Notions préliminaires

pour servir d’introduction

aux études sur l’histoire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DONOSO CORTÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous les évènements ont leur explication et leur origine dans la volonté de Dieu et dans celle de l’homme ; c’est pourquoi l’objet perpétuel de l’histoire est Dieu et l’homme, considérés comme êtres actifs et libres. Leur liberté et leur activité, identiques par leur nature, diffèrent par leur étendue. L’homme agit, emprisonné dans l’espace et dans le temps ; Dieu n’a pas de prison ; son action est sans bornes et sans obstacles. La liberté de l’homme est limitée par la volonté de Dieu tandis que celle de Dieu n’a d’autre limite que sa sagesse infinie : d’où l’on voit que Dieu n’agit pas sans une raison suffisante aux yeux de sa sagesse, et que l’homme ne peut agir sans une permission d’en haut. S’il n’arrive rien que Dieu ne fasse ou ne permette, et si Dieu ne permet pas d’agir ou n’agit pas sans une raison suffisante, il s’ensuit que tout ce qui arrive réalise un de ces inscrutables desseins qui ont toujours été présents dans l’entendement divin et dans la raison souveraine.

Dieu est le principe, le milieu et la fin de l’histoire. La création de l’homme fut un miracle de son amour ; la conservation du genre humain est un miracle de sa providence ; et, à la fin des temps, il opérera sur tous les hommes le miracle de sa miséricorde et de sa justice. L’objet de l’histoire est l’explication de ces trois miracles. Il appartient à l’histoire de vérifier pour quelle cause et pour quelle fin Dieu créa l’homme ; quelles sont les lois par lesquelles il maintient et conserve le genre humain, et en vertu de quels statuts antérieurement promulgués il doit juger les nations. Comme toutes ces choses sont naturellement cachées à l’entendement humain, l’histoire universelle serait absolument impossible si, dans la nuit épaisse des temps, ne brillait pas sans interruption, comme un phare resplendissant aux yeux de l’historien, la lumière de la religion révélée. Et c’est ce qui explique pourquoi les historiens de l’antiquité, dont les yeux étaient fermés à cette lumière, ne parvinrent pas à ourdir la trame merveilleuse de cette histoire. Ignorant l’unité de Dieu, de son pouvoir infini, de sa providence souverainement sage, et l’unité du genre humain, ils ont connu les évènements de la Grèce, de Rome et de l’Asie, mais ils ne surent pas un mot de l’histoire de l’homme.

La première histoire universelle qui ait paru dans le monde, c’est la Cité de Dieu de saint Augustin, livre prodigieux, commentaire sublime de la Bible, le livre des prodiges. Plus tard, au siècle d’or de la littérature française, le grand Bossuet, suivant les pas du Platon chrétien, traça d’une main ferme et d’un pinceau puissant le tableau de l’humanité considérée comme un seul et même homme qui tantôt marche fidèlement dans les voies de la vérité, et tantôt s’égare dans les sentiers de l’erreur, d’où Dieu le ramène par le fléau de sa justice ou par l’attrait de sa miséricorde.

Contre ces éminents docteurs, pour les combattre et les contredire, se levèrent des hommes, qui, mettant au service de l’erreur un brillant génie, eurent la puissance de changer l’histoire en fable. Ils tirèrent de leur propre entendement les lois suivant lesquelles se gouvernent les sociétés, établirent des rapports arbitraires entre les choses, changèrent à leur gré ceux qui unissent étroitement le Créateur et la créature, et prétendirent être et agir à la manière de Dieu, qui d’un seul mot tira la lumière des ténèbres et l’ordre du chaos.

L’histoire alors ne fut plus ce qu’elle avait été sous la main des docteurs catholiques : le récit simple et majestueux des faits ; elle devint une exposition dogmatique d’une théorie philosophique ou sociale, de soi intolérante et inflexible. On vit alors s’élever philosophes contre philosophes, théories contre théories, systèmes contre systèmes, et il en résulta une telle confusion, une telle mêlée, que les hommes furent sur le point de ne pouvoir plus distinguer la vérité de l’erreur, et de ne savoir que penser de Dieu, de l’homme et du genre humain.

