La révocation de l’édit de Nantes
SES CAUSES ET SES CONSÉQUENCES
par
L. DIDIER
Agrégé de l’Université
L’Édit publié à Nantes en avril 1598, vérifié au Parlement le 25 février 1599, fut un acte du pouvoir royal, non un contrat entre deux parties. Après avoir consulté les catholiques et les réformés, Henri IV fit dresser les 92 articles, et y ajouta 56 articles secrets pour régler les détails et fixer surtout les églises autorisées. Le désir de l’union en une seule religion y est nettement marqué.
On trouve le texte de l’Édit et celui des nombreuses ordonnances publiées au XVIIe siècle dans un recueil édité pour le centenaire de 1885 : Édits, déclarations et arrêts. Paris, Fischbacher, 1885.
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LA RÉVOCATION
DE L’ÉDIT DE NANTES
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État de la Réforme au XVIIe siècle.
Il y a dans l’histoire de la Réforme française une période volontairement négligée par les défenseurs de la cause ; après avoir loué l’héroïsme réel des combattants du XVIe siècle, l’esprit politique de Henri IV, ils portent leur attention sur les conséquences de la révocation pour célébrer la vertu et les souffrances des martyrs. La période intermédiaire n’offre pour eux qu’un médiocre intérêt. Après avoir constaté le fait, nous pourrons trouver quelque intérêt à en rechercher les causes.
La Réforme ne fut jamais un parti exclusivement religieux, en France moins encore qu’en Allemagne et en Angleterre. Créée comme une protestation contre une religion établie, elle conserva toujours et partout le caractère d’une association de combat. Parti d’opposition, elle exista par la contradiction, par la controverse et chercha pour la lutte des appuis matériels ; en Allemagne, elle s’assura le dévouement des princes en leur livrant les biens ecclésiastiques ; ailleurs elle flatta les passions de la royauté ; en France, elle fut un parti politique qui bouleversa le pays jusqu’au ministère de Richelieu. Elle attaqua dans son principe le gouvernement national, les traditions séculaires et l’esprit nouveau emprunté par les Valois à l’Italie. Convaincue de sa supériorité morale, elle apporta une critique impitoyable dans son opposition systématique. La noblesse des provinces accueillit ses attaques contre la famille royale, contre l’absolutisme revendiqué par François Ier ; l’oligarchie des nobles trouva avantageux de reconstituer les privilèges de l’indépendance féodale sous les apparences d’une guerre faite à la religion d’État. Comme celle d’Allemagne, elle eut l’espoir d’un agrandissement de domaine par la confiscation des biens ecclésiastiques. La royauté comprit le danger, et, pour empêcher l’opposition féodale de trouver un appoint décisif dans l’augmentation de ses forces territoriales, elle se mit résolument du côté des catholiques.
La nécessité de défendre les idées latines fut une autre cause de sa fidélité à l’ancienne religion. Les réformés haïssaient et dédaignaient avant tout la pensée des races latines ; leur haine les a aveuglés au point de leur faire repousser les plus belles manifestations de l’art et du culte de la beauté : de là leur vandalisme à jamais regrettable qui a privé la France des œuvres si intéressantes et si délicates de la Renaissance. Un parti politique qui poussait la logique jusqu’à condamner tout ce qui n’était pas de provenance ou d’inspiration germanique devait soulever l’opposition patriotique de la nation qui dirigeait la civilisation latine. La guerre civile eut pour origine l’opposition des deux races, ou plutôt des partisans passionnés de l’une et de l’autre influence. Les réformés proposèrent, voulurent imposer une évolution vers l’Allemagne, vers l’Angleterre, tandis que la majorité resta fidèle aux traditions et aux idées du passé. Voilà pour quelle cause la France se battit pendant près de cinquante années, luttant pour sauver son existence morale, sa personnalité nationale, comme elle avait combattu pendant un siècle pour écarter la honte de la domination matérielle de l’Angleterre.
L’attitude des deux partis est intéressante à suivre et à étudier au milieu des manifestations si multiples des haines locales et des guerres provinciales. Les réformés montrèrent de grandes qualités de courage, de ténacité au milieu des revers, et poursuivirent avec un plan méthodique la conquête de l’âme et de la société française. La tolérance ne gêna jamais leur tactique ; leur polémique comme leurs attaques belliqueuses furent sans retenue, poussées en offensive sans préoccupation des personnes, sans respect pour la croyance divergente ou contraire. On leur a reproché le vandalisme dont nous parlions plus haut, on pourrait écrire tout un livre – qui ne manquerait pas d’actualité – pour démontrer l’intolérance du parti réformé. Il voulait substituer une religion nouvelle à l’antique religion d’État catholique, et, devenu le maître, aurait proscrit, massacré, anéanti le parti catholique, en exploitant les formules d’une légalité impitoyable. Il aurait fait en France ce que faisaient Élisabeth en Angleterre, Calvin à Genève, Jeanne d’Albret dans le Béarn. Grâce à la résistance souvent hésitante du parti catholique, le malheur fut évité : on sauva l’esprit français et l’existence même de la nation, qui réprouva d’ailleurs avec autant d’énergie les usurpations égoïstes de l’Espagne catholique. De l’antagonisme entre les deux pouvoirs sortit le compromis tout politique de l’Édit de Nantes. Ainsi se termina la première phase politique des rivalités religieuses : les deux partis restèrent en présence, obligés de tolérer leurs divergences religieuses sous la paternelle autorité de Henri IV devenu catholique.
À la période des luttes directes succéda un régime de polémiques sociales, économiques et philosophiques. Pendant que les pasteurs reprenaient à satiété les arguments de Calvin contre la présence réelle, contre l’autorité du Pape, et essayaient d’opposer la justification par la foi au mérite des œuvres, dans une littérature maussade, prétentieuse et qui a les apparences seulement de l’érudition, le parti entra dans une profonde décadence. Il ne produisit que des polémiques stériles, pas une œuvre vivante de science ou d’assistance, rien à opposer à l’activité féconde, aux efforts heureux de saint François de Sales et de Bérulle, qui purent corriger, réformer véritablement les mœurs et l’esprit du clergé catholique. Feillet avoue à deux reprises dans son beau livre, La misère au temps de la Fronde, qu’il a vainement cherché la trace d’une œuvre inspirée par la charité chez les réformés pendant la période malheureuse des Frondes. Même en remontant aux temps héroïques des premières années de la réforme calviniste, où l’on peut louer l’humanité raisonnée de La Noue, les réformés ne peuvent présenter aucun nom capable de soutenir la comparaison avec saint Vincent de Paul.
D’autre part, la conversion des nobles attirés à la cour empêcha la Réforme de continuer son rôle politique ; après les tentatives malheureuses de Rohan, il fallut subir la volonté de Richelieu, tout en essayant de discuter les ordonnances qui avaient modifié l’Édit de Nantes. On vit alors se produire des récriminations interminables, soutenues par une procédure subtile, persévérante ; des requêtes, des doléances remplirent les sessions du synode général. On commença à établir la légende des persécutions imaginées par un parti qui ne voulut jamais désarmer ni se résigner à la défaite. Les persécutés de cette catégorie irréductible méritent plutôt la qualification de révoltés, et finissent par exaspérer les gouvernements les plus bienveillants.
I
RELATIONS DES RÉFORMÉS AVEC L’ÉTRANGER
Par leurs relations avec l’étranger, les réformés s’isolèrent de la nation et excitèrent des défiances qui amenèrent les sujets du roi à les considérer comme des frères dangereux. Il est superflu de rappeler leur conduite pendant le XVIe siècle, où nous voyons la noblesse huguenote en rapports constants avec les princes allemands, avec Guillaume d’Orange, avec Élisabeth d’Angleterre. Les Chatillon furent les représentants permanents du parti auprès de cette dernière, qui fut heureuse d’entretenir les guerres civiles en France et en Flandre au grand profit de sa nation. À la date de 1568, le cardinal, frère de Coligny, obtint des subsides effectifs. Les bandes germaniques appelées par les nobles contribuèrent à généraliser le vandalisme profanateur des œuvres artistiques produites par le génie latin. Il faudrait donner le tableau d’ensemble de l’invasion germanique pour préparer l’interprétation exacte des coups d’État comme la Saint-Barthélemy 1. Derrière les luttes de religion apparaissent toujours les conflits d’intérêts alimentés par les luttes de race. Philippe III s’étonnait de la haute puissance que, malgré les efforts de Philippe II et ceux des rois très chrétiens, les hérétiques avaient conservée en France. Le roi d’Espagne aurait pu comprendre, s’il avait voulu faire consulter les longues dépêches des serviteurs de son père. Rohan se chargea de lui ouvrir les yeux sur le secret pour lui mystérieux de la force protestante en France.
Le parti des réformés éprouve une grande admiration pour Rohan ; on a osé le comparer, même l’égaler à Richelieu. Pourquoi donc les savants historiens du Parti ont-ils négligé l’étude complète du personnage ? Nous ne possédons pas encore une biographie scientifique de Rohan ; on a reculé devant l’obligation de fouiller une vie politique qui présente tant de variations et tant de contradictions. À la fin de la guerre religieuse soulevée par de Luynes, Rohan écrivait au roi la lettre du 4 avril 1622 :
« Sire, quand V. M. exercera sa clémence en notre endroit, elle en tirera ce bien qu’elle acquerra le moyen de s’opposer au progrès que fait l’ennemi de son État, tant préjudiciable à sa grandeur. C’est, Sire, où nous voulons tous sacrifier nos vies sous vos commandements, et moi particulièrement qui me sentirais bien heureux d’y porter une pique, pourvu que ce soit avec l’espérance d’être remis en l’honneur de vos bonnes grâces, lesquelles, encore une fois, je requiers les genoux en terre 2. »
Ses sentiments de fidélité ne l’empêchèrent pas de provoquer une nouvelle guerre, et de chercher des alliances à l’étranger pour contrarier la politique nationale d’un roi devant qui il s’était agenouillé avec tant de déférence. Il ne put trouver d’appui auprès de la Hollande, dont le prince, personnage considérable de la religion, était lié avec la France ; il refusa même l’entrée de la ville d’Orange à la duchesse de Rohan qui était venue de Castres par Avignon pour faire ses couches, et qui dut retourner à Castres 3.
Rohan n’hésita pas à se tourner du côté de l’Espagne catholique, sans être retenu par aucune considération de patriotisme, s’alliant avec la nation que Richelieu dénonçait dès son arrivée au pouvoir comme l’ennemie dangereuse. « Les Espagnols, dit-il dans ses Mémoires, avaient pour loi fondamentale de ne perdre aucune occasion de procurer leur avantage ; au reste ils avaient une théologie particulière qui, leur enseignant que rien n’est à Dieu que ce qui est en leur possession, leur donnait lieu de prendre et conquérir justement, sur qui que ce pût être, même sur l’Église, ce qu’ils estimaient leur être utile 4. »
Les contradictions morales d’une politique qui a été universellement condamnée n’inspirèrent aucune répugnance au chef des réformés français, qui sollicita les subsides espagnols par l’intermédiaire de trois personnages, le gentilhomme La Renaudière, l’officier Campredon, le soldat Moyse. Les résultats obtenus sont difficiles à préciser ; après la paix de 1626, le président de Toulouse, Le Masuyer, eut à juger deux de ces personnages : Campredon périt sur l’échafaud, et Moyse fut envoyé aux galères. Comme le dit encore Richelieu : « Après avoir faussé la foi à Dieu, nos hérétiques, à la solde des Espagnols, méprisaient de la tenir aux hommes 5. »
Le but dangereux entre tous poursuivi par Rohan était de détacher le midi de la France, qui formerait une fédération indépendante sous la protection de l’Espagne. L’honnête Galland, réformé convaincu, mais fidèle sujet du roi, ne pouvait comprendre une pareille aberration. « Le duc de Rohan, disait-il en 1627, recherche le roy d’Espagne, traite avec lui, mendie son secours, reçoit son argent. De quel front peut-on dire que la religion ait été le sujet des armes pour la défense desquelles était emprunté l’ennemi capital de la religion. Cette conjuration honteuse, digne d’une détestation éternelle, a été conduite avec quelque pudeur et secret... 6 » Galland indique les preuves : le voyage de Rousselière, les conférences avec l’ambassadeur d’Espagne au faubourg Saint-Germain. Rohan fut aussi désavoué par un synode et par la ville de Castres ; ce qui ne l’empêcha nullement de recommencer ses intrigues pendant la dernière guerre de 1628.
