Laure Conan
par
Renée DES ORMES
Le 9 janvier 1845, Marie-Louise-Félicité Angers, mieux connue sous le pseudonyme Laure Conan, vint au monde dans une modeste villa de la Malbaie. Elle était la quatrième des six enfants d’Élie Angers et de Marie Perron.
L’enfance des femmes célèbres offre parfois des faits typiques, mais celle de la petite Félicité, si heureuse au milieu des siens, semble ne pas sortir de l’ordinaire. Dès l’âge le plus tendre, sa mère s’applique à inculquer dans son âme toute blanche les premières notions de la foi, et à diriger elle-même les progrès d’une intelligence remarquable. Excellente école, la meilleure de toutes, que celle d’une mère chrétienne s’attachant à développer les qualités solides plutôt que les dehors brillants ; aussi Félicité n’oubliera-t-elle jamais les leçons du foyer. Dans son cœur délicat et profond, toutes s’épanouissent en vertus et donnent cent pour un.
Elle commence ses études à l’école primaire de son village, et vers l’âge de treize ans, les poursuit chez les Ursulines de Québec.
Toujours avide d’instruction, la jeune pensionnaire se livre avec bonheur à l’étude qui, pour elle, ne fut toujours qu’une forme de la lecture. Douée d’une mémoire heureuse, il lui suffit, pour bien savoir ses leçons, de les lire une ou deux fois. Au témoignage de l’une de ses compagnes d’alors, elle était en classe un modèle vivant d’application, à la chapelle, un ange de piété ; et à la salle de récréation, une timide quelque peu distante et qu’il fallait voir de près pour apprécier sa sensibilité fine et profonde, propre aux esprits supérieurs.
Au cours de sa deuxième année de pensionnat, le bon Père Lemoyne pour récompenser ses succès de rédaction, lui donne un livre intitulé Les Heures sérieuses d’une jeune personne, par Charles Sainte-Foi, lui recommandant de le lire par petites tranches et d’en tirer le meilleur profit possible. C’est ce qu’elle fait. Elle lit encore d’autres ouvrages du brillant moraliste et se prend d’estime et d’affectueuse vénération pour cet auteur devenu le personnage idéal de son ardente imagination. Trop jeune encore pour se conformer à la règle de vie qu’il préconise, elle s’en console en disant à ses bonnes Mères : « Lorsque je serai plus grande, je vivrai de cette vie frugale et réglée, si hautement louée par mon auteur de prédilection. »
Après ces années de pension, la jeune fille revient dans sa famille, qui s’éclaire au rayonnement de sa jeunesse sereine et joyeuse. Levée à six heures, elle se rend chaque matin à la messe par le sentier de la grève. Est-ce pour mieux contempler les paysages incomparables de sa petite patrie laurentienne ? C’est bien possible et tout naturel pour une âme poétique comme la sienne. En quelques traits, elle nous peint son église et les pittoresques beautés qui l’environnent :
Le siècle avait deux ans lorsqu’on a commencé à la construire. C’est jeune encore pour une église. Pourtant les hirondelles l’affectionnent, car les nids s’y touchent et, levant les yeux, on aperçoit toujours quelque jolie petite tête, qui s’avance curieusement au dehors. Elle est bâtie sur le fleuve, à l’embouchure de la rivière Malbaie. C’est un fort beau site. En face, la baie – cette charmante baie que l’on compare à celle de Naples, – à droite, des champs magnifiques, une hauteur richement boisée, où chantent les oiseaux et les brises d’été ; à gauche, la rivière, puis le Cap-à-l’Aigle, sauvage et gracieux ; en arrière, les montagnes vertes et bleues qui ferment l’horizon.
Elle aime les pèlerinages solitaires à la chapelle Harvieux, simple grotte de sept à huit pieds de profondeur, taillée dans le roc. « Il y a bien longtemps, écrit-elle, un religieux français du nom de Harvieux y célébra la messe. Ce missionnaire descendait le fleuve en canot pour visiter les colons établis sur les côtes, et fut retenu là par une tempête. J’aime cette solitude sauvage, et qu’elle doit être grande et triste quand le vent gémit et que la mer se livre à ses formidables colères ! »
Mais cette contemplative, qui partout sait découvrir le beau, ne dédaigne pas l’action ; avec dignité, avec une certaine majesté qui lui est naturelle, elle accomplit les plus humbles tâches ; d’ailleurs, tous ses actes sont empreints de ce cachet distinctif. On la voit préparer un repas succulent avec le même soin qu’elle apportera plus tard à l’édition de ses livres. L’art culinaire n’est pas un vain mot pour cette idéaliste ; elle y excelle bien avant de s’adonner à l’art littéraire. Elle possède aussi un jardin qu’elle cultive avec tendresse et dont elle est si fière ! Une bonne fermière n’est pas plus heureuse que mademoiselle Angers devant ses petits pois verts, ses fraises rougissantes et ses pommes dorées... Les massifs qu’elle dispose avec un art infini, les plates-bandes multicolores où dominent les anémones, les pensées moirées, les tulipes et les glaïeuls, entourent une tonnelle enlierrée, située au cœur du jardin. Oh ! l’abri reposant que ce minuscule berceau découpant le ciel en losanges bleus ! Le toit, frêle clocher de verdure, sert de reposoir aux oiseaux qui s’y donnent rendez-vous... C’est dans cet asile de fraîcheur et de parfums qu’elle écoute leur chant musical ; et le soir, à la faveur de l’ombre silencieuse, elle se recueille et commence son oraison littéraire. C’est là que la pionnière des lettres se retirait pour tracer dans son esprit les vagues linéaments des œuvres dont elle a enrichi la littérature canadienne.
Le parterre constellé de roses, attenant à sa maisonnette, excita, plus d’une fois, la convoitise des Américains en villégiature. Un jour, une voiture s’arrête devant sa porte ; un monsieur et une dame en descendent pour demander le prix des roses. – « Elles ne sont pas à vendre », fut la réponse de mademoiselle Angers. Ils insistent, elle tient ferme... Les deux étrangers poursuivent un instant leur route, puis ils reviennent contempler cette richesse inaccessible... Devant la déception évidente de ces riches, l’aimable jardinière de la Rivière-Mailloux s’émeut de pitié et d’un geste large, leur fait l’aumône... d’une rose.
Pourtant ses fidèles n’ont pas oublié les gerbes parfumées qu’elle leur offrait si libéralement, pendant les vacances joyeuses de jadis. Cette femme concentrée, mais loyale et sans détours, avait peur des inconnus : de rares privilégiés ont eu l’avantage de l’approcher et de pouvoir apprécier la noblesse de son âme.
Comme toutes les femmes vraiment dignes de ce nom, elle aime les enfants, et dans cet amour, fait de tendresse et de respect, jamais elle ne se permet le tutoiement, pas même avec les bébés ; elle trouve un charme infini dans leurs gestes menus et s’extasie devant leur sourire. Avec quelle complaisance elle cite leurs reparties ! Cependant, ce cœur délicat ne saurait pardonner les cruautés de cet « âge sans pitié » : un jour, se rendant au village, elle aperçoit un groupe d’enfants maltraitant un écureuil. Indignée, elle arrache à ses bourreaux l’innocente victime, l’enveloppe dans son châle et l’apporte à la maison, où elle l’installe sur un lit de mousse, dans une petite cage. Pour ne pas l’effrayer, elle s’en approche, lui parle, la flatte. Malgré un frémissement de tout son être, « Friby » devient parfaitement apprivoisé. Elle s’amuse de ses gentillesses, surtout de son habileté à ouvrir lui-même la porte de sa cage pour recevoir les noix que lui présente sa libératrice. « Un marguillier en charge n’ouvre pas mieux la porte du banc d’œuvre », écrit-elle, un jour, à l’une de ses amies.
Éloignée des centres intellectuels, si favorables à l’éclosion et au développement des talents, mademoiselle Angers lit, étudie et médite. Elle sait, – on le lui a dit –, qu’avant l’effort qui conduit au franc succès, bien d’autres efforts doivent passer inaperçus. N’importe ! à ses heures de loisirs, et elles sont nombreuses, le soir, à la campagne, elle prend contact avec les maîtres de la pensée française, toute la pléiade du grand siècle. Les psychologues, tout d’abord, ont ses préférences. La Bruyère la captive, Bossuet et Fénelon deviennent ses auteurs de chevet ; Chateaubriand, Sainte-Beuve et Louis Veuillot sont largement représentés dans sa bibliothèque. Silvio Pellico lui laisse des impressions ineffaçables. Mais de tous les ouvrages de l’immortel captif, Mes Prisons est celui auquel elle revient sans cesse, parce que, dit-elle, ce livre admirable enseigne de tous les arts le plus difficile, comme le plus nécessaire, l’art de la souffrance.