Selon les uns, l’humanité suit le chemin d’un progrès indéfini, toujours en ligne droite ; selon les autres, condamnée à faire et à défaire le tissu de sa vie, elle tourne perpétuellement dans un cercle. Il est des philosophes qui n’ont vu dans l’histoire que la lutte de la fatalité, représentée par la nature, et de la liberté, représentée par l’homme ; d’autres distinguent autant de principes dominants qu’il y a de contrées dans le monde : l’immobilité absolue a son empire en Asie ; la mobilité perpétuelle a son siège dans la Grèce ; la mobilité et l’immobilité se disputent Rome, ayant à leurs ordres, la première le Sénat et la noblesse, la seconde le peuple et la populace. Ces mêmes principes, qui se combattent à Rome, s’unissent, se limitent et vivent en paix dans les régions germaniques. Ainsi l’Asie est le symbole du despotisme, la Grèce celui de la liberté, Rome celui du combat, l’Allemagne celui de l’harmonie. Un philosophe croit l’humanité douée d’un mouvement spontané, un autre la croit mue par un Dieu aveugle, sourd et implacable, un Dieu semblable au destin des sociétés païennes.

Laissant de coté ces vaines spéculations et ces controverses stériles, nous chercherons ici à exposer brièvement et sommairement, à l’aide de définitions claires et simples, le point de vue catholique de l’histoire.

L’histoire, considérée en général, est la biographie du genre humain. Celle biographie comprend le récit de tous les évènements qui intéressent l’humanité, et l’exposition de leurs causes.

Les causes des évènements sont générales ou particulières.

Au point de vue catholique, il n’y a qu’une cause générale de tous les évènements humains, et cette cause est la Providence divine. La Providence divine, considérée comme cause générale de tout ce qui arrive, agit d’une manière naturelle ou surnaturelle : naturelle quand elle laisse à elle-même l’action des causes secondes ; surnaturelle quand elle provoque les évènements directement, immédiatement et miraculeusement.

La Providence n’est autre chose que cette souveraine sagesse avec laquelle Dieu a marqué sa fin à chaque chose, et qui mène chaque chose à sa fin, tantôt par l’action des causes secondes, tantôt par son intervention directe et souveraine.

Les causes particulières ou secondes des évènements, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral, ne sont sujettes ni au poids, ni au nombre, ni à la mesure. Dans l’ordre moral, la première par son importance est la liberté de l’homme.

La liberté de l’homme ne consiste pas dans la faculté souveraine de choisir la fin, mais dans la faculté entière de choisir une des voies qui mènent plus ou moins directement à cette fin nécessaire.

La liberté et la sagesse de Dieu éclatent dans la désignation de la fin ; la liberté de l’homme est évidente dans le choix de la voie. C’est ainsi que l’homme agit de concert avec Dieu dans la création des merveilles de l’histoire.

Si, après ce que nous venons d’exposer, on exigeait de nous une définition de l’histoire qui comprenne les divers éléments de notre doctrine, nous dirions : L’histoire, considérée en général, est le récit des évènements qui manifestent les desseins de Dieu sur l’humanité et leur réalisation dans le temps, soit par son intervention directe et miraculeuse, soit par l’action de la liberté de l’homme.

L’histoire se divise en histoire ancienne, qui comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de Dieu sur le peuple hébreu et sur les peuples idolâtres, depuis la création jusqu’à la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et en histoire moderne, qui comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de Dieu sur le peuple juif, sur le peuple chrétien et sur les autres peuples de la terre, depuis la naissance du Sauveur jusqu’à nos jours.

L’histoire moderne et l’histoire ancienne se subdivisent en raison de la matière et en raison des temps : en raison de la matière, l’histoire ancienne en histoire sainte et en histoire profane. L’histoire sainte comprend l’ensemble des évènements qui manifestent les desseins de Dieu sur le peuple hébreu, comme ombre et figure de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son Église. L’histoire profane comprend l’ensemble des évènements qui manifestent les desseins de la Providence sur les empires et sur les nations, et montre comment chacune de celles-ci concourt, sans le savoir, à l’accomplissement des décrets de Dieu sur son peuple et sur l’Église de Jésus-Christ. En raison des temps, elle se subdivise en histoire des temps primitifs, qui comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de la Providence sur le genre humain depuis la CRÉATION jusqu’au DÉLUGE, et en histoire des temps post-diluviens, qui comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de la Providence sur le genre humain, depuis le DÉLUGE jusqu’à la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Les principaux évènements de l’histoire des temps primitifs sont :

La création.

L’institution du mariage et de la société domestique.

La prise de possession du Paradis terrestre par l’homme et la femme.

La première faute ou la désobéissance.

Le premier châtiment ou la corruption de la nature humaine, et l’expulsion du paradis terrestre.

La première promesse annonçant le Sauveur.

L’institution de la société civile et du culte.

Le premier crime du frère contre le frère ou Caïn et Abel.

La première transgression des lois du mariage ou la polygamie.

La première division entre les races, ou les enfants des hommes et les enfants de Dieu.

