étaient nécessaires, elles seraient universelles, et on ne concevrait guère comment la volonté échapperait à leur empire. Mais, puisqu’elles sont contingentes, elles n’existent que là où il a plu à Dieu de les établir. Il est certain qu’elles règnent dans le monde physique, mais rien ne prouve qu’elles s’étendent au monde moral, à moins que l’induction n’autorise à transporter dans un ordre de phénomènes ce que l’on a constaté dans un ordre différent : c’est ce qu’il faut maintenant examiner.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

ABUS DE L’INDUCTION

 

 

 

I. – De l’unité de méthode admise sans preuve par les positivistes.

II. – Rien n’autorise à conclure de la constance des lois physiques à la constance des lois morales ; une telle inférence n’est pas une induction légitime, mais un raisonnement par analogie.

III. – Critique de la théorie positiviste de l’induction. – Les lois de la nature sont contingentes, et par conséquent rien ne peut nous assurer leur durée future, si ce n’est la croyance aux causes finales.

 

 

 

I

 

 

 

Bien que la nature ne soit pas régie par une nécessité absolue, certaines causes permanentes, par une action continue, déterminent dans le monde physique des successions constantes de phénomènes, que nous appelons des lois ; mais comme ces causes sont contingentes, on n’a pas le droit de conclure a priori que leur action soit universelle et s’étende jusqu’aux phénomènes moraux. Il n’y a que l’expérience qui puisse nous apprendre où commence et où finit le domaine de la détermination naturelle : là seulement où on a observé une régularité invariable, un ordre constant, il est légitime d’affirmer qu’il y a des lois déterminées ; or, on n’a observé jusqu’ici un tel ordre que dans la succession des phénomènes matériels ; et néanmoins le positivisme, inférant du particulier au général, suppose le monde moral soumis à une détermination non moins absolue, en sorte que la volonté elle-même n’y saurait échapper. Mais quelles preuves donne-t-il à l’appui de cette hypothèse ? Puisqu’il s’agit de faits, il eût été naturel d’observer les faits, et de rechercher si la succession des actes volontaires est aussi régulière que la succession des phénomènes physiques. Cependant, par une étrange contradiction, le positivisme, qui ne cesse de vanter la méthode expérimentale, y manque ici complètement. C’est au nom d’un principe a priori, au nom de l’unité de méthode affirmée sans démonstration, qu’il conclut de la constance des lois physiques à la constance des lois morales. « Auguste Comte », dit M. Littré, « enseigna qu’il était impossible que l’esprit humain fût soumis à deux méthodes,... et du même coup, à grands traits, d’une main ferme, esquissa la vérité générale en enchaînant hiérarchiquement les vérités particulières 218. »

Il n’y a pas deux méthodes ! Auguste Comte l’a-t-il démontré ? Non ; et comment l’aurai t-il démontré ? Pour qu’il n’y eût qu’une seule et même méthode dans toutes les sciences, il faudrait prouver que toutes les sciences ont un même objet ; et telle est bien la prétention du positivisme ; mais cette assertion de l’unité de la science repose elle-même sur l’hypothèse de l’unité de méthode. Nous avons sur ce point l’aveu implicite de M. Littré, dans un article du National (7 juillet 1848), intitulé : « De l’histoire philosophique des sciences, et de la nécessité qu’il y aurait d’introduire cet enseignement au Collège de France. »

« Est-ce que la science est une ? » dit l’auteur de cet article. « Oui, sans doute, elle est une, et par conséquent l’histoire en est possible ; elle est une, et la démonstration de cette unité est un grand service rendu par M. Comte. Une classification a résolu le problème.... » Ainsi cette démonstration, c’est une classification ! Mais, classer les sciences, c’est relier une science spéciale à une science plus générale ; c’est par conséquent leur appliquer à toutes un même procédé de démonstration, une même méthode. Le positivisme affirme donc l’unité de la science en partant de l’unité de méthode, tandis que l’unité de méthode suppose l’unité de la science. C’est sur cette pétition de principe que repose tout le système.

L’unité de la science une fois admise gratuitement, il est clair que toutes les sciences doivent avoir des lois constantes, comme la physique et la chimie, dont elles ne sont plus que des applications particulières : la nécessité, du moment qu’elle règne quelque part, doit régner partout, et la volonté même y est assujettie. S’il en était autrement, l’unité de la science serait détruite, et le système périrait avec l’hypothèse qui lui sert de fondement.

 

 

 

II

 

 

 

Il est vrai que le positivisme, en concluant des sciences physiques aux sciences morales et en proclamant l’unité de méthode, couvre d’un nom scientifique cette inférence illégitime, et l’appelle induction. « Auguste Comte », dit M. Littré, « pratiqua l’induction, non plus entre les faits d’un domaine particulier, mais entre tous les domaines qui constituent le savoir humain 219. » Or, malgré le respect que doivent inspirer la science et le talent des philosophes de cette école, on est forcé de dire qu’ils se sont mépris sur la nature de l’induction, et la confondent avec l’analogie. Ce n’est pas ici une simple question de mots : l’induction consiste à conclure, de la totalité des faits observés jusqu’à présent dans un ordre de choses, à la constance future de ces faits dans le même ordre, en supposant des conditions identiques ; ainsi, on a toujours observé que le verre isole l’électricité, donc le verre isolera toujours et partout l’électricité. Mais si, de ce que le verre isole l’électricité, on allait conclure que tous les corps diaphanes sont doués de la même propriété, on ne ferait pas une induction, on raisonnerait par analogie, ce qui est bien différent ; car l’induction ne fait qu’étendre à tous les temps et à tous les lieux une loi déjà constatée par l’expérience dans un ordre déterminé de phénomènes ; l’analogie, au contraire, conclut avant l’expérimentation, d’un ordre de choses à un autre, d’après certaines ressemblances partielles. Ainsi l’induction, telle que les physiciens la pratiquent depuis Bacon, ne saurait conclure d’un domaine particulier du savoir humain à un autre domaine, des sciences physiques aux sciences morales. Dira-t-on que les phénomènes physiologiques et les phénomènes volontaires ont un même principe ou du moins un principe analogue, c’est-à-dire une fonction organique ? D’abord, il faudrait le prouver, et le positivisme ne le fait pas ; il s’en défend même ; il accepte l’âme, à titre d’hypothèse, pourvu qu’on explique tout sans elle et que la science n’en parle pas 220. Mais, quand même le principe de la volonté serait le même que celui de la digestion 221, cela n’autoriserait pas à conclure des phénomènes physiologiques aux phénomènes volontaires. En effet, un principe peut agir de plusieurs manières différentes. On admet que l’électricité et la chaleur sont des mouvements d’un même fluide, l’éther ; et pourtant on raisonnerait témérairement si l’on disait que le verre, isolant l’électricité, doit également isoler la chaleur. Ce serait conclure par analogie d’un ordre de phénomènes à un autre. Le positivisme abuse encore bien plus témérairement de l’analogie en affirmant que la détermination observée dans l’ordre physique doit exister également dans l’ordre moral. Tant que l’expérience n’aura pas démontré la réalité de cette assertion, elle ne sera qu’une hypothèse, brillante sans doute, mais contestable. Aussi, en refusant au positivisme le titre de système scientifique, il est juste de reconnaître que cette synthèse des connaissances humaines peut séduire l’esprit par une certaine poésie, par une belle unité qui plaît à l’imagination ; il ne lui manque qu’un mérite, c’est de justifier son nom, d’être une philosophie vraiment positive.

 

 

 

III

 

 

 

Cet emploi, ou plutôt cet abus, delà méthode inductive joue un rôle trop important dans la doctrine d’Auguste Comte et de ses disciples pour que l’on puisse se dispenser ici d’examiner la théorie positiviste de l’induction. Le talent et la puissante dialectique de M. Stuart Mill, le logicien de l’école, n’ont pu réussir à expliquer d’une manière satisfaisante comment une philosophie, qui rejette tout principe a priori et cherche l’origine de toutes nos connaissances dans l’expérience, a le droit de faire des inductions ; car l’induction est un procédé de l’esprit qui a précisément pour but de dépasser l’expérience, et de conclure des faits observés à ceux qui ne l’ont pas encore été. L’expérience ne donne qu’un certain nombre de phénomènes ; le savant qui ne croit qu’au témoignage de ses sens, ne devra donc jamais affirmer que ce nombre déterminé de faits particuliers, et ne saurait s’élever à l’idée d’une loi générale. Il peut bien assurer qu’il y a eu jusqu’à présent des successions constantes, mais comment sait-il qu’elles dureront dans l’avenir ? Pour conclure par induction du passé à l’avenir, il faut admettre ce postulat : « Le cours de la nature est uniforme. » Le positivisme en convient 222 ; seulement, il prétend que ce principe lui-même est fondé sur l’expérience et résulte des généralisations antérieures de l’expérience 223. C’est tourner dans un cercle vicieux. De quel droit, en effet, généraliser l’expérience antérieure ? Quelle preuve a-t-on que l’avenir ressemblera au passé ? Il faut donc recourir à un principe absolu, à un principe qui nous garantisse la constance des lois dans l’avenir, et anticipe sur l’expérience. Alors seulement le savant pourra légitimement conclure des phénomènes passés qu’il a expérimentés aux phénomènes futurs. Or, ce principe absolu, qui seul nous assure de la stabilité des lois naturelles dans l’avenir, ne saurait être que la croyance à la nécessité ou la croyance à la Providence, la croyance à l’ordre aveugle, ou la croyance à l’ordre intelligent, produit par une volonté libre.

La vérité n’est pas dans l’hypothèse de la nécessité ; car, si les lois de la nature étaient nécessaires, la matière le serait également, ce qui est inadmissible, comme on l’a déjà vu, puisqu’elle n’a pu exister sans forme et que sa forme n’a été déterminée par aucune nécessité. Mais il y a plus : la matière aurait pu être régie suivant des lois différentes des lois actuelles. L’emploi même de la méthode expérimentale est un aveu implicite de la contingence de ces lois ; car on n’expérimente pas pour découvrir les vérités nécessaires ; on les déduit par le raisonnement des axiomes rationnels. Le positivisme, il est vrai, prétend que les propositions nécessaires de la géométrie ont été constatées par l’expérience et généralisées par l’induction 224 ; mais jamais aucune expérience n’a pu être faite sur les lignes idéales de la géométrie ; et quand même on aurait conclu des propriétés des lignes réelles aux propriétés des lignes idéales 225 (ce qui serait peu rigoureux et peu scientifique), quelle expérience aurait pu conduire à la démonstration des théorèmes de l’arithmétique, que nous comprenons sans tracer aucune figure ?

Les vérités nécessaires sont donc connues a priori ; et si, en physique, on est obligé d’observer la nature pour la connaître, c’est que les lois de la nature n’ont aucun caractère de nécessité, et que l’esprit peut les concevoir tout autres qu’elles ne sont, tandis qu’il ne saurait concevoir le contraire des propositions mathématiques.

D’ailleurs il s’est produit dans l’univers, à diverses époques, des phénomènes absolument en contradiction avec les lois qui existent aujourd’hui. Les géologues, en étudiant les couches de sédiment, ont constaté que plusieurs espèces animales, aujourd’hui perdues, avaient apparu successivement sur la terre, et que les hommes, ainsi que les animaux de la période actuelle, n’étaient venus qu’après plusieurs révolutions de notre globe. On a donc la preuve expérimentale qu’aucune espèce n’est éternelle ; or, le premier trilobite, le premier plésiosaure, le premier mammouth, le premier homme, ont commencé d’exister sans provenir d’individus de la même espèce, ce qui est une violation manifesté des lois actuelles, et cette violation s’est reproduite toutes les fois qu’une nouvelle espèce a fait son apparition.

Dira-t-on que ce n’est pas là une violation des lois actuelles, puisque la loi de la génération spontanée existe encore aujourd’hui ? D’abord, rien n’est plus contestable que l’hypothèse de la génération spontanée ; admettons-la, cependant : supposons que la matière organisée sorte d’une matière non organisée ; que prouvera ce phénomène, sinon l’intervention d’une force organisatrice, d’une force capable de ramener à la plus parfaite, à la plus merveilleuse harmonie les éléments épars dans les corps décomposés, et par conséquent d’une force intelligente 226 ? La vie ne peut sortir de la mort que comme une statue sort du marbre, sous l’action de la pensée et de la volonté de l’artiste. Ainsi, dans la génération spontanée du premier individu de chaque espèce, comme dans les phénomènes semblables qui, suivant quelques naturalistes, se produiraient encore aujourd’hui, la raison doit saluer l’œuvre de Dieu, et non l’œuvre du néant, ni même des lois physiologiques. Mais si l’on peut admettre, à titre d’hypothèse, avec les hétérogénistes, que certains animaux naissent aujourd’hui par génération spontanée, ce ne sont du moins que des animaux microscopiques ; au contraire, à l’origine, les plus grands comme les plus petits ont apparu sans provenir d’aucun germe : ainsi les lois de la nature ont été changées. Où donc est leur éternité ? Où est leur nécessité ?

Aura-t-on recours à l’hypothèse bizarre de la transformation des espèces ? Mais si la loi de transformation a jamais existé, du moins elle n’existe plus aujourd’hui ; et, si les lois physiques n’ont qu’un temps, il faut bien avouer leur contingence.

Enfin, essaiera-t-on d’échapper à cette conséquence en disant que les lois n’ont pas changé, mais que les conditions physiques, les milieux, ne sont plus les mêmes ? Si l’action des lois physiques est soumise à des conditions, elle n’est pas nécessaire, et l’existence ou l’absence de ces conditions, dont on reconnaît la contingence, ne saurait s’expliquer sans l’intervention d’une force libre. D’ailleurs, quel fondement donner à l’induction, si les lois de la nature, tout en demeurant nécessaires à titre de principes absolus, tout en demeurant nécessaires en droit, peuvent être changées en fait par la modification des conditions physiques ? Pour avoir l’assurance que le cours de la nature est uniforme, il faut que nous ayons une raison de croire à la permanence des conditions qui permettent aux phénomènes naturels de se produire ; et puisque la nécessité ne peut nous garantir cette permanence, on doit la tenir pour douteuse ou en chercher le principe dans une cause ordonnatrice extérieure à la matière, en un mot dans la Providence.

Ajoutons que, pour être assurés de la stabilité des lois de la nature, il ne suffit pas de croire à la sagesse de Celui qui les a établies ; il faut connaître la fin que législateur s’est proposée en les établissant ; en effet, si nous ignorons leur cause finale, nous ne pourrons pas affirmer ces lois, bien qu’elles aient une raison d’être dans le passé, aient une raison d’être dans l’avenir ; et ainsi nous n’aurons aucun motif légitime de regarder leur durée comme certaine ; mais si nous croyons que leur cause finale est la conservation de l’univers et le bien de l’homme, alors seulement nous savons avec certitude qu’elle dureront autant que l’homme ; alors seulement nous avons une raison suffisante de pratiquer l’induction. Or, il n’y a pas de science de la nature sans induction : donc il n’y a pas de science de la nature sans la croyance aux causes finales. Le positivisme, qui ne les admet pas, n’a pas le droit de parler de lois ; l’expérience ne lui donne que des faits.