À ses heures de verve, elle cite – de mémoire – des passages entiers de l’Écriture Sainte, des Pères de l’Église, surtout de saint Augustin, de saint Jérôme et de saint Jean Chrysostome.
Son admiration pour notre historien national est connue. Que de louanges à l’adresse de l’infatigable travailleur que fut Garneau ! « C’est l’un de mes regrets de ne l’avoir jamais vu, écrit-elle un jour. Mais j’ai beaucoup pensé à lui, à ses difficultés si grandes, à son éducation solitaire, et avec respect je verrais cette mansarde où, sans maîtres et presque sans livres, notre historien travaillait à sa formation. Oh ! qu’il a été courageux ! qu’il a été persévérant ! et combien de fois je me suis attendrie en songeant à cette faible lumière qui veillait si tard pour éclairer notre glorieux passé ! »
En lisant nos vieux textes historiques, elle grave en sa mémoire l’histoire des héros de la Nouvelle-France, et nous verrons plus tard avec quelle ardeur elle s’appliquera à les tirer de l’oubli. C’est ainsi qu’aux moments perdus pour bien d’autres, cette femme laborieuse atteint toute seule son plein développement. Dans sa chartreuse, au milieu de la nature accidentée qui borde le domaine paternel, elle égaie sa vie, et la tonifie au vent de mer saturé d’iode et de salin. Sur une plage envahie par les touristes, elle s’isole pour vivre sa bonne vie d’idéaliste et réaliser... dans ses livres les voyages rêvés de ses vingt ans.
Son beau talent littéraire se révèle au public dans une nouvelle très émouvante, publiée, en septembre 1878, dans la Revue de Montréal, sous le titre Un amour vrai. Ce court roman raconte l’histoire d’un Écossais anglican qui se convertit à la mort de sa fiancée. A-t-il deviné que cet ange terrestre, après avoir espéré en vain son abjuration, a offert le sacrifice de sa vie pour lui mériter la foi ? Quoi qu’il en soit, à ce moment suprême, la vérité pénètre dans l’esprit du jeune homme. Instruit des mystères de notre religion, il en accepte les dogmes et la morale ; plus encore, il sacrifie ses espérances mondaines pour se vouer, dans un monastère, à une vie de prière et d’austérités.
Rien de plus impressionnant que ces pages si simples, limpides comme ces sources que rien n’a ternies et dont les ondes n’ont reflété que l’azur du ciel.
Un éditeur de Montréal se permit de mettre en volume cet article de revue, en 1897, sous le titre Larmes d’Amour. Inexpérimentée, Laure Conan avait oublié de réserver ses droits d’auteur. Généreusement, elle pardonna, mais toujours dans son cœur persista le regret de cette indélicatesse.
Angéline de Montbrun, son second roman, publié en 1882, dans la Revue Canadienne et mis en volume en 1884, n’est certainement pas, quant à la forme, le plus parfait de ses ouvrages, mais il n’en demeure pas moins l’un des plus goûtés, par les sentiments qu’il exprime dans une langue souple, de bonne venue et d’une exquise fraîcheur. Certains lecteurs se demandent si les sentiments idyllisés ont été vécus ; d’autres, plus catégoriques, assurent que le héros mis en lumière a réellement existé et qu’il a tenu une place dans le cœur de la romancière. Lorsque ses amies tentent d’éclaircir la question, mademoiselle Angers se contente de sourire, et de sa voix profonde, nuancée de mystère, elle répond : « Charles de Montbrun, père d’Angéline, c’est Charles Sainte-Foi, mon auteur préféré, l’ami de ma jeunesse et de toujours. »
La première partie de ce roman renferme des lettres si joliment tournées qu’elles ont valu à l’auteur le titre charmant d’Eugénie de Guérin du Canada. La seconde se compose de cent cinquante feuilles de journal, toutes plus prenantes les unes que les autres. Ces pages sont frémissantes d’humanité ; on y sent palpiter une âme, et c’est sa pensée tout entière qu’elle nous livre en ces lignes exquises
Comme on reste enfant ! Depuis hier, je suis folle de regrets, folle de chagrin. Et pourquoi ? Parce que le vent a renversé le frêne sous lequel Maurice allait s’asseoir avec ses livres. Cet endroit de la côte, d’où l’on domine la mer, lui plaisait infiniment et le bruit des vagues l’enchantait. Il avait enlevé quelques pouces de l’écorce du frêne, et gravé sur le bois, entre nos initiales, ce vers de Dante :
L’amour impose à qui est aimé d’aimer en retour.
Amère dérision maintenant ! et pourtant ces mots gardaient pour moi un parfum du passé. La dernière fois que j’en approchai, une araignée filait sa toile sur les caractères que sa main a gravés, et cela me fit pleurer. Je crus voir l’indifférence hideuse travaillant au voile de l’oubli. J’enlevai la toile, mais qui relèvera l’arbre tombé, renversé dans toute sa force, dans toute sa sève ?
Le cœur se prend à tout, et je ne puis dire ce que j’éprouve en regardant la côte où je n’aperçois plus ce bel arbre, ce témoin du passé.
Elle a la nostalgie du tendre et s’y réfugie comme en un buen retiro où sont enfouies les heures exquises d’un passé que rien n’efface ; elle s’y berce dans une constante rêverie tout étoilée d’or sur fond de velours bleu d’azur... bleu de nuit. C’est la vie : espoir, amour, bonheur, tout passe, tout, excepté le souvenir et l’espoir chrétien. Il faut relire ces passages inspirés de son grand cœur fidèle :
Oublier ! est-ce un bien ? Puis-je le désirer ?
Oublier les aspirations vers l’infini, la douceur bénie des larmes, les rêves délicieux de l’âme virginale, les premiers regards jetés sur l’avenir, ce lointain enchanté qu’illuminait l’amour.
Oublier les clartés d’en haut ; les rayons qui s’échappent de la tombe ; les voix qui viennent de la terre, quand ce qu’on aimait le plus y a disparu.
Oublier qu’on a été l’objet d’une incomparable tendresse ; qu’on a cru à l’immortalité de l’amour.
Oublier que l’enthousiasme a fait battre le cœur ; que l’âme s’est émue devant la beauté de la nature ; qu’elle s’est attendrie sur la fleur saisie par le froid, sur le nid où tombait la neige, sur le ruisseau qui coulait entre les arbres dépouillés.
Oublier ! laisser le passé refermer ses abîmes sur la meilleure partie de soi-même ! N’en rien garder ! N’en rien retenir ! Ceux qu’on a aimés, les voir disparaître de sa pensée comme de sa vie ! les sentir tomber en poudre dans son cœur !
Non, la consolation n’est là !
Mais la foi, toujours invoquée aux heures lourdes, va lui apporter son réconfort et sa lumière : peu à peu la résignation entrera dans son âme à la fois si ardente et si bien disciplinée, et lui inspirera ces réflexions d’une profonde psychologie :
Suis-je plus à plaindre que beaucoup d’autres ? Combien qui végètent sans sympathies, sans affections, sans souvenirs ! Parmi ceux-là il y en a qui auraient aimé avec ravissement, mais les circonstances leur ont été contraires. Il leur a fallu vivre avec des natures vulgaires, médiocres, également incapables d’inspirer et de ressentir un sentiment affectueux. Combien y en a-t-il qui aiment comme ils voudraient aimer et qui sont aimés comme ils voudraient l’être ? Infiniment peu. Moi, j’ai eu ce bonheur si rare, si grand ; j’ai vécu d’une vie idéale, intense.
Quel solide bon sens encore dans cet entrefilet d’une dernière lettre à Maurice : « Croyez-moi, ce n’est pas avec un sentiment dont vous avez déjà éprouvé le néant, que vous rempliriez le vide de votre vie et de vos jours... »
Et ce cœur que Maurice n’a pas su garder, Angéline le fait taire et lui apprend à n’être plus qu’une flamme brûlant pour son Dieu et sa patrie. Désormais, sa paix reposera sur le roc inébranlable de la volonté divine, et pour toujours.