La confusion du bien et du mal, symbolisée dans la confusion des enfants de Dieu avec les enfants des hommes.

La corruption universelle.

Le déluge.

Les principaux évènements de l’histoire des temps post-diluviens sont :

La confusion des langues et la dispersion des peuples.

L’oubli de la tradition religieuse.

La vocation d’Abraham.

La fondation des premiers empires.

La déification idolâtrique de leurs fondateurs.

Moïse ou la délivrance, et la loi écrite du peuple de Dieu.

La république des Hébreux ou les Juges.

La monarchie des Hébreux et l’achèvement du temple ou David et Salomon.

Décadence de la monarchie ; la captivité ; Nabuchodonosor.

La délivrance : Cyrus.

Vicissitudes des grands empires d’Assyrie, de Chine, d’Égypte et de Perse.

La Grèce ; ses monarchies, ses républiques, ses arts et sa gloire.

L’empire de Macédoine.

L’empire romain.

La naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Par rapport à la matière, l’histoire moderne se subdivise en histoire ecclésiastique et en histoire profane. L’histoire ecclésiastique comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de Dieu dans l’institution, la conservation et l’expansion de son Église. L’histoire profane comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de Dieu sur les empires et sur les nations, attentifs à l’enseignement du christianisme promulgué par l’Église catholique. Par rapport aux temps, elle se subdivise : 1° en histoire de l’empire romain et des premiers siècles de l’Église, laquelle comprend tous les évènements par lesquels se manifestent les desseins de Dieu dans la décadence et la ruine lamentable de l’empire des Césars, dans la miraculeuse propagation du christianisme et dans son intronisation au Capitole ; 2° en histoire du moyen âge, laquelle embrasse l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de la Providence sur les Barbares du Nord que le christianisme s’incorpore, sur l’ancienne société en lambeaux que le christianisme régénère, sur les nouveaux États qui se constituent et s’élèvent, et sur l’Église catholique qui, prenant le plus grand développement, répand dans le monde entier la semence féconde de toutes les vérités ; 3° en histoire de la décomposition et du fractionnement de la république chrétienne, laquelle comprend l’ensemble des évènements par lesquels se manifestent les desseins de la Providence dans la grande apostasie provoquée par la réforme de Luther, et dans les grandes catastrophes qui depuis n’ont cessé de frapper les peuples et les rois.

Les principaux évènements de l’histoire de l’empire romain et des premiers siècles de l’Église sont :

La prédication des apôtres.

La corruption, l’extravagance et la folie des Césars, la décadence physique, morale et religieuse de la société romaine.

La régénération de cette société par la propagation silencieuse et rapide du christianisme.

Persécutions de l’Église. Ses apologistes et ses docteurs.

Les premiers instituts ou Ordres religieux.

Les premiers conciles.

Paix et triomphe de l’Église : translation du siège de l’empire à Byzance au temps de Constantin.

Les principaux évènements de l’histoire du moyen âge sont :

L’invasion des peuples barbares.

La chute de l’empire d’Occident.

Les divers États fondés par les conquérants.

L’Église persécutée par les Barbares et conquérant ses persécuteurs.

Les accroissements de l’Église et des pontifes romains.

L’islamisme. Ses conquêtes.

L’empire d’Occident rétabli par Charlemagne.

La féodalité.

Le démembrement de l’empire de Charlemagne.

L’empire germanique.

La guerre entre le sacerdoce et l’empire.

Les croisades. Prodigieuses découvertes.

La chute de Constantinople au pouvoir des Turcs.

Les principaux évènements de l’histoire de la décomposition et du fractionnement de la république chrétienne sont :

La réforme commencée et menée à bout par Luther, Zwingle et Calvin. Sa propagation en Suisse, en Suède, en Danemark, en Prusse et dans les îles britanniques.

Le concile de Trente.

La propagation de la foi en Asie, en Afrique et en Amérique.

La fondation de la Compagnie de Jésus.

Les guerres de religion : guerre de Trente Ans.

La paix de Westphalie : consommation de l’apostasie.

Le changement des monarchies féodales en monarchies absolues.

Les guerres politiques pour affermir l’équilibre européen.

Décadence du pouvoir temporel des papes.

Doctrines philosophiques.

Révolte des Pays-Bas.

Révolution d’Angleterre.

Guerre de l’indépendance d’Amérique.

Expulsion des jésuites.

Révolution française.

Tels me semblent être les grands évènements de l’histoire, considérée sous son point de vue le plus général.

 

 

 

DONOSO CORTÈS, Esquisses historico-philosophiques, 1854.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net