En résumé, la philosophie positive commet une double erreur de logique au sujet de l’induction : elle prétend fonder ce procédé sur l’expérience, ce qui est impossible ; de plus, elle confond l’induction avec l’analogie en concluant du différent au différent, de la constance des lois physiques à la prétendue constance des lois de l’esprit. Or, l’analogie ne donne que des hypothèses, et toute hypothèse doit être soumise au contrôle de l’expérience. Interrogeons donc successivement l’expérience interne et l’expérience externe, nos actes intérieurs et les actes de nos semblables, pour savoir s’il faut admettre l’hypothèse d’une détermination universelle régissant les actions humaines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

CONFUSION

 

DES

 

TENDANCES AVEC LA VOLONTÉ

 

 

 

I. – Le positivisme soutient à tort que nos actes sont déterminés par notre caractère. – La volonté n’est ni un désir ni une tendance.

II. – Indépendance de la volonté à l’égard des motifs qui la sollicitent.

III. – La liberté prouvée par l’habitude.

IV. – Impossibilité de concilier la morale avec les principes du positivisme. Ce système exclut logiquement l’idée du progrès, en supposant la détermination par les lois de la nature, qui sont immuables et non progressives. D’ailleurs, le progrès est la fin de l’humanité, et le positivisme condamne toute considération sur la fin des choses.

 

 

 

I

 

 

 

À côté d’une erreur de fait (la confusion de la cause et de la succession) et d’une erreur de logique (la confusion de l’analogie et de l’induction), le positivisme commet une erreur psychologique en confondant nos tendances naturelles, et spécialement le désir avec la volonté.

Tous nos actes, dit M. Stuart Mill, sont déterminés par notre caractère 227 ; or, notre caractère est l’ensemble de nos désirs et de nos tendances. C’est revenir simplement à la théorie surannée de l’école de Locke et de Hobbes, à la confusion de la volonté et du désir. Car si nos désirs déterminent nos actes, ils les font, ils sont la source de toute activité volontaire.

Toutefois, on l’a vu, M. Stuart Mill fait une concession ; il accorde qu’un désir ne nous entraîne pas fatalement ; non qu’il y ait en nous un pouvoir libre pour y résister, mais parce qu’un autre désir peut l’emporter sur le premier. Au fond, c’est toujours le désir qui détermine ; c’est fatalement que l’homme modifie sa nature, puisqu’il ne le fait que sous l’impulsion du désir 228. Pour réfuter cette théorie, il faut montrer que le désir et la volonté ont des caractères très-distincts, et que la liberté consiste non pas à céder à des désirs plus forts, mais à résister indifféremment aux plus forts comme aux plus faibles.

Si la volonté était la même chose que le désir (ou le besoin), l’homme que son tempérament porte aux excès ne serait pas plus libre de ne pas boire que de ne pas avoir soif.

Néanmoins, le langage ordinaire et la philosophie elle-même ont si souvent confondu le désir et la volonté, qu’il est indispensable de les définir pour les distinguer.

Tout désir, toute passion, ou, pour employer un terme plus général, toute espèce de tendances est (comme le nom même l’indique) une force qui tend à l’action. La volonté, au contraire, ne tend pas à l’action, elle agit ; il n’y a plus de tendance à l’action une fois que l’action se fait ; on ne marche plus vers un but quand on l’a atteint.

Ainsi, pour que la volonté fût une tendance, il faudrait qu’elle précédât l’action et qu’elle ne la fît pas. Or, l’expérience nous dit très-clairement que nos actes s’accomplissent pendant que je les veux, et non pas après que je les ai voulus. J’ordonne à un enfant de lever la main ; s’il ne m’obéit pas à l’instant, ce n’est pas qu’il y ait eu un espace de temps quelconque entre sa volition et son acte, c’est qu’il n’a pas voulu immédiatement m’obéir. On dit quelquefois : « Je veux faire cela demain. » Faut-il en conclure qu’il peut s’écouler vingt-quatre heures entre ma volition et mon acte ? Nullement ; car, en disant que je veux faire telle ou telle chose demain, j’exprime clairement que je ne veux pas en ce moment l’accomplissement de l’acte en question.

En un mot, la volition est toujours suivie d’effet ; il n’en est pas de même du désir ou des tendances : je peux désirer m’instruire et ne pas faire les efforts nécessaires ; au contraire, si je veux m’instruire, ma volition implique l’effort, ou plutôt elle n’est autre chose que l’effort lui-même.

Une autre différence bien facile à remarquer, c’est que nous désirons souvent deux choses contraires, tandis que nous ne saurions vouloir simultanément deux actes opposés (c’est-à-dire faire effort pour les accomplir en même temps). Ainsi, je désire dans un même instant voir un beau paysage et visiter les curiosités d’une ville ; mais puis-je vouloir aller à la campagne dans le moment où je veux aller à la ville, c’est-à-dire céder à la fois aux deux désirs contraires ? Deux actes opposés s’excluent, deux désirs opposés ne s’excluent pas ; donc la volonté, ou faculté d’agir, se distingue essentiellement de la sensibilité qui est la faculté de désirer.

La volonté serait-elle du moins une tendance, non pas à tel ou tel bien particulier, mais au bien en général, au bonheur ? Nous aimons toujours le bonheur, et nous ne voulons pas toujours ; vouloir, c’est agir, et même agir avec conscience ; or, il y a bien des cas où notre âme n’agit que par instinct et sans réflexion, par exemple dans la distraction ou dans la rêverie. D’ailleurs, l’amour du bonheur nous laisse indéterminés, au moins souvent, quant au choix des moyens qui peuvent nous y faire parvenir ; la volonté, au contraire, nous porte au bien qu’elle poursuit par un acte particulier à l’exclusion de tous les autres. Ainsi, elle n’est ni une tendance, ni un désir ; car son œuvre propre est de satisfaire les désirs ou d’y résister ; elle n’est ni l’amour du bonheur ni l’amour du bien en général 229 ; car ces sentiments sont des instincts involontaires de notre âme.

Mais, si la volonté n’est pas une tendance, cependant, ne se pourrait-il pas qu’elle fût soumise à l’empire de ces tendances distinctes d’elle-même, et qu’ainsi elle retombât indirectement sous la détermination des causes naturelles qui font naître en nous les besoins et les désirs ? Examinons cette nouvelle hypothèse, et cherchons si, en fait, nous obéissons toujours aux désirs ou aux motifs sensibles qui nous sollicitent.

 

 

 

II

 

 

 

Que l’âme ait le pouvoir de résister à ses désirs, c’est un fait trop évident pour avoir besoin de preuve ; s’il en fallait une, elle se trouverait dans le mépris que nous avons pour la lâcheté et la faiblesse, c’est-à-dire pour l’obéissance passive de la volonté aux désirs et aux instincts. L’homme est capable de s’élever au-dessus de tels sentiments, et par conséquent de vaincre la nature. Le déterminisme ne saurait récuser ce témoignage de notre conscience, mais il l’interprète à sa manière. Si nous avons le pouvoir de triompher d’un désir, c’est que nous sommes entraînés par un désir plus fort : la volonté est comme une balance qui penche du côté où l’entraîne le poids le plus lourd.

La fausseté de cette comparaison a été démontrée depuis longtemps ; la volonté n’a pas la moindre analogie avec une balance, ni les motifs avec des poids. Il est tout simple que des poids, qui sont des objets, des forces, impriment un mouvement au fléau d’une balance ; les désirs, au contraire, et en général les motifs, ne sont pas des êtres, ni même des choses ; ils ne peuvent donc pas agir : dire qu’ils déterminent la volonté, c’est dire qu’un mouvement est déterminé par quelque chose qui n’est rien de substantiel. Les désirs ne sont qu’une modification de mon âme ; considérés en eux-mêmes et séparément de mon âme, ce sont de pures abstractions : ainsi, dans l’hypothèse de la balance, mon âme (qui est une réalité, un être) n’agirait pas, et ses modifications (qui ne sont rien que par elle) seraient seules douées d’activité et de mouvement !

Laissons cette comparaison, qui ne saurait décider la question, et interrogeons notre conscience. Est-il vrai que nous cédions toujours au motif qui nous sollicite le plus vivement ?

Il n’est pas rare que les déterministes raisonnent ainsi : « Le motif que j’ai choisi était le plus fort ; car s’il n’avait pas été le plus fort, je ne l’aurais pas choisi ! » C’est précisément affirmer sans preuve ce qui est en question ; pourquoi la volonté ne choisirait-elle pas le motif le plus faible aussi bien que le plus fort, si par sa propre activité elle peut vaincre la résistance des désirs et des instincts ?

Mais il importe d’entendre au juste ce que signifient ces mots de motif plus fort et de motif plus faible. D’abord, il n’est pas bien certain qu’il y ait une commune mesure entre les motifs : les uns s’adressent à la raison, les autres à la sensibilité ; les désirs raisonnables l’emportent par la dignité de leur objet, les désirs sensibles par leur vivacité. Pourquoi les uns détermineraient-ils notre volonté plutôt que les autres ? Si toutefois il y a une commune mesure, ce ne peut être que le degré d’émotion produit dans notre âme par les désirs qui la sollicitent ou l’intensité de l’effort qu’il faut faire pour leur résister ; en un mot, le désir le plus fort sera le plus violent, le plus passionné, ou, si on aime mieux, celui que nous aurons le plus de peine à vaincre.

Supposons donc un homme agité par une passion que sa raison condamne ; il est partagé entre deux désirs, celui de céder à cette passion, et celui de rester fidèle à la morale, de plaire à Dieu et de mériter les récompenses de la vie future. Mais ces récompenses, si elles sont préférables à la satisfaction du moment, sont bien éloignées ; il y croit sans les voir, sans les connaître, et l’espoir d’un bonheur éloigné ne produit pas en lui une émotion aussi violente que la vue d’un plaisir immédiat. D’ailleurs il se flatte d’avoir le temps de se repentir ; c’est là un des sophismes les plus ordinaires de la passion. Il est vrai qu’il aime le bien, que sa conscience le retient ; mais l’amour du bien est un sentiment calme ; il est rare que les âmes vertueuses elles-mêmes soient transportées et comme ravies en extase par la pensée du bien ; car nous ne le voyons pas ici-bas dans l’éclat de sa beauté infinie. La passion, au contraire, exalte l’âme jusqu’au délire ; elle centuple nos forces pour le mal et diminue la résistance de la conscience ou des bonnes habitudes. Nous sentons que, pour lui céder, nous n’avons presque aucun effort à faire, et que l’accomplissement du bien, auparavant si facile, nous demande toute notre énergie. En cet état, quel est le désir le plus fort ? quel est celui que nous avons le plus de peine à vaincre ? Et pourtant l’homme peut résister à cette passion qui le trouble, le tourmente, à cette passion dont la violence a détruit pour un instant presque toutes les résistances naturelles de la vertu et de la conscience ; il peut suivre la voix calme de la raison et préférer le parti qui lui coûte les plus énergiques efforts au parti qui ne lui coûte presque aucun effort. S’il ne le préfère pas, sa conscience lui dira clairement qu’il aurait pu le préférer. Nous avons donc le pouvoir de résister au motif le plus fort.

Dira-t-on qu’en triomphant d’une passion l’homme cède à un désir encore plus fort, celui de se prouver sa liberté ? Il faudrait d’abord pour cela qu’il se sentît libre ; de plus, ce nouveau désir sera rarement aussi violent que les passions fougueuses dont on suppose qu’il nous fait triompher. Un homme qui reçoit un outrage, peut-il être agité aussi fortement par le désir de faire preuve de liberté en pardonnant, que par la soif de vengeance qui le consume ? Lorsqu’il résiste à l’emportement de sa fureur par un tel motif, évidemment il fait ce qui lui coûte le plus, et, par conséquent, il surmonte la nature, il ne lui cède pas.

Enfin, si l’homme était déterminé par un désir ou par une force interne quelle qu’elle soit à vouloir telle ou telle chose, il ne serait pas plus distinct du reste du monde que le ressort d’une horloge n’est distinct du reste de la machine. Où seraient alors sa dignité, ses devoirs, ses droits ? C’est par sa liberté qu’il a le droit de se poser comme une personne en face de la nature et qu’il se sent supérieur à la nature. Pascal dit éloquemment que si l’univers écrasait l’homme, l’homme serait encore plus grand que l’univers, parce qu’il saurait qu’il meurt, et que l’univers, en l’écrasant, ne le saurait pas. Il serait encore plus juste de faire consister la dignité de l’homme dans sa liberté ; car, en sachant qu’il meurt, il ne connaîtrait que sa faiblesse ; en résistant à la nature, en domptant les sentiments, en réglant les tendances qu’elle fait naître en lui, c’est de sa force qu’il a conscience. La nature peut nous écraser, elle ne peut nous faire céder.

Tout en refusant à l’homme cette indépendance à l’égard de la nature, M. Stuart Mill essaie de lui laisser une sorte de liberté ; car, dit-il, si nos désirs ou nos habitudes nous déterminent, nous pouvons passer de l’empire d’un désir sous l’empire d’un autre. Singulière liberté que de pouvoir changer de servitude ! Ce n’est pas, ajoute ce philosophe, le fatalisme turc ; il n’est pas écrit qu’un second désir ne contrebalancera pas le premier ; donc, nous sommes libres quoique nous soyons nécessités ! Mais il n’est pas écrit non plus qu’une pierre lancée en l’air tombera à terre ; car il peut arriver que ma main la retienne dans sa chute : est-elle donc pour cela douée de liberté !

Non, l’homme ne posséderait même pas l’ombre de la liberté s’il était assujetti à suivre ses désirs et ses tendances ; et, pour l’honneur de la nature humaine, nous sentons très-clairement que notre volonté n’est pas sous leur domination. À celui qui s’obstinerait à nier cette indépendance de notre libre arbitre, on pourrait opposer un argument bien simple. Quand vous faites une promesse, lui dirait-on, vous avez la ferme intention de la tenir ; vous croyez donc être le maître de faire demain, de faire dans un mois, dans un an, ce que vous voudrez ; et cependant vous ne savez pas ce que vous désirerez à cette époque, car nos désirs ne dépendent pas de nous. Toutefois, il est bien certain que vous serez fidèle à votre parole, même si vous avez envie d’y manquer. Donc, nos désirs ne déterminent pas nos actions. Répondrez-vous que le désir de rester honnête homme et de conserver l’estime de vos semblables sera toujours plus fort que les autres désirs ? Ce serait de votre part une inconséquence et une faiblesse ; car l’honnêteté n’est qu’un mot, l’estime qu’un préjugé, si nos actes sont déterminés, si l’homme de bien et le parjure sont nécessités par leur nature, l’un à garder sa foi, l’autre à la violer. Quelle raison avons-nous donc d’être assurés que nous tiendrons nos engagements, s’il n’y a pas en nous un pouvoir libre, une force qui ne dépend que d’elle-même, et qui, par conséquent, n’a pas besoin, pour répondre de ses actes futurs, de tenir compte des motifs inconnus qui la solliciteront dans l’avenir. Dans l’hypothèse de la détermination, nous n’aurions pas le droit de faire une seule promesse sans ajouter cette restriction : « Il est bien entendu que je ne tiendrai ma parole que si un motif plus fort ne me porte pas à y manquer. »

Faut-il supposer avec M. Stuart Mill que l’habitude de faire le bien nous détermine nécessairement « à persévérer dans la conduite choisie 230 », et que notre passé répond assez sûrement de nos actes futurs pour nous donner le droit de nous engager par des promesses ? Mais l’habitude ne nous détermine pas d’une façon absolue, puisque l’on peut perdre de bonnes habitudes et en contracter de mauvaises ; et d’ailleurs l’acquisition de l’habitude est un fait inexplicable si l’on n’admet pas la liberté.