Il n’est pas exagéré de dire que ce roman, réédité bien des fois, a consacré la renommée de son auteur.
Dans sa brochurette Si les Canadiennes voulaient, publiée en 1886, Laure Conan sollicite instamment le concours de l’élément féminin pour faire revivre le patriotisme et les vertus de nos aïeux. C’est l’œuvre d’une femme qui a aimé ardemment sa nationalité et son pays.
La lecture des Relations des Pères Jésuites va orienter le talent de la romancière vers les héros obscurs qu’en 1891, elle commence à ressusciter. Elle nous présente dans la vie du Père Charles Garnier, l’un des Martyrs que Rome a béatifiés en juin 1925, une œuvre de grande valeur historique. On sait que le 7 décembre 1649, ce religieux, alors qu’il donnait l’absolution à un Huron mourant, tomba sous la hache d’un iroquois. L’ouvrage magnifique À l’Œuvre et à l’épreuve est un vibrant hommage d’admiration pour les missionnaires de la Compagnie de Jésus qui, au prix des plus grands sacrifices et même de leur vie, ont évangélisé le Canada.
Quelles lignes consolantes dans cette lettre du Père Garnier à Gisèle Méliand, la future Gisèle de Jésus, carmélite !
Chère Sœur, je vous souhaite l’esprit de prière. Quand vous l’aurez, vous ne songerez plus jamais aux pauvres joies de la terre, et votre âme portera le poids des tristesses et des regrets aussi facilement que le Saint-Laurent porte le poids des feuilles mortes.
À chaque page de ce livre unique, Laure Conan a répandu les richesses de sa vie intérieure, et c’est bien ce qui en constitue l’édifiante beauté. La France a honoré publiquement son talent en lui décernant les palmes académiques. Ce fut une grande joie pour les admirateurs de cette plume si bien taillée dont la Canadienne française a le droit d’être fière.
Au cours de l’année 1893, Laure Conan quitte sa campagne natale pour aller demeurer à Saint-Hyacinthe, coquette petite ville aux grands ormes centenaires qui se mirent dans la calme surface de la Yamaska, du moins dans la partie de la ville qu’affectionne l’écrivain, et où demeurent la plupart de ses amies. Vis-à-vis la partie industrielle et commerciale, cette paisible rivière change d’allure et se précipite impétueusement dans les turbines des fabriques. À cent pieds de la rivière, s’élève le monastère du Précieux-Sang. Les religieuses ont affecté à l’usage des dames pensionnaires la maison de fondation de leur communauté, véritable relique de l’architecture canadienne, aux murs épais, aux plafonds bas, où tout semble inviter au recueillement et à la méditation. C’est dans cet asile de paix que mademoiselle Angers élit domicile et se trouve tout à fait dans son élément ; elle vit un peu comme ses hôtesses cloîtrées, rédige leur revue, lit, observe et se plaît à évoquer les visions héroïques de notre histoire. Peu communicative, elle écoute plus souvent qu’elle ne parle et répond plutôt brièvement aux conversations qui se croisent, autour d’elle. Une fois, son laconisme fut cause d’une méprise assez compromettante et lui valut une heure d’humiliation profonde : un vieux célibataire, fils de bonne famille, mais de mœurs passablement libres, venait de mourir. Le dimanche qui suivit les funérailles, l’une des sœurs du défunt prie mademoiselle de remettre à M. le Curé le prix d’une grand-messe pour le repos de l’âme de son frère. Mademoiselle Angers accepte le message et s’en acquitte fidèlement. Mais quelle n’est pas sa stupeur en entendant le brave curé annoncer, du haut de la chaire de vérité, qu’une messe, recommandée par Mademoiselle Félicité Angers, serait chantée pour le repos de l’âme de Fridolin M... La pauvre victime bondit et, après la messe, toute rouge encore d’indignation, elle disait : « Seul le respect dû au saint lieu m’a retenue. J’aurais crié : Ce n’est pas vrai ! »
Comme tous les grands esprits, elle se préoccupe des graves questions de la mort, de l’immortalité de l’âme. Un jour, allant rendre visite à une amie, elle s’arrête pour prier auprès du corps d’un jeune religieux exposé en chapelle ardente au couvent des Pères Dominicains. Frappée de son expression de sérénité, elle le regarde, le regarde longtemps, comme pour percer le mystère de sa béatitude. Au cours de sa visite de plus d’une heure, sans souci de l’étiquette, elle ne trouve qu’une question répétée à chaque visiteur : « Avez-vous vu le mort ? » Elle l’avait vu, elle, et de son âme émue, jaillit une page immortelle.
Quelques jours plus tard, au cours d’une conversation avec sa jeune amie de la « Villa des Ancolies », elle lui confie les profondes impressions ressenties lors du déplacement du cimetière de son village natal, et ses regrets de ce que l’on ose ainsi troubler les morts dans leur dernier sommeil.
Les grands problèmes de la vie ne la laissent pas indifférente non plus. À la naissance d’une des filles de l’un de nos écrivains montréalais, Laure Conan visite la mère et elle insiste pour tenir l’enfant entre ses bras. L’élevant à la hauteur de sa figure, elle l’enveloppe d’un regard profond et lui dit : « Qu’êtes-vous venue faire dans la vie, pauvre petite ? Votre âme était donc bien altérée de souffrance ! Pourquoi n’êtes-vous pas restée dans le grand infini où les larmes sont inconnues ? » Et se tournant vers le parrain de l’enfant : « Ce sera votre devoir, monsieur, de lui apprendre qu’on doit souffrir sans se plaindre. »
L’élégance et la mode ne la préoccupent pas plus à la ville qu’à la campagne. Modestement vêtue d’une robe sombre, unie, elle n’attache aucune importance aux détails de la toilette. « J’adore la jeunesse et la beauté », dit-elle souvent, mais elle ne manque pas d’ajouter : « Aimer une personne pour son extérieur, c’est aimer un livre pour sa reliure. » Et de fait, toute sa vie, la beauté morale, celle consacrée par la souffrance et la charité, reste l’unique ambition de cette femme de bien.
Dans les salons, elle aime à entendre causer, mais elle ne se mêle guère à la conversation ; jamais elle ne se met en vedette ; rarement elle parle de ses travaux littéraires.
Ceux qui ne la connaissaient pas restaient parfois déconcertés devant ses boutades imprévues.
Un jour, deux vieilles dames se mêlent de professer des idées républicaines. Mlle Angers les écoute, sans s’émouvoir, pendant une bonne demi-heure, puis elle lance soudain cette affirmation : « Moi, je suis royaliste. »
Une autre fois, pendant une retraite, le prédicateur fait un sermon terrible sur le Jugement dernier. L’une des retraitantes ne tarit pas d’éloges : « J’aime beaucoup les scènes épouvantables qu’on décrit trop peu souvent », dit-elle.
– Singulier goût ! répond Mlle Angers, sans se départir de sa froide attitude.
Liée d’amitié avec les lettrés et les meilleures familles de Saint-Hyacinthe, sa patrie d’adoption, elle a aussi d’autres amis qu’elle visite souvent : ce sont les pauvres et les miséreux auxquels elle prodigue des secours matériels et du réconfort moral. Elle s’applique à leur faire comprendre la valeur du sacrifice et la beauté de la résignation. Jamais elle ne fait parade de ses bonnes œuvres ; volontiers elle s’associe à celles de ses amies, qui gardent le souvenir impérissable de la délicatesse dont elle entourait « l’éminente dignité des pauvres ».
La présence de Mlle Angers, au monastère, fait surgir une pensée hardie, celle de la publication d’une revue mensuelle dont Laure Conan serait la directrice en chef. Cette revue, disons-le tout de suite, parut pendant quatre ans. Que de bonnes pages elle a mises sous les yeux de ses lecteurs ! La collection forme deux volumes d’environ quatre cent cinquante pages chacun. C’est un véritable trésor de hautes pensées, de pieux souvenirs d’histoire. La plume féconde de notre romancière fit paraître dans La Voix du Précieux-Sang :
ANNÉE 1894
La Dévotion au Précieux-Sang dans les premiers temps de la Colonie.
Le voile de Plautilla. (Un incident du martyre de saint Paul.)
Le pont des Chapelets. (Historique du premier sanctuaire canadien dédié au Saint-Rosaire, Cap-de-la-Madeleine.)
