Son Excellence le cardinal Mercier

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Renée DES ORMES

 

 

 

 

 

 

 

 

La famille du Cardinal appartenait jadis à la bourgeoisie lettrée du Cambrésis et ses armes étaient « un écu français, écartelé aux premier et quatrième, d’argent à trois tourteaux de sables, aux deuxième et troisième d’azur à six étoiles à cinq rais d’azur ». Mais l’un de ces Mercier, attiré par les plantureuses fermes du Brabant wallon, vint, en 1644, s’établir à Nivelles d’abord puis à Braine-l’Alleud, et y fit souche d’agriculteurs et d’éleveurs.

Peu à peu l’industrie tenta ces terriens et leur fit perdre la fortune amassée dans les sillons du sol ; le grand-père du cardinal exploitait une tannerie à Braine, où il fut maire pendant trente-quatre ans. On l’appelait le « vieux maire ». La famille alors connut des jours heureux dans le « château du Castegier », résidence rurale qui subsiste encore dans ces parages imprégnés des souvenirs de Waterloo.

Si le vieux maire l’eût permis, son fils Paul-Léon s’en fut allé à Paris pour devenir artiste. Il voulait être peintre et gagner de la gloire, mais il avait compté sans l’autorité paternelle. En fils docile, il sacrifia ses ambitions, ne réservant à la peinture que ses heures de loisir...

Un jour, un étudiant de Braine, Adrien Croquet fut proclamé primus perpetuus en philosophie, au Séminaire de Malines ; le jeune artiste organisa la fête pour recevoir le lauréat et y rencontra la sœur de celui-ci, mademoiselle Barbe Croquet, qui devint plus tard sa femme et la mère de l’illustre cardinal1.

Né le 21 novembre 1851, Désiré-Félicien-François-Joseph Mercier succédait à quatre filles dans le berceau de bois sculpté ; après lui, quatre enfants, un fils et trois filles, vinrent encore sourire aux parents heureux. Tout ce jeune monde vécut dans l’aisance, jusqu’au jour où la création d’une distillerie causa la ruine du père. Paul-Léon Mercier fut affecté si profondément, que sa santé s’en ressentit, et sa mort prématurée fit de sa veuve la gardienne de sept orphelins. Courageuse, Barbe Mercier quitta, six ans plus tard, le château qu’elle avait vendu pour se retirer dans une maison plus modeste, tout près de l’église. C’est au pied de l’autel que la vaillante veuve allait chercher une consolation à ses infortunes. Et la mère, de concert avec ses grandes filles, inaugurait une vie de travail et de privations ; à tout prix, elles voulaient amasser les ressources nécessaires à l’instruction du petit Désiré, dont les aspirations vers le sacerdoce faisaient chanter l’espoir dans tous ces cœurs unis.

L’enfant fut initié à l’étude du latin par le vicaire de Braine, M. Oliviers ; en 1863, il entra en cinquième latine au collège de Saint.-Rombaut, et en 1868, au petit séminaire de Malines. Ici et là, le jeune adolescent ne tarda pas à briller parmi ses condisciples. À l’âge où bien d’autres ne font qu’élaborer des projets, Désiré Mercier affirmait tout haut que « l’idéal n’est pas un rêve de nuit étoilée, mais une conception très haute de notre devoir ».

Plus d’une fois, il a raconté les débuts de sa vie à ses séminaristes, et il a rendu ce magnifique hommage aux maîtres de son enfance :

« Ils m’ont appris à obéir, à travailler, à oser. »

Et de fait, le collégien de Malines fut obéissant, laborieux, audacieux, aimant la vie et les jeux comme il aimait l’étude. Volontiers, il se mêlait aux solides camarades et savait « lutter dans les concours au piquet ou au jeu de quilles, pour gagner le prix : tantôt un lapin, tantôt une couple de pigeons2 ».

Lorsque les vacances le ramenaient à Braine, il recherchait la compagnie des ouvriers catholiques et il en était aimé. Déjà, le jeune homme exerçait sur les cœurs ce magnétisme qui l’a rendu pour ainsi dire l’ami de tout le monde. « Il y a souvent profit, écrira-t-il plus tard, à prendre à l’école du peuple des leçons de psychologie. L’ouvrier pense tout haut. Nul mieux que lui ne vous aide à lire dans l’intime de l’âme. » Aussi, que d’entretiens avec ces humbles, qu’après un demi-siècle, il appellera encore « nos chers ouvriers brainois ».

Entré au grand séminaire en 1870, en pleine guerre franco-allemande, ordonné prêtre, à Bruxelles, le 4 avril 1874, par Mgr. Cattani, dans la chapelle de la nonciature, le nouveau lévite ne souhaitait rien de plus qu’une modeste paroisse de la plaine, où il pourrait travailler au salut des âmes. Mais déjà ses supérieurs avaient décidé de l’envoyer à l’Université de Louvain, pour en faire, par les hautes études, un professeur de choix.

Le voici préparé. Après avoir conquis les doctorats en lettres, philosophie et théologie, le « grand abbé » fut, en 1877, nommé directeur des philosophes au petit séminaire de Malines. C’est là que, par une rénovation totale des études, devait commencer son action véritable. Initiateur de premier ordre, il décida qu’il enseignerait à ses élèves la philosophie thomiste. En même temps, il les préparait à la vie, par l’éducation du caractère mais surtout il leur inspirait, par l’exhortation et par l’exemple, une piété profonde. Ce qui séduisait en lui, expliquait naguère l’un de ses meilleurs élèves, « c’était l’intense vérité personnelle de ce qu’il faisait et de ce qu’il disait. Rien de conventionnel, rien d’apprêté, rien de guindé, mais la communication, toujours libre et spontanée, de sa vie la plus intime, de ses sentiments les plus vrais, de ses pensées les plus sincères ; telle était la méthode constante de son enseignement et de sa direction. Pour se livrer sans voiles, il faut être, sinon parfait, du moins exempt de ces faiblesses qui déconsidèrent et qui ruinent toute autorité ; il faut avoir la pensée scrupuleusement droite, il faut être exempt de toute servitude et de tout amour-propre, il faut avoir l’âme jeune et fraîche, dévouée sans réserve, prête à s’oublier toujours et à se donner sans compter. Il avait en lui cette jeunesse, ce dévouement, cette droiture d’esprit, ce zèle de l’idéal, et c’est pourquoi nos âmes de vingt ans s’attachaient à la sienne »3.