 

 

 

III

 

 

 

Contracter une habitude, c’est modifier les tendances que l’on a reçues de la nature. Ce n’est donc pas la nature, ce n’est pas le tempérament qui fait naître les habitudes. Serait-il raisonnable de dire que je suis déterminé par mes tendances à modifier mes tendances ? Un homme porté aux excès devient sobre ; est-ce son tempérament qui l’a déterminé à se corriger ? D’ailleurs il faut lutter, souvent, pour acquérir une habitude ; n’est-ce pas une preuve que l’on combat la nature et qu’on ne la suit pas ? Ce n’est pas en se laissant aller au courant d’une rivière, c’est en la remontant que l’on sent la résistance de l’eau.

Expliquera-t-on l’acquisition de l’habitude par la victoire nécessaire d’une tendance sur une autre tendance ? Mais l’instinct qui a fini par prédominer a dû commencer par être le plus faible. Comment a-t-il pu triompher du plus fort, si l’homme n’est pas libre ? Serait-ce que des causes extrinsèques auraient affaibli cet instinct d’abord plus fort et devenu graduellement plus facile à vaincre ? Alors, comment expliquer l’effort, la lutte que coûte la perte ou l’acquisition d’une habitude ? Est-il donc si difficile de triompher d’un ennemi affaibli ? Cette lutte et cet effort, que l’on ne saurait nier, attestent l’action d’une force pour ainsi dire en travail ; cette force ne reçoit pas son action de la nature : car, s’il en était ainsi, je pourrais éprouver sans doute une peine, une douleur, en sentant mes tendances refoulées les unes par les autres, mais je n’éprouverais pas ce sentiment de fatigue que causent l’effort et la tension de ma volonté dans le moment où elle se roidit contre la nature pour ne pas lui céder ; je n’éprouverais pas non plus cette crainte perpétuelle d’être vaincu dans la lutte, ce besoin d’une vigilance incessante pour ne pas retomber sous l’empire des tendances que je combats. Il est impossible à celui qui a lutté victorieusement contre une habitude de ne pas reconnaître ces phénomènes psychologiques où l’homme éprouve sa propre force et ne trouve en la nature qu’une ennemie. C’est donc en vain qu’on voudrait voir dans l’acquisition ou dans la perte d’une habitude le résultat d’un antagonisme nécessaire entre deux instincts dont l’un serait déterminé à surmonter l’autre ; l’habitude n’a son explication que dans la liberté. Or, le caractère ne se modifie, au moins ordinairement, que par l’habitude ; c’est donc dans la liberté qu’il faut chercher le pouvoir de corriger nos tendances.

M. Ravaisson a parfaitement démontré que l’habitude a son origine dans l’activité libre de notre âme 231. On a reconnu que l’habitude augmente l’activité et diminue la passivité. Cette loi serait inintelligible sans la notion de la liberté. Dans les phénomènes de l’ordre naturel, l’action et la réaction sont égales. Mais, par l’effet de l’habitude, l’intelligence et la volonté arrivent à faire sans peine ce qui, dans l’origine, coûtait de grands efforts. L’activité de notre âme refoule les obstacles, sans que la réaction des obstacles augmente, ou plutôt cette réaction diminue ; il en est tout autrement dans la nature ; plus un corps est comprimé, plus il acquiert de force. Ici, au contraire, l’action, d’abord égale, devient supérieure à la réaction. Cette violation des lois de la nature ne peut s’expliquer par la nature. Il faut qu’une force nouvelle ait détruit l’équilibre qui existait primitivement entre le moi et le non-moi. Cette force, cet « excédant de l’activité sur la passivité 232 », est l’effort libre ; c’est une dérogation aux lois naturelles par une cause supérieure à la nature. On peut donc dire que ma volonté se trouve ainsi véritablement créatrice ; car elle crée une force nouvelle qui se conserve une fois produite. Ainsi, ma volonté, en agissant, augmente son pouvoir d’agir ; son activité acquise demeure et s’accumule ; elle se fait par là une nature plus portée à l’action, et l’effort devient de moins en moins nécessaire pour vaincre les obstacles du dehors ; enfin il vient un moment où notre âme fait spontanément ce qu’auparavant elle ne faisait qu’avec peine.

Cette augmentation de l’activité explique l’affaiblissement de la passivité. Toutes les opérations de notre âme s’accomplissant avec un moindre effort, nous sentons moins la réaction des objets à l’influence desquels nous sommes soumis. C’est ainsi qu’une main vigoureuse presse un ressort sans beaucoup d’effort, et, par conséquent, sans souffrance, tandis que la main d’un enfant se fatigue à presser le même ressort, parce qu’il a moins de force pour supporter la résistance.

L’habitude peut donc se définir une capacité d’agir plus grande et une capacité de subir moindre que celle dont la nature a doué nos âmes.

Il semblerait que les mauvaises habitudes diminuent, au contraire, la capacité d’agir et augmentent la passivité, puisqu’elles nous enchaînent sous le joug des passions. Mais, à y bien regarder, quand l’homme qui a pris l’habitude de céder à une passion, la colère, par exemple, se laisse aller à ce mouvement désordonné, ce n’est pas seulement à la passion qu’il obéit, c’est aussi et surtout à son habitude, c’est-à-dire à l’activité de son âme qu’il a tout ensemble augmentée et mal dirigée. Il a moins à lutter contre son penchant naturel à la colère que contre la disposition acquise de sa propre volonté ; le plus grand obstacle qu’il ait à surmonter est l’ouvrage de sa liberté. C’est donc bien l’activité et non la passivité que les habitudes, même mauvaises, augmentent en nous, quoique cette activité coure en quelque sorte d’elle-même vers le but où nos penchants nous entraînent. Ainsi, un homme qui descend un fleuve à la nage se porte lui-même du côté où le mène le courant ; et cependant ce n’est pas le courant seul qui l’entraîne, c’est aussi son propre mouvement.

Ce pouvoir que nous avons d’augmenter la force de nos bonnes ou de nos mauvaises tendances est la raison de l’estime que nous accordons aux hommes vertueux. La vertu est une habitude ; on ne l’acquiert que par des efforts répétés ; et c’est à l’effort, c’est à la force d’âme que s’attachent l’estime et l’admiration des hommes. Où serait le mérite, où serait l’honneur d’une vertu qui ne serait pas notre œuvre ?

 

 

 

IV

 

 

 

Si la prétendue détermination de notre volonté par notre caractère naturel est une hypothèse contraire aux faits, elle n’est pas moins contraire à la morale, en même temps qu’elle est inconciliable avec l’idée du progrès.

Aux reproches d’immoralité adressés à leur système, les positivistes répondent que l’humanité est plus morale aujourd’hui qu’autrefois, quoique les croyances religieuses et la foi en Dieu se soient affaiblies 233. Mais il y a encore assez de foi en Dieu aujourd’hui pour expliquer et les nobles aspirations et le progrès des idées de justice dont notre siècle offre le spectacle. Oserait-on affirmer que la société ne serait pas encore meilleure si tous les hommes croyaient en Dieu ? On cite le Moyen Âge où cette croyance était universelle, et qui semble pourtant moralement inférieur aux temps modernes. On n’oublie qu’une chose, c’est que le Moyen Âge sortait de la barbarie ; il était soumis à une double influence, celle des mœurs cruelles contractées par un long passé, et celle du Christianisme qui prêchait l’adoucissement de ces mœurs. Les croyances théologiques avaient à vaincre la force acquise de la barbarie : le moyen âge a été la résultante de ces deux forces ; il a produit de grands crimes et de grandes vertus. Nier l’efficacité des croyances théologiques au nom de ces crimes, c’est comme si on niait la pesanteur parce que la résistance de l’air en retarde l’action. Un phénomène inverse se produit dans les temps modernes : issus du moyen âge, ils sont pénétrés des idées de justice que le Christianisme a fait germer dans le monde : cette force acquise les pousse dans la voie de la civilisation et du progrès ; et ce progrès moral ne serait-il pas plus rapide s’il ne trouvait un obstacle dans les doctrines qui, en niant Dieu, en réduisant, par cette négation, l’idée du bien à une simple abstraction, accoutument tant d’hommes à l’indifférence morale et à la recherche de leur intérêt personnel ? Si le progrès social est la réalisation de la justice et de l’égalité sur la terre, comment ne serait-il pas retardé par la négation de Dieu, puisque les hommes, inégaux par leur nature physique et leur nature intellectuelle, ne sont et ne seront jamais égaux que devant Dieu ? Ce qui sauve notre siècle, ce qui nous donne le droit de ne pas désespérer du progrès, c’est que les théories athées peuvent retarder, mais non pas vaincre la force acquise par tant de siècles de foi en Dieu ; c’est que les matérialistes eux-mêmes ont été nourris par des croyants et se ressentent assez de leur éducation pour démentir souvent leurs principes par leur conduite ; mais ces principes en eux-mêmes sont la négation de toute obligation morale. M. Littré l’avoue clairement dans le passage suivant :

« On qualifie d’immorales les négations de l’origine surnaturelle de la morale. Elles le seraient, en effet, si la nature humaine possédait la morale comme un commandement, et « non comme un développement tiré graduellement de son sein, au même titre que le développement de la science. Tournons-nous donc vers cette nature humaine ; nous trouvons dans l’homme des impulsions personnelles et des impulsions impersonnelles, et la raison qui juge les unes et les autres. À mesure que la raison de l’humanité se développe, elle limite les impulsions personnelles et agrandit les impulsions impersonnelles. Ainsi se forme une morale progressive, qui, justement parce qu’elle est progressive, témoigne de son caractère purement naturel, et lie les hommes par la sanction de la conscience, comme la science les lie par la sanction de l’entendement 234. »

Ainsi la morale n’est pas un commandement ! Et cependant elle lie les hommes par la sanction de la conscience ! Mais si elle n’est pas un commandement, je ne suis pas obligé de lui obéir ! De plus, comme elle n’est qu’un développement progressif tiré du sein de la nature humaine, tous les hommes sont déterminés par les lois physiologiques à s’y conformer, et s’y conforment même sans avoir besoin d’en avoir conscience ! Que signifie alors la sanction d’une loi qui n’oblige pas et qui nécessite ma volonté ? M. Littré compare la sanction de la conscience à celle de la science ; mais si ma raison me dit que j’ai bien agi, comme elle dit à un savant qu’il a bien raisonné, elle me dit aussi (d’après les principes du positivisme) que, tout en agissant bien, j’y ai été contraint par la nature, et que je n’ai aucun mérite. La satisfaction de la conscience et le remords, ces deux grands faits moraux de la nature humaine, deviennent donc inexplicables dans cette doctrine qui prétend avoir trouvé l’explication et les lois de la nature humaine.

Ainsi, pas de sanction, pas de loi morale dans le positivisme, qui nie à la fois la liberté et les principes absolus. En quoi consistera donc la moralité prétendue de ce système ? La tendance à sacrifier les impulsions personnelles aux impulsions impersonnelles sera-t-elle, sinon méritoire et morale, puisqu’elle n’est pas libre, du moins bonne en soi, et constituera-t-elle le progrès social ? On ne peut pas même faire cette concession aux doctrines de MM. Comte et Littré. Sans doute, il y a des cas où les tendances personnelles doivent céder aux tendances impersonnelles ; mais il y en a d’autres où la morale exige précisément le contraire. Un père doit se dévouer pour ses enfants ; mais il ne doit pas sacrifier les intérêts de ses enfants à des intérêts étrangers, ce qui serait pourtant le triomphe de la tendance impersonnelle sur la tendance personnelle.

La loi spartiate, qui regardait l’enfant comme la propriété de l’État ; le socialisme moderne, qui voudrait dépouiller le citoyen au profit de la nation ; le despotisme oriental, devant qui l’homme n’est rien et le souverain est tout, sont la prédominance des impulsions impersonnelles. Et pourtant, loin d’être amenées par les progrès de l’humanité, ces formes de gouvernement se retrouvent dans l’antique barbarie ou tendent à faire renaître la barbarie. Au contraire, les libertés modernes, et spécialement le suffrage universel, donnent satisfaction aux tendances individuelles.

Le progrès ne consiste donc ni dans la prédominance exclusive des tendances égoïstes, qui détruirait tout lien social, ni dans celle des tendances impersonnelles, qui détruirait la liberté et les droits de l’individu. Quel sera donc le régulateur de nos tendances ? l’Idée de l’ordre absolu, l’idée du Bien, que le positivisme déclare ne pas connaître, mais sans laquelle on ne comprendra jamais dans quelle mesure les intérêts particuliers doivent céder aux intérêts généraux, et les intérêts généraux aux devoirs et aux droits particuliers.

Enfin, cette croyance à la prédominance graduelle des impulsions impersonnelles sur les impulsions personnelles n’est-elle pas en contradiction avec les principes des positivistes ? Nos impulsions, nos tendances, nos sentiments, ne sont pour eux que des fonctions du cerveau ; donc les fonctions du cerveau deviennent chaque jour, à chaque siècle, plus impersonnelles ! On comprend que le spiritualisme parle de sentiments impersonnels, c’est-à-dire de sentiments ayant le bien des autres hommes pour objet. Mais qu’un organe ait des fonctions impersonnelles, et surtout que l’impersonnalité des fonctions augmente, voilà ce qui est tout à fait inintelligible. On ne conçoit pas plus les fonctions impersonnelles du cerveau que les fonctions impersonnelles de l’estomac. Dira-t-on que les organes de la vie de relation ont des fonctions impersonnelles, en ce sens qu’ils nous mettent en communication avec les objets extérieurs, et nous permettent d’agir sur eux ? Admettons une aussi étrange manière de parler : du moins, ces organes ne sont pas arrivés graduellement à ces fonctions ; ils les ont toujours remplies ; le cerveau seul, au contraire, aurait vu ses fonctions se modifier progressivement ; elles auraient eu pour objet, d’abord notre bien, ensuite le bien des autres, et le progrès social serait le résultat de cette transformation organique ! Le cerveau sécréterait au XIXe siècle plus de sentiments impersonnels et moins de sentiments personnels qu’au XIIe ! Mais n’est-ce pas une loi que tous les organes ont toujours eu les mêmes fonctions dans tous les siècles ? L’estomac sécrète-t-il plus ou moins de suc gastrique aujourd’hui qu’autrefois ? Si donc tout est régi par les lois naturelles, tout est immobile, le progrès est impossible et contradictoire. Telle est, semble-t-il, la conclusion logique d’un système qui se présente pourtant au nom du progrès, et qui n’a peut-être pas de plus puissante recommandation auprès de l’opinion publique.