ANNÉE 1895
Une Fleur de Rome.
Dans les Prairies du Nord-Ouest.
Un Pénitent.
Notre-Dame du Bon-Conseil.
Sainte-Anne de Beaupré.
Ayons pitié des Pauvres.
ANNÉE 1896
Le Respect dû aux Pauvres.
Le Feu Nouveau, légende touchante qui poétise l’évangélisation de l’Irlande, en 437, par saint Patrice.
Notre-Dame de Liesse.
Éloge de Jeanne Mance.
La Première Contemplative canadienne.
Les Débuts d’une Sainte.
Nostra Senora de Guadalupe.
ANNÉE 1897
La Prière du Pauvre (légende.)
Noces d’Or.
Le Pardon des Offenses.
La Clef du Ciel.
Le bonheur de lui ressembler.
L’abbé de Rancé.
ANNÉE 1898
Le premier Miracle du Scapulaire.
L’esclave des Nègres.
Le Fondateur de l’Ordre des Frères du bien mourir.
L’Arbre de Noël.
Ritza.
Le premier Sanctuaire de Marie en Occident.
Son séjour à Saint-Hyacinthe se prolonge jusqu’en 1898. Elle retourne ensuite à la Malbaie, près de son beau fleuve qui, en face de sa demeure, se donne des airs d’océan.
C’est là que, en 1900, dans la plus belle peut-être de ses œuvres, L’Oublié, elle fait revivre le grand guerrier de Ville-Marie. Lambert Closse, bras droit du fondateur de Montréal, fut un « oublié » jusqu’au jour où le sculpteur Hébert lui fit une place dans son monument de Maisonneuve, sur la Place d’Armes de Montréal. Laure Conan, à son tour, donne à ce brave des braves une place d’honneur parmi les gloires nationales que graduellement sa ferveur patriotique tire des ombres du passé.
Le nom d’Élisabeth Moyen n’est pas fictif ; il appartient à l’histoire. Cette jeune fille dont les parents ont été massacrés, fut enlevée par les Sauvages, puis échangée contre un chef Iroquois, nommé La Plume. Mademoiselle Mance la prit sous sa protection et l’entoura de soins maternels, en attendant de confier le bonheur de l’orpheline au Major Closse, redevable de sa vie à la vaillante enfant qui l’avait sauvé du couteau de l’Iroquois.
Ce roman de chevalerie a valu à son auteur une fort agréable surprise de la part d’un écrivain français : Joseph, fils de madame Julie Lavergne, enthousiasmé par la lecture de l’épopée que synthétise L’Oublié, la présenta lui-même à l’Académie Française où, d’emblée, l’ouvrage fut couronné. Cette consécration de son talent par le plus haut tribunal intellectuel du monde fut évidemment l’une des meilleures joies de l’écrivain ; elle en reçut l’hommage avec complaisance. Qui oserait l’en blâmer ? Ne fut-elle pas la première Canadienne à cueillir des lauriers sur le sol de cette France qu’elle aimait de toute sa belle âme ardente ?
Quelque temps après l’heureuse nouvelle, un Français, en visite officielle au pays, se rendit présenter ses hommages à la romancière : « Laure Conan, c’est la France qui vous salue ! Les lauriers cueillis récemment chez nous sont immortels comme votre œuvre, et je vous en félicite sincèrement. » Mademoiselle Angers, muette d’émotion, ne put articuler qu’un simple merci, en lui tendant une main tremblante que l’officier baisa avec respect.
Elisabeth Seton fut encore l’une de ses dévotions littéraires. En 1903, elle écrit la biographie de cette femme illustre, épouse accomplie, mère heureuse, veuve abandonnée par le fanatisme, désolée, ruinée, et qui, par un miracle de vaillance, devient la fondatrice de l’Institut des Filles de la Charité, à Emmettsburg. Cette petite ville est située à cinquante milles de Baltimore. C’est là qu’en 1808, la veuve Seton avait ouvert une école, afin de pouvoir garder auprès d’elle ses cinq enfants orphelins. Malgré la pauvreté et les épreuves, ce grain de sénevé est devenu, dans un grand nombre de diocèses américains, un arbre puissant dont les rameaux abritent une infinité de misères physiques et morales.
Déjà, les évêques des États-Unis ont ouvert le procès d’informations en vue de l’introduction en cour de Rome de la cause de béatification de la vénérable fondatrice. Laure Conan, comme on le voit, n’a jamais aimé que les grandes âmes, celles qui s’élèvent constamment vers les hauteurs de l’idéal et du sacrifice, et nous lui savons gré de nous avoir fait connaître celle-là dans toute sa douloureuse beauté.
Une Sainte ignorée ouvre la série des Physionomies de Saints qu’elle nous fait admirer dans une brochure publiée le 14 mars 1913. Comme une infinité de saintes et de martyres des catacombes, le nom de la touchante dominicaine qu’elle glorifie n’est pas arrivé jusqu’à nous. D’où venait-elle ? Quelle route l’avait conduite au cloître ? On n’en sait rien ; seulement, nous dit Laure Conan sur son monument, restauré en 1687 en Alsace, on lit l’inscription suivante :
« Dans ce tombeau, repose le corps d’une pieuse sœur dont le nom est inconnu. »
Elle évoque ensuite le souvenir d’un autre oublié : saint François Solano, franciscain espagnol, missionnaire dans l’Amérique du Sud. Ce religieux mourut deux ans après la fondation de Québec, à Lima, appelée alors la cité des Rois. Voici comment elle nous fait part de son admiration et surtout de son étonnement au sujet de ce grand méconnu : « Chose curieuse, inexplicable même, l’Apôtre de l’Amérique du Sud est chez nous à peu près inconnu. Dans toute l’étendue du Canada, il n’a pas un autel. Et pourtant, il est le saint par excellence du Nouveau-Monde. »
Les cordons bleus ne sont pas oubliés dans les esquisses de Laure Conan ; ce doit être à leur intention qu’elle raconte, en des pages émues, la vie de leur patronne, sainte Zite. Au temps de saint Louis, cette humble fille vécut soixante ans dans un simple village des environs de Lucques. Toute sa vie, elle ne fut qu’une humble servante, mais une servante vertueuse et digne de figurer parmi les princesses du paradis.
D’autres saintes moins ignorées inspirent à l’écrivain des pages de la plus haute spiritualité. Qui n’aimerait à relire l’histoire de sainte Catherine de Sienne, dont le souvenir flotte encore dans l’air si doux de sa ville natale ? Et celle de la patronne du Pérou, sainte Rose de Lima, limpide comme le cristal, belle comme la fleur dont elle porte le nom gracieux ! Et combien d’autres vies non moins bienfaisantes et belles !
Après le congrès de Tempérance tenu à Québec en 1910, le grand mouvement anti-alcoolique organisé dans toute la province a inspiré à Laure Conan un touchant appel : Aux Canadiennes. Dans cet opuscule publié en 1913, elle demande aux mères de famille de se liguer contre le fléau de l’alcoolisme et des drogues calmantes, si néfastes à l’enfance. « Si en Norvège, nous affirme-t-elle, la lutte contre l’alcool a eu de si magnifiques résultats, on attribue ce succès prodigieux à l’ardeur avec laquelle les femmes s’y sont jetées. Ce que vous pouvez ? Mesdames... mais vous pouvez tout... Si vous n’avez pas l’autorité, vous avez le charme, l’influence souveraine, irrésistible, et vos devoirs sont le fondement de la vie sociale comme de la vie humaine. »
Ces pages suggestives, éloquentes même, révèlent bien son âme d’apôtre et de patriote éclairée. Elle désire avant tout la sobriété de ses compatriotes et le bonheur de son pays.
Les études historiques qu’elle s’est imposées jadis, pour écrire L’Oublié, l’ont mise en contact avec les grandes figures qui ont accompli l’œuvre civilisatrice de la Nouvelle-France. Elle écrit leurs biographies et, en 1917, les réunit sous le titre Silhouettes Canadiennes. Dans une procession splendide, ces personnages illustres défilent sous les yeux du lecteur, éveillant dans son âme des fiertés légitimes et des résolutions généreuses ! Saluons au passage Louis Hébert, premier colon acadien et premier défricheur canadien. Le vœu formulé jadis par l’historienne est maintenant réalisé : sur la place même où mûrit la première moisson, un monument nous rappelle le geste auguste du semeur de blé et le courage de son épouse, Marie Rollet, entourée de ses enfants auxquels elle apprend à lire.