Sa valeur et ses succès lui ouvrirent bientôt les portes de l’Université. Nommé professeur à Louvain, au mois d’octobre 1882, il reçut du pape Léon XIII une mission de haute confiance : la restauration de la philosophie de saint Thomas d’Aquin, un génie sur lequel pesaient trois siècles de silence... L’abbé Mercier fut donc chargé d’inaugurer, à Louvain, la première chaire de philosophie thomiste. Or, il enseigna de façon si brillante la doctrine du « Docteur Angélique », que saint Thomas est aujourd’hui, dans tous les grands séminaires, l’auteur classique par excellence. En 1886, le Saint-Père reconnut publiquement le magnifique labeur et les succès de ce pionnier, en lui donnant une prélature romaine.

Cinq ans plus tard, Mgr Mercier fondait sa première grande œuvre : l’Institut supérieur de philosophie à Louvain. Deux ans après, ses propres élèves étaient déjà prêts à occuper, autour de leur maître, les chaires de cet Institut, où l’on s’appliquait à « former une élite de jeunes hommes à la science haute et désintéressée ». En même temps s’ouvrait le Séminaire Léon XIII, pour accueillir les jeunes étudiants thomistes venus de tous les pays. Ce labeur collectif avait pour organe de publicité la Revue néo-scolastique, dirigée par l’éminent professeur, avec la collaboration des hommes de valeur dont il s’était entouré.

Par son travail ardu, par son influence sur les âmes, Mgr Mercier s’était imposé à l’admiration universelle. Aussi, le 6 février 1906, ce ne fut une surprise pour personne d’apprendre son élévation à la dignité épiscopale. Le 25 mars, il fut sacré à Malines, par le nonce, Mgr Vico. Peu de temps après la mort du cardinal Goossens, archevêque de Malines, Pie X plaça Mgr Mercier à la tête de ce vaste diocèse, et, le 15 avril 1907, il le faisait primat de Belgique et cardinal, du titre de Saint-Pierre-aux-Liens. Après une carrière de trente-cinq ans de professorat, l’illustre prélat atteignait donc la cime des grandeurs humaines.

En acceptant de nouveaux devoirs, de plus grandes responsabilités, Mgr Mercier avait dit : « Je ne veux ni gémir sur le passé qui n’est plus, ni rêver follement de l’avenir qui n’est pas. Le devoir de l’homme se concentre sur un point, l’action du moment présent. À quoi donc se réduit, pour chacun de nous, le jeu des causes secondes dont la Providence tenait, dans notre passé, les fils ? À une chose unique, à préparer le moment présent. C’est ce moment donc, c’est la disposition providentielle d’aujourd’hui, que nous voulons adorer, bénir, et, fût-ce avec des serrements de cœur ou même des frissons, intrépidement réaliser4. »

Sa première apparition fit sur les fidèles une impression profonde. Oh ! qu’il était beau, le grand cardinal, quand dans sa cathédrale, il traversait la foule pour monter en chaire ! Là, dans ses exhortations comme dans ses reproches, il faisait passer toute son âme – et quelle âme comprenante ! – abaissant la hauteur de son génie jusqu’aux plus humbles de ses enfants.

La seconde grande œuvre du primat belge, ce sont ses Lettres pastorales, monuments d’éloquence où fleurit la vérité chrétienne. Nul mieux que ce prince de la pensée n’a su parler au peuple, et ses Lettres, réunies en trois volumes, sont toutes des œuvres imprégnées d’amour et de charité

Chef de deux mille prêtres et de 2 500 000 fidèles, le cardinal combattait énergiquement tout esprit de caste, et dans ces termes, il invitait les catholiques à la même fraternité :

« Bien des personnes d’un certain rang social, qui volontiers s’inclinent profondément devant un miséreux, seraient tentées de se détourner à la rencontre d’un ouvrier aux mains calleuses, d’une petite bourgeoise de modeste origine ; elles rougiraient de leur tendre la main ; de leur prêter service. N’imitez pas cet exemple ; aimez toute âme chrétienne ! Les castes sont pour l’Inde, elles ne sont pas de l’Église de Dieu. Dans l’Église, nous sommes tous frères et sœurs5. »

Le savant a laissé de fort belles pages sur l’art et son rôle éminemment social. Il nous a paru que celle-ci, extraite d’un discours sur l’Art religieux, est particulièrement intéressante :

« Deux lustres d’une école d’art jettent plus d’éclat que l’existence semi-séculaire d’un « philistin », qui n’a songé qu’à soi et n’a travaillé qu’à ses affaires. Vous, élèves de l’école Saint-Luc, par vocation, vous travaillez pour autrui.

« Qu’est-ce que l’art, en effet, sinon la recherche du beau ? Et qu’est-ce que le beau, sinon ce qui procure à l’âme, à l’âme de l’artiste, d’abord, à celle des spectateurs, ensuite, le plaisir d’une contemplation désintéressée ?

