De la société et du langage

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DONOSO CORTÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La société, considérée sous le point de vue catholique, n’est ni un être abstrait, ni un être concret, doué de liberté et d’intelligence. La société est, dans l’ordre moral, ce qu’est l’espace dans l’ordre physique : c’est le milieu où fut placé l’homme, en tant qu’intelligent et libre ; c’est l’atmosphère propre de la liberté et de l’intelligence humaines.

Dans leur profonde ignorance de toutes choses, les écoles rationalistes ont fait de la société et de l’homme deux abstractions absurdes. En les considérant séparément, elles laissent l’homme sans atmosphère pour respirer et sans espace pour se mouvoir, et elles laissent également l’espace et l’atmosphère propres à l’humanité privée du seul être qui puisse se mouvoir dans l’un et respirer dans l’autre. C’est exactement comme si l’on prétendait considérer l’espace matériel sans les substances corporelles qui le remplissent, et les substances corporelles hors de l’espace qui les contient. Et, comme une première absurdité en appelle impérieusement une seconde, et celle-ci une troisième, partant de l’absurdité qui consiste à considérer séparément l’homme et l’espace où il se meut, les rationalistes sont allés donner dans cette autre absurdité plus grande : que l’homme se créerait lui-même son propre espace, sans l’aide d’un espace préexistant ; ce qui est supposer tout simplement que l’homme primitif n’était nulle part et qu’il a procédé à la création d’un lieu qui lui fut propre afin de parvenir à être quelque part. L’homme, dans ce système, est un conquérant d’un nouveau genre, il ne s’empare pas de terres déjà existantes, il crée ses conquêtes.

Ceux qui n’ont vu dans le langage qu’une invention humaine sont tombés dans la même erreur. Le langage n’est pas une chose distincte et séparée de la pensée, c’est la pensée même, considérée dans sa forme essentielle et invariable ; et, de même qu’un être, considéré dans son existence individuelle et concrète, ne peut jamais se séparer de la forme qui le circonscrit, par la même raison la pensée de l’homme ne peut être considérée comme existant individuellement et d’une manière concrète, si elle n’est limitée et circonscrite par la parole. L’homme occupé à créer le langage est une absurdité pareille à celle de l’homme occupé à inventer la société : le premier est une substance qui cherche sa forme ; le dernier, une existence qui cherche son espace. De quelque côté qu’on le regarde, le rationalisme tombe dans un cercle vicieux : la création de l’homme par l’homme.

La question entre le catholicisme et le rationalisme est circonscrite et posée dans les termes suivants : Est-il plus raisonnable de croire qu’il y a un Être qui existe de soi et en qui toutes les choses créées ont leur origine ; ou de croire en un être qui n’existe pas de soi, qui n’est créé par personne, mais qui se crée lui-même ?

Beaucoup de philosophes ont cherché à donner une exacte définition de l’homme. Celui qui s’écarte le moins de la vérité est M. de Bonald, quand il dit, en prenant les éléments de sa définition dans saint Augustin, que l’homme « est une intelligence servie par des organes ». L’erreur de M. de Bonald n’est pas dans les éléments reçus du grand docteur, elle est dans la persuasion où il paraît être que ces éléments suffisent à la définition désirée. Cette définition est, d’un côté, équivoque, et, de l’autre, incomplète.

Équivoque, parce qu’elle donne à entendre (ce qui est faux) qu’entre le corps et l’âme il n’y a d’autre lien que celui qu’implique l’idée de service, tandis que, selon le dogme catholique, l’homme n’est autre chose que l’âme et le corps unis en un seul. Le dogme de la résurrection repose spécialement sur cette très parfaite unité, qui suppose une responsabilité commune dans les deux éléments constitutifs de l’homme ; responsabilité qui ne se peut concevoir ni ne peut exister si l’un est condamné perpétuellement à servir, et si l’autre exerce perpétuellement l’empire. Comment établir une responsabilité commune entre celui qui a pour unique office de servir et celui dont l’office consiste à commander avec un empire absolu ? La responsabilité n’exclut pas la subordination hiérarchique, mais elle exclut la servitude.

Elle est incomplète, parce que toute définition de l’homme est incomplète, quand il n’en résulte pas clairement que l’homme est une intelligence unie à un corps, mise en communication perpétuelle avec d’autres intelligences par le moyen de la parole.

La preuve que la société et le langage sont supposés dans l’homme et sont des parties constituantes de sa nature, c’est qu’on ne voit pas dans les livres saints que Dieu ait séparément nommé l’une ou l’autre. Dieu ne parle ni du langage ni de la société, justement parce qu’il parle de l’homme, dans lequel la société est essentiellement contenue et le langage sous-entendu.

