La poésie de Mörike

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Herbert DIECKMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Beaucoup le savent et l’éprouvent : il y a peu, très peu de vrais poètes, – de poètes dans les œuvres desquels, à notre oreille accoutumée au langage quotidien, les choses parlent une langue originale toujours neuve et inattendue – de poètes dont, distinctement mais à mi-voix, on se murmure les vers lorsque la platitude ou la vanité, l’endurcissement et le dépaysement menacent de barrer les accès qui conduisent jusqu’à l’âme. Quand tout à coup dans l’œuvre de Balzac nous rencontrons un livre tel que Le Lys dans la Vallée, avec quelle étrange force ne s’empare-t-il pas de nous ! Combien distantes et inefficaces ne nous apparaissent pas toutes les analyses accomplies, toutes les remarques aiguës, toutes les divinations et toutes les idées en regard de l’inépuisable plénitude de ce qui est purement poétique. Ce n’est pas seulement notre pensée, pas seulement notre émotion ou notre attention qui s’animent, non, c’est notre vie même qui s’éveille comme d’un profond sommeil et d’un long oubli. Nous sentons à nouveau que nous sommes là, que nous existons. Au Louvre, déjà fatigué par la surabondance de ce qui lui est offert, qui, soudain, n’a répondu au muet appel du « Concert champêtre » de Giorgione, qui, à sa vue, ne s’est dit : voici la peinture elle-même ! Je suis en présence d’une des révélations de l’art. On ne peut rendre compte de ce qui alors vous saisit, on ne peut que le donner à entendre. Mais infaillible est la sensation d’avoir, en passant par une suite de vestibules, pénétré dans le sanctuaire de la poésie et de l’art véritables.  

Ainsi en va-t-il avec le lecteur lorsqu’il lit pour la première fois les poésies de Mörike. Il se sent traversé par l’élément poétique en sa plénitude, éclairci par les ondes de la fraîcheur, de l’immédiat. À sa source même la poésie de Mörike est lyrique, et elle mérite de prendre place à côté de celles de Goethe, de Novalis et de Hölderlin. Dans la poésie lyrique il y a tout ensemble confession du moi et confession de l’essence. Souhaite-t-on la comprendre et l’interpréter, il importe de procéder à une paisible clarification intérieure, de se faire tout réceptivité. Mais il faut aussi connaître la vie du poète que l’on lit, faute de quoi toute compréhension reste pressentiment, la connaissance ne se mue pas en reconnaissance. Aussi dirai-je d’abord quelques mots de la vie de Mörike et de son époque.

Eduard Mörike naquit le 8 septembre 1804 à Ludwigsburg dans le Wurtemberg. Son père était médecin ; sa mère, fille d’un pasteur. À cette date la ville était assez abandonnée et elle n’offrait extérieurement nul prétexte aux impressions poétiques. Le père de Mörike mourut prématurément après de longues souffrances, et la situation des survivants devint aussitôt très difficile. Ces circonstances fortifièrent chez l’enfant son penchant à la solitude, au rêve, au mystère. Il se construit à son usage personnel un monde de contes de fées. Son âme est délicate et tendre, sans volonté forte pour la guider et pour la dominer ; son corps est un peu souffreteux. Sa mère emplit sa fantaisie de récits et de lectures où se mêlent les histoires, les légendes, les contes ; son frère aîné, au cours de leurs promenades, signale à l’enfant les secrets de la nature. À quatorze ans Mörike entre à l’école d’Urach et se prépare à devenir pasteur. En Souabe, dans ce temps-là, les études préliminaires à la carrière de pasteur n’étaient pas coûteuses et ouvraient maintes perspectives. C’est à Urach que s’éveillèrent chez Mörike le sentiment et la compréhension de la Nature.

 

          O hier ist’s, wo Natur den Schleier reisst !

          Sie bricht einmal ihr übermenschlich Schweigen.

          Laut mit sich selber redend, will ihr Geist

          Sich selbst vernehmend, sich ihm selber zeigen 1.

                                           (Besuch in Urach)

 

          C’est ici le lieu où la nature déchire le voile !

          Elle rompt une fois son silence surhumain.

          Se parlant à soi-même à haute voix, son esprit,

          En s’entendant parler, veut à soi-même se révéler.