« N’est-ce pas ainsi que votre mission est moralisatrice ? On n’exige pas de vous que vous soyez des Caton ni des Bourdaloue. À chacun son rôle. Mais chaque fois que par la finesse de votre dessin, par l’harmonie des lignes que vous tracez, par les jeux de lumière et d’ombre que vous combinez ; chaque fois que par la forme que vous imprimez à la pierre, au bois, au métal, vous manifestez une idée arrachée à l’observation patiente des choses de la nature, devenue vôtre, intérieurement caressée et aimée, dont vous voulez faire partager à vos frères l’inspiration émotive, vous affermissez en ceux-ci le sentiment de la dignité humaine, vous surélevez les aspirations de leurs cœurs, et ainsi, avec plus de succès parfois que l’orateur de la chaire, vous vous constituez les champions de la cause sainte de la moralité publique. »

D’ailleurs, aucune question n’était étrangère à ce pionnier de toute noble cause, à cet ami de tout véritable progrès. Dans toutes les sphères, il a brillé, et son activité vraiment dévorante ne devait cesser qu’avec son dernier souffle. Tous les matins, levé à cinq heures, il se rendait dans la chapelle privée du palais archiépiscopal ; et, pendant une heure entière, humblement agenouillé, il s’absorbait dans une méditation profonde. Une fervente action de grâces suivait sa messe, généralement célébrée à six heures et demie. Après un déjeuner au pain sans beurre et au café, le cardinal travaillait généralement jusqu’à six heures du soir, n’interrompant sa tâche qu’à une heure de l’après-midi, pour un léger repas où l’eau constituait sa seule boisson.

Très économe, le primat belge écrivait ses manuscrits au verso des feuilles de circulaires. « J’aime à dépenser généreusement quand c’est nécessaire, disait-il, mais je n’aime pas à gaspiller, même un sou. »

À sept heures et demie, il prenait un souper frugal et se couchait à dix heures, après la récitation du chapelet avec le personnel de sa maison.

Entrez dans sa chambre à coucher à Malines : elle est blanchie à la chaux et son plancher est sans tapis ; à part un crucifix et une Madone, les murs sont nus comme ceux d’une cellule de monastère. Un lavabo sans glace, quelques chaises de jonc et une simple couchette de fer en composent tout le mobilier. Le grand cardinal dormait sur une pauvre paillasse !...

Quand il voulait méditer, écrire ses ouvrages philosophiques ou simplement se reposer d’un ministère absorbant, il se retirait au hameau de L’Hermite, où son frère et lui possédaient une maison de campagne, aux abords de la forêt de Soignes, près de Bruxelles. C’est là qu’il écrivit ses principaux ouvrages, dont la plupart ont été traduits dans toutes les langues :

 

COURS DE PHILOSOPHIE

VOL. I : Logique

VOL. II : Métaphysique générale

VOL. III : Psychologie

VOL. IV : Critériologie générale

 

LES ORIGINES DE LA PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE

À mes Séminaristes

Retraite Pastorale

La Vie intérieure

Oeuvres Pastorales : Documents Épiscopaux : Actes, Allocutions, Lettres, en 6 volumes.

Correspondance de Son Éminence le Cardinal Mercier avec le gouvernement général allemand, pendant l’occupation, 1914-1918.

 

 

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Lorsqu’en 1909, l’Université de Louvain, restaurée par les évêques belges en 1834, célébrait son jubilé, ce fut encore le cardinal Mercier qui donna à ces fêtes leur plus grand éclat. Il en fut de même lors du grand Congrès de Malines qui, de tous les coins de la terre belge, réunit un si grand nombre de fidèles.

Il rêvait de plus grands travaux, de plus grands progrès, quand la tempête s’abattit sur la Belgique. Le cardinal était au Conclave qui devait élire le successeur de Pie X, lorsqu’à la fin d’août 1914, il apprit les dévastations incendiaires de Louvain et les bombardements destructeurs de Malines. Ces nouvelles lui arrachèrent un cri de douleur et d’indignation. Puis, il dit : « S’ils ont démoli, nous rebâtirons. » Et il s’en retourna à Malines pour défendre pied par pied les églises de la Belgique, âme par âme les enfants de la Patrie.

Ce que fut ce retour, Son Éminence le gravait en caractères immortels sur les feuillets de sa première pastorale de guerre6, dont voici quelques extraits.

« Là même, écrit-il, où les vies sont sauves et les édifices matériels intacts, que de souffrances cachées ! Les familles, hier encore dans l’aisance, sont dans la gêne ; le commerce est arrêté ; l’activité des métiers est suspendue ; l’industrie chôme ; des milliers et des milliers d’ouvriers sont sans travail ; les ouvrières, les filles de magasin, d’humbles servantes sont privées de leur gagne-pain ; et ces pauvres âmes se retournent, fiévreuses, sur leur lit de douleur, et vous demandent : À quand la fin ?

« Nous ne pouvons que répondre : c’est le secret de Dieu.

« Oui, mes bien cher Frères, c’est le secret de Dieu. Il est le maître des évènements et le régulateur des sociétés.

« La Belgique était engagée d’honneur à défendre son indépendance garantie par l’article 7 du traité signé le 19 avril 1839 à Londres par le roi belge d’une part, par l’empereur d’Autriche, le roi de France, la reine d’Angleterre, l’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie d’autre part : l’Allemagne a violé son serment et la Belgique a tenu le sien.

« Je considère, concluait le cardinal, comme une obligation de ma charge pastorale, de vous définir vos devoirs de conscience en face du Pouvoir qui a envahi notre sol et qui, momentanément, en occupe la majeure partie.

« Ce Pouvoir n’est pas une autorité légitime. Et, dès lors, dans l’intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance.

« L’unique Pouvoir légitime est celui qui appartient à notre Roi, à son Gouvernement, aux représentants de la nation. Lui seul est pour nous l’autorité. Lui seul a droit à l’affection de nos cœurs, à notre soumission.

