Le point sensible
par
Léo-Paul DESROSIERS
Lorsqu’on est jeune, on n’a pas encore appris à penser par soi-même, ni à comprendre. Les écrivains nous emplissent de leurs émotions, ils nous imposent leurs jugements et dirigent nos regards. C’est à travers les auteurs que nous percevons alors le monde. Plus tard, les facultés se développent. On ne s’en rapporte plus à personne du soin de ses idées, de ses sentiments. Aucune conclusion ne satisfait pleinement que si les faits ont été étudiés et dès ce moment les sensations de la vie sont d’une intensité supérieure. Toutes les originalités proviennent des vibrations particulières d’une sensibilité, d’une intelligence, au contact des réalités. Afin de penser fortement et pour monter haut dans l’idéal, l’imaginaire ou le poétique, rien n’est nécessaire comme de s’appuyer largement, solidement sur les choses.
Les esprits qui accomplissent ce travail sont les plus puissants. Ils sont rares partout : chez nous, il est facile de les compter sur les doigts de la main. Les autres vivent des idées élaborées par les premiers. Ils ne tirent pas de leçons de la vie. Ils sont livresques ; étant livresques, ils ne sont que des reflets. L’originalité leur manque. Rien de nouveau n’entre, par eux, dans le patrimoine humain.
Dans tous les genres où des esprits créateurs de notre race se sont exercés, notre littérature s’est nationalisée. Leurs œuvres sont devenues des modèles, une grasse pâture. Notre littérature d’idées est canadienne. Non pas entièrement, à la vérité. Prenons pour exemple les études sociales. Si quelqu’un désire étudier le problème ouvrier, au Canada, il doit lire Albert de Mun, évidemment, et les Encycliques. Mais n’est-il pas essentiel aussi qu’il jette les yeux autour de lui ? M. Bourassa l’a compris. Que d’autres qui nous servent des résidus banals ! Lorsqu’ils croient penser ou sentir, ils se rappellent : c’est éviter l’effort de l’observation.
D’une manière générale, le jour où nos écrivains se décideront à ouvrir les yeux, la nationalisation de notre littérature sera faite. Il serait fastidieux de relever, dans les auteurs français, le nombre de fois qu’ils recommandent de s’observer soi-même, d’observer les autres et la nature. Flaubert, quand il enseignait Maupassant, son illustre disciple et neveu, revenait souvent, insistait sur ce point. Sans doute, on en a parlé chez nous aussi, on a cité des textes. Néanmoins, quand un de nos écrivains veut composer, il se ferme énergiquement les yeux, et, pour l’exciter, cingle de coups de cravache son imagination qui n’en peut mais. Cela n’a pas de bon sens. L’observation ne peut s’exercer par exemple sur des objets situés à des milliers de lieues de nous. Comment être ému, d’autre part, par une chose rapprochée, si on ne l’a pas remarquée, si on ne sait pas qu’elle existe ? Comment la comprendre ? Dilatons nos pupilles, écarquillons nos paupières, sachons fixer notre regard, posément, longuement, patiemment, avec insistance, et que les préceptes ne demeurent pas en notre intelligence comme d’indigestes coquilles. Comme ce serait nécessaire de l’enfoncer dans tous les cerveaux, à grands coups de marteau, cette idée !
Blâmer les choses quand il faudrait blâmer son impuissance est une excuse banale et fréquente. Beaucoup d’hommes sont incapables d’émotion en face d’un paysage qui n’a pas été senti par un écrivain de génie. Ils ne pensent que sur des sujets dont on parle depuis des siècles. Ainsi maintenus en laisse pas faiblesse et, quelquefois, par admiration, ils étalent aux passants leur figure de fausse originalité. La fonction d’un réflecteur n’est pas d’être une source de lumière. Notre pays, notre race ? cela ne leur dit rien. Évidemment ! Pierre Loti ne les a pas décrits...
Jusqu’ici, la formule n’a pas été trouvée de la poésie canadienne, de la nouvelle ou du roman canadien. Il n’y a que des tâtonnements, des essais. On n’a réussi, ni à se dégager assez complètement de la littérature française, ni à étreindre assez fortement la réalité canadienne. Les doigts faibles et mous ne savent pas pétrir et former la matière.
Dans les romans, il faudrait une personnalité assez robuste pour décharger, d’un coup d’épaules, les vieilles défroques, les vieilles rengaines, les thèses, les personnages, les souvenirs des romanciers français, et pour tailler, à coups de ciseaux, dans la réalité vive de notre société, de nos problèmes, de nos mœurs, de nos idées, de nos paysages et de notre âme. Aucun genre littéraire ne porte mieux le canadianisme. Mais personne n’a encore indiqué à quel endroit de notre pays il faut s’extasier, quel trait de caractère est intéressant. Donc, passons, en notre pays, comme en un tunnel, les yeux dans un magazine américain !...