                                           (Visite à Urach)

 

La vie du jeune homme est dominée par le tendre amour inaccompli qu’il porte à sa cousine. À cet amour nous sommes redevables du poème Souvenir, où le sentiment se dévoile avec toute sa délicatesse et toute sa grâce. En 1822 Mörike arrive au séminaire de Tübingen où naguère Hegel, Hölderlin et Schelling avaient été élevés. À Tübingen, Mörike noue les premières amitiés marquantes. L’année 1823 figure dans sa vie le tournant décisif. C’est alors qu’il entre en possession de lui-même, que sa poésie trouve pour la première fois les mots qui lui appartiennent en propre, les mélodies qui lui sont personnelles. Pendant ses vacances à Ludwigsburg il fit la connaissance d’une jeune fille. La rencontre de celle-ci avec Mörike reste tout enveloppée de mystère, et aujourd’hui encore, en dépit de plus d’une tentative, l’épisode n’est pas tout à fait élucidé. Il semble que la jeune fille – que Mörike appelle Peregrina – ait été d’une beauté enchanteresse. Repoussée par ses parents, dépaysée, elle menait une existence errante : elle était secrète, somnambule et – dirait-on de nos jours – de disposition quelque peu pathologique. En cette rencontre, se réalise de façon singulière le vieux rêve romantique de « Mädchen in der Fremde » 2. (Que l’on se souvienne aussi du poème de Schiller.) C’est comme si tous les éléments de rêve et de mystère qui habitaient le jeune Mörike à l’état de nostalgie et de légende lui étaient apparus et lui étaient dispensés par la vie sous la forme d’un être réel. Cet amour passionné et profond fut de courte durée, car, lorsque le poète fut initié à la vie de la jeune fille, il lui fallut apprendre que son passé, que ses allées et venues de ville en ville, lui avaient fait nouer des liens avec plus d’un homme, et même qu’elle ne lui était pas fidèle et ne le pouvait devenir.

 

          Ein Irrsal kam in die Mondscheingärten

          einer einst heiligen Liebe.

          Schaudernd entdeckt ich verjährten Betrug.

 

Un troublant destin s’abattit

Dans les jardins baignés de clair de lune d’un amour naguère sacré.

Frissonnant, je découvris une fraude invétérée.

 

Au prix de douloureux tourments, le poète rompit la relation qui les unissait. Il essaya de modeler la catastrophe en un drame, mais, l’ébranlement vital et la souffrance étaient trop forts et ne se laissèrent pas maîtriser : Mörike brûla les fragments. De cette rencontre ne nous demeurent pour témoignages que certains traits dans Maler Nolten (le seul grand roman de Mörike) et le cycle des cinq poésies consacrées à Peregrina, chefs-d’œuvre accomplis dont je parle plus loin. Après cette secousse, Mörike retourna à la solitude de la nature et du monde imaginaire qui lui était propre. L’étude de la théologie ne pouvait le fixer : elle lui était étrangère et le demeura toujours. Au-dedans de lui-même, il éprouvait la foi – mais une foi plus intime, plus mystérieuse, de caractère plus mythique, que celle qui est donnée dans les notions dogmatiques. Cette période de retraite nous valut l’invention de l’île fabuleuse : Orplid, qui joue un grand rôle dans Maler Nolten, et qui porte pour plus beau fruit le merveilleux Chant de la déesse Weyla, qu’Hugo Wolf mit en musique. Sur le plan de la culture, c’est à la même époque que se rattachent l’étude de l’antique, de Goethe et le contact familier avec l’œuvre de Mozart.