« Dieu sauvera la Belgique, mes frères, vous n’en pouvez point douter. Disons mieux : il la sauve. En vérité, à travers les lueurs des incendies et les vapeurs du sang, n’entrevoyez-vous pas déjà les témoignages de son amour ?... »

Cette pastorale fut saisie : cachot pour l’imprimeur, prison pour les curés qui persisteraient à la lire en chaire ; convocation du Cardinal chez le gouverneur allemand, Von Bissing. Mgr Mercier refuse net de se rendre à l’injonction. Prisonnier pendant deux semaines en son palais cardinalice, menacé de mort violente, il se maintient fièrement en ses nobles quartiers, refusant de se rétracter et même d’atténuer l’expression de sa Lettre. Étonnée, l’Allemagne comprit qu’elle ne pouvait rien contre ce vieillard sacré dont la conduite tenait à la fois du héros et du saint : elle lui rendit le droit de circuler parmi ses diocésains si rudement éprouvés. Il reprit solennellement sa houlette, releva les courages ébranlés, organisa des comités de secours, mais surtout il continua par la parole et par la plume, de lutter pour le droit et la justice. Écoutez-le dans une de ses prédications à Sainte-Gudule, lors des odieuses déportations d’ouvriers7, prédication qu’il terminait ainsi : « L’homme, en pays civilisé, a droit à la liberté de son travail... il a le droit de réserver ses services à la patrie ; les règlements qui peuvent être imposés en violation de ces droits ne lient pas la conscience. Oui, je le dis sans haine, ni esprit de représailles ; je serais indigne de cet anneau épiscopal que l’Église m’a mis au doigt, indigne de cette croix que je porte sur ma poitrine, si j’hésitais à proclamer bien haut que le droit violenté reste toujours le droit et que l’injustice appuyée sur la force n’en est pas moins l’injustice. »

Au début du carême de 1916, dans une autre Lettre pastorale, le cardinal envoyait à ses fidèles ce message vibrant d’espoir :

« La conviction naturelle et surnaturelle de notre victoire finale est plus profondément que jamais ancrée dans mon âme...

« L’avenir n’est point douteux pour nous, mais il faut se préparer.

« Ne sommes-nous pas tous, toujours plus que le lis des champs et l’oisillon qui voltige sur la branche, dans la main du Tout-Puissant ? Levez vos plans, dressez vos batteries, ordonnez vos mouvements, il reste que l’homme propose et que Dieu dispose.

« Imaginez une nation belligérante, sûre de ses corps d’armée, de ses munitions, de son commandement, en passe de remporter un triomphe : que Dieu laisse se propager dans les rangs les germes d’une épidémie, et voilà ruinés, sur l’heure, les prévisions les plus optimistes ! »

L’épidémie en question devait être celle de la faim, cause de la révolte et de la déroute dans les rangs ennemis.

Von Bissing eut un nouvel accès de rage, à la lecture de cette lettre et il dépêcha ses aviseurs auprès du vénérable prélat afin d’obtenir des excuses. Mais aucune excuse ne vint de Malines.

Les principales étapes de cette lutte épique sont marquées par la correspondance du cardinal, ses Lettres pastorales et ses allocutions, que Mgr Baudrillart a réunies et publiées sous le titre Per crucem ad lucem ! Par la croix, vers la lumière ! Ce titre bien significatif est celui d’un sermon émouvant prononcé par le cardinal, le 21 juillet 1916, dans la collégiale de Sainte-Gudule. On sait qu’en face d’un ennemi toujours aux écoutes, l’héroïque prélat ne craignit pas de dérouler par avance les phases du glorieux centenaire qui, en 1930, verra dans ses églises rebâties une foule immense chantant, avec ses évêques et son Roi, le Te Deum de la gratitude. Écoutez ses dernières paroles :

« La date prochaine du premier centenaire de notre indépendance doit nous trouver plus forts, plus intrépides, plus unis que jamais. Préparons-nous-y dans le travail, dans la patience, dans la fraternité, dans la prière.

« Lorsqu’à pareil jour, nous remémorerons les années sombres, elles nous apparaîtront les plus lumineuses, les plus majestueuses, et, à la condition que nous sachions dès aujourd’hui le vouloir, les plus heureuses et les plus fécondes de notre histoire nationale. »

Hélas ! la Providence ne lui a pas accordé de voir, ici-bas, ce centième anniversaire que, du haut de la chaire de Sainte-Gudule, il contemplait d’un regard prophétique.

Pendant que sur l’Yser, le Roi-Soldat défendait le dernier lambeau inviolé du sol national, le grand évêque, au fond de son palais, protestait énergiquement contre les atrocités allemandes : incarcérations des prêtres, réquisitions des cuivres, vol des cloches et, finalement, il l’emportait à force d’intelligence, de courage et de fermeté.

Puis, quand vint la fin de la guerre, le 17 novembre 1918, le baron von der Lancken, s’inclinant aux pieds de l’éminent prélat, lui faisait l’aveu de sa défaite, en lui remettant la note suivante :

« Vous incarnez pour nous la Belgique occupée, dont vous êtes le pasteur vénéré et écouté. Aussi est-ce à vous que le Gouverneur général m’a chargé d’annoncer que, lorsque nous évacuerons le sol de votre pays, nous vous rendrons spontanément vos prisonniers politiques et déportés. »

Les hommages les plus éclatants ont contribué à projeter sur cette grande figure une lumière et une majesté incomparables. Au lendemain de la victoire des Alliés, M. Eugène d’Eichtal, président de l’Académie des Sciences morales et politiques de France, disait : « Parmi les héros non combattants les armes à la main, le premier qui s’est imposé au respect de l’Académie est le cardinal Mercier. En lui décernant la plus haute distinction dont nous disposons, nous honorons l’un des plus nobles caractères que notre temps aura connus. »

Reçu solennellement à l’Institut, le cardinal, dans sa magistrale réponse aux Académiciens, résumait ainsi sa philosophie de la vie :

« Le découragement ne vient pas de Dieu, il vient d’une résistance de notre amour-propre à la loi imprescriptible du devoir.

« L’honnêteté porte en elle-même sa valeur, ainsi que sa première et infaillible récompense : quoi qu’il advienne, l’on ne doit jamais regretter une bonne action.

