Louis Le Cardonnel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Renée DES ORMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 25 février 1862, à Valence-sur-Rhône, Louis Le Cardonnel ouvrait au jour ses yeux prédestinés.

 

                ... Je suis né dans Valence, aux mémoires romaines,
                Qui voit bleuir les monts dans ses horizons clairs...

 

Valentinois de naissance, il est de souche lorraine par sa mère, femme vaillante et vertueuse qui, dès l’âge le plus tendre, lui inspire l’amour du vrai, du juste et du beau. Du côté paternel, il compte des ancêtres irlandais et normands :

 

                                                ... un jour vous vous êtes
                Mêlés, fier sang gaël, au rude sang normand.

 

Sa vie, comme celle de tous les rêveurs, renferme de piquantes originalités : ne quitte-t-il pas un jour la maison paternelle pour aller vivre la vie de nature dans les champs ? La musique des vents, le chant des cigales et le murmure des ruisseaux le ravissent. On le cherche, et on le retrouve occupé à cueillir des sauterelles qu’il n’eut pas même le temps de... manger. Une autre fois, il cède aux attractions de l’école buissonnière, mais la vigilance maternelle, toujours en éveil, le ramène au devoir et l’y maintient avec fermeté. Qui aurait pensé que, plus tard, le barde s’absorberait dans l’étude des Lettres et enrichirait la littérature de poésies dignes d’une anthologie française ?...

Au sortir de la classe enfantine, l’enfant « aux pensives prunelles » entre au vieux collège, puis au petit séminaire de sa ville natale, et, de bonne heure, il excelle dans les dissertations littéraires.

En quelques lignes, son ami, M. le chanoine Hector Reynaud, nous peint le tout jeune élève : « Sous ses traits d’un ovale assez allongé et très pur de lignes, dans ses yeux bleu clair, au regard limpide et profond, dans la délicatesse de cette physionomie rêveuse, des maîtres, observateurs et psychologues à la fois, devinaient une âme déjà inquiète, aux ardeurs contenues. Ils étaient frappés d’un sens littéraire éveillé, à l’âge où d’autres ânonnent tant bien que mal la syntaxe de Lhomond ; bien plus, cet élève de treize ans eût abordé sans sourciller maint problème philosophique1. »

Ses études terminées, le jeune homme laisse quelque temps sa vie glisser au fil des jours, sans ambition, sans désir de gloire. Dans le splendide décor d’un jardin provençal, il se promène en regardant l’abeille butiner de rose en rose, et ses rêves sont comme l’abeille, errants.

 

Mais sa famille ne le retient pas longtemps. Dès sa vingtième année, il s’en va tenter la fortune littéraire à Paris, alors en plein mouvement symboliste. Accueilli avec joie par les maîtres de l’heure, le jeune débutant se jette dans la mêlée : compagnon des Jean Moréas, Maurice Barrès, Charles Maurras et de tant d’autres, il fréquente les fameuses soirées de Stéphane Mallarmé, prince des symbolistes,

 

                                        ... Pacifique aux yeux doux,
                Transmutant toute chose en or mystérieux.

 

Chaque mardi, jour de réunion, le poète revient dans ce cénacle discrètement éclairé, où l’on discute sur l’art, la poésie, le poème en prose, la chronique, la musique, le théâtre. En des réunions plus mêlées, il se rapproche de Verlaine. Certain soir, il rencontre le pauvre poète dévoyé, mélancolique, regardant la Seine du haut des ponts. Sans plus de façon, il le prend charitablement par le bras, et, avec des paroles fraternelles et de véhémentes exhortations, il le reconduit à sa mansarde.

Cependant, la vie des milieux littéraires de cette époque ne convient guère à son âme méditative. Sa gravité naturelle souffre au milieu de ces groupes bruyants ; naturellement délicat et réservé, il semble se mêler à regret au tourbillon fiévreux de la grande ville ; on le voit parfois s’isoler avec un confrère pour dérouler « l’écheveau d’or des longues causeries ». Mais un beau jour, brusquement, il disparaît et ses amis s’étonnent. Quelque temps se passe et le poète, la figure sereine, revient d’une retraite fermée. Que de fois, pour convertir ses amis, les symbolistes, il les entraîne aux cérémonies grandioses de Notre-Dame ! Et lorsque se déroulent les splendeurs impressionnantes d’une procession de la Fête-Dieu, il leur souffle tout bas : « N’est-ce pas que c’est beau ? Avouez donc que c’est beau. »

Cependant, rien d’humain n’est étranger à cet humaniste catholique. Nul ne célèbre mieux que lui l’amour, ombre dangereuse, ombre quand même, de l’amour divin :

 

                Amour, puissant Amour, disent toutes les voix,
                Divin amour pour qui, sans t’arracher tes voiles,
                Une vierge mourut de tendresse autrefois,
                Ton souffle créateur éveilla les étoiles
                Qui tremblent dans la nuit comme tremblent nos voix.
                