La vie arracha bientôt Mörike à sa solitude. La lutte pour l’existence quotidienne commença, et il fut envoyé de côté et d’autre dans le Wurtemberg en qualité de vicaire paroissial. Ce n’est qu’à contre-cœur qu’il exerçait son métier, souffrant tout ensemble de l’obligation et de l’impossibilité de s’y soustraire. Ces « années de voyage » eurent pour résultats positifs de l’affermir intérieurement et de lui assurer de précieuses amitiés. En 1834, il est nommé pasteur à Cleversulzbach. La fixité du poste, le charme du pays, le fidèle dévouement de sa sœur qui tenait sa maison, font de cette période la plus heureuse de sa vie, en dépit de la persistance d’un état maladif qui l’empêchait de remplir ses fonctions. Il vivait fort retiré, ne fréquentant qu’un petit nombre d’amis, dans une contemplation idyllique. Il publie en 1838 le premier recueil de ses poésies. L’amitié de Justinus Kerner renforce encore son sens du mystérieux et du mystique, mais bientôt il apparut évident que Mörike ne pouvait suffire à ses devoirs de pasteur : il prit congé et alla se soigner à Bad Mergentheim. Là il fit la connaissance d’une jeune fille qu’il épousa après d’assez longues fiançailles. Il recommença alors sa vie active et ses déplacements. C’est de ce temps que datent Das Stuttgarter Hutzelmännchen, Die Idylle am Bodensee et Mozart auf der Reise nach Prag 3. Vers la fin de sa vie, une nouvelle douleur devait l’atteindre. Il dut se séparer de sa femme, car il ne pouvait supporter les dissensions entre sa sœur et elle, et il préférait sa sœur. Il ne survécut que deux ans à cette séparation. Sa maladie s’aggrava et il mourut le 4 juin 1875.

 

*

*       *

 

Exception faite pour l’épisode Peregrina, on voit que la vie de Mörike, telle qu’elle s’offre au biographe, fut toute de simplicité et de silence. Souffrances et renoncements ne suscitent chez le poète ni les forces triomphantes de quelque haut idéalisme, ni l’amertume ou la misanthropie. Sa vie a valeur de préparation et de cadre : elle ne fournit pas directement la matière de ses œuvres. Le sentiment intérieur, la faculté inventive, les données historiquement transmises, – tels sont les aliments de sa création. Les grandes luttes politiques et intellectuelles de son siècle ne l’ont pas touché. Il n’a jamais fait une concession à son temps, et lorsque celui-ci le passait sous silence, il ne s’en froissait ni ne s’en étonnait. Aux avances du monde il ne répondait que par un refus plein de délicatesse.

 

          Lass, o Weit, o lass mich sein !

          Locket nicht mit Liebesgaben,

          Lasst dies Herz alleine haben

          Seine Wonne, seine Pein.

 

          Laisse, ô monde, laisse-moi être en repos

          Ne m’attirez pas avec des dons d’amour.

          Laissez ce cœur avoir tout seul

          Sa joie et ses peines.

 

Le caractère de Mörike est un des plus conciliants qui furent jamais. Pasteur protestant, le fait d’épouser une catholique ne le troublait pas. En un temps où toute l’Allemagne théologique se dressait contre David Friedrich Strauss, et où beaucoup le tenaient pour l’incarnation du Malin, il lui conserva son amitié et le reçut dans sa maison. Mörike ne se mêle pas aux grands combats philosophico-théologiques, il reste à l’écart de la transformation de l’époque idéaliste en une époque technique et matérielle. Comme tous les Souabes, uni à son pays natal par le lien le plus étroit, plus ferme et plus maître de lui que les autres romantiques, tendant toujours vers la clarté de la forme, Mörike se contente d’interpréter les mystères de la vie et de la nature, et, en ses dernières années, de célébrer, sur le mode contemplatif, une vie familière, paisible, et proche de la nature. La poésie intitulée « Gebet » traduit le désir le plus profond de son âme :

 

          Herr ! schicke, was du willst,

          Ein Liebes oder Leides ;

          Ich bin vergnügt, dass beides

          Aus deinen Händen quillt.

 

          Wollest mit Freuden

          Und wollest mit Leiden

          Mich nicht überschütten !

          Doch in der Mitten

          Liegt holdes Bescheiden.

 

          Seigneur, envoyez ce que vous voudrez,

          L’amour ou la peine ;

          Je suis heureux que l’un et l’autre

          Sortent de vos mains.

 

          Ne veuillez me combler

          Ni de joies ni de peines

          Car c’est dans l’entre-deux

          Que gît le doux contentement.