Ajoutons que tout progrès suppose un but. On n’avance pas sans avancer vers quelque chose. Or, le positivisme se déclare tout aussi ignorant de la fin des choses que de leur cause efficiente. Comment donc connaîtra-t-il ce but idéal que l’homme et la société ont à atteindre ? Sait-il même si l’Idéal existe ? Il en parle cependant, il l’adore même 235 ; or, n’est-ce pas une inconséquence ? Que sera en effet l’Idéal, sinon l’Idée absolue du Bien ? Sera-ce un bien relatif ? Mais comment juger si un bien relatif est plus ou moins grand qu’un autre, à moins de les comparer à un type unique ? Ainsi tout progrès, tout jugement sur l’amélioration de la société suppose l’Idée du Bien, ou, pour mieux dire, suppose Dieu, car le Bien n’est rien, absolument rien, s’il n’est pas l’attribut d’un Être dont l’essence soit la bonté ; autrement, le Bien ne serait qu’une abstraction qui ne correspondrait à rien de concret, c’est-à-dire un mot vide de sens 236. Par conséquent, le progrès n’est qu’une tendance à se rapprocher sans cesse de la perfection de Dieu, perfection qui ne pourra jamais être atteinte, mais dont l’homme et la société peuvent reproduire une image de moins en moins imparfaite. Le mot de Platon « όμοίωσιϛ τῶ Θεῶ » résume toute la théorie du progrès moral et du progrès social. En dehors de cet effort pour plaire à l’infinie perfection et pour lui ressembler, le progrès n’est qu’une marche sans but, un mouvement aveugle et vague qui ne tend pas plus en avant qu’en arrière. C’est pourquoi les spiritualistes ont seuls le droit de parler du progrès ; ils ont seuls ce droit, et parce que leur doctrine marque un but au progrès, et parce que, seuls aussi, ils accordent à l’homme la liberté, c’est-à-dire le pouvoir de poursuivre ce but par eux-mêmes. Le positivisme, aussi bien que le panthéisme, en supposant que la nécessité naturelle détermine tous les actes de l’homme, comme les actes instinctifs des animaux, devrait logiquement admettre que l’homme, comme l’animal, est condamné à rester stationnaire. La nature n’a pas perfectionné l’instinct de l’abeille depuis le temps où Virgile chantait les merveilles des ruches ; elle n’a pas perfectionné l’intelligence du chien depuis le temps où Homère inventait le touchant épisode du chien d’Ulysse ; c’est que la nature est uniforme et immobile. Pourquoi l’homme, s’il est régi, lui aussi, par des lois immobiles, serait-il capable de progrès ? Serait-ce parce qu’il a plus d’intelligence ? Mais le chien en a plus que le poisson, et nous ne voyons pas qu’il ait fait plus de progrès depuis l’antiquité. Cherchera-t-on à expliquer le progrès par une analogie ? Dira-t-on que si chacune des espèces, considérée en général, n’est pas en progrès, chaque individu se perfectionne depuis sa naissance jusqu’à son entier développement, sous la seule influence de la nature, et que l’humanité, comme l’individu, a son enfance, sa jeunesse et son âge mûr ? Mais le progrès naturel n’est pas indéfini ; il s’arrête à un moment déterminé, et il est suivi de la décadence, puis de la dissolution de l’être matériel. Un progrès indéfini comme celui de l’humanité, ne peut s’expliquer que par une force qui surpasse la nature et triomphe de ses lois, la liberté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

INEXACTITUDE

 

DES LOIS ÉTHOLOGIQUES 237

 

ET SOCIOLOGIQUES

 

 

 

I. - Si nos actes volontaires étaient soumis à une loi, le même acte, répété deux fois, entraînerait la reproduction périodique de toute la série des actes subséquents.

II. - On ne peut prévoir nos actes avec certitude que dans le cas unique où un seul parti est possible.

III. - Des lois de l’histoire et de la statistique, et de leur peu de rigueur.

 

 

 

I

 

 

 

Si l’expérience interne nous fait clairement connaître que nos actes ne sont déterminés ni par notre caractère, ni par nos désirs, ni par aucune des tendances naturelles de notre âme, l’expérience externe, à son tour, confirme notre croyance à la liberté d’indétermination ; en effet, les actes de nos semblables n’offrent pas à nos yeux de successions uniformes ; il est donc impossible de les ramener à une loi absolue, et c’est vainement que le positivisme veut faire de l’éthologie et de la sociologie des sciences rigoureuses ; car la variabilité de la conduite des bommes déjoue tous les calculs et toutes les prévisions.

Tout ce qui arrive par l’effet d’une détermination quelconque, tout ce qui est soumis à des lois se reproduit toujours de la même manière dans les mêmes circonstances. Le soleil se lèvera demain comme il s’est levé ce matin ; les arbres se couvriront de fleurs au printemps prochain comme au printemps dernier. Mais un homme vicieux peut devenir meilleur ; celui qui a toujours été vertueux jusqu’ici peut cesser de l’être.

On répond, il est vrai, que le lever du soleil, le retour des saisons, dépendent de causes plus simples que les actions des hommes ; et si l’on ne peut prédire avec certitude mes actes futurs, c’est, d’après M. Stuart Mill, parce que l’on ne connaît pas assez exactement les motifs complexes qui me détermineront. L’indétermination apparente n’est que l’ignorance des principes déterminants ; mais, « étant donnés les motifs présents à l’esprit, étant donnés pareillement le caractère et la disposition actuelle d’un individu, on peut en inférer infailliblement la manière dont il agira.... » « Cette proposition est l’énoncé verbal de ce dont tout homme est intérieurement convaincu 238. »

C’est faire une induction singulièrement téméraire que d’affirmer que tout homme est intérieurement convaincu de cette doctrine. Clarke, Buffier, Reid et tous les partisans de l’indétermination auraient donc parlé contre leur intime conviction ? Ajoutons que l’assertion de M. Stuart Mill se réfute par ses conséquences. En effet, si, étant donné un certain état de l’esprit, un acte déterminé devait suivre infailliblement, il n’y aurait jamais, à chaque instant de mon existence, qu’un seul acte volontaire possible entre plusieurs. Or, ma conscience me dit clairement que dans le moment, dans les circonstances, dans l’état d’esprit où j’ai accompli un acte, j’aurais pu également ne pas l’accomplir. Sans cette conviction, la satisfaction de la conscience et le remords, qui sont des faits bien réels, n’existeraient pas.

Cette réponse suffirait à la rigueur, car la conscience est un juge sans appel. Mais une autre conséquence inacceptable découle de la doctrine de la nécessité, en quelque sens qu’on l’entende. Si les motifs, si la disposition naturelle de mon âme exerçait sur mes actes une détermination quelconque, ces motifs, pour être complexes, pour être inconnus ; n’agiraient pas moins suivant une loi. Or, si cette loi existait, elle se manifesterait par ses effets, et nos volitions se succéderaient avec la régularité des phénomènes astronomiques. Essayons de démontrer que cette conséquence de l’hypothèse déterministe est inévitable.

Un homme peut-il accomplir deux fois le même acte ? On ne saurait en douter. Rien n’empêche que je ne donne deux fois, à la même heure (au premier coup de midi, par exemple), une même aumône au même mendiant assis à la même place ; et je puis le faire, les deux fois, par le même motif.

Cela une fois accordé, demandons à un déterministe pourquoi j’ai accompli deux actes identiques. Il devra répondre que le concours de circonstances et de causes identiques, combinées d’une même manière, a produit en moi deux états semblables de volonté. Mais le retour de ces causes physiques, de ces influences déterminantes, est soumis à des lois ; si donc il a produit une seconde fois un même état de ma volonté, dans un certain intervalle de temps, il doit, d’après les mêmes lois, toujours reproduire ce même état à des intervalles de temps égaux ! Donc, ce que j’ai fait deux fois, je le ferai périodiquement !

D’ailleurs, chaque état de volonté, suivant le positivisme, engendre nécessairement l’état subséquent ; ainsi deux états semblables seront suivis de deux autres états également semblables entre eux ; si je fais à midi ce que j’ai fait à neuf heures, je ferai, dans l’instant qui suit midi, ce que j’ai fait dans l’instant qui a suivi neuf heures ! Nous avons ici l’aveu implicite de M. Stuart Mill : « Si un état du monde revenait une seconde fois, tous les états subséquents reviendraient aussi, et l’histoire se répéterait périodiquement comme une décimale circulaire de plusieurs chiffres 239. » Ce que ce philosophe dit de l’état du monde s’applique logiquement à l’état de chaque volonté. Or, voit-on, en réalité, que, si un même acte se reproduit au bout d’un certain temps, tous les actes subséquents reviennent régulièrement, et cela indéfiniment 240 ? La supposition est même absurde ; et c’est pourtant ce qui arriverait si une loi connue ou inconnue déterminait la volonté. Il faut donc renoncer à l’espoir d’établir des lois éthologiques, de fonder une statique et une dynamique sociales, et à la flatteuse illusion de prédire un jour, même approximativement, l’avenir de l’humanité.

 

 

 

II

 

 

 

Ici se présente une nouvelle objection. S’il n’y a pas de lois éthologiques, comment pouvons-nous, en certain cas, prévoir les actions humaines avec certitude ? Comment savons-nous qu’un de nos amis, à qui on propose une lâcheté, rejettera cette proposition avec horreur ? Apparemment, c’est la connaissance de son caractère qui nous le fait prévoir. Et si nous avions un doute sur le parti qu’il prendra, il croirait que nous lui faisons injure. Donc, en a-t-on conclu, nos actes sont déterminés par notre caractère 241.

Sans doute, nous pouvons quelquefois prédire les actions des autres hommes ; mais cela prouverait tout au plus que nos actions sont déterminées dans ces cas particuliers, et nullement qu’elles le soient toujours ; par conséquent, la rigueur des lois éthologiques ne serait pas encore démontrée. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire, pour prévoir infailliblement certaines actions, que notre volonté soit soumise, même dans ces cas particuliers, à une détermination, à une loi. Si un négociant se propose de faire un payement et qu’il n’ait que de l’or dans sa caisse, il est bien certain d’avance qu’il ne payera pas en billets de banque : sa volonté sera-t-elle moins libre ? Notre liberté ne va pas jusqu’à faire l’impossible ; elle choisit indifféremment quand il se présente deux partis à prendre ; mais comment choisirait-elle, s’il ne s’en présente qu’un seul ?

De même qu’il existe des impossibilités matérielles, il y a des impossibilités morales qui, sans détruire la liberté, suppriment ses conditions d’exercice, et, sans lui enlever le pouvoir de choisir, font disparaître la matière du choix. Ces conditions nécessaires à l’exercice de ma liberté sont : 1o la conception de l’acte à accomplir ; 2o la présence d’un ou de plusieurs motifs qui me sollicitent à l’action. Sans doute, ma volonté, étant donnés des motifs, peut leur résister ; en d’antres termes, étant donné un but, elle peut s’abstenir de le poursuivre ; mais il serait contradictoire qu’elle pût agir sans avoir de motifs, c’est-à-dire poursuivre un but qui n’existe pas. Elle peut préférer le motif le plus faible au motif le plus fort : en cela consiste son indétermination ; mais elle ne préférera jamais des motifs qui n’existent pas à des motifs réels 242.

Cela posé, il est clair que si, deux partis étant donnés, tous les motifs, le devoir, l’intérêt, l’honneur, m’engagent à prendre le premier, et que je n’aie pas la moindre, raison, le moindre désir de choisir le second, je ne me déterminerai pas à ce dernier parti ; et on peut le prédire infailliblement. Il est certain qu’un homme sage n’ira pas danser sur la place publique, et qu’une mère tendre n’égorgera pas ses enfants. Ce n’est pas que leur liberté soit annulée, ni que leur volonté soit déterminée par le motif le plus fort (pour qu’il y eût un motif plus faible et un plus fort, il faudrait qu’il existât des motifs de part et d’autre) ; mais la liberté ne trouve pas l’occasion de s’exercer là où il n’y a pas de lutte. De même, un homme parfaitement honorable rendra très-certainement un dépôt ; pour qu’il fût possible d’en douter, il faudrait qu’il pût avoir la tentation de le garder, ce qui, par hypothèse, ne saurait arriver. Il fera donc son devoir, mais sans choisir, car il n’a aucun désir d’y manquer 243. Il prendra le seul parti qui puisse sérieusement se présenter à sa pensée, et c’est pour cela que nous prévoyons à coup sûr ce qu’il fera : et la preuve qu’il n’est déterminé par aucune nécessité physique ou morale à rendre ce qu’il doit, c’est qu’il le rendra à l’heure qu’il lui plaira et sous la forme qu’il lui plaira. Comment un acte serait-il déterminé, si le temps ou les circonstances de son accomplissement sont indéterminés ? Il y a là tout au plus une sorte de détermination négative provenant, non d’aucun agent, mais de la force même des choses : elle ne ressemble en rien à la détermination naturelle qui ne laisse pas même la liberté, dans le choix des circonstances ni des moyens.

Hors ce cas unique, où tous les motifs sont du même côté, il est impossible de prévoir avec une entière certitude ce que fera un homme dans une circonstance donnée. Si le dépositaire à qui j’ai confié une somme d’argent n’est pas absolument incapable d’avoir la moindre tentation d’être infidèle, il est probable, mais il n’est pas rigoureusement certain qu’il ne songera pas à s’enrichir à mes dépens.

Ainsi, à cette question : « Comment, si l’homme est libre, si sa volonté est indéterminée, peut-on prévoir les actions volontaires ? » il y a deux choses à répondre : 1o on ne les prévoit pas toujours avec certitude, et le plus souvent on est réduit à des conjectures ; 2o quand on les prévoit avec certitude, c’est que, sur deux partis, il y en a un qui est impossible, faute de motifs 244.

 

 

 

III

 

 

 

Un autre argument en faveur de l’exactitude des lois éthologiques se tire de la régularité des faits constatés par l’histoire et par la statistique. L’histoire est le résultat des volontés des hommes ; si elles ne sont pas déterminées, comment leurs effets le seraient-ils ? Or, l’histoire a des lois. Le monde ne marche-t-il pas de siècle en siècle vers le développement de la civilisation ! Outre cette loi générale, il y a des lois particulières : « Ainsi, les mariages, les naissances... paraissent n’être soumis à aucune règle qui permette d’en calculer d’avance le nombre, et cependant les tables annuelles... témoignent que cela obéit à des lois constantes 245. » « Les statistiques judiciaires offrent l’exemple d’une remarquable constance dans les faits d’un ordre moral. Qui, avant toute expérience, n’aurait pas cru que les crimes devaient considérablement varier d’une année à l’autre ?... » « Il n’en est rien pourtant 246 », ou si le nombre des crimes diminue, c’est constamment en proportion directe de la diffusion des lumières ; là encore est une loi, et il semble naturel d’en conclure que l’instruction détermine la volonté à fuir le mal.

Pour résoudre cette objection, il faut d’abord distinguer les lois générales de l’histoire proprement dite d’avec les lois particulières constatées par la statistique. Il y a, dans l’histoire, un élément constant et un élément variable. L’élément variable ne peut s’expliquer que par la libre volonté de l’homme ; l’élément constant, par les obstacles que rencontre la liberté.

Les lois de l’histoire sont-elles absolues ? Non, car la volonté d’un seul homme peut changer la face des évènements, et cette volonté est libre, puisqu’elle est responsable. Si le médecin d’Alexandre eût voulu l’empoisonner en Cilicie, le royaume des Perses était sauvé. Dira-t-on qu’il était fatalement déterminé à ne pas commettre ce crime ? Alors, où sera le mérite de celui qui fait le bien et la faute de celui qui fait le mal ? Si Grouchy eût écouté les conseils de ses lieutenants et fût accouru au bruit du canon sur le champ de bataille de Waterloo, la victoire de Napoléon changeait la face de l’Europe. La fortune des empires dépend d’une hésitation, d’une faiblesse, d’un caprice, et le sens commun croit que celui dont la faiblesse perd une nation est responsable du mal qu’il a causé. La liberté des hommes, même celle d’un seul homme, peut donc interrompre le cours des lois historiques.