                Amour, divin Amour, tu fais chanter les mondes
                En rondes de lumière autour des vastes cieux ;
                C’est par toi qu’un sanglot enfle les mers profondes,
                Où, la nuit, des lueurs brûlent comme nos yeux,
                Nos yeux pleins de ta flamme, ô Souverain des mondes.
                
                Rapide, impétueux, ardent comme l’éclair,
                Tu soumets à ta loi toute chose vivante ;
                Celui sur qui tu fonds sent frissonner sa chair,
                Et tressaille d’abord d’une sainte épouvante,
                Dieu fort comme la foudre et prompt comme l’éclair.

 

En 1888, tourmenté par l’appel de Dieu, il quitte le monde pour entrer au séminaire d’Issy. Il y reste six mois, puis s’en va demander le repos aux Bénédictins de Solesmes. Il revient ensuite dans sa famille, en passant par Sorrèze, toujours indécis, toujours inquiet...

Après deux ans d’absence, retour à Paris, où il vit dans l’intimité d’Albert Samain, et collabore comme lui aux jeunes revues catholiques du temps. Isolé dans la foule, perdu au milieu de ceux qui l’entourent,

 

                Il erre, s’éplorant sur la vie, il est triste ;
                Seule encore la nuit des églises lui plaît.
                Il demande aux vitraux de pourpre et d’améthyste
                D’envelopper son front d’un glorieux reflet.
                
                Et la profonde voix, la voix tendre et secrète,
                Revenant lui parler dans son charme ancien,
                Dit au Prêtre futur caché dans le Poète :
                J’ai mis sur toi mon signe, un jour tu seras mien.

 

Enfin, Le Cardonnel cède à l’appel toujours plus pressant, mais au prix de quelles luttes ! Ses amis, le croyant perdu, mettent tout en œuvre pour l’attacher à son art. Pour y réussir, nous dit son jeune compatriote et ami, M. Pierre Richard, « les Marguerites organisent de petites soirées intimes ». Ces sympathies et ces témoignages d’affection enchantent un moment son cœur, mais ne le peuvent enchaîner. Sa décision est irrévocable. « Tu as autre chose à faire », lui répète la voix intérieure qui l’appelle vers les sommets de l’idéal sacré de la perfection sacerdotale.

Il trouve un précieux réconfort dans l’amitié de M. et Mme Delzant, qui l’encouragent et le soutiennent dans son généreux dessein. Le poète reconnaissant donnera, plus tard, à la mémoire de sa bienfaitrice, un souvenir ému, religieusement exprimé dans la belle pièce In memoriam :

 

                Lourd de pensers fiévreux, vers vous j’étais venu ;
                En moi, j’interrogeais mon destin inconnu ;
                Vous m’avez dit : Restez, lentement tout s’éclaire ;
                Sur mon front votre main a passé, tutélaire,
                Et, Vestale du Christ au regard inspiré,
                Vous avez dans mon cœur gardé le feu sacré.
                Puis, d’un geste vaillant, doucement énergique,
                Vous m’avez désigné Rome théologique.
                Moi qui devais gravir l’Autel terrible, un jour,
                J’y suis parti, de loin suivi par votre amour.
                Mais quand l’été flambait sur la Rome éternelle,
                Je retrouvais, dans Aix, ô Vierge Maternelle,
                Avec votre maison, votre hospitalité.

 

Ordonné prêtre, le 11 décembre 1896, il exerce le saint ministère au vicariat de Saint-Donat (Drôme), puis en 1898, il passe à celui de Pierrelatte. En 1900, il entre au noviciat de Ligugé, cloîtré par « le plus gai et le plus frais des paysages ». Il y rencontre Huysmans composant L’Oblat, et se lie d’amitié avec le célèbre converti ; par les beaux soirs d’été, tous deux se promènent, regardent la lune sur les arcades claustrales,

 

                Épelant lentement, de son doigt de clarté,
                Les mots de paix gravés çà et là sur les dalles2.