« Chacun de nous collabore à la réalisation d’un plan d’ensemble qu’il n’a point formé, et dont l’accomplissement échappe à sa direction. Se prêter à ce plan, s’y livrer de toute son âme, de toutes ses énergies, c’est faire son devoir ; s’y soustraire, parce que l’œuvre ne suit pas l’orientation de nos préférences personnelles, c’est substituer l’amour de soi à l’accomplissement de la volonté de Dieu. À cette résistance la volonté s’use, perd son courage.

« C’est sur votre terre toute de clarté et d’énergie, qu’est née la formule, devenue aujourd’hui un adage universel : L’homme s’agite et Dieu le mène.

« Sachons attendre, dans la sérénité, le déroulement complet du plan de Celui qui, nous faisant l’honneur de nous associer à son œuvre, nous demande d’avoir foi en la sagesse de sa conduite et en la splendeur finale de son souverain commandement. »

Cette page philosophique de si grande allure nous révèle bien le secret de l’optimisme du vainqueur sans armes, que la nation belge et son roi Albert le Magnanime honoraient officiellement, le 18 août 1919, dans une citation à l’ordre de la Nation, dont voici le texte intégral :

 

« S’arma de sa haute dignité de prince de l’Église et de primat de Belgique pour mieux servir ; fut, au dire même de l’ennemi, l’incarnation de la Belgique occupée.

« Il a prêché par la parole et par les actes, du premier au dernier jour de la guerre, le patriotisme et l’endurance et il a ajouté à ses titres de penseur illustre et d’évêque celui de grand citoyen. »

 

Au cours de la même année, pour honorer ce champion de la justice et de la liberté, M. Poincaré, président de la République française, épinglait sur la pourpre du Cardinal la Croix de guerre. Il l’avait si bien gagnée !

Et depuis lors, le prestige de ce Prince de l’Église n’a fait que grandir dans l’univers entier.

Vers la fin d’octobre 1919, le célèbre prélat parcourait les États-Unis et le Canada, dans une ovation continuelle. Les Québécois n’oublieront jamais avec quelle éloquence, quelle majestueuse simplicité, le grand patriote belge transmettait aux Canadiens les remerciements de son pays pour la part prise dans la guerre 1914-1918.

Qui ne se rappelle encore avec émotion le beau témoignage de fraternité donné par le vénérable prélat, lors de sa réception officielle à l’Hôtel-de-Ville de Montréal ? Il nous semble que ce modeste mais significatif incident mérite d’être cité : on l’aime tant, le grand cardinal, que le plus humble détail de sa vie intéresse. La foule défilait devant le primat belge, quand un nègre du plus beau noir se faufila dans la procession. Lorsqu’il s’agenouilla, la main du cardinal se tendit et serra fortement celle du pauvre noir, soudain grandi aux yeux de la foule.

Avant de s’embarquer pour l’Europe, Son Éminence voulut laisser au peuple canadien le message sympathique dont nous détachons l’entrefilet suivant :

« Je ne puis trouver de mots suffisants pour exprimer la grande joie que m’a procurée ma visite au Canada. Votre Dominion est un pays magnifique, et sa population est si remarquable par sa sincérité charmante et sa franche amitié que vraiment je me suis senti chez moi au milieu d’elle. Le Canada est un grand pays, et j’ai été si heureux de le voir que j’ai l’intention d’y revenir, si Dieu me conserve la vie. Ainsi, je ne vous dis pas : Adieu, mais : Au revoir ! »

En mai 1920, le cardinal se rendait à Rome pour assister à la canonisation de Jeanne d’Arc. La même année, le 14 décembre, à l’occasion du XVe centenaire de saint Jérôme, il fut invité à faire une conférence sur ce grand exégète. Un peu plus d’un an après, il retournait à Rome pour l’élection du successeur de Benoît XV, décédé le 22 janvier 1922. Ce fut une véritable joie pour le cardinal de voir son ami personnel, l’archevêque de Milan, proclamé chef suprême de l’Église, et couronné sous le nom de Pie XI.

Prince de l’Église romaine, le primat belge appelait de tous ses vœux le jour où il n’y aura qu’un seul troupeau sous un seul pasteur : de là, ses efforts pour ramener au bercail l’église anglicane. C’est grâce à son autorité et à sa bonté souveraine qu’en 1923, s’effectuèrent les retentissantes « Conversations de Malines ».

Dans une brochure adressée à son clergé, le cardinal rappelle ces entrevues où les ministres anglicans conférèrent avec quelques prêtres catholiques de la possibilité d’un retour et d’une fusion. « Aucun livre, écrit-il, ne vaut un commerce oral. La conversation est révélatrice de choses intimes qui ne passent pas dans la lettre imprimée. Les hommes sont faits pour s’aimer les uns les autres, il n’est pas rare que des cœurs mutuellement étrangers qui auraient pu, à distance, se croire ennemis, goûtent, à se comprendre, un charme pénétrant qu’ils n’auraient pas soupçonné. Nos compagnons, à leur départ, avaient l’âme dilatée. »

Ce mouvement philosophique attira l’attention des deux hémisphères, et, dans l’ordre religieux, il nous apparaît comme l’évènement le plus important depuis la Réforme.

Un moment, le noble prélat se prêtait aux solennités grandioses de ses noces d’or sacerdotales, célébrées à Malines, le 12 mai 1924. C’est à la demande du jubilaire lui-même que la célébration de ces fêtes fut transférée à cette date, l’anniversaire de son ordination tombant le 4 avril, en plein carême. Jusque dans les brillantes manifestations organisées par la Belgique et même par l’univers catholique, le fervent disciple de saint Thomas voulut rester humble, modeste, prêtre dans toute la plénitude du terme.