D’un autre côté, si beaucoup de choses dépendent de notre volonté, beaucoup d’autres lui échappent. Un général prend toutes les dispositions possibles pour assurer le succès de la bataille ; mais une pluie survient qui détrempe le terrain et empêche les manœuvres de la cavalerie et de l’artillerie ; un ordre envoyé par le général à ses lieutenants est intercepté, et la bataille est perdue. Enfin, la mort d’un homme de génie arrête l’accomplissement de ses projets ; un grain de sable tue Cromwell et sauve peut-être la France. Ainsi, l’homme sent au-dessus de lui un pouvoir qui, sans borner sa liberté, empêche l’exécution de ses volontés. Ce pouvoir, un positiviste l’appellera nécessité : mot vide sens, car la nécessité n’est pas un être, et, par conséquent, ne saurait agir ; nous, nous l’appelons la Providence. Son action, en faisant souvent avorter les desseins des hommes, suffit pour que la variété, l’inconstance de nos volontés ne mette pas un obstacle invincible à la loi du progrès. Toutefois, si la liberté ne peut arrêter le progrès de l’humanité, elle peut l’accélérer ou le retarder. Les invasions des Goths et des Vandales ont ramené l’Occident aux siècles de barbarie. Charlemagne et, avant lui, les missionnaires chrétiens, ont hâté l’heure de la renaissance des lumières. La liberté se jette ainsi souvent à la traverse des évènements ; quand ses œuvres concourent au plan général du monde, la force supérieure de qui tout dépend laisse le succès couronner définitivement les efforts des hommes ; si, au contraire, leur action travaille à déranger ce plan, le succès de leurs volontés n’est qu’éphémère et l’ordre est rétabli.

Ajoutons que, si cette force supérieure est douée d’intelligence (et il serait déraisonnable de supposer une cause première sans intelligence), elle prévoit non-seulement ce que feront les hommes, mais encore tout ce qu’auraient fait les hommes possibles, pour parler comme Leibniz, s’ils eussent été appelés à l’existence. Refuserait-on à Dieu cette science des futurs contingents, ou, comme dit Leibniz en empruntant le langage de la théologie, cette science moyenne ? Mais alors, de deux choses l’une : ou bien Dieu ne connaîtra les futurs contingents que par conjecture, où il ne les connaîtra aucunement. Dans le premier cas, la science de Dieu serait conjecturale comme celle de l’homme, et, dans le second, inférieure même à celle de l’homme. Dieu connaît donc les volontés des hommes qui n’existeront pas, aussi bien que des hommes qu’il appellera à l’être. Parmi toutes ces créatures possibles, il est maître de choisir celles dont la liberté ne s’opposera pas à l’accomplissement de ses desseins. D’ailleurs, même s’il appelle les autres à l’existence, il peut faire échouer leurs projets. Par là, sans contraindre les volontés, Dieu est maître de produire tous les effets qu’il lui plaira, et, par son action, s’expliqueront l’ordre et l’unité de plan dans l’histoire. Pour le désordre, qui, s’il tourne plus tard à l’ordre général, n’en doit pas moins être regardé comme très-réel, il est facile d’en rendre compte par la liberté. La nécessité, au contraire, n’explique rien : en supposant même qu’elle produisit l’ordre, comment admettrait-elle le désordre ! Comment souffrirait-elle des exceptions ? Ainsi, la régularité qui se manifeste dans l’ensemble de l’histoire et la variabilité qui nous apparaît dans les actes particuliers des hommes, si on les considère dans leur harmonie mutuelle, démentent les hypothèses déterministes, et prouvent à la fois la Providence et la liberté.

Quant aux lois de la statistique, elles n’ont en réalité rien de rigoureux. La statistique constate des moyennes, et les moyennes sont des fictions mathématiques par lesquelles on ramène à l’ordre ce qui se fait sans ordre. Le nombre des mariages, des naissances, des morts, dit Kant, est à peu près le même d’une année à l’autre et semble déterminé par des lois constantes. Mais ce nombre est-il le même d’une semaine à l’autre ? d’un jour à l’autre ? Les actes libres (ou ceux qui dépendent indirectement de la liberté humaine) se succèdent tantôt plus fréquents, tantôt plus rares : si l’on compare deux années, il y aura, dans le cours de chacune, des jours où l’on en comptera moins. Si l’on compense ces irrégularités les unes par les autres, il peut arriver que l’on trouve deux sommes totales à peu près semblables, quoiqu’il n’y ait aucune égalité dans les nombres dont ces deux sommes se composent.

La preuve évidente que la régularité constante des moyennes n’implique nullement la reproduction régulière des actes dont on additionne le nombre, se trouve dans le calcul des probabilités. Là où tout est livré au hasard, comme dans les coups de dés, on arrive toujours, peu s’en faut, sur un grand nombre de coups, à une somme déterminée. Si on lance six fois un dé, on amènera un nombre assez voisin de 21 247. Si l’on fait soixante coups, on se rapprochera encore plus de 210 (car les séries de six coups où l’on amènera moins de 21, seront compensées par celles où l’on dépassera ce nombre, et il n’y a pas de raison pour que les premières se répètent plus ou moins souvent que les secondes). En six cents coups, on trouvera 2 100, à très-peu d’unités près, soit une moyenne exacte de 21 pour six coups, en négligeant les fractions. L’expérience peut vérifier cela tous les jours. Il y a donc des moyennes constantes pour les séries d’actes fortuits, pourvu que l’on opère sur des nombres considérables 248 ; comment donc n’y en aurait-il pas pour les actes libres ? Ainsi, l’on ne saurait conclure de la régularité des tables annuelles qu’une loi régisse chacune de nos actions en particulier, mais seulement que l’on trouve à la longue une égalité numérique entre plusieurs séries d’actes libres qui, par l’effet même de la liberté, se produisent tantôt plus souvent, tantôt plus rarement.

Faudrait-il donc, pour que les mariages, par exemple, fussent des actes libres, que leur nombre augmentât ou diminuât sensiblement d’une année à l’autre ? Mais s’il augmentait une année, il pourrait diminuer l’année suivante, et l’on retrouverait encore une moyenne à peu près constante sur une période de deux ans ; et s’il augmentait ou diminuait constamment, c’est alors précisément qu’il y aurait lieu de chercher une raison déterminante de cette augmentation ou de cette décroissance régulière.

Aussi l’objection la plus sérieuse que l’on puisse tirer de la statistique contre l’indétermination de la volonté, ce n’est pas la constance des chiffres indiquant le nombre annuel des mariages, des morts ou des crimes dans certaines conditions données, c’est leur augmentation ou leur décroissance progressive quand les conditions sont changées. Ainsi, Montesquieu a fait remarquer que l’ivrognerie diminue graduellement du pôle à l’équateur. L’expérience constate de nos jours que les grands crimes, les assassinats, les duels, les vols à main armée, deviennent plus rares à mesure que les hommes sont plus instruits. Ne semble-t-il pas que le climat, que l’instruction exercent une détermination sur les volontés des hommes ?

Pour résoudre cette difficulté, rappelons-nous que, si les motifs ne nous déterminent pas, nous ne pouvons cependant agir sans motifs. Par conséquent, les conditions physiques et morales où l’homme se trouve peuvent contribuer à rendre certains actes plus rares, en supprimant les motifs qui, dans d’autres conditions, nous auraient sollicités à les accomplir. Les hommes du midi ne sont portés à l’abus des liqueurs fortes par aucun besoin physique, à moins d’avoir dépravé la nature par de mauvaises habitudes ; s’ils n’ont pas de motifs qui les poussent à cet excès, comment l’ivrognerie serait-elle un vice ordinaire chez eux ? De même l’instruction inspire, sinon à tous les hommes éclairés, du moins à beaucoup d’entre eux, une telle horreur pour certains crimes, qu’ils n’ont pas même la pensée de les commettre. N’est-ce pas déjà un résultat assez précieux pour nous autoriser à proclamer, même abstraction faite de tant d’autres avantages, la moralité de l’instruction ?

Ainsi, pour expliquer l’influence des circonstances sur la volonté des hommes, comme pour résoudre les objections tirées de nos prévisions, il suffit d’accorder que la volonté, toujours indéterminée quand elle est sollicitée par plusieurs motifs contraires, ne saurait prendre qu’un seul parti quand tous les motifs la portent d’un même côté. Cela ne prouve pas que ma volonté soit soumise à la détermination des lois de la nature, mais seulement que les conditions nécessaires à l’exercice du libre choix ne sont pas toujours réalisées. Rien n’autorise donc à affirmer qu’il y ait une loi des actions humaines, ni à supposer que l’éthologie et la sociologie aient le caractère rigoureux des sciences physiques ; et, par conséquent, l’expérience ne peut opposer aucun argument au témoignage évident de la conscience qui proclame la liberté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

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I. – Existence et nature de la liberté. Elle constitue la personnalité.

II. – La liberté de l’âme prouve son immatérialité.

III. – Une force libre n’a pu recevoir l’être d’une nécessité aveugle ni de l’action des causes physiques, mais seulement d’un être également libre et par conséquent doué d’intelligence.

 

 

 

I

 

 

 

Nous avons essayé de démontrer : 1o que la liberté est absolument incompatible avec la détermination ; 2o que les systèmes qui ont sacrifié la liberté à la détermination ont nié un fait évident et affirmé une hypothèse sans preuves. Il reste à définir la liberté et à montrer comment l’indépendance de notre volonté est une preuve de l’immatérialité de l’âme, ainsi que de l’existence personnelle de Dieu.

Pour prouver la liberté, il ne suffit pas de dire : « Je veux tel acte, je le fais » ; car la volonté aurait encore un effet si elle était déterminée. Mais lorsque j’accomplis un acte, je sens clairement que j’aurais pu ne pas vouloir l’accomplir. Je possède donc un pouvoir également capable de vouloir ou de ne pas vouloir un même acte. C’est ce pouvoir que l’on nomme la liberté 249.

De cette définition de la liberté, empruntée non pas à un système, mais à la simple observation des faits, il résulte que la liberté est une cause première. En effet, une cause seconde ne peut pas à la fois être capable de produire ou de ne pas produire un mouvement ; son action est déterminée par une force extérieure.

Cette intuition de la conscience qui nous révèle notre liberté a été traitée d’illusion par les philosophes dont elle détruit les systèmes. Mais si ma conscience peut me tromper sur un point, pourquoi ne m’induirait-elle pas en erreur sur tous les autres ? Pourquoi ne douterais-je pas de son témoignage lorsqu’elle m’affirme mon existence ? Ainsi, l’indétermination de ma volonté est un fait si évident que l’on ne saurait le nier qu’en niant le fondement de toute certitude.

D’ailleurs, l’acte interne par lequel j’affirme ma liberté n’est-il pas inséparable de l’acte par lequel j’affirme mon existence ? Dans la conscience que j’ai de mon être, je ne me perçois pas sans me percevoir comme une personne. Donc, la certitude de ma personnalité est contenue dans le jugement premier que je porte de mon existence. Or, qu’est-ce que la personnalité, si ce n’est la liberté elle-même ? Le propre de la personne, ce n’est pas seulement la distinction d’avec les autres substances ; c’est l’indépendance à l’égard des autres êtres, des autres forces. Si la volonté était déterminée par les lois de la nature, l’homme ne serait pour ainsi dire qu’une pièce, qu’un ressort du mécanisme universel. Comment, dans cette hypothèse, lui attribuer des devoirs et des droits ? Autant vaudrait dire que les aiguilles d’une horloge ont le droit ou le devoir de marquer successivement les différentes heures du jour. Le droit et le devoir, caractères essentiels de la personne, supposent donc non-seulement la distinction, mais encore l’indépendance absolue de l’être moral à l’égard de la nature. La distinction des substances, jointe à la conscience, ne constitue que l’individualité ; la liberté constitue la personnalité.

 

 

 

II

 

 

 

Il reste à développer maintenant les conséquences qui résultent de l’indétermination de la volonté. La plus immédiate est l’immatérialité de l’âme.

Nos adversaires ne peuvent pas plus que nous échapper à l’évidence de ces deux faits : l’homme pense, l’homme veut. Mais, disent-ils, rien ne prouve que la cause de ces phénomènes soit une substance, une force distincte du corps. Nous constatons le fait de la pensée, de la volonté ; nous remarquons que ces faits se produisent après certains mouvements du cerveau, comme le phénomène de la digestion s’opère après certains mouvements de l’estomac ; qu’il y ait une force cachée qui fasse penser le cerveau, cela importe aussi peu que de savoir s’il y a une force cachée qui fait digérer l’estomac ; de telles questions dépassent l’expérience ; nous ne voyons que la succession entre les mouvements qui s’accomplissent dans l’organe et la production du phénomène : on doit donc dire au même titre que le cerveau pense et que l’estomac digère.

Telle est l’objection la plus forte que le positivisme ait pu opposer à la doctrine de l’immatérialité de l’âme. Mais, loin d’être concluante, elle repose sur une assimilation inexacte. On peut dire que l’estomac digère, parce qu’il n’est pas absolument certain 250 qu’il existe une force immatérielle qui produise les phénomènes vitaux ; le phénomène de la digestion ne présente rien d’incompatible avec les propriétés de la matière. La pensée, au contraire, n’a aucune espèce d’analogie avec une transformation chimique ; tout phénomène physique ou chimique, toute fonction des organes, est un mouvement, un déplacement de molécules, et la pensée, c’est-à-dire le jugement, l’affirmation d’une proposition ne peut se définir ainsi. Il faut donc absolument la rapporter à une cause hyperorganique. Le positivisme déclare, il est vrai, que l’existence de cette force hyperorganique est une hypothèse, puisque nous ne la percevons pas par les sens. Mais, sans examiner si les sens sont la source de toute connaissance certaine, la distinction de l’âme et du corps trouve sa confirmation dans les découvertes mêmes des sciences naturelles. Grâce à ces sciences, on sait que le corps se décompose et se recompose incessamment, et qu’au bout d’un certain nombre d’années il ne reste plus rien de la matière dont il était primitivement formé ; tandis que la personne, le moi, demeure toujours identique au milieu de ces transformations. Si à cette preuve, un matérialiste objectait que la fonction reste toujours la même malgré le renouvellement de la matière, et qu’ainsi le principe permanent de la pensée pourrait bien être une fonction du cerveau 251, la liberté nous fournira une nouvelle démonstration de la spiritualité de l’âme.

Les physiologistes s’accordent à reconnaître que tous les phénomènes organiques, aussi bien que les phénomènes physiques et chimiques, sont des mouvements déterminés conformément à certaines lois constantes : la vie est comme un mouvement général, résultant de tous les mouvements particuliers accomplis dans un corps organisé, et, par conséquent, elle est soumise elle-même à la détermination naturelle. C’est ce qu’un de nos plus savants physiologistes exprime fort bien en ces mots : « La vie est un déterminisme. » Ainsi, étant données certaines circonstances propres à l’accomplissement d’un phénomène physiologique, il se produira nécessairement. Si donc un phénomène quelconque, sous l’influence des mêmes causes, pouvait indifféremment s’accomplir ou ne pas s’accomplir, il faudrait rigoureusement en conclure que ce phénomène n’est pas du nombre de ceux que la physiologie étudie ; il serait même nécessaire de lui supposer une cause immatérielle, puisque toute matière obéit à des lois déterminées.

Or, il existe de tels phénomènes ; ce sont nos volitions. Quand ma conscience me dit clairement que j’ai fait ceci, et que, sous l’influence des mêmes désirs ou des mêmes motifs, j’aurais pu faire cela, je sens en moi un pouvoir que mes organes n’ont pas. Je ne suis donc pas mes organes ni aucun de mes organes ; serais-je une de leurs fonctions ? une résultante de leurs fonctions ? Mais comment la fonction d’un organe, dont tous les mouvements sont déterminés, serait-elle indéterminée ? N’est-ce pas la plus contradictoire de toutes les suppositions ? Ou bien serait-ce la résultante de fonctions déterminées qui se trouverait être indéterminée ? Ainsi, en comparant les affirmations de la conscience avec les affirmations des sciences naturelles, il s’ensuit rigoureusement que ce n’est pas mon cerveau qui veut, mais un principe indépendant des lois physiques, une force immatérielle.