 

Se proposant cet entre-deux, ce doux contentement, Mörike éludait les émotions violentes et passionnées. Il les tamisait et sut ne retenir que la ferveur, il voulait laisser à chaque chose le temps d’arriver à sa pleine maturité, il travaillait avec constance au parachèvement de ses dons. Sa vie est simple parce qu’à la source de ses facultés créatrices se rencontrent la fantaisie et la méditation. Il approfondit ce que la réalité lui donne, il le développe et le réchauffe de sa ferveur, et, au sein de ce donné même, il dévoile les forces secrètes et silencieuses qui animent et informent le monde. Son être intérieur ne se laissait ni accabler par le poids de la matière ni transporter par l’élan de l’enthousiasme : il maintenait sans trouble le dialogue avec le mystère et avec les mythes. Mörike aimait le sage loisir, les longs regards attachés sur l’horizon tandis qu’au dedans les mots se composent en poésie. Il souhaitait, selon l’expression courante, « aller au fond des choses ». Sa prédilection pour la solitude, qui n’était pas en son cas sauvagerie, ne connaissait qu’une loi : la loi de la cristallisation. Il ne pouvait produire que lorsque tout en lui s’élucidait dans la tranquillité. De la réalité, il n’accepte que le premier choc, – exactement l’élément qui met chez lui tout en mouvement, qui prépare la « solution ». Après quoi, il attend paisiblement que celle-ci assume la forme de beaux et clairs cristaux. C’est pourquoi son lyrisme est un lyrisme de la « Stimmung » 4 : il est tout entier rythme, tout entier mélodie. Mörike a créé de merveilleuses alliances de mots et d’images, qui, par la pureté et la simplicité de leurs assonances et de leurs contrastes, communiquent l’haleine et la lumière au sein desquels vivent les choses. En une formule très heureuse, on a dit un jour de lui qu’il prenait une pincée de terre, la pressait un peu, et qu’aussitôt un oiselet s’envolait. Autant sa vie extérieure fut banale, bourgeoise et moyenne, autant sa vie intérieure est poétique. Toutes les forces de l’homme s’emploient au bénéfice du poète, qui possède son royaume propre, où il chante les puissances originelles, magiques de l’être, les légendes et les contes et les récits, ou bien le lied simple mais toujours nouveau de l’âme. C’est de ces puissances et du lied de cette âme que je veux maintenant parler.

La joie prise dans les mythes et le mystérieux – qui, pour une part, découle de « la philosophie de la nature » de Schelling – n’a pas chez Mörike sa racine dans quelque plaisir issu des fantasmagories ou des domaines de la fable, mais bien dans une relation originelle avec les forces et les éléments de l’univers. La quête de « l’entre-deux et du doux contentement » correspond au désir d’être ouvert « à l’impression des forces magiques toutes proches » (13), de percevoir « le murmure oppressé des énergies terrestres » (45), de surprendre l’essaim même de la création. Mörike aimait les mythes et les légendes de tous les temps parce qu’en eux se révélait l’âme de la nature et parce que mythes et légendes indiquaient à sa puissance spontanée de créateur de mythes la voie qui conduit à douer le monde d’une âme. Par « puissance spontanée de créateur de mythes » j’entends la capacité de ressentir et d’informer l’élément mythique de la nature en un être antérieur au stade de la différenciation et non point comme chez Hölderlin en un groupe de figures aux attributs particuliers, à la manière de la mythologie. C’est ainsi par exemple que dans la poésie intitulée « Um Mitternacht » (100) la nuit est éprouvée d’une façon si immédiate et si forte, si présente et si décisive, qu’elle devient un être vivant, une existence. Chez Mörike, la nature n’est pas, ainsi que si souvent il advient chez les romantiques, le substratum d’états d’âme et de sentiments personnels, elle est ressentie comme un Toi 5, elle retrouve sa stature, elle agit selon ses propres fois. Dans la mise en œuvre, l’âme, la sensibilité ou la réflexion du poète ne se posent sur ses formes que comme un léger reflet, se muant en ce délicat souffle d’or qui enveloppe ses poésies tel un voile précieux. Le rôle du moi créateur se limite à un discret infléchissement, à une élucidation. La profondeur des poésies de Mörike réside dans une clarification qui va jusqu’au fond. Peu d’êtres autant que lui ont aimé la clarté, que ce soit celle de la nuit, celle de l’aube ou celle de la mûre lumière dorée. Il est caractéristique qu’à propos des nuages blancs il observe qu’« ils empoisonnent la pure nuit » (127). Le glissement indécis, la fugitive ondulation ne se précise, ne s’informe, que dans le flux de la lucide mélodie. Quelle clarté en ces vers où du fleuve il dit :

 

          Der Himmel, blau und kinderrein,

          worin die Wellen singen,

          der Himmel ist die Seele dein ;

          o lass mich ihn durchdringen !