 

Toujours fidèle à sa mission de chanteur sacré, il publie des vers dans le Bulletin de la communauté, sous son nom de religieux : Frère Anselme. Malheureusement, la délicatesse de sa santé l’enlève à sa chère famille bénédictine. Il vient donc aux portes du midi, se fortifier dans l’air natal.

Parler de Valence, n’est-ce pas encore parler du poète ? la petite patrie se reflète toujours un peu dans l’âme du lyrique et, par conséquent, dans toute son œuvre. Valence-la-Jolie, située sur la rive gauche du Rhône inspirateur, a la réputation de subir trop souvent les colères du mistral ; mais en compensation, un soleil ardent fait épanouir les fleurs et mûrir les fruits d’une très riche vallée.

Outre les beautés naturelles où l’âme s’enivre de lumière, de couleurs et de parfums, on y peut admirer plusieurs monuments, précieuses reliques d’un autre âge : le plus intéressant est, à coup sûr, la très vieille cathédrale de Saint-Apollinaire, bel édifice roman du onzième siècle. On remarque encore le pendentif, sorte de mausolée de style Renaissance, érigé en 1538, pour la famille de Mistral, et deux maisons sculptées au temps de Louis XII et de François Ier. Les pèlerinages enchanteurs que le poète valentinois fera plus tard en Italie, n’effaceront jamais de son cœur les souvenirs de sa ville natale, dont le caractère influa tant sur sa formation intellectuelle. Mais, il a hérité de ses aïeux lointains

 

                Le désir du voyage et l’attrait des exils.

 

Une mystérieuse inquiétude semble tourmenter sans relâche cette âme à la fois ondoyante et mystique :

 

                Si j’aime, en purs contours, en immuables lignes,
                Les marbres se dressant dans l’or des matins bleus,
                J’aime aussi les grands vols nostalgiques de cygnes
                S’enfonçant dans un ciel d’automne nébuleux.
                
                Ah ! que toujours l’espace, avec son amplitude,
                M’incite à souhaiter des espaces meilleurs,
                Qu’à jamais une austère et sainte inquiétude
                Me fasse soupirer vers l’immortel Ailleurs !

 

Pourtant, malgré les épreuves et les luttes d’une existence difficile, malgré ce manque de santé qui l’empêche de se consacrer au ministère paroissial ou de se plier à la règle monastique, il sent bien qu’il marche dans la voie tracée par la Providence, et ne regrette rien.

 

                Il voit sur les sommets blanchir la grande Aurore,
                Il suit dans l’air du ciel de chastes visions
                Et tu chantes en vain, pour le tenter encore,
                Ô vieux Passé jaloux, tes incantations !

 

Au cours de l’année 1902, il part pour Assise, « ville où le passé gravement se prolonge ». La cité du Poverello occupe une grande place dans l’œuvre du poète. Aussi, est-ce sous la lampe franciscaine que, prêtre libre, il travaille à l’élaboration de ses « Poèmes », publiés en 1904, au « Mercure de France ». Un concert d’éloges sincère les accueille, les couronne même du titre de chefs-d’œuvre. Certaines de ses strophes sont de véritables prières, tant elles disent le grand élan d’une âme vers son Dieu, source infinie d’amour et de beauté. Pour bien apprécier ce poète grave et mélodieux, c’est à haute voix qu’il faut lire :

 

 

                LA POURSUITE DIVINE
                
                Ô mon Dieu, vous avez des ruses adorables
                Pour triompher des cœurs et vous les attacher,
                Car vous êtes épris de ces cœurs misérables ;
                
                Jusqu’au bord de l’enfer, vous courez les chercher
                Et vous penchant sur eux, doucement vous leur dites
                De céder à l’Amour et de ne plus pécher.
                
                Puis, si l’enchantement des vanités maudites
                Ne les a pas lassés, vous ne vous lassez pas,
                Vous, de renouveler vos ardentes poursuites.
                
                Vous allez devant vous et vous tendez les bras ;
                Il faudra que demain la brebis égarée
                Y repose arrachée aux ronces d’ici-bas.
                