Une des choses qui, dans les saintes Écritures, ont le plus fortement frappé l’attention des hommes, c’est que, dans l’acte des créations successives, Dieu parle toujours au singulier, sauf quand il crée l’homme, laissant alors le singulier pour le pluriel, et disant : FAISONS L’HOMME À NOTRE IMAGE ET RESSEMBLANCE. L’opinion commune des docteurs est que, par là, Dieu veut signifier le concours spécial et très haut des trois personnes divines dans la création de l’homme. Il en est ainsi indubitablement. Il ne nous semble pas néanmoins téméraire d’affirmer que, dans ce changement subit du singulier pour le pluriel, il y a encore un mystère plus profond. Dans ce texte, d’une compréhension si étendue et d’une profondeur si mystérieuse, la distinction des personnes et l’unité de l’essence sont affirmées en même temps : la distinction des personnes par ces paroles : FAISONS L’HOMME ; l’unité de l’essence par ces autres paroles : À NOTRE IMAGE ET RESSEMBLANCE, lesquelles supposent, avec la distinction des personnes, une identité essentielle. Ces deux affirmations en portent avec elles une autre qui les comprend toutes deux : l’affirmation de la société divine, laquelle résulte nécessairement de la distinction personnelle et de l’unité d’essence. Cela supposé, le sens de ces paroles paraît être celui-ci : « Faisons l’homme en même temps individu et société, pluriel et singulier, plusieurs et un ; que l’unité soit dans sa nature et la pluralité dans les personnes. » Et de même que les affirmations relatives à Dieu entraînent l’affirmation de Dieu et de la société divine, de même ces autres affirmations se résolvent dans l’affirmation de l’homme et de la société humaine. Si nous considérons, d’un autre côté, que Dieu n’a affirmé toutes ces choses qu’en parlant avec lui-même toutes ses affirmations, il en résultera qu’en affirmant de l’homme qu’il était créé à son image et ressemblance, ce que Dieu a voulu signifier, c’est que l’homme parlerait dès le principe et serait en société dès le principe. En effet, l’homme n’a pu être à l’image et ressemblance de Dieu que lorsqu’il a été parlant et en société ; or il était nécessaire qu’il fût dès le principe à son image et à sa ressemblance.

On comprend maintenant pourquoi Dieu ne parle jamais séparément ni de la société ni du langage, et comment l’un et l’autre sont affirmés simultanément dès qu’on parle de l’bomme.

De tout cela il suit, non seulement que la société et le langage sont antérieurs à toute invention humaine, mais encore à toute révélation divine. Le langage et la société ne sont pas objets d’invention ou de révélation, mais de création ; attributs essentiels de la nature de l’homme, ils ont été créés en même temps qu’elle. Il est impossible d’imaginer que l’homme soit sorti des mains de Dieu sans être orné de tous ses attributs essentiels.

C’est pour cette raison que Dieu, quand il créa l’bomme, le créa bomme et femme, c’est-à-dire variété et unité, société et individu ; et, lui parlant, il lui dit : CROISSEZ ET MULTIPLIEZ ; ce qui était dire : « Conservez par la génération ce que j’ai fait par la création ; conservez par l’une ce que vous avez reçu de l’autre ; soyez individu et société perpétuellement. » Par où l’on voit qu’à l’instant même où l’homme sort du néant, il écoute et entend la parole divine : ce qui le suppose ayant le don de la parole, et en société avec Dieu, et en société avec l’homme. Peu après, Dieu institue la famille, et l’homme donne à tous les animaux leurs noms propres, ce qui ne signifie pas qu’il y eut intervalle entre la création de l’homme et la création du langage et de la société, qui sont ses attributs nécessaires, mais seulement que la société et le langage sont sous la juridiction du temps pour ce qui regarde leurs formes spéciales et concrètes.

Mes lecteurs ne trouveront pas mauvais que je laisse de côté la théorie, fameuse à une autre époque, suivant laquelle la société serait le résultat d’un contrat stipulé en présence de Dieu, au milieu des forêts, par de savants sauvages profondément versés dans la connaissance des choses divines et des choses humaines, et fondateurs de toutes les institutions religieuses, politiques et sociales. Je néglige également cette autre théorie qui nous présente ces mêmes sauvages marchant pensifs dans le désert, tout occupés à chercher comment ils traduiront une contorsion par un mot et un geste par une phrase : il n’est donné qu’aux philosophes d’être plus ridicules que ces primitifs habitants des bois. Ces systèmes, insoutenables par quelque côté qu’on les considère, soit qu’on les soumette au critérium de la raison, soit qu’on les rapproche du comput chronologique, soit qu’on les examine au point de vue des évolutions de l’histoire, sont tombés en discrédit avec le dix-huitième siècle, fameux par la foule de ses sophistes et l’énormité de ses erreurs. J’admire moins la malice que la candeur de ceux dont la simplicité n’a pas même entrevu un défaut de proportion entre ces solutions puériles et l’austère et divine majesté des problèmes mystérieux, objet de leurs spéculations. Ce qui étonne et épouvante en même temps, c’est que de pareils systèmes aient pu non seulement naître, mais se propager dans la société européenne, dans cette société élevée par le christianisme et dépositaire à la fois des traditions bibliques et des solutions catholiques ; c’est que la voix des sophistes ait retenti, pendant un certain temps, plus haut que la voix de l’Église ; c’est que l’Europe, aujourd’hui encore, tout en repoussant leurs prémisses, en maintienne les conséquences, qui restent comme les bases du vaste édifice de ses institutions.