Dans les splendeurs de Saint-Pierre de Rome, le 31 mai 1925, on canonisait le Curé d’Ars. Le Primat belge voulut aller entendre la proclamation de la sainteté du « petit curé à la soutane verdie ». Après deux nuits de chemin de fer, il supportait avec une vaillance admirable les fatigues d’un office aux multiples cérémonies. Or, pendant cinq heures, spectacle inoubliable, l’auguste vieillard fit monter vers l’humble curé d’Ars la prière continue de son cœur de savant.

Quatre jours après, à Saint-Louis des Français, au cœur de la Ville sainte, le Cardinal donnait le salut du Saint-Sacrement. L’office terminé, il sortit de l’église entre deux haies de fidèles, impatients de le voir, de l’approcher. En un clin d’œil, et malgré les observations du recteur, le flot déferla vers le Cardinal, rayonnant de bonté. On saisit sa main, on en baise l’anneau, on lui présente des bébés à bénir... Et lui, souriant, paternel, s’abandonne à cette foule, avançant d’un pas à la minute, pour mieux se donner à tous, comme l’annonce sa devise pleine de sens : Apostolus Christi.

Pendant ses nombreux séjours dans la Ville éternelle, le Cardinal prenait ses quartiers dans le monastère des Rédemptoristes, près de Sainte-Marie-Majeure. Aussitôt son arrivée connue, la cloche du couvent sonnait à chaque instant et le frère portier avait fort à faire : cardinaux et diplomates, prélats et religieux, belges et étrangers de toutes nationalités se pressaient pour faire visite à l’éminent prélat, et celui-ci accueillait avec bonté tous ceux, connus et inconnus, qui demandaient à être reçus. « C’est avec grand-peine que l’illustre vieillard parvenait à se réserver, outre le temps nécessaire à de longues conférences au Vatican, quelques heures de liberté pour revoir les grands sanctuaires ou faire, dans la campagne romaine, une simple promenade8. »

Le 5 juin, il repartait pour Malines, et ceux qui allèrent le saluer à la gare furent loin de se douter qu’ils ne le reverraient plus...

Sa santé déclinait à vue d’œil, mais sa volonté restait toujours la même, énergique et puissante. Jusqu’au bout, il demeura le pasteur vigilant et dévoué. Vers la fin de novembre, malgré le mal qui l’étreignait déjà si cruellement, il voulut, par une cérémonie religieuse impressionnante, fêter les noces d’argent des Souverains belges.

Ce fut son dernier acte public. Il n’en pouvait plus. Le 19 décembre, la grippe espagnole l’obligeait à s’aliter. Lorsqu’il annonça qu’il ne pourrait assister à la collation de la Rose d’or, offerte par le Pape Pie XI à la reine Élisabeth, à l’occasion du 25e anniversaire de son mariage, on apprit sa maladie, on en devina l’extrême gravité.

Et ses forces s’en allaient, déclinant toujours... Le 28 décembre, transporté à la clinique Saint-Jean, à Bruxelles, il dut subir une opération chirurgicale. Vu sa faiblesse, on lui administra un anesthésique local, et le noble malade put suivre le travail des médecins.

Un moment, il sembla hors de danger, mais le 6 janvier 1926, son état empira à tel point qu’il demanda à recevoir les derniers sacrements. On comprit que la fin approchait. Pourtant, le 16, il quittait son lit pour discuter, avec les évêques belges, la situation alarmante causée par les inondations.

Ce mieux fut de courte durée. La semaine suivante, il recevait, à son lit d’agonie, la visite de ses Souverains, de l’abbé Portal, et celle de Lord Halifax, qui, à quatre-vingt-six ans, voulut lui rendre un suprême témoignage d’admiration. Le noble Londonien qui, depuis au-delà de trente ans, rêve de rapprocher l’Angleterre de Rome, s’agenouilla près du lit du prélat, pour recevoir sa bénédiction. Quand il se releva, Son Éminence réussit à s’asseoir sur sa couche et lui tendit ses deux mains. On sait qu’au cours de ces heures émouvantes, le vénérable malade eut, pour le promoteur de l’Union des Églises, un geste d’une délicatesse infinie : il lui légua son anneau pastoral. Cette attention suprême de l’Apôtre du Christ, pour son frère séparé, ne renferme-t-elle pas tout un symbole ?

Monarques, prélats, ambassadeurs, ministres se sont succédés au chevet du grand homme d’Église, comme pour apprendre à mourir grandement.

Le cardinal manifesta un désir opiniâtre de vivre assez longtemps pour revoir le prince héritier Léopold, en voyage au Congo. Son souhait fut exaucé. La veille de sa mort, il eut avec le jeune prince, tout en larmes, une touchante entrevue ; puis, vers les trois heures, il fit appeler ses vicaires généraux, sa famille, ses serviteurs et demanda qu’on allumât le cierge bénit de la Chandeleur ; à son chevet, le rituel était ouvert, et l’auguste malade répondit aux prières des agonisants avec une ferveur de néophyte. Un moment, le médecin s’approcha, mais Son Éminence lui dit, avec une douce fermeté : « L’âme d’abord, le corps après. » Et les oraisons se continuèrent dans leur impressionnante beauté.

Le matin de sa mort, le 23 janvier, après la messe, le Cardinal voulut, comme d’habitude, donner sa bénédiction ; sa main levée était comme un étendard, et le geste fut d’une suprême majesté. On l’entendit murmurer peu après : « Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre » et il pria son médecin de le « laisser mourir en paix ». Celui-ci affirma que son illustre patient était un modèle de douceur, de simplicité, de résignation.

Le vénérable prélat attendit le départ suprême avec la même tranquille majesté qu’il avait accueilli les épreuves de la vie. Il conserva toute sa lucidité jusqu’à deux heures et demie. Alors, la respiration devint haletante, et, à trois heures – l’heure à jamais sacrée pour le chrétien – entouré des membres de sa famille, du nonce papal, de nombreux évêques, du représentant du roi, le grand Cardinal s’éteignait très doucement. Dans les derniers moments, il serra  la main du fidèle frère Hubert, qui l’assistait depuis le commencement de sa maladie ; une sœur lui tenait l’autre main, dans laquelle on avait placé un cierge allumé. Tous ceux qui se trouvaient à son chevet eurent l’impression qu’un saint venait de mourir.