Il se servit de Clauzel, un confident dévoué, un monstre de malice, au dire de Richelieu qui l’employa après la paix. Clauzel arriva à Madrid avec un programme de sollicitations précises et des engagements qui permettaient à Philippe III de préparer des embarras sérieux à son ennemi le Cardinal. Rohan s’engageait à entretenir 12 000 hommes de pied et 1 200 chevaux pour faire telle diversion qu’il plairait à S. M. catholique ; il devait favoriser tous les desseins d’Espagne, et demandait en retour des subsides. Par l’article 2 du traité signé à Madrid le 3 mai 1629, l’Espagne accorda 300 000 ducats au lieu des 600 000 réclamés par Rohan, et en échange Rohan devait assurer la liberté du culte catholique dans toutes les villes et maintenir les couvents. Le même engagement fut renouvelé dans l’article 6, qui contient la formule nette des ambitions réciproques de ces deux étranges alliés :
« Et cas advenant que ledit Rohan et ceux de son parti se puissent rendre si forts qu’ils se puissent cantonner et faire un état à part, audit cas ils promettent accorder liberté aux catholiques.... »
Les articles suivants renfermaient des promesses de pensions annuelles : 40 000 ducats pour Rohan, 8 000 pour Soubise, et pour les officiers 10 200 qui devaient être répartis par les soins de Rohan. Rohan avait donc songé avant tout à ses intérêts personnels, et ses admirateurs ne pourront pas lui reconnaître la belle vertu du désintéressement.
Avant de livrer la première somme promise par le traité, que Clauzel réclama en vain au gouverneur du Milanais, l’Espagne chargea le Hollandais Pelz de faire une enquête sur les forces réelles des réformés dans le Languedoc. Pelz, abandonné par ses compagnons français, fut arrêté près de Lunel et exécuté à Toulouse. Sans se décourager, Rohan chargea son ambassadeur de s’adresser à la cour de Turin, et continua à espérer les secours des deux puissances catholiques, qui manquèrent à leurs promesses ; ce fut la raison déterminante des soumissions rapides qui suivirent la prise de Privas 7.
Un contemporain a parfaitement exprimé les sentiments de colère et de mépris que provoqua partout la coupable conduite du chef Huguenot.
« Jusques ici, dit-il dans sa harangue, les factions de la religion prétendue réformée ont tâché de former un État dans l’État, et de diviser la France d’elle-même par ses villes. Mais aujourd’hui le duc de Rohan, enchérissant sur cet attentat, se porte à cet excès de licence qu’il prend un protecteur de l’État hors de l’État, et ne se contente pas de vouloir démembrer cette florissante monarchie qu’il s’efforce encore de la détruire et de l’anéantir tout à fait : il a changé les lys avec les léopards, les fleurs si tendrement chéries du ciel avec les animaux les plus sauvages de la terre 8. »
Rohan, tout en poursuivant des tentatives infructueuses du côté de l’Espagne, cherchait un protecteur parmi les puissances protestantes ; il faisait appel au roi Charles Ier en lui reconnaissant le titre de défenseur de la foi, et déterminait l’intervention dangereuse en faveur de La Rochelle. Après sa défaite, le gouvernement anglais eut la prétention de réclamer comme condition fondamentale de la paix des avantages nouveaux pour les Huguenots. Richelieu répondit sèchement que l’intention du roi était que le roi de la Grande-Bretagne « ne se mêlât non plus de ses sujets huguenots que le roi ne se voudrait jamais mêler de ses sujets catholiques, s’ils venaient à se rebeller contre lui 9 ».
Le représentant principal de Rohan, dans cette malheureuse et déshonorante entreprise qui tendait à ouvrir les portes du royaume à ses plus dangereux ennemis, fut Saint Blaucard, qui périt à la descente de Ré. Il est consolant de constater qu’une pareille trahison, inspirée par des ambitions personnelles, souleva des protestations françaises parmi les réformés. Nous les trouvons dans une brochure où l’on rencontre l’expression de sentiments qui durent être partagés sur le véritable devoir des Français, qui est de détester les dominations étrangères, « notamment celle des Anglais qu’ils chassèrent du royaume et autrefois de la province de Guyenne pour n’avoir pu supporter un joug si pesant que le leur 10 ». Dans l’entourage de Rohan on parlait tout autrement : le fougueux La Milletière exprimait brutalement l’opinion des défenseurs de La Rochelle en disant que « les plus zélés d’entre eux estiment qu’il vaut mieux se donner à l’Anglais que de demeurer plus longtemps en la servitude où nous sommes réduits 11 ».
Pendant toute cette période belliqueuse, des subsides considérables furent fournis par l’Angleterre, qui accueillit les pasteurs chargés de réunir les collectes. Ce fut d’abord Jean Caméron, qui ne put revenir à Saumur après les premiers troubles de 1621, et devint principal du collège de Glasgow. Caméron était d’ailleurs écossais, et son exemple fut la cause déterminante d’un arrêt royal de 1623 qui défendit aux églises réformées la nomination de pasteurs de naissance étrangère. Benjamin Basnage parcourut dans le même but l’Angleterre et l’Écosse, et ne revint dans son église de Carentan qu’après la conclusion de la paix ; en échange des offrandes fournies par les deux royaumes, La Rochelle fut offerte à l’Angleterre qui s’engagea à ne pas laisser la rébellion manquer de son assistance. Plus tard, on trouva sur La Milletière des preuves nouvelles de sollicitations d’argent. « Ils demandèrent aussi en Angleterre une collecte pour les aider à leur extrême nécessité, à l’exemple de celle qui avait été accordée autrefois pour Genève. » Ce dernier témoignage est de Richelieu 12. La nécessité s’imposait de rompre ces relations compromettantes qui tendaient à constituer un protectorat anglais. Elles furent d’ailleurs inefficaces.
À la mort de Louis XIII, un agent nommé de Couvreulles alla en Angleterre pour intéresser les anglicans à un soulèvement du Bas-Poitou, qui voulait rétablir les églises supprimées par Richelieu. On apprit avec une surprise justifiée qu’un jour de jeûne avait été prescrit par les synodes en même temps en Angleterre, aux Provinces-Unies et en France. Ce fut la raison d’un commencement d’émotion parmi la population de Paris, qui menaça Charenton. Montbazon accourut avec une compagnie de Suisses pour protéger les huguenots. Les lettres de Mazarin attestent sa tolérance ; il écrivait : « La bonté de la reine embrasse généralement et sans distinction tous les vrais sujets du roi son fils 13. » Il en fut mal récompensé et dut lui aussi déjouer des interventions suspectes, qui se déguisaient mal sous des apparences religieuses. Vers la fin de la Fronde – en 1651 –, Mazarin ne fut pas peu surpris de recevoir le plan curieux et dangereux d’une constitution républicaine que les révoltés avaient préparée pour le midi de la France. Bordeaux devait être la capitale d’une République qui pourrait s’étendre à tout le pays. Condé et Conti en avaient préparé le plan d’accord avec les réformés et les Anglais... Comme prix de leur intervention protectrice, ces derniers devaient obtenir un port, Royan, Talmont ou Castillon, au besoin, s’ils le préféraient, Blaye ou La Rochelle. Le chef des réformés du Périgord, Pierre de Caumont, marquis de Cugnac, de la maison de la Force, fut chargé par Condé d’aller, avec Henri Taillefer, sieur de la Barrière, discuter la réalisation du projet avec le tout puissant Cromwell. Avant de se prononcer, le chef de la république anglaise voulut connaître l’état du parti protestant, et chargea d’une mission secrète l’obscur Staupe ou Stoope qui parcourut le midi ; il s’arrêta à Bordeaux, à Montauban, à Lyon et revint apporter à son maître des renseignements qui honorent la masse des populations protestantes : elles n’avaient aucune disposition à suivre leurs chefs nobles engagés témérairement dans l’alliance de ceux qui pactisaient avec Condé et les frivoles Frondeurs. De son côté, Mazarin négocia avec Cromwell, qui préféra préparer l’alliance avec le chef régulier du gouvernement 14.
Les réformés devaient trouver des avantages plus assurés par le fait du rapprochement politique, où Cromwell apporta des exigences qui attestent la tenace persistance des préoccupations confessionnelles.
« La paix serait faite entre nous et Cromwell, dit Gui Patin, sans le massacre de nos pauvres réformés dans la vallée de Saint-Martin ; il a dit qu’il voulait connaître de cette affaire, à cause de quoi il a envoyé au roi un gentilhomme tout exprès 15. »
Il fallut accorder par le traité la faculté d’établir des prêches dans les villes maritimes, soi-disant pour les Anglais qui viendraient y demeurer pour leur commerce 16. Après l’alliance, Cromwell eut le mauvais goût d’intervenir dans des affaires qui ne regardaient que l’administration royale. Le Languedoc fut alors sérieusement troublé par les réformés : ils assommèrent un colonel hollandais catholique qui accompagnait le prince de Conti en Catalogne ; à Nîmes se produisirent des troubles au sujet de l’élection des conseils. Les catholiques ne purent obtenir justice : Mazarin eut la condescendance d’accorder une amnistie, après avoir reçu une longue lettre de Cromwell qui se terminait ainsi : « Il est arrivé quelque chose dans une ville du Languedoc, nommée Nîmes : je vous prie que tout s’y passe sans effusion de sang et le plus doucement qu’il se pourra. » Les huguenots français ne manquèrent pas de témoigner leur reconnaissance ; ceux de Guyenne, assemblés au synode de Montpazier, signèrent en 1659 un engagement ferme avec les Anglais, promettant de leur livrer toutes les villes dont ils pourraient disposer quand les Anglais opéreraient une descente dans la province. D’autres synodes secrets prirent des résolutions semblables.
« Nous avons en main, écrit le duc de Bourgogne, les actes authentiques des synodes clandestins dans lesquels ils arrêtaient de se mettre sous la protection de Cromwell, dans le temps où l’on pensait le moins à les inquiéter, et des preuves de leurs liaisons criminelles avec le prince d’Orange subsistent également 17. »
Les traités d’alliance conclus par Henri IV, renouvelés par Louis XIII, auraient pu être un obstacle aux relations spontanées qui devaient s’établir entre les calvinistes de France et ceux des Provinces-Unies. La bienveillance du roi pour les Arminiens et l’illustre Grotius, échappé de sa prison après le meurtre de Barnevelt, fut une condamnation humiliante de l’intolérance pratiquée par les disciples de Calvin. Ce ne fut pas suffisant pour retenir les réformés en France, qui sollicitèrent l’intervention de la Hollande dans l’assemblée illicite de La Rochelle. Trois députés, Corcelles, La Chapellière, La Milletière, accompagnés par Basnage, parcoururent la Hollande pour intéresser les États à la cause de la sainte et chère liberté que l’on pratiquait d’une façon si étrange en proscrivant les contradicteurs. Ils mirent en avant l’intérêt qu’ils attachaient à une forme républicaine de gouvernement, plutôt que les raisons de conscience et de défense religieuse. La Hollande fit des sacrifices ; Maurice de Nassau envoya à Cette un navire qui renfermait des armes pour 12 000 hommes, en tout pour 200 000 écus, et des lettres pour Châtillon, pour les églises de Montpellier, Aigues-Mortes et Nîmes 18. En même temps les pirates inquiétèrent les côtes, et la Compagnie des Indes maltraita les Français à Java. Maurice paraît s’être lassé d’une politique d’intervention qui tendait à le brouiller avec le gouvernement. Les subsides furent supprimés, et Richelieu obtint un traité d’alliance favorable au commerce sur lequel nous n’avons pas à insister et qui fut appliqué pendant la première révolte de Rohan (Traité du 24 juillet 1624).