Le positivisme n’a donc pas le droit de dire que cette force immatérielle est une pure hypothèse. Ce n’est pas une hypothèse, mais une vérité évidente, qu’un mouvement indéterminé suppose une cause indéterminée ; c’est un fait que tout est déterminé dans l’ordre des phénomènes physiologiques ; c’est un fait non moins certain qu’il n’y a aucune détermination qui régisse mes volitions. Par conséquent, en affirmant l’immatérialité du principe qui veut, je ne fais que tirer une conclusion légitime d’une proposition évidente et des faits attestés tant par les sciences naturelles que par l’observation de la conscience.

En résumé, on ne peut nier la spiritualité de l’âme qu’en niant la liberté, ou qu’en ramenant la liberté à la détermination et à la nécessité. Or, la liberté d’indétermination est si clairement démontrée par la simple observation de la conscience, si intimement liée à la morale, si indispensable à la théorie du progrès social, que, pour la nier ou même pour la reléguer dans le domaine de l’hypothèse, il faut douter du sens intime, douter de la morale, douter du progrès de l’humanité. La liberté est un fait, elle est la condition absolue des faits moraux et sociaux les plus incontestables ; par conséquent, la spiritualité de l’âme est aussi un fait, et, à titre de fait, doit être acceptée par toute philosophie vraiment positive, aussi bien que les faits de la physique ou ceux de l’histoire.

 

 

 

III

 

 

 

La liberté prouve également l’existence de Dieu. Dans l’acte libre, j’ai conscience de ma force, de ma causalité ; mais, en même temps que je sens mon pouvoir, j’en connais les limites. Si la liberté est cause première, elle est une cause première finie ; si je détermine arbitrairement la direction de mon activité, je perçois clairement que cette activité est en moi indépendamment de ma volonté ; par conséquent, je la reçois d’une cause supérieure. En commençant un mouvement ou une série de mouvements, j’emploie et, pour ainsi dire, j’utilise à mon gré, pour atteindre un but que je détermine moi-même, une activité indéterminée qui m’est donnée avec l’existence. Or, la nécessité, la nature, ne saurait à la fois communiquer une force et en laisser la direction à mon libre arbitre ; car toute cause physique détermine tout ensemble le mouvement et la direction. Il est donc nécessaire que la cause dont je reçois à la fois l’activité et la liberté soit elle-même une force libre et, par conséquent, intelligente. Comment la nécessité aurait-elle pu me transmettre une puissance libre ?

Ainsi, en me sentant libre, j’ai conscience de l’action de Dieu. J’ai conscience de sa puissance en sentant la force qu’il me donne et que je ne tiens pas de moi, puisque le moindre accident cérébral peut me l’enlever, et, en même temps, j’ai conscience de sa liberté en sentant son pouvoir s’arrêter pour faire place au mien et pour créer ma responsabilité morale. Quelle force naturelle saurait retenir sa puissance si à propos ?

Si c’est Dieu qui fait mon activité et qui ensuite l’abandonne à mon propre gouvernement, c’est encore lui qui, en lui donnant un but, réalise les conditions hors desquelles elle ne pourrait pas s’exercer. Pour agir, il faut avoir un ou plusieurs motifs qui nous sollicitent à l’action. Quoique les motifs ne déterminent pas nos actes, on n’agit jamais sans motif, c’est-à-dire sans être engagé à prendre un parti par un certain bien que l’on y voit ou qu’on y croit voir ; et c’est ce bien qui est le but, la fin de nos actes. Lors même que nous semblons agir sans motifs apparents, une observation attentive révèle à notre conscience la présence de motifs latents. D’ailleurs, une action sans motifs n’aurait aucune valeur morale. Mais quelle est la nature, quel est le caractère commun des motifs qui nous sollicitent ? Toutes les fois que nous délibérons entre plusieurs partis, notre conscience nous dit clairement que nous sommes engagés à l’un et à l’autre, ou par le désir de faire le bien, ou par celui de nous procurer un certain plaisir. Or, le plaisir est lui-même un bien, d’un degré inférieur sans doute, mais un bien cependant ; car c’est l’expression de l’ordre, en tant qu’il résulte de l’harmonie entre nos tendances et leur objet : le mal qui se trouve souvent dans la recherche du plaisir vient seulement de la préférence donnée par la volonté à ce bien relatif sur le bien absolu, à cette satisfaction de nos tendances personnelles sur l’ordre universel. Ainsi, toute action volontaire a pour condition la présence d’un bien quelconque que nous voyons ou que nous croyons voir dans les divers partis qui s’offrent à notre pensée, et c’est dans le choix arbitraire de la volonté entre ces différents biens que consiste la liberté.

On doit donc dire que le bien est la cause finale de tous nos actes, quoique nous le cherchions souvent là où il n’est pas. Or, le bien absolu est Dieu même, ou il n’est rien. Mais comment, s’il n’était qu’une simple idée abstraite, pourrait-il exercer sur nos âmes cette puissante attraction qui est le mobile de tous nos actes ? Comment exciterait-il en nous cet amour, cette aspiration qui est tout le secret de la vie morale ? Par conséquent, en tendant vers le bien, la volonté tend vers Dieu, et quand elle lui préfère un bien relatif, c’est qu’elle s’en fait un dieu dans son égarement ; car c’est un bien infini qu’elle cherche même dans les jouissances inférieures, qui ne le lui donneront jamais ; c’est parce qu’elle n’y trouve pas ce bien infini qu’elle se dégoûte si vite des plaisirs ou qu’elle en cherche toujours de nouveaux, dans le vain espoir d’y trouver le bonheur qui lui manque et dont elle ne peut supporter l’absence. Si donc l’aspiration vers l’infini, souvent déréglée, mais toujours invincible, se retrouve sous tous les motifs qui sollicitent notre volonté, on peut dire que Dieu est le mobile, la cause finale de notre activité. Nous n’agirions pas si une tendance naturelle ne nous avait été donnée pour nous porter vers ce bien infini ; nous le cherchons souvent par des moyens qui ne mènent pas à lui, mais nous le cherchons cependant, et nous ne le chercherions pas si notre cœur ne croyait en lui. Toutefois, l’aspiration au bien ne détermine pas en cela nos actes ; car on a vu que les motifs, que l’amour du bien étaient la cause finale et non la cause efficiente de l’action.

J’ai donc trouvé Dieu dans la conscience que j’ai de ma liberté ; j’ai connu à la fois la force intelligente qui me la donne, la Toute-Puissance qui la limite, et le Bien absolu qui lui assigne un but. Avec l’idée de Dieu, j’ai trouvé l’explication de cette puissance libre que je possède, que le panthéisme et le positivisme déclarent inexplicable et contradictoire, et qui le serait, en effet, si la nécessité régissait le monde. Si Dieu n’était pas, l’homme ne serait pas libre ; or, il est libre, donc Dieu existe ; Dieu est un être personnel.

Ainsi, notre liberté est une protestation vivante contre la prétendue divinité de la nature, telle que la conçoit le panthéisme, et contre cette nécessité des lois physiques dont le positivisme fait aujourd’hui un axiome. Forte de cet argument invincible, de cet ineffaçable sentiment de son indépendance en face de la nature, la conscience de l’humanité, un instant étonnée des audacieuses négations de l’athéisme et du fatalisme, demeure au fond inébranlable aux attaques violentes, aux arguments abstraits, aux mépris et au ton dédaigneux que nos adversaires affectent contre ceux qui osent croire encore à Dieu et à la liberté. Dieu et la liberté sont le fond même de notre raison, le fond même de la nature humaine, et comme la raison et la nature humaine sont plus durables que les systèmes, le spiritualisme, qui croit à ces vérités éternelles, ose se promettre un avenir éternel. Si le positivisme s’efforce aujourd’hui de reléguer ces vérités éternelles parmi les préjugés des temps passés, s’il proclame que l’évolution nécessaire de l’esprit humain doit faire succéder à l’esprit philosophique la recherche exclusive des propriétés de la matière, l’histoire dément cette loi arbitraire et nous rappelle que les prétentions du matérialisme à remplacer la métaphysique, bien des fois soutenues, ont bien des fois été confondues par la raison de l’humanité. Avant Socrate et Anaxagore, les premiers philosophes, les Ioniens, s’essayant à la recherche de la vérité comme l’enfant s’essaie à balbutier ses premières paroles, réduisaient, eux aussi, la connaissance des choses à la recherche des causes physiques, négligeant toute considération sur la cause première. Mais Anaxagore parut, et quand il eut proclamé que le premier principe des choses n’était pas dans les éléments dont le monde se compose, que l’ordre et l’harmonie de l’univers ne pouvaient avoir leur cause que dans l’intelligence, « il sembla avoir conservé seul sa raison au milieu des folies de ses devanciers 252 ». À l’éclat jeté sur la philosophie spiritualiste par Platon et par Aristote, succéda une période de décadence : Épicure et Lucrèce crurent avoir vaincu à jamais la croyance en Dieu et à la Providence. Le monde civilisé se trouva presque entièrement matérialiste ; mais c’était pour renaître spiritualiste et chrétien ; l’esprit humain, suivant une marche inverse à celle que lui assigne le chef de l’école positiviste, s’éleva de nouveau de la recherche des causes physiques et de l’adoration de la matière à la recherche et à l’adoration de la cause première. Quand Bacon eut fixé la méthode des sciences positives, Hobbes conçut la prétention de l’étendre à tout le domaine de la connaissance humaine, en partant de ce principe que toutes les idées viennent des sens. Le spiritualisme alors, loin de s’éclipser, sortit de l’école pour entrer dans le monde, et Descartes vulgarisa dans son style clair et attrayant les principes de la raison dont s’inspira tout le XVIIe siècle et dont s’inspireront encore les siècles à venir. Aujourd’hui, une doctrine qui se présente au nom du progrès veut nous ramener à l’enfance de la philosophie, et confiner de nouveau l’esprit humain dans les étroites limites de l’expérience sensible, dont l’avait affranchi le génie d’Anaxagore. Pourquoi cette tentative, souvent renouvelée, réussirait-elle mieux que dans le passé ! Serait-ce parce que les lois de la matière sont mieux connues ? Mais la science des lois de la matière ne prouvera jamais qu’il n’existe rien en dehors de la matière. Le monde, même mieux connu, deviendra-t-il plus facile à concevoir sans cause ? Et, d’ailleurs, ces sciences de la nature elles-mêmes ne rendent-elles pas témoignage à la vérité de la métaphysique, soit en lui empruntant ses principes, soit en nous donnant des preuves expérimentales de la contingence du monde ? Ne supposent-elles pas le principe de causalité quand elles recherchent la cause d’un phénomène ? Ne supposent-elles pas l’ordre absolu du monde quand, par l’induction, elles transportent dans l’avenir les lois que l’expérience a constatées dans le passé ? Ne sont-ce pas elles qui ont trouvé dans les entrailles de la terre la date de la naissance de l’homme et des êtres vivants, et qui, en donnant ainsi la preuve que les lois qui président à la vie ne sont pas éternelles, nous obligent à reconnaître, au-dessus des lois contingentes, une cause supérieure qui les a établies ? Si la science nie ces vérités, ne se tourne-t-elle pas contre elle-même ? Ces croyances, dit-on, sont les croyances du passé : sans doute ; mais le progrès de l’esprit humain consiste-t-il à renoncer à toutes les découvertes passées à mesure qu’il en fait de nouvelles ? Un tel progrès serait aussi dérisoire que les conquêtes d’un prince qui perdrait son royaume pendant qu’il s’emparerait d’une province voisine. Non, telle n’est pas la destinée de la science ; le progrès consiste à ajouter au passé, non à détruire le passé. Que l’on pénètre donc chaque jour plus avant dans les mystères de la nature, grâce à nos illustres expérimentateurs, grâce à la science de quelques-uns de nos adversaires, que l’on voudrait admirer s’ils étaient moins exclusifs ; mais, en même temps, gardons le fonds précieux de raison légué par vingt siècles de philosophie qui n’ont pas en vain travaillé pour le perfectionnement moral de l’humanité.

 

 

 

 

Théophile DESDOUITS,

De la liberté et des lois de la nature, 1868.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 On emploie ici le mot de liberté d’indétermination, et non celui de liberté d’indifférence, qui pourrait sembler équivoque. En effet, on a quelquefois entendu par liberté d’indifférence le pouvoir d’agir sans motifs, sans but. Telle n’est pas notre liberté. Nos actions ont des motifs, mais ces motifs ne les déterminent pas : je puis également écouter celui-ci ou celui-là ; et le pouvoir de choisir entre deux motifs suppose précisément l’existence de ces motifs. En un mot, la liberté d’indétermination n’est pas la faculté d’agir sans but, mais de se porter par soi-même vers un but, tout en pouvant se porter vers un autre.

2 Sur cette définition des lois de la nature, voir la IIe partie de cet ouvrage. (Réfutation du déterminisme positiviste.)

3 Du reste, ces objections se trouveront implicitement réfutées plus loin ; car elles supposent la prédétermination de nos actes, et on verra que l’idée de prédétermination est contradictoire.

4 C’est ce même principe que Leibniz appelle principe de la raison suffisante.

5 De Providentia, cap. v.

6 M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II. (Du Stoïcisme.)

7 Critique de la raison pure, troisième antinomie. (Traduction de M. Tissot.)

8 Théodicée, § 320.

9 Ibid., passim.

10 Ibid., passim. Cf. Bayle, cité par Leibniz ; ibid., passim.

11 Théodicée, § 228.

12 Buffier, Traité des vérités premières, Ire partie, chap. VII. Le Traité des vérités premières suivit d’environ quinze ans la publication de la Théodicée ; on peut donc supposer que Buffier songe ici à Leibniz, bien qu’il ne l’ait pas nommé dans cet ouvrage.

13 Ibid.

14 Réponses aux questions du provincial, liv. II, chap. XC.

15 Réponses aux questions du provincial, liv. II, chap. XC.

16 Théodicée, §§ 69 et 70.

17 M. Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. III, p. 141.

18 Kant, Critique de la raison pure, traduction de M. Tissot, IIe vol., p. 97.

19 «... Il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans une autre cause précédente qui la détermine suivant des lois nécessaires, c’est-à-dire une spontanéité absolue des causes, capable de commencer elle-même une série de phénomènes qui se déroule suivant des lois physiques ; par conséquent, une liberté... sans laquelle, dans le cours même de la nature, la série successive des phénomènes n’est jamais complète du côté des causes. » (Critique de la raison pure, p. 96, IIe vol. de la traduction de M. Tissot.)

« ... Il n’est pas nécessaire de dire comment une faculté de cette nature est possible ;... nous sommes obligés de reconnaître a priori qu’une telle causalité doit être supposée.... Nous n’avons proprement prouvé cette nécessité d’un premier commencement d’une série de phénomènes par la liberté, il est vrai, qu’autant qu’il est indispensable pour concevoir une origine au monde. Mais parce que la faculté de commencer... une série dans le temps vient d’être enfin démontrée, il nous est permis de faire commencer spontanément différentes séries au milieu du cours du monde. » (Critique de la raison pure, p. 98.)

20 « Toute action, comme phénomène, en tant qu’elle produit un évènement, est elle-même un évènement, un accident qui présuppose un autre état dans lequel la cause se trouve. Tout ce qui arrive ainsi n’est qu’une continuation de la série, et nul commencement spontané ou absolu n’est possible en elle. Une action primitive, par laquelle arrive quelque chose qui n’était pas auparavant, ne peut être attendue de l’union causale des phénomènes. » (Critique de la raison pure, § 652, p. 173 et 174, IIe vol. de la traduction de M. Tissot.) Cf. § 658, p. 178.

