La Création
par
DONOSO CORTÈS
Nul spectacle ne surpasse en magnificence celui de l’univers, si ce n’est le spectacle de sa création ; et nul spectacle ne surpasse celui de la création, si ce n’est le spectacle de son créateur dont les astres et les mondes, les anges et les hommes, le ciel et la terre, proclament la gloire.
Cet être sans commencement, et en qui toutes choses ont leur commencement ; sans fin, et en qui toutes choses ont leur fin ; grand par-dessus toutes les grandeurs ; élevé par-dessus toutes les hauteurs, c’est le Dieu qu’ont adoré, le front dans la poussière, Moïse sur le Sinaï, Abraham sous sa tente, et Salomon dans le Temple ; le Dieu que les gentils n’ont pas connu ; le Dieu qui, fait homme, a été mis ignominieusement à mort par les Juifs ; le Dieu que les Juifs doivent adorer, que les gentils adorent, comme il l’avait annoncé lui-même aux nations par la bouche de ses prophètes.
Les peuples gentils n’ont pas manqué de systèmes cosmogoniques, leurs fables en sont pleines ; mais, entre ces systèmes et l’enseignement de Moïse, il y a la même incommensurable distance qu’entre la fable et l’histoire, la même qu’entre les dieux d’Homère, inventés par les hommes et oubliés par les nations, et le Dieu de la Bible, connu des Hébreux et adoré par les chrétiens.
Tous ces systèmes, malgré de grandes différences, se ressemblent beaucoup. Cette ressemblance tient à ce que, dans tous, il y a une disproportion infinie entre le principe, le moyen et la fin ; entre l’agent, l’action et l’œuvre ; entre le créateur, l’acte de la création et la créature. Dans tous, l’univers qui, considéré comme fin, est le terme du moyen et du principe ; qui, considéré comme œuvre, est le terme de l’action et de l’agent ; et qui, considéré comme créature, est le terme de la création et du créateur, est cependant supérieur en dignité et en beauté au créateur qui l’a créé par sa volonté, à l’agent dont il fut l’œuvre, et au principe qui l’a contenu dans son sein. Et cela ne saurait surprendre si l’on considère que l’univers est l’œuvre de Dieu, tandis que, dans tous les systèmes cosmogoniques, le créateur même de l’univers était l’œuvre des hommes ; n’est-il pas tout simple que l’œuvre du créateur soit supérieure à l’œuvre de la créature ; que des dieux inventés par l’esprit humain soient inférieurs à cette immense et admirable machine de l’univers, dont le plan et la structure furent éternellement présents dans l’entendement divin.
Quiconque entreprend de raconter aux hommes l’acte merveilleux de la création est obligé de leur montrer un Dieu plus grand que l’univers, un créateur plus grand que la créature. Or l’homme lui-même fait partie de l’univers ; quel homme pourra donc, s’il n’est pas inspiré de Dieu, concevoir l’idée d’un Dieu plus grand que cet univers, dont il fait partie ? Mais quel peut être l’homme inspiré de Dieu pour raconter la création, si ce n’est Moïse ? Et ce Dieu plus grand que l’univers, quel peut-il être, si ce n’est le Dieu, type éternel, incompréhensible, de toutes les beautés, exemplaire ineffable de toutes les perfections, le Dieu des chrétiens ?
L’Éternité est sienne, et Il est l’éternité ; l’existence est sienne, et Il est l’existence ; la justice est sienne, et Il est la justice ; la clémence est sienne, et Il est la clémence ; la lumière est sienne, et Il est la lumière ; la vérité est sienne, et Il est la vérité : le commencement, le milieu et la fin de toutes choses sont en Lui, et Il est le commencement, le milieu et la fin de toutes choses : Il est le grand contenu et le grand contenant. Qu’est-il ? Il est ce qu’il est : Il ne peut se définir que par lui-même. Pourquoi est-il ? Il est parce qu’il est : cause et raison de toutes choses, Il est à lui-même sa propre raison et sa propre cause ; Il est Celui qui est.
Dans le principe, il créa le ciel des cieux avec tous les esprits purs, la terre avec toutes les substances corporelles, et ce principe même, qui est le temps, qui a commencé avec elles et qui finira quand elles finiront.
Il ne tira pas les choses de lui-même, parce que le Verbe seul est engendré du Père, ni de la matière préexistante, parce que rien ne préexiste à la création, rien que le Père, qui est éternellement par soi-même ; le Fils, que le Père engendre éternellement, et l’Esprit saint, qui procède éternellement de l’un et de l’autre ; trois personnes en un seul Dieu, vrai Dieu, Dieu vivant, un dans la substance, trine dans les personnes. C’est donc du néant qu’il a tiré toutes choses, et il les en a tirées par un acte de son infinie sagesse, de son amour infini, de sa volonté toute-puissante.
La terre, qu’il tira du néant, informe et nue (inanis et vacua), était comme un terme moyen entre le néant, d’où elle sortait, et l’existence que lui réservait celui qui lui donna l’être ; elle avait, du néant, le manque absolu de toute forme actuelle, et de l’existence, la substance, base de toutes les formes possibles.