                Ah ! comme en Emmaüs, dans la calme soirée,
                Qu’au moins, sur votre sein, vers le tomber du jour,
                Nous appuyions, Seigneur, notre tête éplorée !
                
                Et que nos cœurs, longtemps cherchés par votre amour,
                Afin qu’ils n’aillent pas, rejetés de la Gloire,
                Loin de Vous, dans la nuit, se crisper sans retour,
                
                Vous laissent remporter la dernière victoire !

 

 

Soulevé par l’attraction divine, le poète se détache de plus en plus des choses éphémères, des vanités d’ici-bas. Puis, des hauteurs où plane sa belle âme, il se retourne vers les chemins douloureux de sa jeunesse, et dans l’Attente mystique, il s’écrie :

 

                                ... je reviens d’un long voyage amer,

                Où j’ai lassé mon cœur, et d’où je ne rapporte

                Que stérile regret d’avoir tenté la mer...

 

Le ciel s’éclaircit ; le soleil paraît et son âme rassérénée goûte enfin le repos. Le Lévite peut maintenant murmurer avec confiance :

 

                Aux jours de ma jeunesse ardente et solitaire,
                Du fond de mes péchés, vous m’attiriez à Vous,
                Ô Dieu, dont les desseins sont voilés de mystères.
                
                Partout vous me suiviez comme un amant jaloux ;
                Vous faniez pour mon cœur, d’avance, toutes joies :
                Vous me faisiez pâlir des plus amers dégoûts.
                
                Chasseur, vous m’attendiez, déguisé sous mes proies
                Et je marchais, vaincu déjà, dans vos chemins,
                Quand je croyais errer encore dans mes voies.
                
                À présent me voici tout entier dans vos mains :
                Vous m’avez rajeuni pour votre œuvre future,
                En trompant les calculs et les pensers humains.
                
                J’ai traversé l’angoisse et connu la torture,
                Seigneur, mais votre force a chaque fois dompté
                Les émois qui troublaient ma fragile nature.
                
                Et maintenant, soldat de votre volonté,
                Âme en qui, par torrents, vos grâces sont venues,
                Dans le renoncement trouvant ma volupté,
                
                Plein d’espoir je m’en vais vers des croix inconnues !

 

 

Dans les jardins ensoleillés où l’entoure une jeunesse ardente et joyeuse, le mystique rêveur d’Assise formule ainsi les préceptes de son art : « Rien de beau, rien de grand qui ne soit difficile. » Il insiste encore sur l’idéal auquel doit tendre tout labeur intellectuel :

 

                La gloire à conquérir est rude, mais qu’importe
                Que nous devions un jour forcer sa sombre porte !
                Ce qui compte est d’avoir, par son âme, exalté
                Des âmes ; c’est d’avoir désiré la Beauté.

 

 

Le Cardonnel ne cache pas non plus les peines de toutes sortes qui attendent les vrais élus de la Muse. Au Jeune Italien, son disciple, qui lui confie ses projets d’avenir, il écrit :

 

                Toi qui rêves d’amour, toi qui rêves de gloire,
                Avant que de tenter ces périlleuses mers,
                Grave cette sentence au fond de ta mémoire :
                Le myrte et le laurier tous les deux sont amers.

 

Après divers séjours en Suisse et en Provence, l’infatigable pèlerin retourne à Rome... La Ville éternelle l’attire toujours. Sous le ciel bleu de l’Italie, il écrit ses chants sacrés, publiés en 1912, sous le titre Carmina Sacra. Couronné par l’Académie française, comme le précédent, ce recueil renferme de belles pages qui reflètent une belle vie. Il faudrait les citer toutes, depuis les Stances à une Carmélite jusqu’à l’Ascension, modèle de poésie liturgique. Et quelle musique ! d’autant plus pénétrante que la pensée transparaît sous cette mélodie, la soutient, la vivifie.

La guerre de 1914-1918 le ramène à Valence. Il s’émeut sur le sort des héros souffrants ; la vue de leurs blessures glorieuses lui inspire de beaux accents poétiques :

 

                Que je donne aux blessés de saintes accolades,
                Dans mes gestes portant l’attrait du Christ vainqueur,
                Que je trouve les mots qui relèvent un cœur...