L’application de ce principe est plus délicate en poésie. Assigner des sources d’émotion au poète est une puérilité. Une sensibilité ne peut s’émouvoir à volonté. Ce serait ne pas se souvenir que l’œuvre poétique est d’inspiration, de germination inconsciente, et comme un jaillissement. Le danger serait grand, s’il était possible, d’un poète, qui, convaincu par certaines argumentations, briderait Pégase pour le lancer dans des directions déterminées. Cependant, il y aurait deux moyens d’atteindre à la poésie canadienne. Le premier serait d’être un poète de génie : il n’est pas à portée de toutes les bourses. Un génie est sûrement nécessaire pour ramasser des éléments épars un peu partout et créer. Hugo voulait être un écho sonore placé au centre de tout. L’étude que Brunetière lui a consacrée dans L’Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle indique les fondements de cette prétention. Le deuxième moyen consisterait dans un travail de formation, d’éducation de la jeunesse, capable de lui apprendre à voir et à sentir les choses autour d’elle. Car l’écrivain doit se tenir en contact intime avec sa race, se mettre au courant de toutes ses productions intellectuelles, écouter les battements de son cœur.
Et puis, nous demandons à nos poètes la sincérité. Si l’on veut savoir ce que c’est que cette poésie, qui, sans être proprement « du terroir », resterait cependant canadienne, nous avouons qu’il est difficile de le dire. La description des choses concrètes peut se faire avec assez de justesse pour que le lecteur se la représente en imagination. Mais dans les choses abstraites et les œuvres d’intelligence où tant de latitude doit être accordée aux diversités des tempéraments, il est permis d’insinuer ce que nous espérons sans y mettre une trop sèche précision.
La poésie canadienne, comme nous l’entendons, ne différerait pas de la poésie française par des signes extérieurs seulement, par quelque chose d’objectif, par le choix du sujet, certaines images et certaines comparaisons, par le vêtement, enfin ; elle différerait par ces signes, sans doute, mais non pas principalement. Comme il y a des idées qui nous naissent et naissent à nos contemporains, parce que nous sommes d’une race, dans un milieu et des conditions spéciales, (et telles sont les idées de nos plus éminents penseurs) ; ainsi il y a des sentiments, et des nuances de sentiments, des émotions, des sensations particulières, déterminés par notre nature, notre éducation, notre milieu physique et social, par les rêves ambiants et une infinité d’autres causes subtiles et diverses. Étant admis que nous avons une âme nationale particulière, nous ne pouvons pas ne pas conclure à une poésie distincte. C’est pour cette raison que nous demandons à nos poètes la sincérité. Avec le temps, nous n’aurions que des écrivains au diapason de leur race. Une revue qui ne serait pas consacrée uniquement à l’expression des idées, hâterait cette échéance. Pour le moment, obligé de ne publier qu’en volume, s’il a des dons d’imagination et de sensibilité, le jeune écrivain canadien ne manifeste qu’une des faces de sa personnalité.
Mais, encore une fois, ce qu’il faut, avant tout, ce sont des initiateurs qui n’aient pas besoin d’intermédiaire pour vibrer au contact des choses, ni du stimulant des livres, ni des réminiscences ; qui ne soient pas susceptibles de s’émouvoir seulement quand un écrivain leur transmet son émotion : ce qui n’est ni rare ni difficile. Ce qu’il nous faut, ce sont des créateurs sachant trouver, sans aide, l’idée sous le fait, la signification des événements ; et scrutant les consciences, la société et l’histoire, avec la capacité de trouver ce qu’il y a au fond. Nous avons besoin d’hommes qui puissent penser, sentir, sans auxiliaire ; se passer d’excitants livresques, de modèles ; et qui, angoissés, inquiets, sensibles, sentent autour d’eux monter des effluves ; soient émus par leur pays comme par un prodigieux poème, et aspirant à clamer au monde la richesse inouïe de son âme. Nous avons besoin de géants, qui, dans un corps-à-corps surhumain, farouche, avec la réalité, l’étreignent d’un effort brutal, la soulèvent, la maintiennent devant leurs yeux, palpitante et frémissante, pour la pénétrer de leurs regards.
Et dans la voie lumineuse ouverte par eux, nous distinguons des myriades de pygmées leur emboitant le pas. C’est un spectacle qui nous encourage.
Léo-Paul DESROSIERS.
Paru dans La Revue nationale en septembre 1919.