Ainsi nue et informe, la terre était le chaos ténébreux où toutes choses étaient hors de leur place, et où il n’y avait place pour aucune chose.
La terre était enveloppée dans les eaux ; et l’Esprit-Saint planait au-dessus, fécondant sous ses ailes les eaux et les ténèbres.
Et Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut ; il sépara la lumière des ténèbres, et il y eut le jour et la nuit ; il divisa les eaux en supérieures et inférieures, et mit entre elles les voûtes du ciel ; il réunit les eaux inférieures en un immense réceptacle, et il l’appela mer, et les parties arides que les eaux, en se réunissant, laissèrent à découvert, il les appela terre. Ainsi Dieu rendit le chaos fécond en tirant du chaos toutes les formes, comme il avait fécondé le néant en tirant du néant toutes les substances inertes.
Dieu dit à la terre de se parer ; et la terre se couvrit de plantes, d’arbres, de fleurs, de douce verdure ; et, pour que toutes ces choses se renouvelassent en elle, il emplit son sein des plus fertiles semences.
Il voulut que le temps fût assujetti à la mesure, et il alluma les astres au firmament, et il parsema les voûtes du ciel d’étoiles brillantes.
Il voulut que des êtres pleins de vie circulassent dans les abîmes de la mer et dans les espaces de la terre ; et il créa tous les poissons de la mer et tous les oiseaux du ciel. Il peupla les espaces et les abîmes ; et, après avoir créé leurs habitants, il les bénit en leur disant : Croissez et multipliez. Et il leur donna la puissance génératrice.
Il dit à la terre de faire sortir de ses entrailles, tout à l’heure stériles et maintenant fécondes, toutes les espèces d’animaux et de brutes ; et toutes les zones et toutes les régions se peuplèrent d’animaux et de brutes.
Quand toutes ces choses furent faites, quand une vie puissante circula dans le ciel, dans l’air, sur la terre et dans la mer ; quand les eaux rendirent témoignage de leur existence par leur infatigable mouvement ; quand une végétation vigoureuse sortit de la terre ; quand les monstres des mers et les animaux de la terre parcoururent, agiles, indépendants et libres, les espaces immenses et les profonds abîmes ; quand les oiseaux jetèrent leurs chants harmonieux et, déployant leurs ailes, étalèrent mille plumages variés ; quand, pour éclairer tous ces prodiges, s’allumèrent subitement eu haut des millions d’astres resplendissants, Dieu voulut mettre un roi dans ce palais splendide, pour gouverner heureusement cet heureux royaume ; et il dit : Faisons l’homme à notre image et ressemblance ! qu’il domine sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel ; sur les animaux et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui se meuvent.
Il dit, et cela fut ; il créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, et il les créa homme et femme.
Et il les bénit en disant : Croissez et multipliez ; remplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur les animaux qui peuplent la terre.
Et il ajouta : Toutes les plantes et tous les arbres portant fruit, avec les semences contenues dans leur sein, sont à vous et ils vous serviront d’aliments. Et il en fut ainsi.
Tel est en abrégé le merveilleux spectacle de la création. Avec la création commencent les temps ; avec les temps les changements ; avec les changements l’histoire ; avec l’histoire l’expérience, et avec l’expérience la connaissance des grands faits qui seront le perpétuel enseignement des hommes.
Sans aller plus loin, on peut tirer de ce qui vient d’être exposé dans ce chapitre une vive lumière pour éclairer quelques-unes des lois fondamentales du monde moral et quelques-uns de ses plus grands mystères.
Le vrai Dieu, le Dieu des Hébreux et des chrétiens, se montre ici comme l’unité, comme l’existence absolue. Dans cette unité éternelle, trois personnes distinctes sont éternellement cette unité même, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Voilà donc la distinction dans l’unité, sans que l’unité soit en rien atteinte. Et comme en toutes choses se retrouvent les marques de la Trinité créatrice, nous voyons en toutes choses l’unité, imparfaite image de l’unité souveraine, et la diversité, autre image imparfaite de la distinction des personnes divines, et partout et toujours la diversité sortant de l’unité, si l’on peut parler de la sorte, pour revenir ensuite se perdre dans cette unité, d’où elle est sortie.
Or l’unité tirant perpétuellement la diversité de son sein fécond, et la diversité s’absorbant perpétuellement dans la puissante unité, d’où elle lire son origine, nous montrent clairement quelle est la loi éternelle et inflexible de l’ordre.
Dieu a tiré le monde du néant par un acte de sa volonté toute-puissante. Les choses créées par cette volonté unique étant innombrables, le phénomène de la diversité sortant de l’unité se produit dans l’acte sublime de la création du monde. De plus, toutes les créatures étant gouvernées, comme elles le sont, par la volonté très haute et toute-puissante qui les créa, nous avons aussi le phénomène de la diversité ramenée à l’unité ; et par ce double phénomène la loi universelle de l’ordre se trouve établie et constituée.