Pendant la seconde, Rohan envoya aux États un agent connu, qui avait déjà sollicité leur intervention, La Milletière, dont on réussit à saisir les instructions. Cette fois on invoquait les intérêts de la cause religieuse, dont il fallait éviter « la totale ruine », par des moyens temporels sous la forme d’hommes de guerre : on demandait 4 000 hommes soudoyés pour 4 mois, des vaisseaux de guerre, et avec 200 000 francs touchés à Amsterdam on mettrait sur pied 15 000 hommes à Sedan et 4 000 chevaux.
La Hollande fit passer ses avantages commerciaux avant tout ; elle refusa même audience au député qui cherchait à troubler son pays par une hostilité nouvelle ; elle ne voulut pas offenser le roi, et n’autorisa que les collectes dans certaines villes désignées.
La résolution prise par Richelieu d’anéantir l’organisation privilégiée des huguenots s’explique donc par les faits qu’il n’a pas été possible de contester ni de justifier. Tout commentaire est inutile. L’Espagne, l’Angleterre, la Hollande avaient été invitées par les calvinistes français à démembrer et à ruiner la patrie. Un pouvoir énergique fit comprendre au parti qu’une semblable attitude ne serait pas tolérée ; il eut dès lors une conduite moins coupable, parce que les moyens d’établir des alliances avec l’étranger lui furent enlevés. Au lieu de traiter avec les puissances, il se contenta de s’assurer des relations intellectuelles et commerciales.
Par Sedan les savants communiquèrent toujours avec Leyde, qui remplaça Genève comme centre de la lutte religieuse. André Rivet s’y fixa dès le commencement du siècle, et organisa une correspondance suivie avec l’Académie de Sedan. Il attira les mécontents, dénonça les prétendues persécutions, et sut, pour son opposition rancunière, utiliser les libres Gazettes de Hollande.
Le commerce fut une autre forme de liaisons suivies et sympathiques. La Hollande, avec laquelle Richelieu et le P. Joseph voulaient rompre à cause de la concurrence maritime, attira facilement les affaires des centres calvinistes. On a même pu dire avec justesse « que la nécessité impérieuse de commercer librement avec l’étranger paraît avoir surtout conduit les Rochelais à embrasser le protestantisme, et à se faire le champion des libertés locales 19 ». Il est donc difficile de prouver que la Réforme a été en France une œuvre essentiellement nationale 20. Grotius a mieux jugé en disant que les calvinistes ont apporté le trouble partout : ubicum que calvinistæ invaluere, imperia turbaverunt.
II
LEUR INTOLÉRANCE
Suspects par leurs relations auprès des États de même religion, les réformés furent tenus pour des sujets dangereux dans la communauté française, où le patriotisme était devenu une passion depuis les funestes guerres anglaises et la création de l’unité nationale. On les considéra comme des étrangers, presque comme des ennemis, malgré la bienveillante indulgence qu’inspirait leur origine française. Ils auraient pu se faire pardonner les actes des chefs et des synodes, si leur attitude dans les rapports journaliers avait été conciliante et aimable. Ils affectèrent l’isolement, parlèrent sans cesse de leurs droits, oubliant sans doute les devoirs que leur imposait la communauté sociale. Le beau mot de liberté religieuse était mal venu de la part de dissidents qui avaient toujours persécuté quand ils avaient eu la force et le pouvoir souverain.
Sismondi est obligé de reconnaître qu’en Angleterre « Henri VIII imposa ses opinions personnelles comme confession de foi sous les peines les plus rigoureuses, livrant à des supplices cruels tous ceux qui s’en écartaient, soit qu’ils penchassent vers la réforme ou vers le catholicisme ; il fut le plus sanguinaire des persécuteurs 21 ». Quoi qu’en dise le même Sismondi, qui essaie de plaider la cause des persécuteurs, le bûcher de Servet n’est pas, comme il le prétend, un fait presque isolé dans l’histoire des calvinistes 22. L’Angleterre continua le système déplorable des violences légales, des pénalités déterminées par des lois féroces, interdisant l’élection à toutes les charges de l’État, des villes et des corporations à tous ceux qui ne pouvaient pas prouver leur participation à la cène. Il y avait mieux : six mois après l’âge de dix-huit ans, le papiste était déchu de ses héritages qui passaient au protestant le plus proche ; on confisquait ses revenus mobiliers, ses rentes, ses dépôts. Tout protestant qui se convertissait à la religion catholique tombait dans le crime de haute trahison. La propagande fut d’ailleurs empêchée de la façon la plus rigoureuse. Élisabeth interdit l’entrée de son royaume à tout ministre du culte catholique sous peine de mort ; elle fit poursuivre les missionnaires jusque dans les mers du Japon, où ils étaient pendus aux vergues. Malgré le scepticisme du XVIIe siècle et les préoccupations des révolutions qui produisirent une république en apparence démocratique, les lois subsistèrent. En 1661 les catholiques firent une démarche auprès de Charles II, qui avait fait des déclarations conciliantes avant la Restauration à Bréda ; ils ne purent obtenir l’atténuation des lois pénales sur les prêtres, ni faire modifier des dispositions honteuses qui atteignaient les catholiques dans leurs droits de citoyen. Remarquons la date : 1661.
En Suisse et en Hollande même sévérité religieuse à l’égard des dissidents ; l’intolérance s’affirma surtout à Genève, où en 60 ans on brûla cent cinquante personnes ; Gentilis y fut condamné à mort pour avoir contredit les doctrines de Calvin sur la Trinité. Calvin imposa l’obéissance passive comme un devoir étroit au nom de ses seules convictions personnelles. Il y joignit l’insulte ; ses contradicteurs étaient traités de faquins enragés, de monstres qu’il fallait étouffer. Quand on veut se faire une idée juste du fanatisme haineux qui produit l’intolérance la plus coupable, il faut peser les circonstances qui ont marqué l’arrestation et l’exécution de Michel Servet.
« C’était, dit Voltaire, un attentat inouï d’arrêter, sans aucun prétexte, un sujet de Charles-Quint qui voyageait sur la foi publique, muni de bons passeports. Servet ne voulait coucher qu’une nuit à Genève pour aller en Allemagne. Calvin, qui le sut, le fit saisir comme il partait de l’hôtellerie de la Rose. On lui vola 97 doublons d’or, une chaîne d’or et 6 bagues.... Calvin, qui aurait été lui-même brûlé en France, s’il avait été pris, força le misérable conseil de Genève à faire brûler Servet à petit feu, avec des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n’y eut point à la Saint-Barthélemy d’assassinat plus cruellement exécuté 23. » Le conseil de Genève conserva l’esprit de son ancien dictateur : parmi les nombreuses exécutions, nous remarquons surtout celle de Nicolas Anthoine, qui subit en 1632 la peine capitale pour avoir passé de la religion réformée à la religion juive.
En France, les réformés adoptèrent, avec la doctrine calviniste, les habitudes d’intolérance et de persécution. « Mon cousin, disait Charles IX à Condé, il n’y a pas longtemps que vous vous contentiez d’être soufferts par les catholiques ; maintenant vous demandez à être égaux, bientôt vous voudrez être seuls et nous chasser du royaume 24. » Quand Condé rentra à Orléans, il reçut la visite de 72 ministres sectaires, qui réclamaient la pleine liberté des synodes, et invitaient Condé à requérir du roi des peines rigoureuses contre les athées, les libertins, les anabaptistes et autres schismatiques. À peine échappés du bûcher, ils réclamaient le droit d’y traîner d’autres victimes. Ils n’ont donc pas échappé à l’esprit du temps, qui ne comprenait pas la liberté religieuse. Ils ont vivement reproché aux États de Blois (1577) leur unanimité à demander la suppression d’un culte hérétique en France ; mais, dans le même temps, des conseillers du roi de Navarre n’étaient pas moins unanimes pour s’opposer à ce qu’il permît de célébrer la messe en Béarn 25.
Jeanne d’Albret, tant célébrée par les huguenots, apporta dans son gouvernement les procédés les plus exclusifs, l’âme haineuse d’une sectaire savante, qui réclamait la liberté en France pour les réformés, et dans le même temps proscrivait dans ses États toutes les manifestations de la foi catholique. Un jour les protestants pillent la cathédrale de Lescar, le lendemain elle vient y célébrer la cène. Elle oblige tous les habitants de Sauveterre, même les prêtres et les religieux, d’assister aux prédications des ministres ; elle exclut les catholiques de toutes les charges. Sur ses ordres, Montgomery massacre 3 000 catholiques à Orthez ; on montre encore près de Saint-Sever un précipice qui servit de tombeau à plus de deux cents prêtres. Sur la fin, elle interdit le culte catholique, et, comme Henri VIII, imagina un tarif de pénalités, qui devaient frapper ceux qui négligeraient le prêche. Elle pouvait alors écrire à Montgomery « que ses pays sont purifiés et bien remis ».
Il ne fut jamais possible d’espérer faire admettre de pareils procédés en France ; les réformés, au moment de leur plus grande prospérité, ne formèrent jamais qu’une fraction de la population, comprenant une partie de la noblesse qui cherchait à s’affranchir de la royauté et à dominer le peuple, des bourgeois commerçants, et les paysans du pays des Albigeois et de la région cévenole. Malgré leur petit nombre, ils manifestèrent leurs sentiments d’ostracisme de façon assez significative pour exciter une inquiétude générale dans la société française. Ils interdirent le culte catholique dans les villes de sûreté, et Sully eut beaucoup de peine à obtenir l’entrée des prêtres dans les hôpitaux de La Rochelle. Dans les villes du midi, la minorité catholique était toujours menacée d’être emprisonnée ou expulsée en masse. À Millau, les notaires refusaient de passer les actes des dissidents catholiques ; au XVIIe siècle, les protestants avaient un sceau significatif : il représentait une Religion appuyée sur une croix, foulant aux pieds un squelette qui figurait l’Église romaine. Le parti n’admettait pas la contradiction : le synode de Saint-Marcellin, qui se réunit en 1606, se trouva offensé par les appréciations critiques de l’historien Mathieu, qui avait cru devoir examiner les décisions d’un synode tenu à Gap.
« L’assemblée étant avertie qu’un certain Mathieu, avocat de Lyon et historiographe, a vomi de puantes calomnies contre le synode national tenu à Gap en une histoire qu’il a fait imprimer depuis naguère, il a été dit que M. Charrier la verra, et que s’il juge qu’il y ait chose qui doive être relevée par les églises, celles de cette province en laquelle ledit synode se tint, poursuivraient devant la chambre de l’Édit la condamnation de cette partie de ladite histoire et du calomniateur même, et ce par le procureur général 26. »
On pourrait dresser une longue liste des persécutions locales, mesquines et honteuses à la fois qui se produisirent sous toutes les formes au hasard des circonstances. Dans les villages de Courcelles et de Chauny près Metz, le seigneur huguenot David de Dampierre de Jonquières persécutait les catholiques en les obligeant à envoyer leurs enfants à l’école des réformés ; les taxes de la taille étaient rejetées entières sur les orthodoxes, et à Courcelles il y avait 53 familles calvinistes sur 63 27.