Consolante coïncidence : il était né un samedi ; il est mort un samedi, jour consacré à la Vierge médiatrice, qu’il avait tant glorifiée.

Décédé à Bruxelles, le Cardinal fut ramené dans son palais archiépiscopal, où la mise en bière eut lieu, au milieu du recueillement, des prières et des sanglots. Vêtu d’une soutane violette, coiffé de la mitre, et la grande croix d’or reposant sur sa poitrine, le vénéré pontife reçut l’hommage d’une foule innombrable de visiteurs. Dans cette procession, d’un calme impressionnant, figuraient les invalides de guerre, dont quelques-uns pouvaient à peine marcher. N’importe, ils voulaient à tout prix rendre un dernier témoignage d’attachement et d’admiration à celui qui, aux jours sombres. avait valu des armées. Et pendant que tout un peuple endeuillé pleurait la perte de son plus grand citoyen, des messages de sympathie venaient de toutes les parties du monde, exprimant la douleur universelle causée par la disparition de « l’Apôtre de la Paix ».

La Belgique a fait à l’illustre défunt d’émouvantes funérailles nationales à Bruxelles, diocésaines à Malines. Jamais, paraît-il, depuis 1830, un citoyen belge n’a reçu pareille unanimité de regrets et de sentiments.

Jeudi, le 28, le cercueil reprenait la route de la capitale, pendant que le glas funèbre sonnait, à l’église de Saint-Rombaut et se répercutait de clocher en clocher, jusqu’à la gare du Nord. Dans la partie centrale de la station, une chapelle avait été spécialement aménagée pour recevoir le glorieux défunt. Tout le long des rues latérales, des troupes étaient échelonnées, et, de distance en distance, leurs musiques régimentaires exécutaient la Brabançonne et la Marche funèbre de Chopin. Aux fenêtres, aux balcons, sur les toits, dans les arbres, des grappes humaines se tenaient agrippées pour saluer une dernière fois la dépouille mortelle de l’éminent prélat.

Vers dix heures, dans la brume tombante, un drapeau s’agita lentement pendant qu’une empoignante « Brabançonne » éclatait dans l’espace : c’était le signal de l’apparition du convoi.

 

 

CÉRÉMONIE FUNÈBRE

LE 28 JANVIER 1926

 

Dix heures sonnent... À la gare, sous le hall immense, orné de tentures noires brodées d’argent, le Roi reçoit le cercueil drapé des couleurs nationales, et le salue au moment où on le descend du train de Malines. Pendant la translation du corps à la chapelle ardente, des ordres retentissent, les soldats présentent les armes ; une musique militaire exécute une marche funèbre. Le cercueil est déposé dans le corbillard, tout simple, sans aucune couronne, mais attelé de six chevaux conduits à la main. Lentement, le cortège se forme et se déroule dans un ordre vraiment majestueux. La cavalerie et l’infanterie précèdent les canons de campagne. Tous les officiers portent l’épée cravatée de noir. Les drapeaux des régiments, enroulés, sont voilés de crêpe. Suivent alors les délégations des sociétés patriotiques, avec leurs étendards, les drapeaux et fanions aux couleurs alliées, et un millier de prêtres en surplis de dentelle blanche sur la soutane noire. Les Ordres religieux précèdent le Chapitre métropolitain de Saint-Rombaut au grand complet, escortant les vicaires généraux de Malines et les évêques belges. Viennent ensuite les cardinaux, drapés dans leur manteau de moire violette, qui remplace, en signe de deuil, la cappa magna écarlate. Quel imposant spectacle que celui des abbés, de ces moines, de ces évêques et de ces cardinaux, tous dominés par la mitre haute et toute blanche du nonce papal, revêtu d’une chape noire lamée d’or !

Quatre séminaristes portant l’« Obiit » avec le chapeau, les armoiries du Cardinal, ses décorations belges et étrangères, précèdent le char funèbre ; immédiatement après, suivent le Roi, interprète de la Patrie en deuil, le duc de Brabant, prince héritier, et le maréchal Foch, représentant de la France ; à la suite du Roi, le clergé, la famille de l’illustre défunt : Madame Léon Mercier et ses fils MM. les abbés Joseph et Paul Mercier, M. Charles Mercier, neveux du Cardinal, madame Charles Mercier, sa nièce, et une foule de hauts dignitaires, tous les ministres, les sénateurs, l’état-major de l’armée, les représentants des nations étrangères, etc.

Le cortège se met en marche au tournant du boulevard Botanique. À ce moment, le ciel gris s’éclaire et le soleil paraît, magnifiant ce spectacle grandiose. Les musiques jouent, d’un rythme ralenti, l’hymne national ou quelque marche funèbre ; les sonneries des clairons se répondent et bientôt le gros bourdon de la Collégiale couvre tous les bruits. Par la rue Royale, le défilé passe devant la Colonne du Congrès, au pied de laquelle dort le Soldat Inconnu, puis descend vers la cathédrale de Sainte-Gudule. Avec peine, on pénètre dans la vaste église bondée, débordante. La reine Élisabeth, en grand deuil, prend place sur un trône, dans le chœur. À 11 heures et 20 minutes, le Roi entre derrière le cercueil, dans cette cathédrale où la voix éloquente du Cardinal fit tant de fois vibrer les âmes. Des draperies sombres tendues sous les voûtes endeuillent l’église et les lumières voilées des réverbères projettent leurs reflets atténués sur les drapeaux en berne. Les grandes orgues jouent, les tambours battent, pendant que tout doucement, les hommes noirs introduisent le cercueil en chêne de France, et le glissent sous le catafalque monumental, illuminé d’innombrables cierges.