C’est pour cette raison que tous les peuples s’accordent à appeler univers l’ensemble de toutes les choses créées, expression qui révèle le profond mystère objet de notre étude, puisqu’elle signifie, si on en décompose les éléments, unité et diversité ne faisant qu’un.
Chacun des actes de la création est suivi, dans les saintes Écritures, d’une formule exprimant cette pensée que Dieu trouve bon ce qu’il a fait : ne peut-on pas l’entendre en ce sens que Dieu trouve bon que la diversité sorte de l’unité. Lorsque toutes choses furent créées par la volonté de Dieu et régies par sa divine Providence, la formule approbative de l’ensemble diffère quelque peu de la formule approbative des parties. Dieu qualifie de bon chaque acte de la création, de très bonne la création ; ne peut-on pas entendre cette parole en ce sens que, si c’est chose bonne et convenable que la diversité sorte de l’unité, c’est chose très bonne et très convenable que la diversité, qui sort de l’unité, se résolve dans l’unité d’où elle est sortie.
Tout le monde comprend aisément, sans aucun doute, combien cette observation est transcendante ; je ne veux aujourd’hui que l’indiquer, me réservant de l’approfondir lorsque la trame de cette histoire aura pris un plus grand développement.
La création, qui aurait pu être l’œuvre instantanée et simultanée de la volonté de Dieu, a été une œuvre lente et successive ; ce fait assurément a sa raison, et cette raison ne peut être que des plus hautes. Quelle est-elle ? Des génies éminents discutent à ce sujet. S’il était permis à celui qui écrit ces lignes d’aventurer une opinion sur une matière si obscure à la fois et si grave, je dirais sans hésiter que Dieu, en se mettant par la création en contact avec la créature, a, dans sa sagesse, abandonné volontairement et par amour la loi de la perfection, qui est la loi de la divinité, pour la loi du progrès, qui est la loi de la créature.
La première de ces deux lois exige la réalisation instantanée de tout ce qui est de soi bon et convenable ; la seconde exige que tout ce qui doit se réaliser dans le temps et dans l’espace se réalise d’une manière lente et successive : la première réclame impérieusement l’intervention immédiate et directe de la divinité ; la seconde l’intervention combinée du Créateur et de la créature, de Dieu et du temps.
Les esprits purs vivent sous la loi de la perfection ; toutes les substances corporelles sont assujetties à la loi du progrès : la perfection est la loi de Dieu, si l’on peut s’exprimer de la sorte ; le progrès est la loi de l’homme.
Ceci peut servir à expliquer pourquoi les sociétés humaines reculent instinctivement comme frappées d’épouvante devant toute idée ou toute théorie qui, avant d’avoir passé par le creuset de la discussion et de la controverse, exige impérieusement sa réalisation péremptoire et immédiate. En vain se présenterait-elle à l’acceptation des peuples au nom de la vérité ou au nom des convenances de l’État : les sociétés, obéissant au puissant instinct de leur conservation, se révoltent contre elle ; car la première des convenances publiques et la première des vérités politiques et sociales, hors de laquelle nulle autre vérité, si l’on peut parler ainsi, ne peut être vraie, ni aucune autre convenance convenable, est le respect de la loi souveraine des choses humaines. Or cette loi est celle du progrès, qui suppose une réalisation graduée, lente et progressive de la vérité dans le monde, et qui est par conséquent tout le contraire de la loi de la perfection, loi divine et non humaine, sous l’empire de laquelle la vérité entendue et la vérité réalisée sont une seule et même chose.
L’idée de la création, toujours présente dans l’entendement divin, était la plus belle, la plus grande de toutes les idées ; la théorie de la structure de la grande œuvre de l’univers la plus grandiose de toutes les théories ; et cependant, entre cette théorie et l’achèvement de la construction du monde, entre cette idée de la création et le parfait accomplissement de la création même, le souverain Créateur de toutes choses, le divin Architecte de l’univers, mit les six jours génésiaques.
Je ne terminerai pas ce chapitre sans faire sur cette matière une autre observation importante. Si l’œuvre de la création a été successive, elle a été en même temps continue ; si Dieu n’a pas voulu tirer instantanément toutes choses du néant, il n’a pas voulu non plus laisser un moment en suspens le travail de la création avant qu’il fût pleinement achevé ; si entre le commencement et la fin de la création il a mis l’intervalle de six jours, il n’a mis ni un jour, ni une heure, ni un instant entre les six jours. Ce ne fut que lorsque les jours de la création furent accomplis, lorsque toutes choses furent faites, que se leva le septième jour, le jour du repos ; par quoi sans doute Dieu veut faire entendre aux hommes que la continuité et la succession doivent marcher ensemble et que les deux réunies forment et constituent la loi du progrès. Avancer peu à peu sans se reposer jamais, avancer lentement, mais continuellement, telle est la loi à laquelle est soumis le genre humain, depuis que Dieu lui a dit de marcher et de marcher toujours, jusqu’à ce qu’il arrive aux régions des éternelles demeures. C’est là seulement que luit pur, serein, paisible et immortel, le septième de ses jours, le jour de son repos.
DONOSO CORTÈS, Esquisses historico-philosophiques, 1854.