Les réformés se montraient aussi intolérants dans leurs rapports entre des religionnaires de sectes différentes, se croyant appelés par le second commandement, comme le dit Sismondi 28, à supprimer l’idolâtrie par tous moyens, et avant tout celle de la messe. Ils n’avaient pas plus de support les uns pour les autres, et La Popelinière regarde l’impunité dont avaient joui quelques ariens, sociniens et antitrinitaires qui avaient paru à Lyon comme un malheur non moins grand que la persécution des calvinistes. Rendant compte de l’ouvrage consacré par M. Paul de Félice aux Protestants d’autrefois, la Revue historique de M. Gabriel Monod n’a pu s’empêcher de constater et de regretter l’intolérance des pasteurs qui s’est affirmée jusqu’à la révocation :
« On aurait désiré que l’auteur exprimât un peu plus haut le regret de voir ses collègues du temps jadis intolérants vis-à-vis de leurs frères, ne fût-ce que pour pouvoir compatir plus sincèrement à leur sort, alors qu’ils devinrent à leur tour victimes d’une intolérance plus cruelle 29. »
Un autre témoignage du parti nous dispense d’insister plus longuement sur l’attitude des réformés, qui ont invoqué le principe de la liberté religieuse sans l’appliquer et sans le comprendre. « Le protestantisme, a dit Guizot, ne saurait être lavé du reproche d’intolérance et de persécutions ; il n’a point proclamé la liberté de conscience et il l’a souvent violée 30. »
L’écrivain catholique A. Nicolas n’a fait que traduire en langage philosophique la vérité historique de l’intolérance protestante. « L’intolérance de la Réforme, dit-il, n’a pas été une intolérance de légitime défense, de moyen et d’accident, mais une intolérance d’attaque, de principe et de but systématique, une intolérance de nature et de régime 31. »
III
LEURS VIOLENCES ET LEURS THÉORIES POLITIQUES
La violence est fille de l’intolérance. Les réformés donnèrent à leurs persécutions un caractère implacable qui rendit leurs communautés un instant redoutables. Il faudra dresser un jour la liste des actes du vandalisme accomplis pendant les deux siècles qui ont précédé la révocation. Les attaques contre les personnes, les meurtres, les assassinats peuvent encore s’expliquer par les raisons politiques qui avaient divisé la France. Cependant quand on suit le développement de ces passions dans les rivalités locales, on constate chez les réformés un fanatisme qui ne reculait devant aucun moyen ; l’assassinat était un des plus assurés pour ouvrir le chemin du ciel 32. On tuait donc non seulement pour affaiblir une nation, à laquelle on avait déclaré la guerre, mais pour obéir à un devoir de conscience. Passons sur ces faits d’un siècle de violence qui a sacrifié tant de vies humaines.
Le vandalisme protestant s’est attaqué surtout aux monuments, aux œuvres de la Renaissance, et a accompli des destructions irréparables, dont les amis des arts ne peuvent se consoler. Il faut chercher l’explication de ces passions barbares dans l’inspiration religieuse qui a poussé les réformés germaniques à anéantir les manifestations artistiques du génie latin. Sous prétexte de combattre des abus, des superstitions, les réformés ont décidé l’abolition des images, dont le culte fut dénoncé comme une idolâtrie. Non contents de s’élever au-dessus des faiblesses qu’ils croyaient devoir rejeter, ils se mirent à déchirer les riches enluminures des manuscrits et des missels pour y substituer le texte nu de la Bible. Ils renversèrent et brisèrent les statues des saints, puis s’attaquèrent aux édifices religieux, renversant les croix, profanant et brisant les châsses et autres objets sacrés de grande valeur artistique. Dès 1562 les grandes églises du centre, Orléans, Blois, Tours, Angers, Lyon, Montpellier, celles de la Gascogne, à Paris celle de Saint-Médard avaient vu passer les nouveaux vandales ; il en fut de même des abbayes, dont beaucoup furent incendiées. Jeanne d’Albret avait mis dans le château de Vendôme une garnison de Suisses et de Gascons protestants : ces soldats dévastèrent l’église collégiale de Saint-Georges qui était la chapelle du château et renfermait les tombeaux des comtes de Vendôme et des premiers Bourbons. Ils violèrent les tombeaux et brisèrent les statues de marbre qui ornaient les mausolées. Théodore de Bèze blâma « ce brisement de sépultures », mais se montra très indulgent pour la destruction des images : « Pour ce que le fait de foi est selon la volonté de Dieu qui condamne les idoles et l’idolâtrie, et qu’il semble qu’en une chose si générale il y ait quelque conseil de Dieu qui veut peut-être par ce moyen faire honte aux plus grands par les plus petits, je me contente de reprendre en général ce qui est digne de répréhension, et de modérer telles impétuosités autant qu’il m’est possible 33. »
Quand, l’ordre rétabli dans le royaume, il fut impossible de se permettre pareilles libertés, les violences continuèrent sous forme de profanations et insolences. À Caen, un dimanche de novembre 1621, on célébrait l’office dans l’église des jésuites ; un imprimeur s’élança sur le prêtre au moment de l’élévation, et lui arracha le calice des mains. À Caen encore, le 7 juillet 1628, sur le passage d’une procession, la femme du sieur Poullain, passementier, coupa la corde qui supportait la toile tendue devant sa porte, larda cette toile de coups de couteau et s’écria à la vue du Sacrement : voilà saint Jean le Blanc, sobriquet qui servait à désigner l’hostie. La même année, à Saint-Lô, des réformés noircirent l’eau des bénitiers de l’Église Notre-Dame, et pendirent à l’une des croix de la ville un pourceau mort 34. Les profanations de l’hostie se reproduisirent ailleurs, par exemple à Couches dans l’Autunois, où quatre hérétiques pénétrèrent la nuit dans l’église et emportèrent la grande hostie dans leur cimetière où ils la foulèrent aux pieds. Le fait donna lieu à une procédure qui amena quatre condamnations.
Aux haines provoquées par les violences, par le vandalisme, par les dissidences religieuses s’ajoutaient les défiances politiques qui persistaient et avaient raison de persister, malgré l’apparente fidélité des réformés aux ministres de la royauté. Quand triomphait, universellement accepté, le principe des droits de l’absolutisme paternel de Louis XIV, on ne pouvait pas oublier les théories démocratiques par lesquelles les protestants désiraient substituer un régime d’assemblées représentatives au gouvernement personnel d’un seul. On n’oubliait pas qu’ils avaient voulu organiser une fédération hostile à la royauté avec la résistance de la noblesse, l’opposition des provinces et des communes soutenues par les villes de sûreté, capitales de petites républiques qui formaient un État dans l’État. Hubert Languet avait poussé la hardiesse jusqu’à soutenir que le régicide est un droit des peuples 35, et la même théorie se retrouve dans la République de Bodin.
Leur préférence pour une forme républicaine avait été souvent affirmée, et persistait, révélée par les sympathies que leur inspirait la Hollande, considérée comme une patrie d’avenir. Leurs synodes et autres assemblées avaient laissé des témoignages inquiétants pour la royauté. À Millau (16 déc. 1573), ils avaient réclamé que la souveraine autorité fût transférée du roi aux États généraux réunis tous les six mois, et soutenue par les États provinciaux convoqués tous les trois mois. Par les garanties réclamées pour l’indépendance individuelle, et par l’association ils avaient recommencé le grand combat contre la royauté 36. Ils continuèrent la lutte au XVIIe siècle, bataillant autour des décrets royaux avec une audace qui devenait souvent de l’impertinence. Charnier osait dire au chancelier que si on ne leur accordait la permission que les protestants demandaient, ils sauraient la prendre 37.
Henri IV ne se faisait pas illusion, et recommandait à la reine de tout préparer pour une guerre inévitable contre ces ennemis de la royauté, qui lui avaient causé de nombreux embarras 38.
Le ministre Brienne a exactement défini leur tenace hostilité qui ne s’avoua jamais vaincue : « Quelque paix que les huguenots aient signée, ils n’ont jamais eu d’autre intention que d’y contrevenir quand ils le pourraient... et ils ont toujours été dans le dessein ou de former une république, ou de diminuer au moins l’autorité du roi, de telle manière qu’ils ne fussent obligés de s’y soumettre qu’autant qu’ils le voudraient et qu’il pourrait convenir à leur intérêt 39. »
Brulart de Sillery pouvait dire à l’ambassadeur de Venise : « Ces huguenots ont formé un corps qui préjudicie à l’autorité du roi et qui lui enlève le sceptre de la main. À La Rochelle, ils font leur assemblée sans en demander de licence, ils établissent des statuts, ils imposent des charges, prélèvent de l’argent, rassemblent des milices, construisent des fortifications, comme s’il n’y avait point de roi, et qu’ils fussent, eux, les maîtres absolus... Ils sont récalcitrants, ils ne veulent pas obéir, et de jour en jour deviennent plus insolents 40. » Brulart continua la conversation en prédisant leur future alliance avec la catholique Espagne.
À la première éclipse du pouvoir, leur besoin de révolte faillit trouver satisfaction ; nous avons vu quelles criminelles alliances ils formèrent avec l’Angleterre pendant la minorité de Louis XIV.
Il arriva un moment où de pareilles tentatives ne furent plus possibles ; au lieu de préparer la guerre et l’insurrection, les chefs du parti durent se résigner à reprendre les discussions philosophiques ébauchées au siècle précédent sur les origines et la nature du pouvoir qui doit présider au gouvernement des sociétés. Jurieu en formula les dogmes avec une logique apparente qui provoqua des réponses éloquentes de Bossuet, organe de l’opinion alors dévouée à la royauté. C’est le peuple qui donne la souveraineté, disait Jurieu, donc il la possède. Il est contre la raison, ajoutait-il, qu’un peuple se livre à son souverain sans quelque pacte. Et il reprochait à Bossuet de flatter les rois. Bossuet répondit en attaquant de front la logique de son adversaire et lui opposa les leçons de l’histoire, reprochant à la Réforme « d’avoir armé les sujets contre leur prince, et d’avoir rempli tout l’univers de guerres civiles ; et il est encore plus mauvais de l’avoir fait par principe, et d’établir, comme fait M. Jurieu, des maximes séditieuses qui tendent à la subversion de tous les empires et à la dégradation de toutes les puissances établies de Dieu. Car il n’y a rien de plus opposé à l’esprit du christianisme, que la Réforme se vantait de rétablir, que cet esprit de révolte, ni rien de plus beau à l’ancienne Église que 300 ans de persécutions, en conservant une inviolable fidélité envers les puissances ; donc rien de plus opposé à l’ancien christianisme que ce christianisme réformé, puisqu’on a fait et qu’on fait encore dans celui-ci un point de religion de la révolte, et que dans l’autre on en a fait un de l’obéissance et de la fidélité 41 ». Et Bossuet conclut en disant que la Réforme a eu, dès son origine, un esprit contraire à l’esprit du christianisme et à celui du martyre 42. C’est le cas de rappeler l’exclamation de Montluc : Et quel diable d’églises sont ceci qui nous font des capitaines ! et une conversation de François Ier avec le nonce du Pape, que nous rapporte Brantôme.
