Comment lire Ruusbroec

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

O. DEWETTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De tout temps, la pensée de Ruusbroec a paru obscure, insaisissable, inabordable en maints endroits. Ce disant, nous pensons surtout à l’œuvre la plus représentative, sinon la plus profonde du Maître : « L’Ornement des Noces spirituelles. »

Le sort de tous les grands génies échut donc à Ruusbroec : il fut attaqué par les dépositaires de la pensée traditionnelle et orthodoxe, défendu par des disciples parfois plus zélés qu’éclairés, incompris bien souvent des uns comme des autres.

Déjà du vivant de Ruusbroec († 1381), le chartreux Gérard se plaignait des difficultés que lui offrait l’enseignement de son maître. Peu après la mort de celui-ci, un autre disciple, Gérard Groot (né à Deventer, Pays-Bas, en 1340, et y décédé en 1384, maître ès-arts de l’Université de Paris), eut à le défendre contre les critiques de Maître Jean de Hesse, docteur en théologie, qui déclarait erronés certains passages des Noces spirituelles. Gérard Groot fit valoir que le critique avait sans doute lu les passages en question dans la traduction latine de Guillaume Jordaens, traduction dont le manque de fidélité avait pu créer des doutes au sujet de l’orthodoxie de Ruusbroec. Vingt ans après la mort de Ruusbroec, Gerson, chancelier de l’Université de Paris, l’accuse de panthéisme, et c’est Jean de Scoonhoven, chanoine de la Congrégation de Windesheim (fondée en 1387), qui prend sa défense, s’efforce de démontrer l’orthodoxie de l’œuvre de Ruusbroec, et recourt, lui aussi, à l’hypothèse de malentendus attribuables à des traductions infidèles. Plus tard, Bossuet s’en prend à la terminologie de Ruusbroec, bien que, selon toute probabilité, il n’ait lu du mystique brabançon que des passages en traduction cités par Gerson.

Ces exemples historiques – auxquels nous nous bornerons ici – ont ceci de commun que toutes les discussions semblent avoir eu comme objet principal l’orthodoxie de Ruusbroec, et que des traductions se sont trouvées à la source des conflits.

Il est clair que si, à l’heure actuelle, on veut se familiariser avec la pensée de Ruusbroec tout en se tenant en dehors de ces anciennes mêlées, il faut :

1o Lire les textes dans la langue originale ;

2o Essayer de les comprendre indépendamment de toute préoccupation doctrinale.

C’est d’ailleurs ce que nous prescrit, de mon côté, l’esprit scientifique moderne.

Voyons maintenant les éléments du problème.

Nous avons, d’une part, l’expérience mystique, vécue par la personnalité de Ruusbroec et traduite par elle en discours dans sa langue maternelle et, d’autre part, les lecteurs, personnalités diverses qui doivent individuellement comprendre le discours, puis se mettre d’accord entre eux quant à la part de vérité objective y contenue.

Cette simple énumération suffit déjà à faire entrevoir l’écart énorme qui peut se produire entre les phénomènes mystiques tels qu’ils ont été vécus par le mystique, en l’espèce Ruusbroec, et tels qu’ils ont été interprétés par l’opinion compétente.

La comparaison de l’expérience mystique avec la recherche scientifique fait mieux ressortir encore les causes capables d’entacher d’erreur les doctrines mystiques.

Les phénomènes étudiés par la science relèvent des sens et de la raison ; la recherche scientifique a un caractère objectif ; les erreurs dues à l’équation personnelle de l’observateur peuvent être réduites à un minimum, lequel est même souvent déterminable ; le discours est surtout un enchaînement logique de concepts bien définis ; s’il s’agit de phénomènes physiques dans le sens restreint du terme, l’emploi des mathématiques  permet d’accroître encore la rigueur du discours, tout en l’abrégeant et en le simplifiant. Grâce à cette rigueur, le procès d’authentification des phénomènes et de leur interprétation se déroule normalement.

Dans l’expérience mystique, toute cette précision formelle fait défaut. Les phénomènes considérés sont de nature spirituelle et contemplative, c’est-à-dire d’ordre transcendant par rapport aux phénomènes de nature spéculative ou physique ; l’expérience est tout intérieure et subjective ; l’influence de l’équation personnelle de l’opérateur peut devenir énorme ; le discours doit exprimer des choses qui dépassent ses moyens, ce n’est plus qu’un vase étroit censé contenir l’océan.

De ces discours dont les éléments ont ainsi été dépouillés de toute signification littérale, les lecteurs doivent faire jaillir le sens exact qu’a voulu y condenser l’auteur.

À cette fin, il leur faut évidemment reconstituer le code du discours, celui que Ruusbroec s’est forgé pour transposer dans le domaine du fini ses visions de l’Infini, et dont ses exégètes devront se servir en sens inverse.

Cette œuvre, à notre avis, ne peut être menée à bien que par le génie mystique flamand, dont Ruusbroec est un des fils les plus éminents et les plus représentatifs.

Précisons.

Nous croyons que pour bien comprendre l’expérience mystique vécue par autrui, il faut avoir vécu sa propre expérience mystique.