 

Au plus intime de son être, il souffre de déchirantes angoisses en entendant « la clameur des cités que le Monstre dévaste et l’indicible cri des enfants massacrés ». De là toute une gerbe de poèmes intitulés Sub signo Martis. La foi lui parle de la vertu rédemptrice du sang versé pour la plus noble des causes. Cette

 

                                                    ... brûlante rosée,
                Sans doute fera saint et fécond l’Avenir !

 

Un soir, il croit entendre le chant d’un rossignol. Au fond du feuillage sombre, le « musicien des heures étoilées », vocalise la mort du Vautour germanique et il annonce :

 

                                            ... le jour des Résurrections,
                Une ère fraternelle aux éclatants rayons,
                La Paix, joignant enfin les mains des Nations.

 

Après la guerre, Le Cardonnel n’interrompt son silence que pour donner quelques chroniques religieuses dans diverses revues. En 1921, la « Connaissance » tire un fac-similé des manuscrits du poète, intitulé Du Rhône à l’Arno, avec un portrait gravé à l’eau forte, par Henry de Groux. Peu de temps après, les Éditions du Pigeonnier publient, en plaquette de luxe, le poème À sainte Thérèse, avec des gravures sur bois, de Jou.

Entouré d’une jeunesse studieuse, Le Cardonnel s’avance ensuite d’un pas harmonieux, vers Florence et Sainte-Marie-des-Fleurs, Figline et le Val d’Arno, la ville des Médicis l’enthousiasme toujours. « Florence est un bien tel qu’on ne peut le payer », dit-il, en contemplant ses palais et ses jardins, ses musées et ses églises ; et le soir, quand l’ombre enveloppe les dômes et les clochers, l’admiration du poète se traduit en un chant d’une grande beauté :

 

                Étoiles qui régnez dans la nuit florentine,
                Étoiles qui brillez dans cette ombre divine,
                Où l’Arno lance à peine un éclair pâle et froid,
                Je vous regarde en haut trembler...
                
                Quel passé se reflète en vous, clartés lointaines ?
                Sans doute vous songez à la seconde Athènes
                Que fut cette Florence en des temps abolis.

 

Et de ce séjour heureux, il emporte au Val d’Arno le souvenir des yeux rencontrés,

 

                                                                    ... de tels yeux,
                Qu’il semble qu’on les ait déjà vus dans les cieux.

 

J’ai peine à reconnaître l’ardent artiste qui se consolait de ne pouvoir plus chanter la beauté profane en exaltant la Figure des saintes moniales.

 

                Ô mon cœur, puisqu’il faut, mon cœur, que tu ne paisses,
                Qu’entre les lys, du fond des ténèbres épaisses,
                Évoquons le profil effacé des abbesses !

 

Revenu à Valence, en 1924, le poète cède aux instances de ses amis, et nous présente de nouvelles gerbes de rimes, sous le titre bien significatif De l’une à l’autre aurore. Ce recueil obtient un grand succès et mérite à son auteur deux distinctions insignes : la Croix de la Légion d’Honneur et le Prix Lasserre. Le ruban rouge (promotion Ronsard) attaché sur sa poitrine est encore un hommage à son génie, et comme la consécration de sa renommée.

Ces nouveaux chants font suite à Carmina Sacra et, comme l’œuvre entière, portent une empreinte sacerdotale.

Parti de la nuance symboliste, le poète n’en a gardé que l’idéalisme. Toujours il a tendu vers une forme plus nette, plus claire, plus lumineuse. Le poète se souvient qu’il est prêtre, et comme tel, se propose non seulement d’émouvoir, mais d’instruire, de consoler, de porter vers Dieu l’âme de ses lecteurs. Aussi, ses poèmes exercent-ils sur celle-ci l’influence la plus heureuse ; à travers la strophe musicale, berceuse, passe un souffle divin, qui endort les soucis et apaise le cœur souffrant de l’homme, son frère. Nul mieux que lui n’a chanté la soumission aux lois divines et les triomphes de l’Éternité.

L’auteur de Carmina Sacra exhale aussi des sentiments du lyrisme le plus harmonieux et le plus exquis. Qu’on en juge par ce retour sur lui-même, à l’entrée de cette période de la vie qui suit la jeunesse

 

                Ô temps de la première et généreuse sève,
                Où les yeux rayonnaient, où le pas sonnait fier !
                Il me semble à présent que ce fut comme un rêve,
                                    Et que c’était hier !
                