          Ich tauche mich mit Geist und Sinn

          durch die vertiefte Bläue hin

          und kann sie nicht erschwingen.

 

          Le ciel, bleu et pur comme un enfant,

          Le ciel sous lequel chantent les ondes,

          Le ciel est ton âme, la tienne ;

          Ô laisse-moi le pénétrer !

          Je m’élance de tout mon esprit

          Dans la profondeur de l’azur,

          Mais jamais mon vol ne remplit tout le circuit.

 

La strophe de Zu viel apparaît toute baignée de sérénité :

 

          Der Himmel glänzt vom reinsten Frühlingslichte,

          Ihm schwillt der Hügel sehnsuchtsvoll entgegen,

          Die starre Welt zerfliesst in Liebessegen

          Und schmiegt sich rund zum zirtlichsten Gedicht.

 

          Le ciel brille de la plus pure lumière de printemps,

          Nostalgiquement la colline lui offre sa courbe,

          La rigidité du monde cède à la persuasion de l’amour,

          Et, flexible, prend la rondeur du plus tendre poème.

 

Avec quelle délicatesse et quel parfum n’est pas figuré le dévoilement de la nature dans Septembermorgen :

 

          Im Nebel ruhet noch die Welt,

          Noch träumen Wald und Wiesen :

          Bald siehst du, wenn der Schleier fällt,

          Den blauen Himmel unverstellt,

          Herbstkräftig die gedämpfte Welt

          Im warmen Golde fliessen (94).

 

          Le monde repose encore dans la brume,

          Encore rêvent forêt et prairies.

          Bientôt verras-tu, quand le voile tombe,

          Le ciel bleu nettoyé,

          Le monde exhalant ses vapeurs sous la force de l’automne,

          Tout flotter en un or chaleureux.

 

Tout est mouvement, tout se métamorphose en rythmes et en sons, en parfums et en souffles. Ce que l’âme a éprouvé de pur et de profond veut se jouer à nouveau dans le chant, « la seconde âme du poète ». La substance de bien des poésies de Mörike est le son, non point comme simple sonorité, mais en tant que communication de l’essence. Les vers sont antérieurs à toute recherche consciente ou instinctive des effets sonores, ils sont en eux-mêmes son pur, tout de même que les mots nés de l’ébranlement deviennent mélodie. Seules les poésies de Goethe ont été aussi souvent, et de façon aussi significative, mises en musique que les poésies de Mörike : on pourrait même soutenir que ce n’est que depuis lors que les poésies de ce dernier ont trouvé un public plus étendu. Ceci ne veut pas dire qu’il leur manque un accomplissement et une autonomie que la mise en musique leur conférerait. Quelle que soit la plénitude de leur son et de leur mélodie, non moins que les poésies de Goethe, les poésies de Mörike sont en deçà de Ia musique envisagée comme art distinct, à la manière dont la mélodie des ondulations d’une chaîne de collines est en deçà de toute interprétation sonore déterminée. Le symbole par excellence de cet art de révéler dans les sons les secrets de la nature est la harpe d’Éole, à laquelle Mörike a consacré un de ses plus beaux poèmes. Il y découvrait l’instrument souverain pour recueillir, et transmuer en sons mélodieux, les souffles, les parfums, les vents, les balancements et mouvements de toutes choses. La langue allemande réserve à cet art un mot qui le sauve de toute dissolution, de tout évanouissement dans la seule sonorité : le mot de Klangbild, qui désigne une unité de son et d’image. Les poésies de Mörike sont au plus haut degré des Klangbilder, et c’est pourquoi en partant d’elles Brahms, Hugo Wolf, Schumann et d’autres purent créer des lieder nouveaux. La musique rend compte aussi chez Mörike de la propension pour l’idylle, pour la méditation, pour l’infinité choyée, toutes préférences qui jouent surtout leur rôle dans les poésies narratives et de circonstance de la dernière période.