21 « L’homme lui-même est un phénomène. Son arbitre a un caractère empirique qui est la cause empirique de ses actions. Il n’est, par conséquent, aucune des conditions qui déterminent l’homme suivant ce caractère, qui ne soit comprise dans la série des effets naturels et n’obéisse à leur loi.... Aucune action donnée (parce qu’elle ne peut être perçue que comme phénomène) ne peut donc commencer spontanément. Mais on ne peut pas dire de la raison qu’avant l’état dans lequel elle détermine l’arbitre un autre état précède, dans lequel cet état même est déterminé. Car la raison n’étant pas un phénomène, et n’étant soumise à aucune condition de la sensibilité, il n’y a lieu en elle à aucune succession, même par rapport à sa causalité, et la loi dynamique de la nature... n’y est pas appliquée. » (Critique de la raison pure, § 661, IIe vol., p. 181 de la traduction de M. Tissot.)

On peut remarquer, dans ce passage, que la détermination de l’arbitre est attribuée par Kant à la raison.

22 Critique de la raison pure, §§ 663 et 664.

23 Sur la raison considérée encore ici comme cause déterminante d’un acte, voir, dans le chapitre précédent, la discussion du système de Leibniz.

24 Critique de la raison pure, § 665.

25 « Le schème de la cause est la succession du divers suivant une règle. » Critique de la raison pure, § 203.

26 Ibid., § 292.

27 Cet exemple est emprunté à Kant lui-même. (Critique de la raison pure, § 291.) Il convient que « la cause et l’effet peuvent être en même temps » ;... que « la majeure partie des causes actives dans la nature sont en même temps que leurs effets. » Mais après avoir fait cette objection contre sa propre théorie, il la résout en disant que l’effet et la cause peuvent être simultanés dans le cours du temps et non dans l’ordre du temps. La distinction est trop subtile pour qu’il soit possible de la saisir.

28 De Providentia, cap. V.

29 Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 174. – Cf. M. Barni, Thèse sur la liberté dans Kant, p. 15.

30 Critique de la raison pratique, p. 176. – M. Barni, ibid., p. 10.

31 M. Barni, Thèse sur la liberté dans Kant, p. 12.

32 Métaphysique des mœurs, 3e section, p. 98 et suiv. – M. Barni, p. 12.

33 Ibid., 2e section, p. 90. – M. Barni, p. 12.

34 Ibid., 3e section, p. 98. – M. Barni, p. 12 et 13.

35 M. Willm, Exposition de la philosophie de Fichte (Histoire de la philosophie allemande, t. II, p. 392 et 393).

36 « Ce qui est idéalement posé dans le non-moi », c’est-à-dire le monde extérieur, « doit être une cause réelle d’une détermination du moi. » (M. Willm, IIe vol., p. 251.)

37 « La liberté est incompatible avec la philosophie de la nature. » (M. Willm, ibid., 393.)

38 Fondement du savoir théorique, passim, spécialement p. 49-51. (M. Willm, ibid., p. 239 et suiv.)

39 M. Willm, IIe vol., p. 393.

40 « La question est de savoir laquelle des deux activités doit se conformer à l’autre, et la réponse n’est pas douteuse.... Le moi doit être absolument indépendant, et tout doit dépendre de lui.... C’est le sens de l’impératif catégorique de Kant. » (M. Willm, IIe vol., p. 263, Analyse du fondement de la philosophie pratique de Fichte.)

41 M. Willm, IIe vol., p. 284.

42 Id., ibid.

43 Fichte, Traité de la destination de l’homme. (Traduit et cité par M. Willm, IIe vol., p. 353, 354.)

44 Fichte, Traité de la destination de l’homme. Traduit et cité par M. Willm, IIe vol., p. 355.

45 M. Willm, ibid., p. 359.

46 Fichte, Fondement de la philosophie pratique (Œuvres, t. Ier, p. 285.) – Voir M. Willm, IIe vol., p. 271.

47 M. Willm, ibid., p. 272.

48 Ibid.

49 Ibid.

50 Ibid., p. 273.

51 Ibid.

52 M. Willm, IIe vol., p. 272.

53 Schelling, Idéalisme transcendantal, passim. – (Voir spécialement les fragments de cet ouvrage publiés par M. Bénard (Écrits philosophiques de Schelling), depuis la page 349 jusqu’à la page 360.)

54 Schelling (Bruno, traduction de M. Husson, p. 200). – Cf. ibid., p. 67, 69 et 70.

55 Schelling, Introduction à l’Essai d’un système de la nature. (Traduction de M. Bénard, ouvrage cité, p. 361.)

56 Ibid. – Cf. M. Willm, IIIe vol., p. 141.

57 Schelling, Idéalisme transcendantal. (Voir M. Bénard, ibid., p. 359.) – Cf. M. Willm, p. 141, IIIe vol.

58 Schelling, Bruno, p. 67 et suiv. (Traduction de M. Husson.)

59 Schelling, Idéalisme transcendantal, traduction de M. Grimblot (cité par M. Bénard, même ouvrage, p. 355).

60 Schelling, ibid., même traduction. (Voir M. Bénard, même ouvrage, p. 358.)

61 Schelling, Traité de la liberté. (Traduit et cité par M. Willm, IIIe vol., p. 330.)

62 Schelling, ibid. (Résumé par M. Willm, p. 331.)

63 Ibid.

64 Schelling, Traité de la liberté, p. 401. (Traduit par M. Willm, Philosophie allemande, p. 329, IIIe vol.)

65 Schelling, de la Liberté, passage cité plus haut.

66 Schelling, Traité de la liberté. (Voir M. Willm, IIIe vol., p. 329.)

67 Ibid.

68 Schelling, dans le Traité de la liberté, reconnaît la nécessité du mal, comme condition indispensable de l’existence de Dieu ; car Dieu, dit-il, a besoin, pour se manifester, d’un principe qui diffère de lui, et ne se conçoit que par opposition au mal. (M. Willm, IIIe vol., p. 333.)

Il semble néanmoins que le mal ne soit pas une réalité ; il tendrait à se réaliser plutôt qu’il ne se réaliserait. (M. Willm, ibid., p. 334.)

Cette doctrine, à peine intelligible, manifeste l’embarras du philosophe, forcé de concilier la pureté de sa morale avec un système qui, en ruinant la liberté, rend toute morale impossible.

69 Traité de la liberté. (Voir M. Willm, IIIe vol., p. 330.)

70 Au sujet de cette définition de la loi, voir plus loin la réfutation du déterminisme de l’école positiviste. Il suffit, quant à présent, de remarquer que ce mot de loi est emprunté à la physique, et que cette science ne s’occupe que des faits, c’est-à-dire des effets ; elle laisse la recherche des causes à la métaphysique. Quand donc on emploie le mot de loi, on ne saurait entendre par là que la série constante des effets ; or, l’idée de série constante est évidemment une idée abstraite.

71 Dissertation intitulée : « Du rapport de la philosophie de la nature à la philosophie en général. » Cette dissertation a été attribuée à Hegel. On a reconnu en 1838 qu’elle était de Schelling. (Voir M. Willm, IIIe vol., note 15.)

72 « La plus haute indépendance de l’homme consiste à se reconnaître comme déterminé par l’idée absolue, conscience et rapport que Spinoza appelle amor intellectualis Dei. » (Hegel, Encycl. (Logique), § 458. – Traduction de M. Véra, IIe vol., p. 190, en note.)

73 « L’idée n’existe dans son état de liberté et pour soi que lorsque l’objet et la notion ne font qu’un, ou, ce qui revient au même, que l’idée se prend elle-même pour objet. » – (Hegel, Encycl. (Logique), § 223, traduction de M. Véra, IIe vol., p. 358.) – Cf. ibid., §§ 214 et 215, traduction de M. Véra, IIe vol., p. 346. – Néanmoins, Hegel parle quelquefois de la libre activité de la nature (Encycl., § 267, traduction de M. Véra, Ier vol. de la Philosophie de la nature, p. 261). Mais, à examiner le fond de son système, la liberté n’existe que dans l’idée consciente.

74 M. Vacherot (la Métaph. et la Science, IIIe vol., chap. Ier).

75 Hegel, Encycl. (Logique), §§ 87, 88, traduction de M. Véra, IIe vol., de la page 10 à la page 24.

76 Hegel, ibid., § 92, traduction de M. Véra, t. II, p. 30.

77 Ibid.

78 M. Vacherot, ibid.

79 M. Vacherot, ibid.

80 « Le propre du fini est de contenir les deux termes opposés ;... mais ce qui se retrouve au fond de ce rapport, c’est que chacun des deux termes contient l’autre, de sorte que le terme qui passe dans l’autre est le même que celui dans lequel il passe, et qu’en passant dans l’autre il ne fait que revenir sur lui-même. » (Hegel, ibid., §§ 94, 95, traduction de M. Véra, IIe vol., p. 31 et 32.)

81 « C’est ainsi que l’Être se produit de nouveau, mais l’Être comme négation de la négation, comme Être pour soi. » (Hegel, ibid., traduction de M. Véra, ibid.)

82 M. Vacherot, ibid.

83 M. Vacherot (la Métaph. et la Science).

84 Hegel, Encycl. (Logique), § 223, cité plus haut. – Cf. M. Vacherot, ibid.

85 Hegel, Encycl. (Logique), § 158, cité plus haut.

86 Sur la réalité consistant uniquement dans l’Idée, voir l’introduction mise par M. Véra à sa traduction de la Logique de Hegel.

87 « La vérité de la nécessité est la liberté. » (Hegel, Encycl. (Logique), § 158, traduction de M. Véra, IIe vol., p. 183.)

Ailleurs Hegel range parmi les erreurs de l’ancienne métaphysique la prétendue « contradiction absolue entre la contingence et la nécessité, la nécessité et la liberté ». (Voir Encycl. (Logique), § 35, traduction de M. Véra, Ier vol., p. 268.)

88 « Les déterminations qui, dans ce rapport (de cause et d’effet), sont considérées comme différentes, sont au fond les mêmes en soi. L’un des deux termes est cause, existence première, active, passive aussi bien que l’autre ; tous les deux se présupposent et agissent l’un sur l’autre ; tous les deux se précèdent et sont le résultat de leur action réciproque ; et la cause, que l’on considère comme la première, est, par suite de son état immédiat, passive ; elle est posée, elle est un effet. » (Hegel, Logique, § 155, traduction de M. Véra, IIe vol., p. 181.)

89 M. Willm, Philosophie allemande, IVe vol., p. 223.

90 Encycl. (Philosophie de l’esprit), §§ 468, 480. Voir M. Willm, Philosophie allemande, t. IV, p. 283.

91 M. Willm, Philosophie allemande, t. IV, p. 284.

92 Ibid.

93 Ibid.

94 Ibid.

95 Le droit est la conséquence du devoir. Ce principe a été contesté par la morale indépendante ; mais ce système n’est au fond qu’une simple contradiction logique, puisqu’il prétend arriver à fixer nos devoirs sans partir de l’idée absolue du bien, de l’ordre ; il s’appuie sur des faits, non sur des principes ; or, des faits on ne tirera jamais que des faits ou des généralisations de faits ; par là, on arrivera à constater ce qui est, et non ce qui doit être.

Du reste, toute morale qui nie Dieu pèche par la base ; ou elle nie l’idée absolue du bien (et alors ce n’est plus une morale), ou elle n’en fait qu’une idée pure, une abstraction ; or, si le bien n’est qu’un rapport abstrait, s’il n’a pas en Dieu une existence réelle et concrète, il sera rigoureusement exact de dire avec Brutus mourant : « Vertu, tu n’es qu’un mot ! »

96 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 342. – Cf. M. Willm, IIIe vol., p. 423.

97 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 342. (Voir M. Willm, IIIe vol., p. 426.)

98 M. Willm, IIIe vol., p. 426, 427.

99 « M. Comte fut illuminé des rayons du génie.... Celui qui trouva la loi dynamique de l’histoire ; celui qui, devenu par cette immense découverte, maître de tout le domaine du savoir humain, pensa que la sûre et féconde méthode des sciences particulières pouvait se généraliser, et la généralisa ; enfin, celui qui, du même coup, comprenant l’indissoluble liaison avec l’ordre social d’une philosophie qui embrassait tout, entrevit le premier les bases d’un gouvernement rationnel de l’humanité ; celui-là, dis-je, mérite une place et une grande place à côté des coopérateurs de cette vaste évolution qui entraîna le passé et entraînera l’avenir. » (M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 681.)

100 M. Littré, ibid., p. 221.

101 M. Littré (Préface mise en tête de l’ouvrage de M. Alph. Leblais, intitulé Matérialisme et Spiritualisme, p. VI.)

102 M. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 12.

103 M. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 24.

104 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 43.

105 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 42.

106 M. Littré (préface citée, p. XXIV).

107 D’une possibilité physique, bien entendu.

108 L’opuscule de Kant, qui sera cité tout à l’heure et qui renferme en germe la théorie du positivisme, n’a été connu d’Auguste Comte, dit M. Littré, « que quand lui-même avait trouvé les lois sociologiques ». (Voir M. Littré, Auguste Comte, p. 39.)

109 M. Littré, ibid., p. 6.

110 Auguste Comte (Lettre à Gustave d’Eichthal, du 5 août 1824). – M. Littré, ibid., p. 38 et 39.

111 Ibid., p. 39.

112 M. Littré, Auguste Comte, p. 45, 46, 47.

113 « Les signes multipliés du langage et de l’écriture, en donnant aux hommes le moyen de s’assurer de la possession de leurs idées et de les communiquer aux autres, ont formé, de toutes les connaissances particulières, un trésor commun qu’une génération transmet à l’autre, ainsi qu’un héritage toujours augmenté des découvertes de chaque siècle ; et le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès. » (Turgot, Deuxième discours sur les progrès de l’esprit humain, p. 52.)

114 M. Stuart Mill, Système de logique, t. II, p. 420, traduction de M. Peisse.

115 Ibid., p. 375, t. Ier.

116 M. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 53.

117 Il faut reconnaître cependant quelques faibles efforts tentés par les chefs de cette école pour conserver le mot de libre arbitre ; mais ils sont très-rares, et par conséquent on ne saurait les comparer avec ceux du panthéisme allemand, qui semble n’être tout entier et dans son ensemble qu’une vaine tentative de conciliation entre la liberté et la nature. M. Littré nomme le libre arbitre une fois dans ses Paroles de philosophie positive, p. 25 : « Notre libre arbitre reste ce qu’il est en soi, soumis seulement à la condition inévitable de passer par les âges de la vie ; de même, dans l’être collectif, il demeure propre à chacun de nous, soumis seulement à la condition de s’exercer sous l’influence des phases successives de l’histoire. » Que veulent dire ces paroles ? Si l’auteur entend simplement que l’homme est libre quoique l’humanité marche vers le progrès, il exprime une vérité incontestable ; mais alors cela ne prouvera rien en faveur de son système et pourra parfaitement s’accorder avec la doctrine spiritualiste. D’ailleurs, comment concilier cette part faite au libre arbitre avec ces paroles du même auteur, résumant la doctrine positiviste au nom d’Auguste Comte et en son nom propre : « Nous ne connaissons ni matière sans propriétés ou forces, ni forces ou propriétés sans matière ? » (Page 42, Auguste Comte et la philosophie positive.) Le libre arbitre serait-il une propriété de la matière ? Ou bien serait-ce une propriété que nous ne connaissons pas ? Faudrait-il entendre ainsi ces mots : « Le libre arbitre reste ce qu’il est en soi ? » Alors ce serait la doctrine même de Kant sur la liberté en soi, du noumène, de la cause inconnue.