Inclinons-nous devant la Mère Saint-Joseph, ursuline, qui apprit les langues huronnes et algonquines afin de gagner plus vite le cœur des sauvages, qu’elle voulait instruire et sauver.
Très admirables aussi, Jeanne Mance, auxiliaire de Maisonneuve et fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, et l’immortelle Marguerite Bourgeois qui ouvrit à Ville-Marie la première école, berceau de la Congrégation Notre-Dame, si florissante dans tout le pays.
Touchante personnification du dévouement patriotique, cette Jeanne le Ber, recluse de dix-huit ans, qui sacrifie tout : libertés, tendresses familiales, caressantes espérances, pour mener une vie de pénitence, afin d’obtenir, en ces temps si précaires, la protection divine sur la colonie !
La douce figure de la Mère Catherine-Marie-Aurélie du Précieux Sang, fondatrice du monastère où la romancière passa cinq années de sa vie, se dégage aussi en lumière sur fond d’héroïsme.
Les pages qui suivent sont à l’honneur de nos premières éducatrices, les Ursulines, ces gardiennes fidèles de nos traditions nationales. On lit avec émotion le compte-rendu des funérailles du grand vaincu des Plaines, qui dort son dernier sommeil dans leur petite chapelle. Oh ! notre histoire ! avec quelle puissance d’évocation elle la ressuscite ! Comme elle voudrait en allumer la flamme sacrée dans tous les cœurs canadiens !
Les écoliers d’Ontario, auxquels elle dédie ce travail si bien documenté, apprendront avec étonnement dans quelle pénurie de livres les religieuses se trouvaient, après la cession, aux jours sombres de 1760. L’importation des livres français étant alors prohibée, les pauvres Sœurs se virent, au début d’une année scolaire, avec une seule grammaire pour tout l’externat : « On l’avait placée, nous dit l’écrivain, sur un pupitre, où un cadre de bois retenait la page ouverte ; chaque élève devait aller à tour de rôle apprendre la leçon du jour, et la maîtresse seule avait la permission de tourner les feuilles du livre respecté. »
Le dernier chapitre relate une entrevue de Champlain avec le premier seigneur de Beauport, son médecin, au Château Saint-Louis, vers le commencement d’octobre 1635. Champlain, frappé de paralysie, songeait à faire un testament olographe. Un beau matin, il essayait de tracer son nom, quand le docteur Robert Giffard arriva auprès de son illustre malade. Le médecin l’arrête :
Le temps est délicieux aujourd’hui ; mieux vaut causer au soleil. Il enveloppa le malade d’un manteau de fourrure, lui mit un chapeau et le conduisit gaiement sur la Terrasse. L’air était doux, sous le grand ciel pur, le Saint-Laurent resplendissait magnifique et tranquille, mais la forêt séculaire, encore proche, n’avait plus l’éclatante beauté de l’automne. Autour du fort et partout les feuilles sèches s’amoncelaient sur l’herbe flétrie. Champlain jeta un regard mélancolique sur le fleuve et les bois qui s’étendaient à l’infini.
Le temps s’était tout à coup refroidi.
– Rentrons, dit le docteur.
Champlain se leva, regarda longtemps l’horizon grandiose, les maisons, foyers français, dont la fumée montait dans l’air pur, et dit avec sérénité.
– Giffard, ce rameau de France que j’ai planté avec tant de peines ne périra jamais. Ceux qui viendront après nous, connaîtront, comme nous, l’obstacle, la lutte, mais il y aura en Amérique une France rajeunie, rayonnante.
Les yeux de Champlain se remplirent de larmes.
Cette tristesse du fondateur de notre vieille cité était sans doute causée par le pressentiment de sa fin prochaine, puisque le jour de Noël 1635, il entrait dans l’immortalité et le premier deuil entrait au Château.
Rien de plus captivant que ces silhouettes où l’héroïsme et la piété de nos ancêtres sont un sujet de perpétuelle admiration pour cette bénédictine des lettres et ceux qui lisent ses œuvres immortelles. Jamais nous ne connaîtrons assez les épisodes de ces temps épiques, où religieux et laïques rivalisaient de zèle pour triompher de la nature sauvage, païenne et barbare.
À propos de la gravure qui orne le frontispice des Silhouettes, l’auteur dit un jour à une religieuse : « J’ai donné la plaquette aux révérends Pères Franciscains, parce qu’ils sont fidèles conservateurs des choses du pays et que l’œuvre reproduite est d’un peintre canadien1. »
Son Obscure Souffrance, publiée en 1919, est une étude d’âme très approfondie, qu’elle nous offre sous la forme attachante d’un journal. Quelle fraîcheur, quelle souplesse d’expression et quelle délicatesse dans ces pages, reflets des rares qualités de son esprit et de son cœur :
Malgré tout, j’aime ma vieille maison. Elle est basse comme les anciennes maisons canadiennes, mais tout en cèdre, sans une goutte de peinture. Je lui trouve du cachet.
On a été longtemps sans poêle, chez nous. Cette cheminée si large remonte à près de deux cents ans. Entre ces pierres solides, des milliers d’arbres sont devenus cendre. Que ces belles flammes ont éclairé de labeurs, de deuils, de souffrances et aussi de sourires, d’humbles et saines joies ! J’aimerais savoir à quoi songeaient mes ancêtres, quand ils se reposaient à ce foyer.
17 août.
Agréable soirée chez madame R..., et j’ai pu y aller, ce qui est rare... Il y a quelques années, je m’y serais, je crois, franchement amusée. Maintenant, j’en suis incapable. Dans un salon, je me trouve dépaysée. Je sens que je n’ai pas la mentalité des autres. L’habitude du repliement sur soi-même prépare mal aux conversations légères. Je l’ai bien éprouvé. Et ce n’est pas sans quelque dépit que je songe après coup à ce que j’aurais pu dire d’aimable et de piquant.
21 septembre.
Je n’attends rien de l’avenir. Mais la jeunesse ne se supprime qu’imparfaitement, et la sensibilité concentrée et dormante a d’étranges réveils.
Ce besoin qu’ont tous les êtres de se reprendre au bonheur vit encore en mon âme comme un espoir. Mais quand je pourrais remplir mon existence des plus fabuleux enchantements, quand les plus beaux rêves jamais conçus par une créature mortelle se changeraient pour moi en réalité, je sais que ce bonheur ne me suffirait pas, que je m’en lasserais, que je garderais en moi un abîme d’avidité. Je le sais, je le sens, et la seule pensée d’une joie vive me séduit. Je me perds dans je ne sais quoi d’enchanté. Oh ! l’éternelle folie humaine !
29 octobre.
Comme la vie s’adoucirait si l’on restait toujours dans le vrai, si l’on voulait comprendre qu’on n’est pas sur la terre pour y demeurer, pour y être heureux !
À côté de ces pages intimes, il y a, croyons-nous, des tableaux agrestes qui ont la grâce, la fraîcheur de l’aquarelle et des pastels légers. Celui-ci n’est-il pas ravissant ?
Oui, la verdure est belle et enfin voici le printemps sérieusement à l’œuvre. Ou sent circuler la vie fraîche, puissante, exubérante. En levant les branches d’épinettes posées sur le parterre l’automne dernier, j’ai trouvé des pensées épanouies. Le cœur m’a battu de plaisir. Comment ont-elles fleuri dans la froidure, sans soleil ?... où ont-elles pris leur velours brun-doré et leur parfum... ? Mystère charmant ! Vie et jeunesse de la vieille terre maternelle !
Et ailleurs :
Je suis avec charme le travail du printemps. Qu’est-ce que la sève ? Merveilleuse ouvrière, celle-là. Si invisible et silencieuse, mais si vive, si active ! Elle a déjà paré la terre, ressuscité les arbres. Les branches dépouillées se chargent de bourgeons, les peupliers, les aulnes, les pommiers sont en fleurs. Ô vie cachée !
En mêlant ainsi son âme vibrante à l’âme des choses, elle manifeste bien l’exquise sensibilité du Poverello d’Assise, le plus saint des poètes et le plus poète des saints.