À côté des poésies sur la nature, la plénitude de l’élément poétique chez Mörike se laisse voir dans les poèmes d’amour et les poésies religieuses. Les poèmes d’amour ne sont pas nombreux en son œuvre, mais ils sont tous d’une indécomposable beauté. Ils sont passionnés, tel Nimmersatte Liebe (48) ; ou amoureux, pétulants, d’une espièglerie mozartienne, tel Lied eines Verliebten (91). D’autres sont graves et recueillis, telle la poésie An die Geliebte (122), grâce à laquelle Mörike a fait don à la langue allemande d’un chef-d’œuvre d’un rare accomplissement. Je cite la poésie en entier parce que tous doivent la lire ; parce qu’il faut que chacun sente combien en ces vers tout devient mélodie, comment, en vertu de sa pureté et de sa profondeur, l’amour porté à un être humain accède à une force qui est cosmique, qui figure et inclut l’écoulement, l’universel embrassement de la vie.

 

          Wenn ich von deinem Anschaun tief gestillt,

          Mich stumm an deinem heil’gen Wert vergnüge,

          Dann hör’ ich recht die leisen Atemzüge

          Des Engels, welcher sich in dir verhüllt,

 

          Und ein erstaunt, ein fragend Lächeln quillt

          Auf meinem Mund, ob mich kein Traum betrüge,

          Dass nun in dir, zu ewiger Genüge,

          Mein kühnster Wunsch, mein einz’ger, sich erfüllt ?

 

          Von Tiefe dann zu Tiefen stürzt mein Sinn,

          Ich höre aus der Gottheit nächt’ger Ferne

          Die Quellen des Geschicks melodisch rauschen.

 

          Betäubt kehr’ ich den Blick nach oben hin,

          Zum Himmel auf – da lächeln alle Sterne ;

          Ich knie, ihrem Lichtgesang zu lauschen.

 

          Lorsque profondément je m’apaise en te contemplant,

          Lorsqu’en silence je prends ma joie au prix sacré de ton être,

          Alors seulement j’entends murmurer le souffle de l’ange

          À qui tu sers de voile,

 

Et, surpris, interrogateur, un rire naît

Sur mes lèvres : ce n’est point le leurre d’un rêve

Que mon plus audacieux, que mon seul désir

Trouve maintenant en toi l’accomplissement qui à jamais le satisfait ?

 

De profondeur en profondeur mon âme est précipitée ;

Émanant du sein de la lointaine et nocturne déité,

J’entends bruire mélodieusement les sources du destin

 

Assourdi je lève le regard, le tourne vers le ciel,

Là c’est le rire des étoiles :

Je m’agenouille, prêtant l’oreille à leur chant lumineux.

 

Avec An die Geliebte, le cycle des cinq poésies consacrées à Peregrina constitue le témoignage souverain du lyrisme de l’amour chez Mörike. Ces poésies sont aussi éloignées de la sensibilité romantique et du lyrisme sentimental qu’elles le sont du lyrisme de Goethe. Elles n’ont pour équivalent dans la poésie allemande qu’un petit nombre de poèmes de la pleine maturité de Hölderlin. Les poésies du cycle de Peregrina remontent d’une profondeur de l’âme qui n’accède que très rarement à la parole, qui ne peut que très rarement y accéder, parce que la vie est trop faible pour séjourner longtemps dans cette profondeur même. Ces poésies ne sont pas l’expression d’un sentiment ; dans leur forme en apparence traditionnelle et candide, qui est celle du lied, les quelques strophes enveloppent à la manière d’un manteau protecteur un état du sentir tendu jusqu’à la limite et d’une suprême délicatesse. Elles sont antérieures à toute spécification du sentiment et de la pensée, elles sont mouvement et élan purs, elles tracent leurs cercles autour des données fondamentales de l’existence avec une force presque magique. Mots et images ne sont qu’à demi réels, qu’à demi expressifs. On a constamment la sensation qu’en eux, que derrière eux, une indicible tension se dissimule. Ils ne sont pas obscurs, on ne peut même pas leur appliquer l’épithète de « clair-obscur », non, ils sont clairs, mais de cette clarté qui parfois précède les orages. Dans la simplicité des rythmes et des vers se cachent la puissance et la force de l’unheimlich 6 et de l’invraisemblable, ainsi qu’il advient à maintes pages de l’Aurélia de Gérard de Nerval. Étrangement simples sont ici les mots ; transparente, la réalité : sa substance subit une métamorphose, un passage conduit à l’au-delà sans que l’ici-bas soit abandonné. Ces vers ont quelque chose de contraignant, d’inéludable, quelque chose qui est là, et que le plus souvent nous nions afin de pouvoir vivre. Plutôt qu’on ne les éprouve, on les connaît du dedans, on les comprend par la force même qui constitue notre vie. Les poésies du cycle de Peregrina révèlent la plus profonde commotion de Mörike : dans l’histoire de sa vie, elles représentent cet instant irremplaçable où le jeune homme devient homme, où l’artiste devient poète.