Quant à M. Stuart Mill, on verra plus loin qu’il appelle libre arbitre la possibilité qu’un désir en contrebalance ou en surmonte un autre.

118 Publié dans l’ouvrage de M. Littré, intitulé Auguste Comte et la philosophie positive, p. 54 et suiv.

119 Lettre d’Auguste Comte à Gustave d’Eichthal, du 10 décembre 1824.

120 «... La nature a voulu que l’homme tirât absolument de lui-même... tout ce qui dépasse la constitution mécanique de son être animal. » (Deuxième proposition.)

« ... La nature ne fait rien d’inutile.... » (Ibid.)

« La nature paraît s’être souciée, non pas que l’homme eût une vie aisée, mais qu’il s’efforçât de vivre de manière à devenir digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être. » (Ibid.)

« Si l’on admet que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, ne procède pas sans plan et sans finalité, cette idée pourrait ne pas être dépourvue d’utilité. » (Neuvième proposition.) – (Extrait de l’opuscule de Kant cité plus haut.)

121 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 69.

122 Voir plus haut la réfutation de cette doctrine de Kant.

123 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 69.

124 M. Stuart Mill, Système de logique, traduction de M. Peisse, Ier vol., p. 346.

125 Ibid., p. 347.

126 M. Stuart Mill, Système de logique, traduction de M. Peisse, Ier vol., p. 348.

127 Ibid., p. 349, 350, Ier vol. (Du Fondement de l’induction.)

128 Ibid., p. 360, 361. (De l’Induction.)

129 Ibid.

130 M. Stuart Mill, Système de logique, traduction de M. Peisse, Ier vol., p. 361. (Des Lois de la nature.)

131 Ibid.

132 Ibid.

133 M. Stuart Mill, Système de logique, traduction de M. Peisse, Ier vol., p. 361. (Des Lois de la nature.)

134 Ibid.

135 Ibid., p. 364, 365.

136 Ibid., p. 364.

137 Ibid.

138 M. Stuart Mill, Système de logique, traduction de M. Peisse, Ier vol., p. 365. (De la Loi de causalité.)

139 Ibid., p. 368. (De la Loi de causalité.)

140 Ibid., p. 262. (Démonstration et vérités nécessaires.)

141 Ibid., p. 368. (De la Loi de causalité.)

142 M. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 53. – M. Stuart Mill, ibid., p. 368 et 369.

143 M. Stuart Mill, ibid., p. 369.

144 Critique de la raison pure, § 203.

145 Hume, 7e Essai philosophique sur l’entendement humain, p. 165 (édition française d’Amsterdam, 1768.)

146 Ibid., p. 169.

147 Hume, 7e Essai philosophique sur l’entendement humain, p. 171 (édition française d’Amsterdam, 1768).

148 Ibid., p. 173. – (Voir la réfutation de ces paradoxes dans Maine de Biran, 1er Appendice, IVe vol., édition Cousin.)

149 Ibid., p. 192.

150 Ibid., p. 194 et 195.

151 Hume, p. 212.

152 Hume, p. 232, 8e Essai.

153 M. Stuart Mill, Système de logique, p. 368, Ier vol.

154 Ibid.

155 Ibid., p. 370.

156 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 370. (De la Loi de causalité.)

157 Ibid.

158 Spécialement la distinction au moins subjective des lois psychologiques et des lois cérébrales, soutenue par M. Suart Mill (Logique, IIe vol., p. 435 et 437), et la nécessité d’expliquer la loi empirique par la loi rationnelle, trop négligée dans le système d’Auguste Comte. (M. Stuart Mill, ibid., p. 446.) – (Voir M. Littré, Auguste Comte, p. 269 et 276.)

159 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 385. (De la Loi de causalité.)

160 Ibid.

161 Ibid.

162 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 385. (De la Loi de causalité.)

163 Ibid., p. 386.

164 Ibid.

165 Ibid.

166 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 386. (De la Loi de causalité.)

167 Ibid.

168 Ibid., p. 389. (De la Loi de causalité.)

169 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 393. (De la Loi de causalité.)

170 Ibid. – Cf. Hume, 7e Essai, p. 165.

171 Ibid. – Cf. Hume, 7e Essai, p. 169.

172 Ibid., p. 393.

173 M. Stuart Mill, Système de logique, p. 393, Ier vol.

174 Ibid., p. 393.

175 Ibid., p. 394. – Cf. Hume, 7e Essai, p. 172.

176 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 390. (De la Loi de causalité.)

177 Par exemple, l’expérience nous apprend que les hommes ne marchent pas à quatre pattes ; c’est une loi empirique. Où en est la raison d’être ? C’est que « le trou occipital, placé chez l’homme autrement que chez les quadrupèdes, ne permet pas une autre marche ». Cela démontré anatomiquement, « la loi empirique devient rationnelle. L’avantage logique de cette transformation est évident ; car, dans le premier cas, il était seulement infiniment probable qu’il n’y avait jamais eu d’hommes marchant à quatre pattes ; dans le second cas, cela est absolument certain ». (M. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 72.)

178 M. Stuart Mill, IIe vol., p. 446 et 447. (De l’Éthologie.)

179 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 390, en note. (De la Loi de causalité.)

180 Système de logique, IIe vol., de la page 414 à la fin de l’ouvrage.

181 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 418. (De la Liberté et de la Nécessité.)

182 Ibid., p. 420. (De la Liberté et de la Nécessité.)

183 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 420. (De la Liberté et de la Nécessité.)

184 Ibid., p. 419. – Cf. Hume, 7e Essai, p. 212 et 215.

185 Ibid.

186 Voir M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 269 et suiv. – Voir aussi M. Stuart Mill, Logique, IIe vol., p. 435.

187 M. Stuart Mill, ibid.

188 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 271.

189 «... Je partage votre opinion logique sur la difficulté supérieure qu’offrent aujourd’hui les questions de statique « sociale comparées aux questions de dynamique.... » (Auguste Comte, lettre à M. Stuart Mill, du 14 novembre 1843.)

190 Par exemple, la question de l’infériorité des femmes relativement à l’homme est ramenée par Auguste Comte à la statique sociale. (Lettre à M. Stuart Mill, du 16 juillet 1843.)

191 M. Stuart Mill, Logique, IIe vol., p. 466. (De la Science sociale.)

192 Ibid.

193 M. Stuart Mill, Logique, IIe vol., p. 467. (De la Science sociale.)

194 Ibid. Si M. Stuart Mill croit qu’on ne peut prédire qu’avec vraisemblance, M. Littré, en 1851, ne faisait pas même cette réserve et assurait formellement que la guerre ne se ferait plus en Europe ; que les Allemands et les Italiens seraient bien près de s’entendre dix ans, quinze ans plus tard (soit en 1866 !). (Conserv., Révol. et Positivisme, p. 261.)

195 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 418. (De la Liberté et de la Nécessité.)

196 Ibid., p. 423.

197 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 422 et 423.

198 Ibid., p. 425.

199 Ibid., p. 424.

200 Ibid.

201 Ibid., p. 425.

202 Ibid.

203 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 424.

204 M. Stuart Mill, IIe vol., p. 420. (De la Liberté et de la Nécessité). – Cf. ibid., Ier vol., p. 370. (De la Loi de causalité.)

205 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 390, en note.

206 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 380.

207 On objectera peut-être que la mort n’est qu’un phénomène purement négatif. Ce serait une erreur ; car la mort est la restitution de l’être organisé aux lois de la chimie, et par conséquent un phénomène très-positif.

208 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 385.

209 Id., ibid.

210 Il est bien entendu qu’il est ici question de la cause en acte, et non de la cause en puissance, qui est évidemment antérieure à son effet, mais qui n’exerce sur lui aucune détermination.

211 M. Stuart Mill, p. 385.

212 M. Stuart Mill, p. 386, Ier vol.

213 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 393.

214 De ce que ce pouvoir expire avant d’avoir mis les muscles en mouvement, il n’est pas nécessaire de conclure qu’il n’agisse en rien sur le corps (ce qui reviendrait à dire qu’il n’agit pas) ; rien ne prouve que l’effort interne ne produise pas chez le paralytique, aussi bien que chez l’homme sain, un certain mouvement sur le cerveau, quoique ce mouvement ne se communique pas aux nerfs.

215 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 368.

216 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 574.

217 Hegel, Encycl. (Phil. de la nature, § 261.)

218 M. Littré, préface citée, p. 6.

219 Auguste Comte et la philosophie positive, p. 106.

220 M. Littré, préface usitée, p. 20.

221 Rien n’empêche d’admettre cette hypothèse, si on entend par là, avec les animistes, non que la pensée soit une fonction organique, mais que les phénomènes vitaux sont une fonction de l’âme.

222 M. Stuart Mill, Système de logique, Ier vol., p. 347. (Du Fondement de l’induction.)

223 Ibid., p. 348.

224 M. Stuart Mill, Ier vol., p. 254 et suiv.

225 Id., Ier vol., p. 267.

226 À moins qu’on ne suppose à la matière inintelligente le pouvoir d’approprier les moyens aux fins : dans cette hypothèse, il faudrait s’attendre à voir des pierres construire toutes seules des maisons. Dira-t-on : ce n’est pas à la matière inorganique, c’est seulement à la matière organisée que nous attribuons le pouvoir de produire cette appropriation des moyens aux fins qu’on appelle la vie ; mais ce serait faire un cercle vicieux évident : la matière organisée est le résultat et non la cause de cette appropriation.

227 Système de logique, IIe vol., p. 419.

228 Ibid., p. 424, 425.

229 Les scolastiques ont cependant appelé voluntas l’appétit rationnel, l’amour du bien en général. C’est que le mot voluntas se prête parfaitement à ce sens, non-seulement dans le latin du Moyen Âge, mais dans la meilleure latinité ; il désigne tantôt les tendances de la sensibilité, tantôt la volonté ou le pouvoir d’agir librement. Le français, plus précis, n’admet le mot volonté que dans ce second sens. Quand un juge condamne un criminel pour un homicide volontaire, il est clair que volontaire signifie accompli librement.

Par suite du sens équivoque du mot latin voluntas, les scolastiques ont été obligés de distinguer le voluntarium (ou activité spontanée) du liberum (ou activité volontaire). Leur doctrine est donc plus précise que la langue qu’ils avaient à leur disposition.

Du reste, ils ont également employé voluntas au sens du mot français volonté ; ainsi l’entend saint Thomas lorsqu’il dit que la volonté est indéterminée et qu’elle se détermine elle-même. (S. Theol., quæst. 6, de Malo.)

230 Système de logique, IIe vol., p. 427.

231 De l’Habitude. (Thèse pour le doctorat.)

232 M. Ravaisson, de l’Habitude. (Thèse pour le doctorat.)

233 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 217.

234 M. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, p. 216.

235 M. Littré (Conserv., Révol. et Posit., ch. VII).

236 Des philosophes, qui admettent l’idée abstraite du bien absolu sans admettre l’existence d’un Dieu personnel, font valoir qu’en géométrie on raisonne sur des abstractions sans réalité, et que cependant la géométrie n’est pas une science vide de sens. La réponse est facile : les figures géométriques sont, sinon les propriétés des corps réels, du moins celles des corps possibles ; une propriété qui ne correspondrait à aucun être réel ou possible ne serait pas intelligible. Mais le bien absolu peut-il être la propriété d’un être possible ? Non ; car si l’infinie perfection n’existe pas, elle n’existera jamais. Le bien est donc l’attribut d’un Être réel.

237 Terme employé par M. Stuart Mill, pour désigner les lois du caractère et de la volonté.

238 M. Stuart Mill, Système de logique, IIe vol., p. 419.

239 Système de logique, t. Ier, p. 390.

240 Dira-t-on, pour échapper à cette conséquence, que je ne fais peut-être jamais deux fois un même acte, mais deux actes identiques en apparence. Si l’on devait s’arrêter à cette distinction, pourquoi ne pas dire aussi que les phénomènes physiques, qui se reproduisent dans des circonstances données, ne sont peut-être pas absolument mais seulement sensiblement identiques ? On raisonne cependant en physique comme s’ils étaient absolument identiques, et la certitude des inductions qui nous font attendre leur retour n’en est pas ébranlée.

241 Cette objection est de Hume, 8e Essai philosophique sur l’entendement humain (p. 245, édition française d’Amsterdam, 1768).

242 Buffier va jusqu’à soutenir que l’homme peut agir absolument sans motif. C’est peut-être le seul philosophe qui ait entendu en ce sens absolu le mot de liberté d’indifférence. Reid ne va pas si loin ; il dit sans doute, et avec raison, que je puis choisir indifféremment entre deux pièces de monnaie ; mais si je n’ai pas de motif de prendre l’une plutôt que l’autre, j’ai un motif d’en prendre une, c’est de payer ma dette.

243 Mais alors où est le mérite ! Dans l’habitude du bien acquise librement par des efforts antérieurs.

244 L’éloquence, l’éducation, la crainte des châtiments n’atteignent infailliblement leur but que si elles parviennent à mettre tous les motifs du même côté. Si l’orateur touche sans convaincre, ou parvient à nous convaincre sans nous toucher, on ne saurait prévoir d’avance s’il gagnera ou perdra sa cause. Un père ne cherche pas seulement à inspirer à son fils l’amour du bien, il s’efforce de lui donner une telle horreur du mal que, dans certains cas au moins, il n’ait aucune tentation de le commettre. La crainte des châtiments n’est pas toujours efficace ; mais si le coupable n’espérait pas échapper à la punition de son crime ; s’il voyait une hache prête à tomber sur sa main quand il l’avance pour commettre un vol, il n’aurait pas la moindre envie de s’exposer à ce terrible châtiment.

245 Kant (Idée d’une hist. univ.) Cité plus haut, p. 122 de cet ouvrage.

246 M. Littré (Conserv., Révol. et Posit., p. 11).

247 La régularité devant être absente de tout ce qui se fait sans détermination, il n’est pas possible qu’on amène six fois sur six le même nombre de points ; il est même probable que le dé tombera successivement sur ses six faces, puisqu’il n’y a pas de raison pour qu’un même coup se reproduise deux fois, ce qui donnera précisément 21. – Si un même coup se produit deux ou même trois fois, cela ne changera que très-peu la somme.

248 Il va sans dire que si des coups de hasard produisent à la longue une certaine régularité arithmétique, jamais ils ne produisent, même à la longue, une disposition régulière dans l’espace. Trois dés, jetés mille fois, ne tomberont jamais sur une ligne droite.

249 On définirait également bien la liberté en disant qu’elle est le pouvoir de vouloir quand on pourrait ne pas vouloir, et de ne pas vouloir quand on pourrait vouloir.

250 Cependant Stahl et d’autres célèbres physiologistes ont admis avec les philosophes animistes que la vie procédait du principe immatériel. (Voir sur cette question les travaux de M. Fr. Bouiller et de M. Tissot.)

251 Il est bien entendu que, tout en faisant cette objection au nom du matérialisme, nous ne la croyons nullement valable : l’âme, le principe pensant, ne saurait être une fonction, ni une résultante des fonctions du corps, par la raison bien simple que le moi est un être, une personne, et qu’une fonction n’est pas un être, mais une pure abstraction. Si donc à cette preuve de l’immatérialité de l’âme et à celles qui ne sont pas mentionnées ici, nous ajoutons la preuve par la liberté, ce n’est pas que les premières soient plus contestables, mais seulement qu’elles ont été plus contestées.

252 Aristote, Métaphysique, liv. Ier.

 

 

 

 

 

 

 

 

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