Cette exigence peut paraître excessive, car elle frappe d’incompétence un grand nombre de lecteurs. Mais l’expérience mystique est elle-même exceptionnelle et excessive : elle n’a lieu que lorsque l’âme se trouve en des dispositions de sérénité et de spiritualité très particulières, et alors elle la transforme radicalement et intégralement ; la conscience est inondée d’une lumière éclatante, qui fait voir et comprendre d’une façon incomparable, mais qui est elle-même réfractaire à toute analyse ; en d’autres mots, la connaissance que confère l’expérience mystique est d’ordre supra-rationnel, elle ne peut être saisie par la seule raison, elle n’est pas du domaine de la métaphysique.

Qui donc n’a pas découvert en son for intérieur le sentier mystique ; qui ne s’y est pas engagé jusqu’à atteindre, et même franchir le seuil de la porte étroite qui donne dans le domaine de la contemplation, ne peut saisir la vérité mystique dans son principe. Il pourra explorer les abords du temple, il pourra faire la critique externe du document, travail qui est du domaine de l’intellect ; mais s’il se hasarde hors de ces limites, il s’égarera fatalement dans la forêt des spéculations métaphysiques, après s’y être lancé en vain sur les mille traces qu’y a laissées le Maître.

L’expérience mystique embrase et refond l’âme tout entière en deux phases.

Dans la première phase, l’âme est animée d’un mouvement centrifuge d’expansion, qui tend à la dégager de l’étreinte de l’individualité pour l’unir dans l’extase à l’Infini ; dans la seconde phase, l’âme, par un mouvement centripète de contraction, réintègre l’individualité et l’anime des énergies spirituelles nouvelles acquises dans l’union.

Le message mystique reflète ces deux phases : c’est de la matière spirituelle pétrie en images par la personnalité. Le message porte donc toujours la marque profonde de la personnalité.

Quant à la matière spirituelle même, ce n’est pas autre chose que l’essence de l’Infini fixée dans le verbe.

Pour opérer cette fixation, le mystique recourt d’instinct à la langue qui lui est la plus familière, qui participe à la vie de son âme, qui est de ce fait à même d’en enregistrer fidèlement les vibrations les plus délicates ; c’est en règle générale sa langue maternelle. Ce fut le cas pour Ruusbroec.

Ce qui est vrai pour l’auteur en matière de langues l’est également pour le lecteur ; les seuls textes mystiques dont celui-ci puisse effectivement saisir le sens profond et intégral sont ceux rédigés en sa langue maternelle, ou en la langue qui en tient lieu.

En somme, et très simplement : Qui veut comprendre Ruusbroec doit lui ressembler. Comprendre, en l’espèce, ne signifie pas : saisir par l’intelligence raisonnante. C’est résonner intérieurement, de toute l’âme, à la façon d’un instrument de musique, sur les accords émis par l’âme vibrante du mystique. Lorsque l’âme réceptrice du lecteur est dissemblable de l’âme émettrice du mystique, la résonnance ou bien ne se produit pas, ou bien elle se complique d’harmoniques qui faussent les accords excitateurs.

 

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D’après ce qui précède, toute traduction de Ruusbroec devrait être considérée comme une véritable interprétation de sa pensée par le traducteur, et toute critique de Ruusbroec d’après une traduction devrait être précédée de la critique de cette traduction.

C’est d’ailleurs ce que les Gérard Groot et Jean de Scoonhoven semblent avoir compris, bien que leur souci ait certainement été beaucoup plus de démontrer la conformité de la pensée de Ruusbroec aux enseignements de l’Église que de dégager cette pensée pour elle-même dans toute son originalité.

À présent, cette dernière préoccupation semble devoir primer la première ; elle est, en effet, plus conforme à l’esprit de notre temps et, sans doute, plus féconde.

La tâche de notre temps en ce qui concerne l’œuvre de Ruusbroec consiste, à notre avis, à étudier celle-ci en tant que contribution du génie mystique flamand à la mystique universelle, qui est de tous les temps et de tous les peuples.

Dans cet ordre d’idées, la comparaison de l’œuvre de Ruusbroec avec celle du mystique grec Plotin († 270) et celle du mystique hindou Sri Ramakrishna († 1886), par exemple met en évidence le fond commun de faits et de doctrines, en même temps que les différences de voie et d’expression.

Pendant le XIXe siècle et jusqu’à nos jours, la critique rationnelle n’a cessé de s’attaquer à toutes les branches de la connaissance humaine, et il faut reconnaître qu’au total son action a été extrêmement bienfaisante.

Il faut qu’elle fasse aussi le procès du mysticisme, et qu’elle use à son égard d’absolument toutes les ressources dont elle dispose, de sorte que son action n’ait d’autre limite que celle de sa puissance, et que son verdict soit rendu en toute liberté.

De cette épreuve, le mysticisme sortira revêtu d’une autorité qu’il ne possédait point jusque-là, et il prendra rand dans la hiérarchie des connaissances humaines à la place qui lui revient, c’est-à-dire au sommet.

Septembre 1933.

 

O. DEWETTE.

 

Paru dans Hermès en décembre 1933.

 

 

 

 

 

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