François Ier menaçait le nonce de permettre la religion de Luther. « Sire, lui répondit-il, vous en serez marry le premier ; et vous en prendrait très-mal, et y perdriez plus que le Pape ; car une nouvelle religion mise parmi un peuple ne demande que changement de prince. À quoi songeant incontinent le roy, il embrassa le dit nonce et dit qu’il était vrai. Voilà pourquoi le grand sultan Soliman défendit celle de Luther comme la peste, se fondant sur ces mêmes raisons 43. »
La grande voix de Bossuet vient de nous traduire l’opinion de son siècle, qui considérait comme un dangereux ennemi de l’État celui qui soutenait, sous le couvert de la religion, des idées politiques contraires à celles de la royauté de droit divin. L’opinion a changé depuis, et les générations, élevées avec les idées de la révolution, peuvent approuver les principes parlementaires des dissidents religieux, peuvent les revendiquer comme des précurseurs ; si nous avions à examiner de plus près la question, nous devrions ramener à des proportions plus modestes le rôle libéral de la Réforme, et rappeler que les républiques vraiment libérales de Suisse et d’Italie, ainsi que les villes libres d’Allemagne, s’organisèrent avant elle. Pour le moment, nous voulons seulement insister sur la nécessité qui impose aux historiens l’obligation de juger les faits d’après les idées des temps qui les ont inspirées. Pour les hommes du XVIIe siècle, les dissidents n’étaient pas seulement des hérétiques, l’opinion voyait en eux de dangereux adversaires de la société groupée sous l’autorité acceptée d’un roi. On comprend alors les haines qui les ont poursuivis, l’ostracisme qui les a maintenus dans leur isolement, et enfin la persécution qui les a dispersés.
IV
PROJETS DE RÉUNION ET TENTATIVES DE CONVERSION
Avant d’en venir aux extrémités pleines d’inconvénients, le gouvernement des rois Louis XIII et Louis XIV, bien conseillé par les cardinaux ministres, chercha les moyens pacifiques de faire cesser la division entre sujets d’un même État. Richelieu commença par briser l’opposition politique, et étudia avec ses conseillers les procédés qui pourraient rétablir l’union religieuse. Il saisit comme prétexte la décision prise au synode de Charenton qui rapprocha les deux partis luthérien et calviniste. Et dans ces circonstances les calvinistes, qui formaient presque tout le parti en France sous le nom de Réformés, étaient sincères et empressés dans leur désir de rapprochement, que repoussaient les disciples de Luther 44. « Nous suivons, disait Daillé, le zèle et la charité de nos pères et de tous les docteurs de notre confession, qui ont toujours recherché la paix avec les luthériens 45. » On pouvait espérer que les réformés montreraient une certaine bienveillance à examiner les propositions d’un accommodement avec les catholiques ; on pouvait invoquer, pour justifier cette très légitime espérance, les paroles de La Noue inscrites dans ses Discours politiques et militaires :
« Puisque chacun confesse qu’il avoue un même Dieu, et avoue pour sauveur un même Jésus-Christ ; puisque les Écritures et fondements sont semblables, il doit y avoir telle fraternité entre eux (catholiques et réformés) que, cessant toutes haines, cruautés et guerres, on vienne à quelque réconciliation. Je pense que ceux qui ont quelque impression de religion en l’âme doivent être induits à s’adoucir, et ceux qui y ont la vengeance logée doivent être assouvis de tout le sang qui a été répandu. »
Des réformés avaient manifesté des sentiments favorables : tel Jean de Serre, dont le plan d’union fut présenté à Henri IV ; Jérémie Ferrier, un converti, Cameron, professeur de Montauban, ennemi des jésuites, soutinrent la même idée qui fut aussi patronnée par un catholique éminent, Camus, évêque de Belley 46. Les théologiens dressèrent la liste des points controversés, et nous en trouvons une énumération précise dans un manuscrit du temps, contenant « les résolutions des principaux points de controverse en la religion, lesquelles pourront servir pour l’accommodement des deux religions 47 ».
Richelieu apporta à cette œuvre d’union une conviction sincère, et essaya de la faire aboutir en employant les moyens que le pouvoir mettait à sa disposition. Pour trancher les querelles théologiques, il s’entoura de docteurs qui examinèrent les controverses, réunirent les textes ; il fut décidé que l’on établirait d’abord les doctrines communes, on chercherait ensuite la conciliation sur les dogmes contestés. Dulaurens, Lescot, confesseur du cardinal, engagèrent le ministre à s’appuyer sur la Bible, la Bible de Genève, et furent approuvés par Richard Simon, qui se flattait de confondre les réformés par un seul argument ; il consistait à les mettre au défi de trouver tous leurs dogmes dans la Bible. Richelieu aurait préféré s’appuyer sur l’autorité de la tradition représentée par les Pères.
En même temps il fit interroger les ministres, leur offrit des avantages et leur proposa un colloque, où lui, Richelieu en personne, se proposait de prendre la parole, et de décider brusquement par sa haute autorité l’adhésion de tous à son projet de réunion. Il trouva les pasteurs du Languedoc disposés à le suivre ; ceux de Normandie adhérèrent en nombre ; Dumoulin de Sedan se montra intraitable, et sa protestation, lancée avec éclat, décida le Cardinal à ajourner l’assemblée, sans renoncer à l’espoir d’affaiblir le parti par les moyens légitimes de persuasion 48. Le P. Joseph fut son collaborateur zélé, estimant que la réconciliation des deux confessions donnerait à la France une grande force pour entreprendre la croisade orientale contre les musulmans. Des théologiens choisis parmi les catholiques, parmi les convertis, publièrent un nombre considérable de traités pour préparer l’union. Dulaurens en fut le directeur ; il provoqua ou encouragea les nombreuses publications de Jean Nouvelly, de Varin, de la Devèze, de François Petit, ministre de Nîmes, de Philippe Codur, qui continua à écrire en faveur de l’union jusqu’en 1645. Codur avait conseillé à Richelieu de ne pas chercher les conversions individuelles, mais de gagner les pasteurs ; ennemi des moyens violents, il écartait aussi toute intervention du Pape. Gui Patin affirme que l’on gagna ainsi Paul Ferri de Metz, qui accepta une pension de Richelieu 49. Grotius Fut aussi favorable, et, par son approbation du projet, provoqua une violente réplique de A. Rivet 50.
Le plus actif des écrivains dévoués au généreux projet du Cardinal fut Brachet de la Milletière, ancien de Charenton, connu par son zèle exubérant à l’assemblée de La Rochelle, son dévouement pour Rohan et ses missions en Hollande. Il avait passé quatre ans à la Bastille ; condamné à mort par le Parlement de Toulouse, il avait obtenu sa grâce en promettant de servir le ministre. Il se plongea dans les études de théologie, et crut pouvoir présenter dans deux ouvrages décisifs les arguments qui permettaient d’assurer le succès de la réunion 51. La Milletière avait une méthode très simple qui consistait à prendre dans les deux confessions les points communs pour amener les uns et les autres à faire des concessions : les catholiques accorderaient les réformes de la discipline, et les réformés renonceraient à leurs négations dogmatiques. Voilà la thèse qu’il soutint pendant trente ans, voulant faire admettre des catholiques les raisons qui avaient, à ses yeux, légitimé la protestation réformatrice du XVIe siècle, rendue nécessaire par les abus et les scandales de l’Église ; puis, se retournant vers les réformés, il les invitait à constater que les désordres avaient été corrigés, que l’Église avait été vraiment réformée. Il en résultait que les fidèles de la chrétienté devaient se rapprocher dans la confession commune des dogmes immuables, dont il s’appliqua à démontrer la nécessité. Il publia ainsi un gros livre pour justifier la nécessité du pouvoir souverain reconnu à la Papauté, répondant du même coup aux insinuations malveillantes de certains catholiques, qui accusaient Richelieu de favoriser les réformés pour préparer l’organisation d’une Église nationale dont il serait le patriarche 52.
La propagande un peu tapageuse de La Milletière fut continuée sous le ministère de Mazarin, qui laissa se produire, sans s’y intéresser particulièrement, les tentatives spontanées des partisans de l’union. En 1670, un ministre de Saumur, Isaac d’Huisseau, publia de son propre mouvement un livre qui causa une grande émotion : La réunion du christianisme, ou la manière de rejoindre tous les chrétiens sous une même confession de foi 53, œuvre de large tolérance universelle, qui séduisit Jurieu et rallia de nombreux partisans. Appliquant à la religion la méthode de Descartes, d’Huisseau voulait n’admettre que ce qui est indiscutable, la parole de Dieu et le symbole des apôtres : « Il n’y a que Dieu seul, dit-il, qui nous puisse déclarer les choses qui sont de Dieu, parce qu’il n’y a que Dieu qui connaisse Dieu. Tout ce que les hommes en disent, ce n’est qu’en bégayant 54. » Il détaillait bien dans ses commentaires précis la fatigue que produit la discussion, les inconvénients de la passion qui aveugle, de l’amour-propre qui porte les auteurs à donner une importance fausse à leurs conceptions personnelles. Les réformés témoignèrent leurs inquiétudes par une condamnation immédiate du livre, et le synode d’Anjou retira à d’Huisseau ses fonctions de ministre.
Un pasteur converti, Joseph Arbussy, publia un livre moins original par l’inspiration 55, qui reçut cependant l’approbation de Bossuet, alors évêque de Condom. L’apparition de ce grand nom dans le débat nous avertit qu’une nouvelle phase de la politique royale a commencé avec le pouvoir personnel de Louis XIV. À partir de 1665, surtout, se produisit partout une propagande active pour gagner les ministres. Gui Patin prétend que l’on fut sur le point de réussir auprès de Claude. « On dit qu’il branle dans le manche, et si nous pouvons voir une fois ce ministre converti, cela fera un horrible scandale au parti huguenot, et néanmoins cela peut arriver, car il y a bien des gens au monde qui fidem venalem habent, et quibus numinis instar nummus ipse 56. » Turenne donna son avis sous forme de conseils, demandant des concessions à l’Église catholique.
Bossuet étudiait depuis longtemps les controverses, et avait consacré son premier ouvrage à une réfutation du Catéchisme général de la Réformation, publié par Paul Ferri, à Sedan (1654). Il continua à s’occuper activement des réformés, en se donnant comme but la réconciliation par la persuasion « chrétiennement et de bonne foi, sans violenter la conscience des uns ni des autres, de quoi on savait que S. M. était entièrement éloignée 57 ». Doyen de Metz, Bossuet négocia avec Paul Ferri ; il écrivait à son père après les premiers pourparlers : « Il nous a semblé à tous deux qu’un siècle et demi de disputes devait avoir éclairci beaucoup de choses, qu’on devait être revenu des extrémités, et qu’il était temps plus que jamais de voir de quoi nous pouvions convenir 58. » La polémique continua sur le même ton de politesse déférente ; mais les pasteurs de Metz se dégagèrent habilement en déclarant qu’ils ne pouvaient pas prendre de résolution sans le consentement des autres Églises du royaume « étant prêts, en ce cas, de contribuer en une si bonne œuvre tout ce que la vérité et leur conscience peuvent permettre ». Pour sa part, Ferri déclara qu’il voulait bien travailler à la réunion, qu’il attendait les propositions, mais n’en ferait pas.
La Cabale des accommodeurs compta parmi ses collaborateurs le pasteur de Sézanne, Nicolas d’Allemagne, qui fut commissaire du roi auprès de plusieurs synodes ; Alexandre d’Yze, qui réussit à mécontenter les deux partis : il fut déposé par le synode du Dauphiné, et les catholiques supprimèrent son livre. Bossuet ne put le défendre, parce qu’il demandait de trop grands sacrifices aux catholiques. Les Réformés, malgré l’intervention de Leibniz, prirent, à Charenton, en 1673, la résolution ferme d’écarter toutes les propositions de rapprochement. L’influence des vieux huguenots imposa cette déclaration intransigeante ; les apôtres de l’union y furent qualifiés de traîtres, et déclarés incapables de remplir toute fonction ecclésiastique. De Maastricht Louis XIV annula les décisions du synode.