Le roi et le prince héritier portent à la manche de leur manteau kaki un large crêpe ; un nœud de crêpe orne aussi la poignée de leur épée. Ils restent avec le maréchal Foch, debout devant le catafalque, sous lequel repose la plus noble figure de la guerre et qui, pour son dernier jour parmi les humains, refait l’union sacrée, en rendant aux Belges la fièvre patriotique des heures victorieuses. Sur l’assistance on sent planer, invisible mais présente, la figure de l’immortel défenseur de la justice.

La messe des morts est célébrée par Monseigneur Micara, nonce apostolique, assisté de Monseigneur Van Olmen et M. le chanoine Leys. La maîtrise de Saint-Rombaut chante la messe de Requiem à cinq voix mixtes de Roland de Lattre, et Monseigneur Évrard prononce l’oraison funèbre. Avec une éloquence soutenue, l’orateur rappelle les principales phases de la vie du pontife défunt et met en relief ses belles qualités, ses grandes vertus. Il termine par un cri d’espérance vers le grand cardinal qui prie pour l’Église et pour son pays. Après le panégyrique, les absoutes sont données par le légat, assisté, pour cette suprême bénédiction, de tous les cardinaux et évêques présents.

Une dernière fois, devant le catafalque, le Roi, la Reine, le prince héritier et le maréchal Foch s’inclinent dans un suprême adieu. La cérémonie est terminée. Le corps du cardinal est ensuite transporté à Malines, pour l’inhumation définitive.

Vendredi matin, le 29 janvier, malgré la pluie, toute la population malinoise est rendue au palais archiépiscopal. Comme la veille, à Bruxelles, les pompiers de Malines ont l’honneur de porter à bras les restes mortels du glorieux défunt. Huit dignitaires tiennent les coins du drap mortuaire sur lequel est étendu le grand manteau rouge des cardinaux.

Un peu avant dix heures, pour annoncer le commencement de la cérémonie, le carillonneur Jef Denyn exécute, du haut de la tour de Saint-Rombaut, avec une maîtrise incomparable, la marche funèbre de Chopin.

À dix heures précises, le comte de Mérode, maréchal de la Cour, représentant du Roi, arrive et aussitôt le cortège se met en marche, défilant par les rues principales et dans le cadre historique de la Grand-Place.

À ce moment, le ciel, assombri par les nuages, rend plus funèbre encore la façade de la basilique : atmosphère saturée de tristesse ; vision morne... vision de gloire aussi, car, sous la voûte du temple, le catafalque se dresse dans l’auréole des cierges, et la pompe liturgique déroule ses splendeurs en présence d’une foule recueillie, d’une foule attentive aux leçons sublimes de la perfection évangélique, aux espoirs consolants de l’immortalité.

Commencée à onze heures, la cérémonie s’achève vers les trois heures, dans une apothéose. Cinq fois l’absoute est donnée.

Le soir, à sept heures, en présence du clergé et de la famille seulement, le corps est descendu dans la crypte de la cathédrale de Malines.

Et maintenant, il repose à jamais, le bien-aimé cardinal, mais son exemple et ses œuvres continueront son âme ardente, son âme de paix, de charité, de lumière. Il repose dans le cadre familier qu’il aimait tant, et son souvenir vivra toujours dans l’histoire, car les héros et les saints ne meurent pas.

 

 

EXTRAIT DU TESTAMENT SPIRITUEL DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL MERCIER

 

« Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. » En union avec notre Divin Sauveur, qui a donné sa vie pour le salut du monde, je vous fais aujourd’hui, mon Dieu, l’humble offrande de ma vie. J’accepte maintenant, en pleine conscience, l’arrêt de mort que votre Justice a porté sur moi, je m’y soumets en vue de réparer le mal que j’ai commis, dans le cours de ma vie, et avec l’espoir que mon sacrifice sera utile au troupeau dont vous avez daigné me confier la garde.

« Recevez donc mon âme, ô mon Dieu, je la remets en vos mains : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Enlevez-moi la vie quand vous le voudrez et de la manière que vous voudrez. Que nous vivions ou que nous mourions, vous êtes notre Maître et j’entends vous appartenir comme votre chose, sive vivimus, sive morimur, Domini sumus.

« ... Je vous remercie encore et aussi longtemps que je serai en vie je voudrais, par chacun de mes actes, vous remercier des grâces insignes dont j’ai été l’objet de votre part, spécialement de mon ordination sacerdotale dont je fête aujourd’hui, en ce Samedi-Saint, l’anniversaire, et de ma consécration épiscopale, dont je ne m’explique la faveur que par un acte mystérieux de votre infinie miséricorde.

« Si, dans l’accomplissement de mon ministère, j’ai blessé ou malédifié quelqu’un, je lui en demande pardon. Si quelqu’un croit m’avoir manqué en quelque chose, qu’il sache que, de tout cœur, je lui pardonne et prie Dieu de lui pardonner. »

D. J. Card. MERCIER.

 

 

 

Renée DES ORMES, Mes célébrités, 1926.

 

 

 

 

1. Quant au primus, son oncle maternel, devenu l’abbé Adrien Croquet, après treize ans de ministère en Belgique, son zèle d’apôtre le dirigea vers les tribus indiennes de l’Orégon. Il passa quarante ans à Grand-Roud et y baptisa le dernier des païens. On le surnomma « the saint of Oregon ».

2. D.-J. Mercier, Oeuvres pastorales, p. 292-294.

3. MILES, Correspondant, 10 février 1916, p. 418-419.

4. Œuvres pastorales, l., p. 23.

5. D.-J. MERCIER, Œuvres pastorales, 1., p. 76.

6. Patriotisme et Endurance, 28 décembre 1914.

7. Douze mille personnes de son diocèse ont été déportées en Allemagne.

8. Monreale.

 

 

 

 

 

 

 

 

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