La seconde nouvelle du même livre, La vaine Foi, est encore une étude d’âme, d’une lecture impressionnante et d’une méditation bienfaisante. Cette analyse démontre l’absolue nécessité de conformer sa vie et sa religion. Écoutez bien ce que dit la jeune catholique au protestant qui l’aime et désire l’épouser :
Faut-il vous assurer que je ne vous oublierai jamais ? Je songe parfois à notre entretien dans l’allée des pins, à ce que vous m’avez dit de votre état d’âme et je vous plains tant. Le vrai malheur, c’est de ne pas savoir pourquoi on naît, pourquoi on souffre, pourquoi on passe. En me disant que j’étais catholique de nom, vous avez révélé ma conscience. Soyez béni : je vous dois d’avoir compris qu’il faut mettre sa vie d’accord avec sa foi.
Dans le même recueil, on trouve deux contes : La Couronne de Larmes, Le Premier arbre de Noël, et une relation des plus émouvantes sur les débuts des Missionnaires Oblats dans les régions de l’Extrême-Nord. Qui ne connaît le dévouement sans bornes des Pères Turquetil et Leblanc, partis de Montréal le 23 juillet 1912, pour aller à Chesterfield Inlet évangéliser les Esquimaux ? Dans ce récit qui émeut jusqu’aux incroyants, Laure Conan met en relief le dévouement de ces infatigables apôtres, de ces missionnaires perdus dans des contrées où le froid s’élève jusqu’à cinquante degrés durant l’hiver, un hiver de six mois ! Elle nous promène à travers ces régions de brumes, de glaces, d’ouragans, où les habitants disséminés sur une étendue de huit à neuf cents milles ne connaissent rien de Dieu, de l’âme, de la civilisation. Il faut lire les détails de la première messe célébrée en cette mission, deux mois après le départ des religieux de Montréal, pour constater que le Christ revêt encore de sa force les apôtres de l’Évangile :
Deux barils de biscuits servent de support à l’autel improvisé ; quelques planches embouvetées en forment la table, deux petits barils de clous en forment les gradins, une boîte vide, recouverte de soie rouge et or, remplace le tabernacle ; de grandes couvertures rouges sont drapées au-dessus de l’autel improvisé. Cette chapelle est si petite, que les assistants, l’harmonium et le servant de messe sont en dehors.
L’œuvre déjà considérable de cette femme éminente s’enrichit de plusieurs articles de journaux et revues, dont voici les plus remarquables : une biographie de madame Antoine Legras (Louise de Marillac), fondatrice de l’Ordre des Filles de la Charité, en France, béatifiée le 9 mai 1920 ; une étude sur madame Julie Lavergne, qu’elle admire parce qu’elle a l’âme vieille France, publiée dans le Journal de Montréal, le 14 août 1901, et, dans le Journal de Françoise, une légende intitulée : Les Filles du Roi Lear ; et un autre article : L’Ordre des Défricheurs.
Dans les lointains profonds, elle a vu passer la calme figure du premier seigneur de la Malbaie, Philippe Gaultier de Comporté, et elle en a fixé les traits saillants dans une plaquette publiée à l’Action Catholique.
En 1920, voulant populariser les héros de Ville-Marie, Laure Conan quitte sa campagne natale pour la ville de Montréal. C’est dans sa paisible retraite de Notre-Dame de Lourdes qu’elle écrit une pièce dramatique intitulée Aux jours de Maisonneuve. Elle confie ensuite à des amateurs le soin d’interpréter, au Monument National, ce drame historique.
L’année suivante, la Société des Auteurs Canadiens invite le public montréalais à venir entendre les prosateurs dans une soirée où les principaux écrivains doivent lire une page ou deux de leurs œuvres. À cette occasion, le président de la section française se fait un devoir d’inviter Laure Conan à prendre une part active à cette fête littéraire. Rien, pas même le couronnement de l’Académie française, ne peut triompher de sa timidité naturelle et de son admirable modestie : « Si vous insistez davantage, dit-elle, je ferai placer ma tombe dans la coulisse, car, jamais je ne pourrais survivre à la pensée d’affronter le public. »
Animée de semblables dispositions, le théâtre ne peut la retenir longtemps ; tout naturellement, elle revient au roman, où sa plume excelle. Dans sa pensée toujours en activité, elle élabore le plan d’un ouvrage qui poétisera notre survivance nationale. Longuement elle y songe, elle le mûrit, et finalement, ce poème en prose dont elle rêve devient le testament sublime de sa foi religieuse et patriotique : « Mon travail ainsi préparé mentalement est bien moins pénible », avoue-t-elle, avec un bon sourire, à l’ami auquel elle confie son projet. Il l’approuve, l’encourage, lui suggère même de présenter cette œuvre au concours du prix David.
Malgré son âge avancé, malgré ses infirmités naissantes, elle commence quand même son hymne à la patrie canadienne, avec une parole de Garneau comme épigraphe : « Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes ! » Et chapitre par chapitre, le récit se développe, la trame du roman se tisse, les personnages se dessinent, l’intérêt s’intensifie.
Mais un accident prive la romancière de sa main droite et l’oblige à suspendre ce travail où elle a mis tout son cœur de femme et toute son ardeur de patriote. Le roman ébauché demeure sur le métier jusqu’au 1er octobre 1923, jour de son arrivée à la Villa Notre-Dame des Bois, résidence des dames pensionnaires du couvent de Sillery. Elle se retire dans cette riante solitude, au milieu d’une nature champêtre, tout imprégnée encore du souvenir des temps héroïques de la Nouvelle-France.
Dès son arrivée, elle se rend à la chapelle et se prosterne en adoration devant le tabernacle. Quelques minutes, et elle sort, s’informe de l’heure de la messe et des exercices du mois du rosaire : « Je ne veux rien perdre, dit-elle, de ces richesses précieuses. »
Trois fois par jour, en remontant de la salle à manger, elle fait les cent pas sur la galerie, et quand il pleut, dans le long corridor de l’étage qu’elle occupe. Ensuite, dans sa chambre N° 29, elle s’absorbe en son travail. « Travail âpre, dit-elle, auquel je me livre maintenant, bien plus par besoin que par inclination. D’ailleurs, toute ma vie, j’ai dû lutter contre la paresse. » Et pourtant, toute sa vie, cette ouvrière de la pensée n’a-t-elle pas travaillé à enrichir notre littérature nationale d’œuvres délicieuses ?
Vers la fin de l’automne 1924, elle reçoit une lettre d’un écrivain français, sollicitant pour une collection destinée à la publication, sa devise et son autographe. « Manière facile de former un ouvrage volumineux et lucratif, dit-elle, les lèvres pincées dans un petit sourire moqueur. Ma devise ? La belle demande ! Si je répondais, je dirais que je n’ai jamais pris de devise, mais que j’en ai vécu une : endurer ! En effet, j’ai enduré, beaucoup enduré, même la faim ; jamais je n’ai rien pris entre les repas. C’est ma frugalité, je crois, qui m’a valu d’atteindre mon grand âge sans avoir connu la maladie. »
Dans l’après-midi de Noël, une religieuse lui offre des chocolats et du raisin : « Je vous remercie, dit-elle, je me pique de sobriété. » Puis, lui offrant un siège, elle lui dit : « Si vous voulez me faire plaisir, relisez-moi cette belle missive ; je voudrais l’entendre toujours. » Et la religieuse tira de son carnet une lettre datée de Rome, toute fraîche encore et qui lui venait d’un religieux éminent :
« C’est une chose très douce pour nous de savoir que nos vœux sont des prières. J’ai demandé au cœur du bon Maître d’achever en vous son œuvre de vie, pour que vous ne viviez plus que pour Lui.
« Notre condition terrestre peut souvent nous paraître étrange ; nous sommes toujours en quête du définitif et, de fait, nous nous trouvons toujours dans le provisoire et l’évolution.
« Après une retraite fervente, nous nous disons : « C’en est fait, j’appartiens à Jésus sans retour » ; et puis, nous nous apercevons que tout est à recommencer ; nos passions ne sont pas plus mortes que le monde qui nous entoure ; au lieu d’une victoire définitive, nous nous trouvons en face, ou bien d’une lutte sans cesse renouvelée, ou d’une défaite.
« Beaucoup d’âmes ont l’illusion du définitif très tenace et quand de trop nombreuses expériences leur ont montré que cette illusion est vaine, elles se laissent aller au découragement qui mène souvent à la tiédeur définitive. Il faut donc nous mettre bien en face de la réalité telle que le bon Dieu l’a faite ; cette réalité est que toute notre vie n’est qu’une lutte constante ; quand l’âme se repose, c’est dans la tiédeur ou la défaite ; elle aura l’éternité pour se reposer dans la victoire. Donc, la réalité, c’est le combat et l’effort.
