Du péché d’Adam, cause de l’ignorance

– De l’orgueil, origine du péché

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DONOSO CORTÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plus grande de toutes les fautes fut suivie du plus solennel de tous les jugements. Les coupables, dont les yeux s’étaient subitement ouverts, virent tomber à leurs pieds leur éclatante robe d’innocence, et, remarquant leur nudité, tout pénétrés de honte, ils se couvrirent de feuillage. Mais, à cette heure mystérieuse et calme où les derniers rayons de la lumière se confondent harmonieusement avec les premières ombres de la nuit, une voix pleine d’une terrible majesté éveilla tous les échos du paradis. Saisis de frayeur à cette voix redoutable, les transgresseurs de la loi cherchèrent un refuge contre leur Dieu dans les profondeurs des bois : comme si leur Dieu n’avait pas planté lui-même ces bois et ignorait les chemins de leurs profondeurs. Tombés dans sa main et placés sous ses yeux, ils subirent ce premier, ce court et redoutable interrogatoire où ils rendirent témoignage contre eux-mêmes. Ils entendirent ensuite cette unique et terrible sentence qui retentit perpétuellement aux oreilles de l’homme. Et parce que Adam avait été trompé par la femme, et la femme par le serpent, la peine étant proportionnée à la gravité de la faute, le serpent fut assujetti à la femme, et la femme fut assujettie à son mari : inexorable jugement qui s’exécute chaque jour dans toutes ses parties, sans répit ni trêve. Quant au serpent, il a été enchaîné sur le Calvaire. Quant à la femme, sa condamnation a été exécutée et elle s’exécute encore de telle sorte, que nulle part au monde, à aucune époque de l’histoire, elle n’a pu parvenir à être traitée comme majeure.

L’homme, auteur du mal parce qu’il l’était du péché, fut soumis à l’empire du mal, qui s’exerce par le ministère de l’ignorance, de la maladie et de la mort. Catholicæ fides est : omne quod dicitur malum, aut peccatum esse, aut pœnam peccati. (Saint Augustin.)

Nous l’avons déjà dit, le péché en général n’est autre chose que le désordre, et le désordre n’est que le mal par excellence. En appliquant ces principes au péché d’Adam, on voit clairement qu’il fut l’altération radicale de l’ordre primitif. Cet ordre consistait en ce que l’homme entendît en Dieu et par Dieu, auteur de son entendement ; qu’il se mût sous l’impulsion de la volonté divine, où la volonté humaine a puisé son origine ; et qu’il vécût en Dieu et pour Dieu, auteur de la vie. Suivant l’ordre divin, ce qui était divers devait avoir sa fin où était son principe, c’est-à-dire en ce qui était un. L’ordre consistait en cette union parfaite et inaltérable de l’un avec le divers, du Créateur avec la créature, de Dieu avec l’homme.

Quand l’homme voulut apprendre la science du bien et du mal hors de Dieu, il dés-unit l’entendement divin et l’entendement humain ; et, de même que l’union primitive avait été la cause de la science infuse d’Adam, la dés-union actuelle fut la cause de son ignorance absolue.

On reconnaîtra qu’il n’en pouvait être autrement, si l’on fait attention que Dieu est la vérité absolue, et que hors de Dieu il n’y a pas de vérité. Il s’ensuit, en effet, nécessairement que celui qui cherche la vérité hors de Dieu la cherche où elle n’est pas, et que celui qui s’éloigne de Dieu s’éloigne de la science. S’il était possible que la vérité existât quelque part hors de Dieu, Dieu n’existerait pas, parce qu’il aurait cessé d’être ce qu’il a été, ce qu’il est et ce qu’il sera éternellement, la vérité absolue. Voilà pourquoi il n’est aucune vérité qui ne soit une révélation actuelle ou qui ne descende directement d’une révélation primitive. L’entendement de l’homme n’est autre chose que la faculté de recevoir, de retenir et d’appliquer les vérités qui lui ont été révélées. Cela est si vrai que, si Adam eût été condamné à perdre entièrement la mémoire de ce qui lui avait été révélé dans l’état d’innocence, et si Dieu, dans sa justice, eût suspendu le cours de ses révélations, l’homme eût cessé d’être intelligent. Ce qu’est la pupille de l’œil sans la lumière, voilà ce que serait sans Dieu l’entendement humain.