                Mais quarante ans, hélas, me pèsent sur la tête,
                Quarante ans, tout remplis de douloureux efforts.
                Ah ! comme ils ont passé ! La vie humaine est faite
                                    De successives morts.
                
                Chaque jour, sur ma route, un de mes amis tombe.
                Adieu les beaux espoirs et les désirs trop grands...
                L’homme est fragilité. J’ai déjà dans la tombe
                                    Couché tous mes parents.
                
                Ce n’est plus le matin, dans sa fraîcheur limpide ;
                Ce n’est plus le printemps, c’est le cœur de l’été.
                Je m’avance à pas lourds sous le soleil aride
                                    De la maturité.
                
                Ô mon Dieu, soutenez mon être misérable :
                Il me faut votre ferme et paternel secours,
                Puisque je reste seul, et que le poids m’accable
                                    Des travaux et des jours.

 

 

Le poète rend à merveille le charme « ambré et doré de l’automne », saison chère aux lyriques de tous les temps. On ne lira pas sans émotion ces vers exprimant nos propres méditations, amplifiées, embellies, orchestrées :

 

                Ah ! de suprêmes fleurs la tête couronnée,
                Arrête un peu ta marche, Automne qui descends,
                Pour préparer bientôt le déclin de l’année :
                Un calme chemin d’or sous des bois jaunissants.
                
                Prends mon front dans tes mains miséricordieuses,
                Vision souriante et pensive à demi,
                Par les après-midi lentes et radieuses,
                Devant l’eau qui reflète un beau ciel endormi.
                
                Et quand le jour sera comme las de sa gloire,
                Fais, avec des appels par mon âme entendus,
                Monter du passé mort et de la tombe noire
                Les visages charmants de mes amis perdus.
                
                Chœur indulgent, surgi des funéraires mousses,
                Tournant vers moi des yeux que mes doigts avaient clos,
                Qu’ils viennent, de leurs voix plus graves et plus douces,
                Me vanter leur extase et leur divin repos ;
                
                Et que, m’abandonnant sans luttes à tes charmes,
                Sentant sous ta douceur ma poitrine éclater,
                De trop de songes lourd, gonflé de trop de larmes,
                Automne, dans ma voix, je te laisse chanter.

 

 

Et, comme le soir d’un beau jour, son livre se termine par une prière d’une inspiration si élevée et si sincère, d’un sentiment poétique si vrai et si profond :

 

                Chaque jour un peu plus, mon Dieu, que, de moi-même,
                Je ne fasse qu’un vide où Vous deveniez tout,
                Entrez en moi, Seigneur, ô Vérité suprême,
                Vous seul qu’on puisse aimer sans trêve et sans dégoût.
                
                Oui, je vous ai reçu ce matin à la Messe ;
                De ma tremblante voix je Vous ai consacré.
                Que j’aille maintenant bénissant la jeunesse,
                Les yeux clairs, le front pur, limpide et délivré.
                
                Que tout ce que je dis passe en vigueur aux âmes :
                Elles n’ont plus de joie, elles n’ont plus d’amour ;
                Un vent froid a soufflé sur les antiques flammes.
                Nous errons dans la nuit : mais Vous êtes le jour.
                
                Ils seront éclairés d’espoir à mon passage,
                Me sentant plein d’ardeur à la fois et de paix ;
                Mes pas les guideront si Vous me gardez sage :
                Seigneur, préservez-moi de moi-même à jamais.
                
                Soyez-moi dans la lutte une sûre défense ;
                Entretenez sans fin ma lumière et mon feu.
                Mais j’entends l’avenir qui chante dans l’enfance :
                Je vais parmi les fils et les filles de Dieu.

 

 

Puissent les alexandrins cités au cours de cette modeste étude, inspirer une juste admiration pour le grand poète, Louis Le Cardonnel ! Il les écrivit, ces vers, dans la paix des cloîtres, avec toute l’humilité et la ferveur d’un Giovanni, le peintre des anges. Sa parole chantée est un viatique des plus efficaces offert par le prêtre et le poète :

 

                Tous deux consolateurs et tous deux inspirés.

 

 

 

Renée DES ORMES, Mes célébrités, 1926.

 

 

 

 



1 Âmes Françaises, p. 157.

2 Hymne lunaire. Poèmes.

 

 

 

 

 

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