« Quand on l’a compris sérieusement et profondément, alors vient le courage, la prière, la confiance ; ce sont là de précieuses alliances que l’on contracte avec Jésus et Marie ; avec de pareils alliés, on n’est battu que si on le veut bien.
« Une année doit être composée de trois cent soixante-cinq recommencements ; en effet, il faut recommencer chaque jour à vivre uniquement pour Dieu, comme si l’on n’avait rien fait le jour précédent, mais sans crainte, et avec une entière confiance. »
« Cette lettre devrait être imprimée », dit Laure Conan. « Que de bien elle ferait aux âmes ! À mon tour, je vais vous dire quelques strophes de la petite Thérèse d’Alençon, sœur de la grande Thérèse d’Avila. » Et sa voix sonore, un peu rude d’ordinaire, prend une douceur de cantique pour réciter de mémoire :
MON CHANT D’AUJOURD’HUI
Ma vie est un instant, une heure passagère
Ma vie est un moment qui m’échappe et qui fuit ;
Tu le sais, ô mon Dieu, pour t’aimer sur la terre,
Je n’ai rien qu’aujourd’hui !
Oh ! je t’aime, Jésus !... vers toi mon âme aspire...
Pour un jour seulement reste mon doux appui !
Viens régner en mon cœur, donne-moi ton sourire
Rien que pour aujourd’hui !
Que m’importe, Seigneur, si l’avenir est sombre !
Te prier pour demain, oh ! non, je ne le puis...
Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre
Rien que pour aujourd’hui !
Si je songe à demain, je crains mon inconstance,
Je sens naître en mon cœur la tristesse et l’ennui,
Mais je veux bien, mon Dieu, l’épreuve, la souffrance
Rien que pour aujourd’hui !
Je vais te voir bientôt sur la rive éternelle,
Ô Pilote Divin, dont la main me conduit ;
Sur les flots orageux guide en paix ma nacelle
Rien que pour aujourd’hui !
Ah ! laisse-moi, Seigneur, me cacher en ta Face,
Là je n’entendrai plus du monde le vain bruit,
Donne-moi ton amour, conserve-moi ta grâce
Rien que pour aujourd’hui !
*
* *
Je volerai bientôt pour dire tes louanges,
Quand le jour sans couchant sur mon âme aura lui ;
Alors je chanterai sur la lyre des anges
L’éternel aujourd’hui !
Sainte THÉRÈSE D’ALENÇON.
Comme elle l’aime, la petite Sœur de Lisieux ! Sans s’en douter peut-être, tous les jours elle met en pratique la maxime énergique de la jeune sainte : « Il faut aller jusqu’au bout de ses forces avant de se plaindre. »
Son esprit de mortification est admirable : elle observe, tout le long de son dernier carême, un jeûne sévère. Malgré son grand âge et le mal qui s’accentue et va l’emporter bientôt, elle continue d’entendre chaque jour la messe à genoux.
À Pâques, on lui sert au dîner un verre d’eau d’érable – de sève immortelle – par allusion à son ouvrage en préparation. Contrairement à son habitude, elle s’en fait servir deux fois. Tout le temps de sa maladie, elle rappelle cet incident, disant n’avoir jamais goûté de boisson plus délicieuse. Sa grande souffrance lui vient du mauvais goût qu’elle trouve à l’eau. La chère malade ne peut s’y habituer. On lui en apporte de Belvédère, de Sainte-Anne, mais elle soupire toujours : « Ce n’est pas l’eau de la Malbaie. »
Quelques jours plus tard un prélat2 distingué va visiter la malade et lui dit en la quittant : « Lorsque vous serez au ciel, j’espère que vous prierez pour votre patrie, que vous avez tant aimée, et pour vos compatriotes, qui en ont tant besoin. – Oui, Monseigneur... en femme qui se souviendra d’avoir vécu sur la terre. » Et son regard lumineux, énergique, plonge dans les lointains ; on devine que toute sa vie se lève, déferlant en ondes adoucies, mais douloureuses encore, mille réminiscences d’un passé de sacrifice et d’immolations.
Laure Conan ne se soucie guère de la renommée. « Mot futile, chose vaine, dit-elle, sur un ton de pitié. » Un jour de mai 1924, une dame pensionnaire entrant dans sa chambre, un journal à la main, s’écrie, sur un ton triomphal : « Un bel article sur votre ouvrage réédité ! » La malade demeure impassible. « Comment, cela ne vous fait pas plaisir que l’on parle en bien de votre Obscure Souffrance ? – Pour la réclame, oui ; pour moi-même, ça m’est bien égal. » Et elle refuse même de jeter un coup d’œil dans le journal.
Bientôt la maladie prend un caractère menaçant, grave ; le médecin la diagnostique facilement, ordonne des remèdes énergiques et des soins attentifs. La grande malade se soumet avec une docilité d’enfant à tout ce qu’on exige. Parfois cependant elle soupire : « Je n’ai pas été sage ; j’aurais dû obéir quand vous commandiez le repos et les soins. » Alors il faut la rassurer, lui redire que le bon Dieu tient le fil des évènements, que cette maladie entre bien dans l’ordre de sa providence toute paternelle ; on lui fait entendre aussi des paroles de consolation et d’espérance. Elle écoute, les yeux au ciel, grave, un peu triste mais rassérénée. « Le bon Dieu le veut ! » Ces mots produisent un effet magique sur cette âme généreuse, forte, taillée à la mesure divine du crucifix. D’une voix lente, profonde, elle répète parfois : « Si l’on savait tout ce que le bon Dieu sait, on voudrait tout ce qu’Il veut. »
Après une journée de grandes souffrances physiques et morales, elle s’écrie : « Comment vais-je mourir ? – Les personnes comme vous meurent tranquilles, lui répond la sœur infirmière – Je suis triste et bien mal en mon âme. – Vous avez la tristesse des amis du bon Dieu. – Oh ! les amis du bon Dieu ne sont-ils pas toujours dans la joie ? »...
Malgré ses grandes souffrances, elle a cependant le rare courage d’écrire, dans son lit, le dernier chapitre de son ouvrage La Sève Immortelle. C’est le mardi 20 mai 1924, à onze heures du matin, qu’elle met le point final à sa belle œuvre dont le titre à lui seul est tout un symbole et l’ensemble, le digne couronnement d’une belle carrière. La voix qui célèbre ainsi la fidélité au plus pur idéal canadien ne peut manquer de frapper bien des oreilles et surtout de réchauffer les patriotismes. Aussi, La Sève Immortelle reçoit l’accueil le plus sympathique de la part de nos meilleurs écrivains et leur inspire des pages émues, fort élogieuses. Jamais, croyons-nous, femme de lettres n’a reçu tant de louanges, et des louanges tombées de si haut. Que l’on nous permette de citer une juste appréciation de son chant du Cygne, par Henri d’Arles :
« Dans l’Avant-Propos qu’il a écrit, M. Thomas Chapais dit : « Ce livre, le dernier, est peut-être le plus beau que nous ait légué Laure Conan. » Il faut souscrire à ce jugement, l’accentuer même, en enlever le peut-être, et dire hardiment le plus beau, et d’un grand bout. Le plus beau, par l’ampleur de la conception, l’importance de l’enjeu mis en cause, – notre survivance nationale – le dévouement presque sacerdotal avec lequel Jean le Gardeur de Tilly sacrifie son amour pour Thérèse d’Autrée, renonce à toutes les promesses de la fortune, à tous les avantages d’une situation privilégiée en France, pour se consacrer ici, dans la pauvreté, parmi les deuils et les humiliations d’une patrie conquise, à la mission salvatrice de conserver sur les bords du Saint-Laurent l’antique sève française, la renouveler, la rendre plus généreuse. C’est un très haut problème qui est étudié dans ce roman, profondément historique. Peu importe que les personnages du roman aient existé ou non. La question n’est pas là. Ce qui est vrai, historiquement prouvé, c’est qu’il y a eu des Français, particulièrement dans la classe des officiers, qui n’ont pensé qu’à une chose, après le désastre final, que dis-je ? après une victoire sans lendemain, – la bataille de Sainte-Foy, – s’en retourner en France ainsi que font les d’Autrée. Ce qui est non moins sûr, et si beau, c’est qu’il y a eu des familles, comme celles des de Tilly, déjà enracinées au sol, à qui le départ du pays eût semblé une désertion, une trahison envers les ancêtres, qui ont voulu espérer contre toute espérance, et reprendre, dans des conditions absolument paradoxales, l’œuvre, apparemment finie, de la Nouvelle-France. Se sont-elles trompées dans leurs calculs ? Leur dévouement fut-il dépensé en pure perte ? Ceci se passait dans des temps moins anciens que ceux dont parle le poète. Mais deux siècles écoulés, cela compte tout de même dans la vie d’un peuple. Deux siècles, c’est bien assez pour justifier les Le Gardeur de Tilly d’avoir eu foi en notre sève immortelle. Tous les personnages de ce roman sont d’une grande vérité humaine, même les d’Autrée, même le lieutenant Leycraft. C’est le petit nombre qui se hausse jusqu’à l’héroïsme. N’en est-il pas ainsi dans la vie réelle ? Il n’est pas indifférent de savoir que notre existence comme peuple est le fruit de cet héroïsme.