Des poésies religieuses, la plus mûre est Wo find’ ich Trost ? La piété profonde de Mörike s’y dévoile selon le mode qui lui était propre. Cette poésie nous permet de saisir pourquoi ses fonctions de vicaire protestant ne pouvaient lui apporter une plénitude, et pourquoi par ailleurs elles favorisèrent et renforcèrent son penchant à l’idylle et à la contemplation. La sensibilité religieuse de Mörike est tout intérieure, toute confiante, sans relation ni avec les dogmes ni avec les problèmes : elle est l’onde la plus claire et la plus pure de son amour. Plus que la doctrine et que la rigidité du dogme, Mörike cherchait la révélation et la mystérieuse vie de l’esprit. Il aimait Dieu et les choses d’un cœur pur et implorait du Créateur la paix et le rapprochement.

 

          Eine Liebe kenn’ ich, die ist treu,

          War getreu, solang ich sie gefunden,

          Hat mit tiefem Seufzen immer neu,

          Stets versöhnlich sich mit mir verbunden.

 

          Welcher einst mit himmlischen Gedulden

          Bitter bittern Todestropfen trank,

          Hing am Kreuz und büsste mein Verschulden,

          Bis es in ein Meer von Gnade sank.

 

          Je connais un amour qui est fidèle,

          Qui fut fidèle tant que je le trouvai,

          Qui, avec de profonds soupirs toujours renouvelés,

          S’est constamment uni à moi d’une union qui pardonne.

 

          Un amour qui jadis avec une céleste patience

          But les gouttes très amères de la mort,

          Qui, attaché à la croix, expia ma faute

          Jusqu’à ce qu’elle s’engloutît en une mer de grâce.

 

L’amour de Dieu, Mörike l’éprouvait comme une transfiguration dans la lumière, comme une évasion dans la clarté, où la vie semble se dissiper ainsi que nuit et parfum se dissipent lorsque s’ouvre le matin.

Quand elle ne se traduit pas directement par l’expression de l’élément mythique, l’intimité de Mörike avec les secrets et les forces de l’être se manifeste par l’invention poétique de contes et d’histoires, lesquels vis-à-vis des mythes sont dans la même relation que la légende vis-à-vis de la révélation. Non seulement Mörike a repris de la façon la plus gracieuse des légendes et des contes appartenant au cycle légendaire allemand, mais il en a inventé beaucoup de nouveaux. Que l’on songe à la légende d’Orplid ou à l’histoire de Schön-Rohtraut. La naissance de cette poésie limpide, et qui glisse avec une mélancolie légère, est très significative en ce qui concerne Mörike. Il découvrit un jour dans un livre le nom vieil-allemand Rohtraut. « Le nom luit à mes yeux tel une rose en feu, et déjà la fille du roi était là. » Une courte promenade paracheva la conception du poème, lui donna son rythme et sa forme. Il est probable que de semblable manière naquirent maintes de ses poésies ayant trait à des légendes et à des contes : une sonorité, un nom suffisaient pour éveiller les formes créatures de légendes. La forme de toutes ces histoires est simple, unie, narrative. Beaucoup d’entre elles, qui sont brèves et où l’élément musical domine, sont devenues des lieder populaires.

L’humour de Mörike, expression la plus charmante de sa faculté contemplative, se fait jour dans les récits aussi bien que dans les idylles. Pour me servir d’une formule de Frédéric Schlegel, c’est un humour concentrique, un humour qui enveloppe avec le sujet la personne même du poète. Parfois, comme dans Elfenlied, l’humour est délicat et folâtre, évoquant celui de Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été. Le contraste entre la délicatesse du monde des esprits et la grossièreté de la réalité engendre cette joie légère et agréable que l’on prend à la finesse. Cette même délicatesse, nous la rencontrons dans les vignettes de la vie réelle rendue en sa simplicité, avec ses caprices et ses divertissements. L’influence de Mozart et la grâce du style Biedermeier sont ici sensibles. À la base se retrouvent toujours une claire et bénigne ironie, un aimable bien-être, capricieux et enjoué – tous les attributs de ce solide humour bourgeois qui pour la dernière fois reçut une expression éloquente dans la musique des Maîtres-Chanteurs.