Le roi fit continuer l’œuvre commencée depuis longtemps par les missions, qui pouvaient rendre inutiles les projets d’union par une conversion volontaire des calvinistes. Nous n’avons pas à refaire ici, ni même à résumer l’histoire des efforts tentés sous la direction de Pellisson et des évêques. Louis XIV suivit de près la campagne à laquelle s’intéressèrent partout les intendants. La correspondance officielle nous renseigne sur l’intérêt qu’il témoigna aux missionnaires ; il se félicita de leurs succès, et se montra généreux pour récompenser les nouveaux convertis. Il écrivait au marquis de Théobon : « Ayant su que le comte de La Motte, votre petit-fils, après avoir été pleinement instruit des vérités chrétiennes et catholiques a, sans aucune induction, abjuré l’hérésie, et fait en même temps sa profession de foi entre les mains de l’archevêque de Paris, en face de l’Église, j’ai été bien aise pour le retenir pour un des pages de ma grande Écurie, et de vous assurer moi-même, par cette lettre de ma main, du soin que je veux avoir de lui 59. »
Le roi estimait les sacrifices d’argent peu de chose pour assurer un si grand bien, c’est-à-dire la conversion, et l’écrivait à l’archevêque de Rouen, promettant une pension de 1 000 écus, prise sur un bénéfice pour l’abjuration d’un conseiller au parlement 60. Une pareille manœuvre devait être conduite avec prudence, et, s’il accordait des faveurs aux convertis, il ne voulait pas de violence contre ceux des sujets de la religion qui lui étaient fidèles. « Il ne faut pas, disait-il à Saint-Aignan, les traiter avec moins d’égard et de bonté ; aussi la vigilance de votre part doit être égale envers tous, et si vous trouviez quelque chose parmi ceux de ladite religion qui ne fût pas à souffrir, vous devez bien vous garder d’en faire une affaire générale, et vous contenter de prendre pour les particuliers les précautions nécessaires 61. » Aussi Ranke se voit obligé, malgré ses sympathies protestantes, de reconnaître que les Réformés furent plutôt en butte à des taquineries et des contrariétés qu’exposés à de réels dangers 62.
Au XVIIe siècle la société était redevenue profondément catholique ; il devient facile de comprendre pourquoi les contemporains jugèrent favorablement les tentatives officielles de conversion, qui réussirent d’ailleurs auprès des plus remarquables esprits. Quand on vit Turenne, Pellisson, Montausier se convertir à la religion du roi, beaucoup se prirent à réfléchir parmi les Réformés, et les intendants purent produire de longues listes d’adhésion à la foi catholique. On restreignit de plus en plus les privilèges, les tolérances contraires à l’Édit de Nantes. « Le roi, dit Pellisson, se borna à faire exécuter simplement les derniers édits, soit favorables, soit contraires, à ceux que l’erreur a séparés de l’Église, laissant seulement aux magistrats en cette matière le pouvoir qu’ils ont en toutes les autres, qui est de resserrer ou d’étendre la loi dans le cas qu’elle n’a pu prévoir, suivant que la chose est odieuse ou favorable, et se réservant à lui-même de faire peu de grâces aux obstinés, et beaucoup à ceux qui prendraient des sentiments plus raisonnables 63. »
C’était le programme légitime fixé par le roi dès son avènement. À cette époque de début royal, Colbert avait désigné à son choix comme historiographe du royaume, le huguenot Perrot d’Ablancourt ; Louis XIV répondit : « Je ne veux point d’un historien qui soit d’une autre religion que moi. » Une pareille attitude a soulevé les doléances passionnées d’un parti qui avait une tendance naturelle à déplorer comme une persécution la défiance des pouvoirs réguliers. On anéantit ainsi le parti par la voie de douceur, dont un de ses historiens récents, M. Douen, fournit une interprétation curieuse, en affirmant que l’on éluda l’édit qui consacrait son droit à l’existence. Les contemporains n’avaient pas sur l’Édit la même opinion que nos modernes légistes, qui considèrent comme un droit définitif toute concession une fois accordée sous l’influence d’intérêts temporaires. Un édit favorable devient pour eux un droit définitif et intangible. Omer Talon, organe de la bourgeoisie parlementaire, avait une autre conception. « Les Réformés, dit-il, ne sont soufferts que par tolérance, comme une chose qu’on voudrait bien qui ne fût pas ; aussi les affaires qui les regardent ne doivent pas être expliquées favorablement, mais à la rigueur 64. »
Pour se défendre contre un régime que soutenait l’opinion publique, le parti réformé aurait pu modifier son attitude, renoncer aux violences, aux doléances fatigantes, se confondre avec la nation en faisant écarter toute apparence d’isolement politique produit par les raisons confessionnelles. Les chefs du parti catholique leur facilitaient les premières démarches, en recommandant partout et à tous de ne pas employer contre les convictions de la conscience les armes politiques du pouvoir absolu.
« Traitons les errants avec paix, disait Bossuet, et avec douceur ; c’est déjà faire une assez grande peine aux gens que de leur faire voir qu’ils ont tort, et en matière de religion. Rendons-leur douce et aimable cette religion contre laquelle nous les voyons révoltés 65. »
« Sur toutes choses, disait Fénelon à Jacques III, ne forcez jamais vos sujets à changer leur religion ; nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté du cœur. La force ne peut jamais persuader les hommes, elle ne fait que des hypocrites. Quand les rois se mêlent de religion, au lieu de la protéger ils la mettent en servitude. Accordez à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant, avec patience, tout ce que Dieu souffre, et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion 66. »
Louis XIV ne raisonnait pas autrement quand il réclamait pour les catholiques la faveur de la tolérance dans les États protestants. Il écrivait aux proconsuls et conseillers de la ville de Hambourg « pour les convier à accorder aux catholiques la liberté de conscience dans l’étendue de leur pouvoir 67 ». À Charles II : « Ayant appris par la voix publique la proposition que le Parlement d’Angleterre vous fait d’exercer de nouvelles sévérités contre vos sujets catholiques, mon devoir et ma conscience me feraient, en cette rencontre, des reproches secrets si je ne vous témoignais que cet avis m’a vivement touché. Vous savez avec quelle douceur et quelle modération les princes catholiques traitent dans leurs États leurs sujets qui professent une autre croyance 68. »
Alors pourquoi la Révocation fut-elle ordonnée par un roi qui comprenait et réclamait la tolérance religieuse comme les prélats ses conseillers ? L’explication naturelle d’un acte qui semble la contradiction de principes toujours avoués nous est fournie par l’attitude des Réformés, et les circonstances particulières où se trouva la monarchie à la fin du siècle.
« Je ne trouve rien de plus injuste que de persécuter un homme pour sa croyance, mais je ne vois rien de plus fou que de s’attirer la persécution », disait Saint-Évremond. Après cinquante années de paix officielle, le parti réformé avait conservé l’attitude d’un parti de fronde, maussade dans son isolement voulu, harcelant le pouvoir de ses réclamations savamment calculées.
À l’intérieur il répondait, quand il le pouvait, par des violences aux efforts et aux succès des missionnaires. Dans une province d’apparence calme, un prêtre actif, l’abbé Dodon, curé de Couches, avait pris l’habitude d’assister au prêche du ministre ; il se rendait ensuite sur la place publique, réfutait les théories du pasteur, et entrait en controverse avec ceux qui se présentaient, sans jamais employer aucune parole amère ou inconsidérée. Un serrurier voulut se convertir : il fut couché en joue par un religionnaire, et difficilement préservé par un ami. Le maître chirurgien Pierre Rousselot eut le courage d’abjurer ; les calvinistes profitèrent de son absence pour faire évader, pendant la nuit, sa femme, ses deux enfants et les emmener à Genève avec son argent, son mobilier et tout ce qu’il avait de meilleur sans même lui laisser une chemise. Le procureur du roi et le juge royal dressèrent un procès-verbal de cet attentat à la liberté personnelle ; la chambre du clergé donna 60 livres au malheureux chirurgien qui fit inutilement deux voyages à Genève pour ramener sa femme. Le pouvoir judiciaire fut tenu en échec par ce fanatisme religieux et l’année suivante le chirurgien fut trouvé assassiné 69. Dans une réunion contradictoire rassemblée à Vaux près d’Avallon, le cordelier Duhan, après avoir discuté pendant dix jours, fut assailli par des nobles au vieux cri de Tue, Tue, qui avait si souvent retenti au XVIe siècle. La justice dut prononcer une forte amende, et destituer le ministre Gravier pour avoir dit que le Pape « au lieu de vouloir l’égalité entre les chrétiens cherchait à usurper sur leurs âmes une domination tyrannique semblable à la domination insupportable que les rois de la terre ont aujourd’hui sur leurs sujets 70 ».
À l’extérieur le parti continua ses relations amicales avec la république des Pays-Bas pendant la longue guerre qui commença en 1672. Leyde remplaça Sedan dont l’université fut bientôt supprimée. Les ministres du roi furent autorisés à montrer plus de rigueur, puisque les Réformés avaient d’eux-mêmes fourni les griefs qui furent invoqués pour défendre l’institution imposante de l’unité française alors au comble de la gloire. Les intendants vinrent au secours des missionnaires par des mesures que leur inspira un zèle exagéré. Alors Louis XIV devint bientôt convaincu que la religion ne comptait plus qu’un petit nombre d’obstinés qu’il considéra comme des révoltés, et se décida à la révocation d’un Édit qui, dans sa pensée, ne favorisait plus que quelques ennemis de la patrie, dont la présence devenait dangereuse. Saint-Évremond, le sceptique exilé, lui donnait raison, en soutenant « que les princes ont autant de droit sur l’extérieur de la religion qu’en ont les sujets sur le fond secret de leur conscience... Les temples sont du droit du souverain ; ils s’ouvrent et se ferment comme il leur plaît 71 ». Il avait déjà approuvé la mesure récente qui permettait de convertir les enfants à l’âge de sept ans, considérant cette mesure comme une faveur, qui leur rendait la patrie « que vous leur avez enlevée », écrivait-il à Justel 72.
V
LA RÉVOCATION ET SES CONSÉQUENCES
La révocation 73 expulsa de France les seuls pasteurs qui devaient choisir entre l’abjuration ou l’exil. Quant aux fidèles, un des onze articles de l’ordonnance leur assurait la liberté de conserver leurs croyances jusqu’au jour où, mieux éclairés, ils consentiraient à revenir à la religion du souverain. Au conseil de conscience où fut discutée la révocation se trouvaient deux ecclésiastiques, l’archevêque de Paris et le Père La Chaise, et deux jurisconsultes. On y examina les conséquences que le Dauphin avait cru devoir signaler au roi ; le Dauphin redoutait une révolte, et surtout le départ d’un grand nombre de sujets que l’on savait sollicités du dehors, ce qui serait nuisible au commerce et à l’agriculture. Le roi jugea peu digne de considération la raison d’intérêt comparée aux avantages d’une opération qui rendait à la religion sa splendeur, à l’État sa tranquillité, à l’autorité tous ses droits 74.