« Laure Conan est de la race des écrivains qui entraînent. Son dernier ouvrage est un cri de confiance en la pérennité de notre vie nationale. À ce titre seul, il mérite le suffrage de tous les gens de cœur. »
Maintenant, détachons une jolie page du chapitre où cette lettrée de premier ordre évoque le souvenir de Montcalm ; rien ne fera comprendre plus directement la pensée de l’auteur :
– Dites-moi, Le Gardeur, pensez-vous quelquefois aux funérailles de monsieur de Montcalm ?
– Pouvez-vous me le demander ; mais c’est ineffaçable... Ce maigre convoi, ces misérables funérailles, à huit heures du soir, sans cloches sans clairons... sans tambours... que c’était, lugubre !...
– Et le pauvre cercueil informe !...
– C’est l’homme de peine des religieuses Ursulines qui l’avait fait. Le désarroi était si grand qu’on n’avait pu trouver d’ouvrier.
– Mais voir Montcalm entre ces planches mal rabotées, mal clouées... ces yeux noirs, qui lançaient l’éclair, fermés pour jamais. Que c’était triste, dit Jean, qui semblait y être encore.
– Oui, c’était triste... Comme on sentait que la Nouvelle-France était morte !
– Dans ma fièvre, ce souvenir me revenait. Je voyais descendre le cercueil dans la fosse... puis, je l’avais sur moi !... ses clous me transperçaient... C’était affreux ! Mais récemment, j’ai fait un rêve que j’aurais voulu faire durer... un si beau rêve !
Un léger sourire éclaira son visage.
– Quel rêve avez-vous fait ? interrogea Le Gardeur.
– J’étais encore dans l’église des Ursulines. J’assistais au Libera de monsieur de Montcalm. La pluie filtrait à travers le toit, coulait sur le drapeau. J’entendais les prières, les sanglots... Quand on prit le cercueil pour le mettre en terre, je saisis le drapeau... Je voulus le rouler, mais le drapeau m’échappa des mains... s’éleva très haut... s’étendit au loin... couvrit la terre canadienne.
La pluie avait cessé, le soleil brillait.
Et son volume se ferme, comme un poème, sur un chant d’amour qui résume tout et qu’elle prête à la douce Guillemette de Muy :
« Vous m’aimez, Jean ?... Alors, croyez-moi, je porterai toutes les peines de la vie aussi facilement que le Cap Tourmente porte les gouttes de rosée. »
Collectionnez-vous les pensées profondes ? Laure Conan vous en fournit à foison dans le genre de celle-ci :
– J’ai vu des beaux jours qui avaient commencé par d’affreux orages.
– Quand on avance sur le chemin, la vie n’apparaît plus guère radieuse, et l’on marche facilement au sacrifice.
– Fiez-vous à Dieu, il saura vous donner ce qu’il vous faut. On l’oblige quand on se jette avec complaisance dans ses bras.
Lorsque la souffrance laisse quelque répit à cette grande résignée, elle cause avec une religieuse. Après les questions de spiritualité, ses sujets favoris sont les influences des premières lectures, l’importance du choix des mots, de leur cadence et les impressions ineffaçables qui restent dans l’âme de la jeune fille surtout. Elle s’intéresse encore à l’éducation et à tout ce qui relève la condition de la femme. Un jour qu’elle est bien en verve, elle dit à la bonne sœur, avec la confiance d’une mère devisant avec sa fille : « Encouragez bien vos élèves à profiter de l’étude. Dites-leur de ne point perdre une minute, – et elle appuie ses lèvres fines sur cette minute, – qu’elles ont le devoir de lui consacrer. » Puis, elle ajoute, avec un soupir contenu : « Je n’ai passé que trois ans chez mes bonnes Mères Ursulines, il m’en eût fallu bien davantage. J’étais trop jeune pour en profiter ; j’ai dû, plus tard, faire mon instruction moi-même et vous savez, ma Mère, que ce n’est pas la meilleure. »
Sa maladie s’aggrave de jour en jour, à tel point que les médecins ne gardent bientôt plus d’espoir que dans une opération chirurgicale. Elle s’y résigne avec une énergie admirable et prononce ces mots du Livre des Rois : « Je ne veux pas vous offrir, Seigneur, des sacrifices qui ne me coûtent pas au cœur. »
Le 26 mai 1924, en montant dans l’ambulance qui doit la conduire de Sillery à l’Hôtel-Dieu, l’âme saturée d’angoisses, elle murmure doucement aux religieuses qui l’entourent : « Voulez-vous faire une visite spéciale à la chapelle en mon nom pour demander pardon à Notre-Seigneur, de toutes mes froideurs et négligences ? » Et elle s’en va... laissant à Sillery le souvenir d’une grande chrétienne. En effet, pendant les quelques mois passés en cette charmante solitude de Notre-Dame des Bois, toutes celles qui l’ont approchée en ont ressenti une impression bienfaisante.
À la nouvelle de son arrivée à l’Hôtel-Dieu, une amie, accompagnée de sa nièce, future novice des Missionnaires de l’Immaculée-Conception, s’empresse de la visiter. La jeune fille lui confie son projet. « Très bien, mademoiselle, dit la malade, avec un pâle sourire, vous me rapporterez de Chine des fleurs d’Aster. » Des fleurs, toujours des fleurs, ce fut l’une de ses grandes passions. Elles ont parfumé l’aurore de sa vie, et les ombres du soir s’en imprègnent délicieusement.
Après ses préparatifs suprêmes, elle confie à son ami, l’honorable M. Thomas Chapais, le soin d’exécuter ses dernières volontés.
Durant les derniers jours de sa maladie, elle reste inconsciente. Le 6 juin 1924, à cinq heures et demie du soir, entourée de ses parents et de quelques intimes, elle s’endort paisiblement.
En reconnaissance du don de la Foi, Laure Conan lègue à Mgr Turquetil, pour ses missions de Chesterfield Inlet, les revenus de ses livres.
A-t-elle traversé quelque crise intérieure d’où ses croyances seraient sorties victorieuses ?... Nul ne le sait. La tombe garde bien tous les secrets de la romancière.
Elle repose au milieu des siens, dans le cimetière de sa Malbaie jolie, mais son souvenir grandit, car sa vie demeure une leçon et un exemple pour ceux qui s’obstinent à chercher dans la vie mieux que la vie. De bonne heure, cette femme a compris que la sagesse n’est pas de poursuivre des chimères, mais d’accepter la vie telle qu’elle est et de la rendre féconde, utile et méritoire. Son œuvre est la peinture d’une âme qui monte vaillamment de la souffrance à la sérénité. S’il s’en dégage parfois de la tristesse, cette tristesse n’a rien du mal romantique ; elle nous semble plutôt le tourment de l’artiste, en face de la réalité, si inférieure au rêve qu’elle porte en son âme éprise de beauté.
Elle dort, la douce morte, et en attendant qu’une pierre commémorative, mieux encore, un monument digne d’elle rajeunisse la gloire de cette femme d’élite, redisons ces vers, véritable expression de notre pensée et de nos patriotiques espérances :
C’est à nous d’effeuiller des roses sur sa cendre,
C’est à nous de jeter des lauriers sur son nom.
Renée DES ORMES, Mes célébrités, 1926.