À l’exception de la charmante histoire Der alte Cleversulzbacher Turmhahn, les épigrammes, les idylles, les poésies narratives et de circonstance constituent la sphère la plus extérieure de l’activité créatrice de Mörike. Elles émanent de l’époque la plus paisible de sa vie, elles sont riches en finesse, mais elles ne détiennent pas la force poétique directe des autres poésies. La contemplation se transforme ici dans un certain agrément, signe de la possession tranquille des choses, tandis que dans les poésies analysées plus haut, elle était, pour ainsi dire, la condition même de la création poétique et de l’attention toujours prête aux révélations de la nature.

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, les poésies de Mörike ont fort étendu leur appel grâce aux géniales mélodies d’un Brahms, d’un Schumann ou d’un Hugo Wolf. Du reste, de l’œuvre poétique, ce sont les lieder populaires, les poésies ayant trait à des légendes, à des récits, à des contes, qui sont les plus connues, – bornons-nous à rappeler le « Feuerreiter » (qui est en même temps un témoignage de l’impression que le destin de Hölderlin avait produite sur l’imagination poétique de Mörike). Les poésies de caractère mythique, conformément à leur nature, tant qu’elles n’ont pas été mises en musique n’ont jamais rencontré qu’un public restreint.

Pour apprécier comme elle le mérite l’œuvre de Mörike envisagée en son ensemble, il importe avant tout de rendre hommage à son sentiment de la langue.  Peu d’écrivains ont au même degré la connaissance de la valeur de la langue allemande en ses racines originelles. Ce qu’il nous transmet, c’est moins son charme esthétique, moins le sentiment de sa beauté et de sa plénitude de signification que les aromes des mots, des rythmes et des tournures de phrases, leur familiarité, leur essence, leur goût, leur parfum et leur coloration. Sa langue est intimement unie au paysage, à la vie des choses et de l’âme, elle participe sans intermédiaire à l’origine même dont elle est issue. Si par son essence et par son origine elle est liée au romantisme, l’œuvre de Mörike prolonge l’héritage classique de la Souabe et le joint à la Seelendichtung 7 d’un Goethe, à sa clarté et à son idéal d’humanité.

 

 

Herbert DIECKMANN.

 

(Traduit de l’allemand par Charles du Bos.)

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 



1  Mes citations se réfèrent à l’édition, accompagnée de notes critiques et d’éclaircissements, que le Bibliographisches Institut a donnée des Œuvres de Mörike (Leipzig et Vienne 1909), et où les Poésies comprennent le tome I.

2  « La jeune fille en pays étranger ». Le substantif die Fremde et même l’adjectif fremd sont intraduisibles, à cause de la richesse des associations où se combinent le dépaysement, l’étrangeté, une singularité quasi morbide et presque un certain caractère de légende. (Note du traducteur.)

3  Une excellente traduction de Le Voyage de Mozart, due à Albert Béguin, et précédée d’une préface d’André Cœuroy, a paru dans la collection « Musique et Littérature » aux Éditions Fourcade. (N. d. T.)

4  On sait qu’il n’y a guère de mot allemand plus intraduisible que stimmung, qui signifie tout ensemble l’accord d’un instrument et la disposition d’une âme : il va de soi que lorsqu’on parle d’un lyrisme de la stimmung, plus que jamais les deux sens ne font qu’un : il s’agit alors du lyrisme d’une âme tout accordée, quels que soient d’ailleurs les éléments dont cet accord est composé. (Note du traducteur.)

5  L’admirable Journal Métaphysique de Gabriel Marcel (Éditions de la Nouvelle Revue Française 1927) a familiarisé les lecteurs français avec la notion fondamentale du Toi. (Note du traducteur.)

6  Unheimlich ne peut guère être traduit que par étrange, qui ne détient qu’une valeur approximative. (Note du traducteur.)

7  Seelendichtung n’est rendu que très approximativement par « poésie de l’âme ». (Note du traducteur.)

 

 

 

 

 

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