L’expérience se chargea de lui prouver qu’il avait grand tort de ne pas assez peser les suites économiques et politiques de la révocation. Il avait de nombreux ennemis en Europe qui furent heureux d’exploiter la colère des réformés en encourageant l’exil et la révolte. « La révocation de l’Édit de Nantes, a dit Balzac, ne fut une mesure malheureuse qu’à cause de l’irritation de l’Europe contre Louis XIV. Dans un autre temps, Angleterre, Hollande et Empire n’eussent pas encouragé chez eux les bannis français et la révolte en France 75. »
L’Angleterre reçut un petit nombre de réfugiés, parce qu’elle imposait le culte anglican, mais la Hollande attira les capitaux. Le comte d’Avaux déclare dans ses Mémoires qu’avant la fin de 1687 il était entré tant d’argent français en Hollande que les marchands d’Amsterdam trouvaient qu’il y en avait trop, et ne pouvaient plus placer le leur qu’à 2 0/0 76. En Angleterre on avait fondu à cette date 960 000 louis d’or, et Vauban affirme que les réformés emportèrent hors de France 60 millions en cinq ans. À Lyon ce ne furent pas les ouvriers, comme on le dit habituellement, qui émigrèrent, ce furent les capitaux 77.
Le calcul du numéraire exporté est très difficile à établir ; on vendit peu d’immeubles, parce que les édits s’y opposaient, on ne put emporter que des valeurs mobilières. « Je mandai au roi, dit de Bonrepos, qu’il était sorti depuis peu plusieurs personnes très riches de la religion prétendue réformée, et que beaucoup de riches marchands se disposaient à passer en Hollande, et y envoyaient leur argent par avance ; qu’il en était arrivé à Amsterdam et en Angleterre une très grande quantité. Je croirais, Sire, prévariquer à mon devoir si je ne rendais compte à V. M. de ce qui vient à ma connaissance. Il est constant que la plupart de ceux qui sont sortis depuis quelque temps ne l’ont fait que sur différents emprisonnements qui ont eu lieu en quelques provinces, et j’ose encore prendre la liberté de dire à V. M. que si l’on traitait les nouveaux convertis dans toute l’étendue du royaume de la même manière qu’ils le sont à Paris, à Rouen et sous les yeux de V. M., il n’en serait pas sorti la moitié de ce qui s’en est allé 78. »
L’Allemagne reçut les soldats en même temps que les agriculteurs et les travailleurs industriels. Spanheim fut l’agent actif de l’Électeur ; humilié récemment au traité de Saint-Germain, Frédéric-Guillaume fut heureux de saisir l’occasion de produire en France des divisions utiles à ses intérêts. Il reçut 600 officiers et 12 000 soldats qui furent le noyau de l’armée prussienne, toujours respectée depuis par les opposants irréconciliables du militarisme. Ou entrevoit les suites désastreuses d’une émigration qui devint l’âme des coalitions germaniques groupées contre la France. Voltaire, qui a si souvent plaisanté les huguenots, adressait à Louis XIV le reproche de n’avoir pas su l’histoire, ce qui lui aurait évité la faute de faire partir tant de Français pour Berlin, et il pouvait dire au roi de Prusse que, sans cette ignorance, son royaume ne se serait pas enrichi en 1686 des dépouilles du sien 79.
Louis XIV montra en présence de ces résultats une inquiétude qui combla de joie ses ennemis et les réfugiés. À plusieurs reprises, il ordonna de faire cesser les mesures violentes de persécution contre les nouveaux convertis dirigées avec zèle par les intendants et les parlements contre un parti qui avait réuni l’unanimité des haines. Préoccupé du péril national, le roi essaya de calmer les esprits, ce qui eut pour effet d’enhardir la campagne de résistance. Le 8 décembre 1686, une instruction secrète invita les intendants à s’entendre avec les évêques dans le but d’empêcher les menaces pour amener les soi-disant convertis à se rendre à l’église pour participer aux sacrements. Louvois, de son côté, écrivit à Baville le 19 juillet 1687 pour confirmer les intentions du roi, et à Boufflers, il recommanda de ne pas engager les nouveaux convertis par logements à fréquenter les sacrements. Les logements cessèrent. Le roi fit aussi supprimer sans éclat les inspecteurs placés à la porte des églises pour s’assurer si les nouveaux convertis les fréquentaient, « estimant qu’il vaut mieux attendre du temps et des instructions que les évêques prendront soin de leur donner que les nouveaux catholiques soient persuadés de fréquenter les églises plutôt que de les y faire aller par force ».
Il fut vite persuadé que les surveillances de frontières restaient insuffisantes, et servaient de stimulant pour les fanatiques. On se relâcha, et il fut ordonné que l’on cessât de surveiller les côtes et les frontières continentales ; on se contenta de confisquer les biens de ceux qui s’expatriaient. Les intendants signalèrent en réponse de déplorables effets de la nouvelle politique pacifique.
« Ceux qui sont plus attachés au parti qu’à la religion, écrit Foucault, intendant du Poitou, croyant que la cour avait des raisons particulières et pressantes, qui l’obligeaient à ce relâchement, ont repris cœur et ont mis tout en usage pour réveiller ceux qui avaient pris le parti du repos... Le plus grand nombre a cessé d’aller à la messe et ne s’en est point caché, et la licence est venue à un tel point qu’il semble qu’on doit leur tenir compte de ce qu’ils ne font pas publiquement l’exercice de la religion qu’ils ont dans le cœur 80. »
Pendant la guerre, le roi avait voulu séparer les réfugiés de ses ennemis les calvinistes de Hollande et d’Allemagne ; il fit paraître une déclaration que mentionne Sourches à la date du 16 mars 1689, qui les invitait à se retirer tous en Danemark, et faisait clairement espérer le pardon à ceux qui obéiraient 81.
Après cette funeste guerre où les troupes du roi avaient dû combattre sur le Rhin, en Irlande, des troupes d’origine française commandées par leurs anciens officiers passés au service du Brandebourg, Louis XIV fit faire une grande enquête sur les mesures à prendre pour désarmer la haine. Elle fut dirigée par Pontchartrain, qui consulta les intendants, et par le cardinal de Noailles qui s’adressa aux évêques. Tous deux conseillèrent la douceur. Dans son rapport au roi, Pontchartrain constate que dans les provinces où les intendants persécutent les convertis suspects, on ne constate que troubles et tumultes. À côté des embarras politiques apparaît la crainte de voir disparaître des sources de richesse bien nécessaires pour rétablir la fortune du pays ruiné. Les nouveaux convertis, ajoute-t-il, cessent de s’appliquer aux arts, et ne songent plus qu’à vendre secrètement leurs biens pour quitter la France ; il faut les retenir sans violence, et les empêcher de porter aux étrangers les arts dont nous avons besoin. En se tenant dans le domaine des idées religieuses, Noailles arrivait à la même conclusion. Bossuet fut du même avis, ne voulant pas obliger les mal convertis à profaner les sacrements.
Nous avons aussi un mémoire de Mme de Maintenon, qui exprime les mêmes idées bienveillantes de douceur ; elle déplorait tout ce qui avait été fait en dehors de l’édit de révocation, et conseillait « d’adoucir la conduite vis-à-vis des nouveaux convertis, de ne point les forcer à commettre des sacrilèges en les obligeant à s’approcher des sacrements sans foi et sans disposition » ; mais elle était mal inspirée quand elle conseillait de briser les liens de famille en séparant les enfants pour les faire entrer aux cadets ou au couvent. Une pareille mesure exaspérait les réformés, chez qui l’esprit de famille était très accentué. Les millions, que Mme de Maintenon voulait employer « pour ce dessein à la fois chrétien et politique », auraient pour effet de pousser l’exaspération au désespoir, et d’augmenter les désertions 82.
Louis XIV écouta les avis autorisés de ces conseillers sincères, parce qu’ils convenaient à son esprit naturellement modéré, très avide d’autorité, mais très désireux d’éviter en tout l’exagération. Très convaincu de son droit, droit admis partout, dans les États protestants surtout, sur les règlements du culte, il savait qu’il ne pouvait atteindre la conscience ni imposer la croyance. Son attitude à l’égard de Coislin, évêque d’Orléans, en fournit une preuve, qui fit grande impression. On avait envoyé un régiment de dragons à Orléans ; Coislin retint les officiers à sa table, fit mettre leurs chevaux dans ses écuries, et recommanda de ne loger aucun cavalier chez les huguenots. Au bout d’un mois, il obtint le rappel du régiment ; sa conduite gagna plus de huguenots que la sévérité employée ailleurs ; au lieu de se plaindre de l’évêque, qui avait donné un grand exemple d’indépendance et de tolérance, le roi le nomma cardinal.
La résistance aux moyens de persuasion qu’il croyait devoir être efficaces, lui causait plutôt de la surprise que de la colère. Malgré l’entente des réfugiés avec les coalisés 83, le roi employa dès le lendemain de Ryswick les mesures bienveillantes, les avances charitables pour désarmer la haine et l’esprit de vengeance : il fit distribuer 5 000 livres par mois aux pauvres calvinistes de Paris, qui étaient secourus auparavant par le synode de Charenton 84. Il autorisa en même temps la rentrée en France des réfugiés qui consentiraient à se convertir.
« Comme un grand nombre de ceux qui avaient eu le malheur de se retirer dans les pays étrangers, au préjudice de mes défenses, ont désiré de revenir dans leur patrie pour y faire profession de la religion catholique, apostolique et romaine, nous avons bien voulu accorder une permission générale 85. »
Une déclaration complémentaire du 27 décembre 1698 les remit en possession de leurs biens. La condition imposée allait permettre aux réformés de continuer la résistance en s’appuyant sur des raisons élevées de croyance et de conscience, qui rendaient leur opposition plus justifiable du moment qu’elle invoquait des raisons religieuses. Beaucoup de catholiques partageaient sous ce rapport leurs sentiments, et Fénelon affirmait dans sa belle langue sentimentale que le prince n’a aucune prise sur la conscience de ses sujets.
CONCLUSION
Louis XIV et Bossuet avaient perdu de vue la véritable séparation qu’il fallait admettre entre les idées politiques et les croyances chrétiennes, moins perspicaces que Richelieu qui avait su reconnaître que les réformés étaient plutôt un parti politique qu’une confession chrétienne. Loin de nous la pensée de mettre en doute la sincérité de leur foi, mais l’histoire constate qu’ils ont toujours formé un parti politique, un parti d’opposition qu’il a fallu traiter comme tel, et qui a dû subir les conséquences de ses ambitions malheureuses et de son attitude frondeuse. Les réformés ont toujours confondu les intérêts matériels de leur parti avec ceux de leur religion, unissant, ce qu’ils ont tant reproché aux catholiques, l’Église et l’État. Leurs prétentions se sont toujours élevées au-dessus de leur situation réelle ; minorité, ils ont voulu l’égalité, puis la prédominance. L’Édit de Nantes leur accorda, en outre de la liberté du culte, un privilège que ne posséda jamais la nation, celui de réunir des assemblées politiques, dont ils se servirent pour préparer l’organisation d’une fédération de cercles, qui offrait une analogie surprenante avec celle de l’Empire. Vaincus par une société qui était dans toutes ses classes pénétrée par l’esprit du catholicisme, par la religion qui unit le sentiment à la raison dans les manifestations de son culte et de sa morale, ils n’ont pas voulu accepter leur défaite ; poussés par le seul esprit de vengeance, ils ont continué à suivre l’impulsion de leurs rancunes politiques, qui les a amenés à s’égarer dans les conseils et au service de la coalition européenne contre la France. Il y eut là une aberration – on pourrait employer une expression plus désobligeante – qui permit de juger leur patriotisme, et qui s’est reproduite trop souvent depuis l’établissement de l’égalité civile et la suppression de la religion d’État.