Comment donc s’étonner que l’homme, ayant détourné ses regards de Dieu, où est la raison de toutes les choses créées, il ait senti subitement les ténèbres s’interposer entre lui et toutes choses ?

Dieu créa l’homme intelligent et sage. Quand l’homme, poussé par l’orgueil, initium omnis peccati superbia, se révolta contre Dieu, Dieu, dans sa justice, lui ôta la sagesse, et dans sa miséricorde lui laissa l’intelligence ; et il faut remarquer que ce n’est pas la justice, mais la miséricorde qui éclate le plus dans cette sentence divine. En effet, pour ôter d’un seul coup à l’homme la sagesse et l’intelligence, il suffisait à Dieu de demeurer dans son suprême repos, laissant l’homme livré aux conséquences naturelles de sa dés-union volontaire et de son volontaire éloignement ; tandis que, pour lui conserver l’intelligence, c’est-à-dire la faculté d’entendre ses révélations passées et futures, il dut, pour ainsi parler, descendre jusqu’à l’homme et se l’unir de nouveau par un lien, encore imparfait sans doute mais réel, le lien de la miséricorde.

La peine fut le moyen de cette nouvelle union entre le Créateur et sa créature ; la miséricorde et la justice se joignirent ainsi mystérieusement : la miséricorde comme lien, la justice comme peine.

Ceci jette quelque jour sur le mystère de l’aveuglement et de l’ignorance auxquels Dieu condamne les orgueilleux, et de la sagesse qu’il promet aux humbles : Initium sapientix timor Domini.

L’orgueil apporte avec lui trois négations. Il nie la propriété délétère du péché et le péché même ; il nie la vertu purifiante de la peine et la peine même ; il nie l’ignorance.

L’humilité, au contraire, pose trois affirmations : elle affirme la propriété délétère du péché et le péché même ; elle affirme la vertu purifiante de la peine et la peine même ; elle affirme l’ignorance.

L’orgueilleux, avec ses trois négations, se sépare de nouveau de Dieu. L’humble, avec ses trois affirmations, se rapproche de nouveau de Dieu. L’un et l’autre portent, celui-ci dans son orgueil, celui-là dans son humilité, leur peine et leur récompense. Le premier ignore tout ce qu’il nie ; le second sait tout ce qu’il affirme. On voit par là que toute la science des orgueilleux est erreur et vanité, et que l’ignorance des humbles est la vraie science.

Si la religion chrétienne est la seule religion civilisatrice, cela vient, à considérer les choses humainement, de ce qu’elle sanctifie et exalte l’humilité. Si Jésus-Christ a attiré à lui le monde entier par une douce et irrésistible attraction, cela vient, à considérer les choses humainement, de son humilité surhumaine. Si l’Église catholique offre à la terre le spectacle de la réunion des plus éclatants génies, cela vient, à considérer les choses humainement, de ce qu’elle est l’Église des docteurs humbles.

La religion chrétienne, dans sa logique mystérieuse et profonde, nous découvre les secrètes ramifications qui unissent, comme les causes aux effets, l’orgueil au péché. Aussi, instituée de Dieu contre le péché, elle est instituée naturellement contre l’orgueil ; et la répulsion réciproque de l’orgueil et du christianisme est si grande, que celui qui est chrétien ne peut pas être orgueilleux, et que celui qui est orgueilleux ne peut pas être chrétien. Par la même raison et par la même cause, les merveilleuses attractions du christianisme et de l’humilité sont si grandes et si invincibles, que toujours cette religion divine et cette divine vertu ont marché réunies dans ce monde. Le christianisme garde pour les siens une récompense qui est au-dessus de toutes les récompenses possibles, et pour ses ennemis une peine qui est au-dessus de toutes les peines imaginables : l’enfer, demeure des réprouvés, et le ciel, demeure des justes ; l’enfer est préparé pour recevoir les orgueilleux, et le ciel pour recevoir les humbles.