Les fils de ceux qui s’insurgèrent dans les Cévennes pour livrer le Languedoc à l’Angleterre 86 continuèrent leurs sympathies aux nations protestantes que les intérêts ont toujours mises en opposition avec la France. Leur alliance persévérante avec le Brandebourg, dont ils firent la fortune, surtout avec l’Angleterre, a été la suite de longues relations d’affaires et de sympathies intellectuelles qui avaient altéré les sentiments nationaux. Il serait facile de suivre leur campagne occulte à travers le XVIIIe siècle, et il faudra un jour mettre en claire évidence le rôle joué par les prétendus grands hommes venus de Genève et naïvement accueillis par la société de Versailles à la veille de la Révolution. L’action véritable de Necker est peu connue, et on trouvera l’explication de nombreux faits quand on se décidera à déterminer les mobiles qui poussèrent sa fille à intervenir avec tant de persévérance dans nos affaires françaises. Son admiration pour l’Allemagne protestante inspira sa haine contre nos idées latines, et elle poursuivit comme un rêve qu’elle n’a jamais avoué la propagation de sa religion dans la nation qui l’avait proscrite. Avec une habileté sans pareille, elle écrivait à Alexandre Ier – en 1816 – que Charles-Quint aurait été le bienfaiteur du genre humain s’il avait adopté sincèrement la réformation, et laissait entendre que son abominable fils avait peut-être raison quand il l’accusait d’avoir été protestant au fond du cœur 87.
À une époque où des prétentions exagérées, des imprudences graves, des doléances surannées et fatigantes attirent de nouveau l’attention sur le parti que personne ne songe à persécuter, il nous a semblé utile de rappeler les faits historiques, et de faire connaître l’état d’esprit chez les contemporains de Louis XIV qui explique tout. Nous comprenons pourquoi l’ordonnance de 1685 rencontra une approbation générale. Nous n’avons eu d’autre ambition que de chercher les raisons et de présenter les causes d’une résolution royale, acte d’un passé lointain, sur lequel l’histoire doit se prononcer sans passion.
L. DIDIER, La révocation de l’édit de Nantes :
ses causes et ses conséquences,
coll. « Science et Religion :
Études pour le temps présent »,
Librairie Bloud et Barral, 1901.
1 J. FERRARI, Révolutions d’Italie, IV, 339.
2 F. fr. 4102, fo 41, cité par L. ANQUEZ : Un nouveau chapitre de l’histoire politique des protestants, Paris, 1864.
3 F. fr. 20341, fo 153, récit de la duchesse de Rohan.
4 Mémoires, coll. MICHAUD et POUJOULAT, VII, 544.
5 Mémoires, VII, 573.
6 F. fr. 20 965, fo 40 ; est aussi au 20 341.
7 En 1629.
8 Harangue à propos de la déclaration faite par le roi contre Rohan, par DOLIVE DU MESNIL, Bordeaux, 1627, dans f. fr. 20 965, fo 189.
9 Mémoires, VII, 11.
10 Mercure français, XV, 2, p. 292.
11 Les deux sièges de La Rochelle dans Archives curieuses, 2e série, III, 52-56. La lettre de La Milletière est adressée à Montbrun ; elle fut saisie et valut à son auteur un long emprisonnement à la Bastille.
12 Mémoire, VII, 510.
13 Lettres, I, 365. CHÉRUEL, Minorité de Louis XIV, I, 126.
14 CHÉRUEL, Histoire de France sous le ministère de Mazarin, I, 56-68.
15 Lettres de Gui Patin (du 21 juin 1655), III, 185.
16 Lettres de Gui Patin, II, 242.
17 PROYART, Vie du Dauphin père de Louis XV, II, 58, cf. à propos du protectorat de Cromwell sur les églises de France, un livre publié dès 1654 : Avis de Monseigneur le Cardinal sur le dessein du Protecteur d’Angleterre de réunir en une toutes les communions protestantes avec le moyen de le prévenir et de l’en empêcher. L’auteur est probablement La Milletière, devenu le serviteur de Mazarin après l’avoir été de Richelieu. Cf. aussi GUIZOT, Histoire de la république d’Angleterre et de Cromwell, Paris, 1854, II, pp. 76 et 426.
18 Ch. MALINGRE, Histoire de la rébellion, I, 460-463.
19 Science sociale, sept.-oct. 1898.
20 H. AMPHOUX, Essai sur le protestantisme au Havre, p. 1.
21 SISMONDI, Histoire des Français, XVII, p. 17.
22 SISMONDI, Histoire des Français, XVII, p. 518.
23 VOLTAIRE, lettre au président Hénault sur la Tolérance, Corresp. gén., IX, 412.
24 Cité par CAPEFIGUE, Catherine de Médicis, p. 90.
25 SISMONDI, Histoire des Français, XVII, p. 460.
26 E. ARNAUD, Histoire du protestantisme en Dauphiné, II, 171.
27 FLOQUET, Études sur Bossuet, III, 34.
28 SISMONDI, Histoire des Français, XVIII, p. 430.
29 Revue historique, mai-juin 1898, p. 112.
30 GUIZOT, Introduction à l’Histoire des Provinces Unies de Motley, p. 72.
31 A. NICOLAS, Du Protestantisme, Paris, 1869, II, 112.
32 SISMONDI, Histoire des Français, XVIII, 123.
33 Lettres d’Antoine de Bourbon et de Jeanne d’Albret, p. 234.
34 A. GALLAND, Essai sur l’histoire du protestantisme à Caen et dans la basse Normandie..., Paris, 1898, p. 36.
35 Vindiciæ contra tyrannos, sive de principis in populum, populique in principemn legistima potestate, Bâle, 1581.
36 SISMONDI, Histoire des Français, XIX, p. 283.
37 Mémoires de RICHELIEU, VII, 41.
38 RICHELIEU, Mémoires, VII, p. 14.
39 BRIENNE, Mémoires (même collection MICHAUT et POUJOULAT), III, p. 26.
40 Cité par B. ZELLER, Le connétable de Luynes, pp. 39.
41 Œuvres de Bossuet, XV, 380-81 (Ve avertissement aux protestants).
42 Id., XV, 441.
43 Œuvres de Brantôme, XV, 254.
44 Les luthériens continuèrent à considérer les calvinistes comme hérétiques. Après le synode de Charenton, les ministres étaient tenus de reconnaître que Calvin et ses disciples étaient des imposteurs ; qu’on peut, sans cesser d’être fidèle, rejeter plusieurs de leurs articles de foi, et même les excommunier eux-mêmes comme hérétiques.
45 DAILLÉ, Lettre à M. de Montglat, p. 17. Le même Daillé, écrivant au synode, déclara que la croyance à la présence réelle n’a aucun venin et n’empêche pas le salut.
46 Camus écrivit : L’avoisinnement des protestants vers l’Église romaine, Paris, 1640, Rouen, 1648. R. Simon en publia une nouvelle édition sous le titre : Moyens de réunir les protestants à l’Église romaine.
47 F. Franc. – 20341, f. 71.
48 « Richelieu, dit P. Lanfrey, sut écarter la vulgaire tentation d’un prosélytisme désormais sans péril, et résister aux fréquentes sollicitations du clergé ; sous son règne l’aristocratie calviniste fit défection en revenant au catholicisme. » L’Église et les philosophes au XVIIIe siècle, p. 10. – « Richelieu, lisons-nous dans un ouvrage de Aignan publié en 1818, tolérant parce qu’il était éclairé, avait formé le projet de gagner les protestants par la douceur ; et en se relâchant sur quelques points, en obtenant d’eux des concessions sur quelques autres, en prodiguant les faveurs aux convertis, il se promettait d’effacer dans l’Église et dans l’État toute trace de dangereuse dissidence ; la mort vint l’arrêter au milieu de cet heureux dessein. » De l’État des protestants en France depuis le XVIe siècle, 1818, p. 14.
49 « Si le Cardinal n’était pas mort, il allait faire accorder les deux religions. Il y a plusieurs ministres gagnés pour cela. M. Ferri était de la bande et en avait une pension de 500 écus pour cela. Voilà comment les huguenots en parlent ici. » Lettre de Gui Patin, du 14 mars 1670.
50 Lettres de Gui Patin, 28 mars 1643, I, 281.
51 La Milletière publia son premier livre en 1634 sous le titre : De universi orbis christiani pace et concordia per cardinalem ducem Richelieu constituenda. En 1636, il développa ses idées dans un autre ouvrage latin : Christianæ concordiæ inter catholicos et evangelicos in omnibus controversiis instituendæ consilium. Daillé lui répondit, et La Milletière répliqua par Le moyen de la paix chrétienne, 1637, qui est son ouvrage capital, précédé d’une longue introduction, où il a développé ses pensées intimes et raconté l’histoire de sa vie. – À la même date, 1637, Chillingworth demandait une réconciliation semblable en Angleterre sous la forme d’un culte commun pour toutes les confessions chrétiennes.
52 Nous trouvons surtout l’expression de ces inquiétudes dans les Mémoires de Montchal, II, 15-18. Bayle a insinué quelque chose de semblable dans son Dictionnaire à l’article Amyraut, à propos d’une conférence avec le jésuite Audebert.
53 Saumur, 1670.
54 P. 127.
55 Déclaration de Joseph Arbussy contenant les moyens de réunir les protestants dans l’Église catholique, Paris, 1670, 80.
56 Lettre du 19 mars 1669.
57 BOSSUET, Œuvres, XVII, p. 315 et 323.
58 BOSSUET, Œuvres, XVII, p. 317.
59 Du 9 juillet 1668, Œuvres de Louis XIV, V, p. 434.
60 Œuvres de Louis XIV, V, 125.
61 Œuvres de Louis XIV, V, 375.
62 Histoire de France aux XVIe et XVIIe siècles, V, 143.
63 PELLISSON, Histoire de Louis XIV, I, 35-36.
64 Cité par ÉLIE BENOÎT, Histoire de l’édit de Nantes, II, p. 510.
65 BOSSUET, Mémoires manuscrits de l’abbé Le Dieu.
66 Œuvres de Fénelon, XXII, p. 319.
67 Œuvres de Louis XIV, V, 42 et 85.
68 Œuvres de Louis XIV, V, 125.
69 Mémoires de la société éduenne, nouvelle série, IV, 218.
70 Mémoires du clergé de France, I, 1732.
71 SAINT-ÉVREMOND, Œuvres mêlées, III, 425, et I, 127.
72 SAINT-ÉVREMOND, Œuvres mêlées, III, 425.
73 L’ordonnance de révocation fut publiée le 22 octobre 1685. Elle comprend onze articles.
74 PROYART, Vie du Dauphin, II, 98.
75 H. DE BALZAC, Catherine de Médicis expliquée, I, pp. XXV, XXVI.
76 Mémoires, tome VI.
77 M. GALLOIS, Revue de Géographie, 15 avril 1895.
78 Cité par Noailles, Mme de Maintenon, II, 540.
79 Voltaire au Prince royal, 1737, Correspondance avec la Prusse, 1, 63.
80 Lettre citée par NOAILLES, Histoire de Mme de Maintenon, II, 515 et seq.
81 SOURCHES, Mémoires, III, 55. Quand on sait que les cours luthériennes d’Allemagne, de Danemark, de Suède accueillirent mal les réfugiés, et leur interdirent le culte public parce qu’il était calviniste, on serait tenté de croire qu’il y avait dans la pensée de Louis XIV une ironie méchante ; la seconde partie de la déclaration prouve son absolue bonne foi.
82 NOAILLES, Histoire de Mme de Maintenon, II, 566-567.
83 L’abbé de Choisy en cite un trait curieux : Frontenac, dit-il, eut à combattre devant Montréal, en 1690, une troupe d’iroquois conduite par les Français huguenots, Corresp. de Bussy, VI, 397.
84 NOAILLES, Mme de Maintenon, II, 615.
85 Recueil Choisy, t. CCLXV, fos 10 et 11, et Mémoires de Sourches, VI, 367. L’ordonnance est du 10 février 1698 et fut imprimée à Rouen.
86 Pendant la révolte des Camisards en 1706.