Le christianisme, comme pour faire ressortir la laideur de l’orgueil, nous l’a représenté dans les créatures les plus éminentes : dans le premier d’entre les anges, dans le premier d’entre les hommes et dans le plus puissant des rois : dans Lucifer, dans Adam et dans Nabuchodonosor. Et, pour que toute créature puisse voir ces grands exemples de la colère divine, il plaça le premier au ciel, afin que les anges le vissent ; le second dans le paradis, afin que tous les êtres vivants le vissent ; le troisième à Babylone, métropole du monde, afin que, placé sur cette hauteur, tous les hommes le vissent.

Amoureux de sa nature élevée et de son éblouissante beauté, Lucifer oublia, dans l’enivrement de son orgueil, qu’il n’avait rien qui ne lui eût été donné ; il détourna son regard de Dieu, qui était sa lumière, son entendement de l’entendement divin, et sa volonté de la volonté du Tout-Puissant ; il prit les armes contre le ciel, marcha contre son Créateur, livra bataille contre le Seigneur Dieu des armées, et tomba précipité du plus haut des cieux au plus profond des abîmes. La nouvelle de cette épouvantable chute fut portée de génération en génération, de siècle en siècle, de nation à nation, par l’immense voix de toutes les traditions humaines. Complètement séparé de Dieu, en qui toutes les choses étaient unies et à qui toutes étaient soumises, Lucifer se mit lui-même hors de la création et se trouva seul, absolument seul ; et l’orgueil, et l’égoïsme, et le mal, et lui, furent une même chose. La sentence qui le condamna pour toujours est la seule où brille, d’un effrayant éclat, la majesté terrible du Dieu juste, sans que les douces teintes de la miséricorde viennent la tempérer. Adam sortit plein de grâce des mains de son Créateur ; Ève sortit pleine d’innocence du côté d’Adam. Dieu leur donna une vie heureuse, leur livra l’empire sur toutes les créatures, les revêtit de la blanche robe de l’immortalité, mit dans leur cœur un pur amour, et les unit étroitement dans de chastes liens. Mais Adam et Ève, enivrés d’eux-mêmes, aspirèrent à s’élever plus haut sur leurs propres ailes, tant était grande la confiance qu’ils mettaient en leur propre grandeur : ils voulurent être comme des dieux, avec un pouvoir souverain et une souveraine indépendance. Dieu retira d’eux sa main, et ils furent ce que nous sommes, nous, leurs fils, des bannis, errants sur la terre et que la fatigue accable, des pénitents qui expient leurs fautes et qui n’ont pas assez de larmes pour pleurer leurs malheurs. Tous les peuples, toutes les races, tous les échos du monde, sont remplis de la tradition, qui, de siècle en siècle, répète aux hommes le récit de cette catastrophe, de cette lamentable tragédie.

Lorsque sur les fondements, déjà profondément creusés et solidement établis, des associations politiques s’élevèrent ces empires de l’Asie, dont la grandeur remplit l’histoire, on en vit un qui, surpassant tous les autres en illustration et en puissance, apparut comme leur chef à tous et fit retentir la terre du bruit de son nom et de sa gloire. Cet empire à jamais mémorable fut l’empire de Babylone, et il eut pour maître Nabuchodonosor. Ce roi superbe avait sous sa domination l’Asie, couronne du monde ; sa capitale, Babylone, était la merveille de l’Asie, son palais le chef-d’œuvre de Babylone, et il se disait : ce palais, le chef-d’œuvre de Babylone, est à moi ; cette capitale, la merveille de l’Asie, est à moi ; l’Asie elle-même, la couronne du monde, est à moi ; et cette contemplation de sa propre grandeur le rendit fou d’orgueil ; il voulut être comme un Dieu, exigeant que de gigantesques statues lui fussent élevées, que l’encens fumât en l’honneur de son nom, que le culte de l’adoration lui fût rendu par les multitudes. Un jour, il était lui-même dans l’adoration muette et extatique de sa propre excellence, Dieu le surprit au plus fort de ce paroxysme de son orgueil, il étendit sur lui sa main irritée et vengeresse, et aussitôt le malheureux sentit naître en lui, dans le fond le plus intime de son être, comme les instincts de la brute ; il sentit ces instincts grandir, envahir sa nature intelligente tout entière, et la transformer en nature purement animale. Le même souffle puissant qui avait allumé la lumière de sa raison l’éteignit, et il se trouva dans les ténèbres ; un doigt terrible effaça de son front toute trace de la pensée ; une volonté souveraine fit baisser ses yeux vers la terre ; et celui qui s’était appelé seigneur fut l’esclave de tous les hommes ; et celui qui avait été tyran fut le jouet du peuple ; et celui qui se repaissait d’adorations se reput de l’herbe des champs ; et celui qui s’était donné le titre de roi des nations fut appelé par les nations la brute de Babylone. Témoignage terrible de la colère de Dieu ! Exemple effrayant des effets de l’orgueil dans les générations humaines !

Il y eut, au moyen âge, un philosophe consommé dans la science scolastique, Simon de Tournay. Un jour ce docteur trouva un argument invincible contre ceux qui combattent le mystère de la très sainte Trinité ; il l’exposait, et son immense auditoire, ravi d’admiration, le couvrait d’applaudissements. Il en fut enivré, et on le vit tout à coup saisi d’un tel accès d’orgueil, que, perdant tout sentiment du bon sens et des convenances, il s’écria comme hors de lui : « Jésus ! Jésus ! que ne me dois-tu pas pour avoir fait sortir ta loi victorieuse de celle discussion ! Combien il m’eut été facile de l’accabler par d’irréfutables arguments, si j’étais passé du côté de l’ennemi ! » À peine a-t-il prononcé ce blasphème, que ses auditeurs le voient changer de couleur et pâlir ; sa physionomie n’est plus la même, sa figure est bouleversée, il perd instantanément la mémoire, son intelligence s’obscurcit ; et ceux qui tout à l’heure étaient dans l’extase de l’admiration devant son éloquence et sa logique surhumaine, le contemplent maintenant, muets d’épouvante, réduit à un état de stupidité idiote, juste châtiment de sa vanité.

Ces exemples doivent nous faire comprendre combien la colère du Seigneur suit de près l’homme orgueilleux, et combien est grande et invincible l’incompatibilité qui existe entre la religion chrétienne, source de toute vertu, et l’orgueil, source de tout péché.

Les docteurs et les maîtres de la foi enseignent, et c’est une vérité mise hors de doute par l’Église, que l’homme, n’ayant rien qu’il n’ait reçu, n’a rien non plus dont il puisse s’enorgueillir et se glorifier, à moins qu’il ne se glorifie et s’enorgueillisse d’être l’auteur du mal, du péché et du désordre. Si l’homme voit, c’est un autre qui lui ouvre les yeux, et celui qui les ouvre les lui a donnés ; s’il entend, c’est un autre qui lui ouvre l’entendement, et celui qui l’ouvre le lui a donné ; s’il pratique la vertu, c’est un autre qui lui inspire le désir de la pratiquer et qui la lui montre, et celui qui la montre et qui donne le désir de la pratiquer est celui qui a donné la vertu elle-même. Dieu est l’auteur de tout bien, du bien qui est en nous comme du bien qui est hors de nous. Dieu parle par les prophètes, résiste par les martyrs, triomphe par les guerriers, enseigne par les docteurs, conquiert par les conquérants, édifie par ses saints. Ses saintes Écritures sont un témoignage éclatant de cette vérité : accessibles pour les humbles, elles sont inaccessibles aux orgueilleux ; pierre de scandale pour les superbes, elles sont un aliment plein de saveur et de goût pour les pauvres d’esprit.

 

 

 

DONOSO CORTÈS, Esquisses historico-philosophiques, 1854.

 

 

 

 

 

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