Nous avons dit que le catholicisme ne parle jamais de la société en général ni du langage, parce qu’il les considère comme des faits préexistants ; et, pour le démontrer, nous avons rappelé le premier commandement de Dieu, quand, s’adressant à l’homme qu’il venait de former du limon de la terre, il lui dit : Croissez et multipliez. Par cette parole le Seigneur fait entendre deux choses : elle nous apprend d’abord que l’homme est né avec le don de la parole, entendre la parole d’autrui c’est l’avoir soi-même en la faisant sienne ; elle nous dit ensuite que l’homme était à la fois un individu et une société, autrement il n’aurait pu ni croître ni se multiplier. La démonstration s’appuie, en outre, d’une part sur l’institution de la famille, et d’autre part sur la revue qu’Adam fit, comme roi de la création, de tous les animaux, leur parlant et leur donnant des noms qui étaient leurs vrais noms. L’institution de la famille, société spéciale, suppose l’existence antérieure de la société humaine ; et l’allocution d’Adam, en entrant en possession de ses domaines, suppose qu’il avait reçu déjà le don du langage. Or, avant ces deux actes solennels, il n’y avait eu que l’acte de la création ; il faut donc conclure forcément que l’homme, le langage et la société ont été le résultat d’une création simultanée.

On voit dès lors que ceux qui se proposent de rechercher quelle est l’origine de la société et du langage posent la question d’une manière absurde, et par ce fait seul lui donnent une mauvaise solution. Cette première erreur les jette dans des erreurs encore plus grandes et d’une extrême gravité. En suivant cette supposition que les sociétés se dirigent par les mêmes lois que les inventions humaines, ils ont conclu qu’après avoir été grossièrement ébauchées par les premiers hommes elles vont croissant en beauté et en perfection avec le cours des siècles. Selon cette loi de perfectibilité et de progrès, comme ils l’appellent, les hommes ont commencé par mener une vie rude et sauvage ; ils ont vécu ensuite de travail et de chasse ; la vie errante et pastorale a succédé à cette seconde, et a été remplacée par la vie sédentaire et tranquille, d’où nous sommes arrivés à l’état actuel, lequel ira se polissant et se perfectionnant, jusqu’à ce qu’il réalise en ce bas monde le beau idéal d’une perfection absolue.

C’est là l’origine de toutes les aspirations ardentes et insensées des hommes de désordre et de toutes les éblouissantes utopies dont le bruit aujourd’hui assourdit l’Europe. L’école libérale, composée de travailleurs aux bras mous, a pris pour elle, dans l’œuvre commune, la charge de polir les gouvernements. Les écoles socialistes, composées d’ouvriers intrépides et infatigables, sachant que le royaume de Dieu souffre violence, ont résolu d’y faire irruption en le prenant d’assaut. Quand ce grand jour sera venu, tout se transfigurera sur la terre, et dans le ciel, et dans les enfers ; le Dieu catholique, qui dans cette grande tragédie du monde joue le rôle de tyran, sera jeté dans les cachots ; l’antique dragon, aujourd’hui chargé de chaînes, montera sur le pinacle, illuminant les nouveaux horizons des feux changeants de ses écailles retentissantes : Dieu, c’est le mal, vainqueur du bien aux temps paradisiaques ; le dragon, c’est le bien, qui prévaudra sur le mal dans les âges socialistes. Quant à la terre, elle sera changée en cette nouvelle Jérusalem, dont toutes les nations ont eu une vague idée et dont les murs resplendissants reposeront sur des fondements de pierres précieuses.

Après avoir vu comment les socialistes déclament sur le passé et sur l’avenir, il ne sera pas hors de propos de montrer ici comment Moïse nous révèle l’avenir en nous racontant simplement le passé : Adam vero cognovit uxorem suam Hevam, quæ concepit et peperit Caïn, dicens : Possedi hominem per Deum. Rursumque peperit fratrem ejus Abel. Fuit autem Abel pastor ovium, et Caïn agricola. (Genèse, ch. IV, v. 1 et 2.) D’où il suit clairement que toutes ces manières de vivre que nos philosophes conçoivent comme le résultat d’inventions successives coexistent dans le temps comme elles ont coexisté dans la création, laquelle, étant une, est complète et simultanée.

Ainsi, entre l’école catholique et les écoles rationalistes, il y a une contradiction absolue. La première suppose qu’en affirmant l’homme on affirme en même temps la société et le langage ; les secondes, que chacune de ces choses est l’objet d’une affirmation différente. La première suppose que l’homme créé de Dieu fut créé digne de Dieu ; les secondes soutiennent que l’homme naît imparfait, c’est-à-dire indigne de Dieu, et qu’étant indigne de Dieu et imparfait il se divinise et se perfectionne lui-même. L’école catholique, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule création et qu’elle a été très parfaite, nous montre à l’origine même : l’homme viril, très sage et saint, le langage très parfait, la société civilisée et dans sa perfection. Les écoles rationalistes, en affirmant qu’il y a une série infinie de créations et que les plus parfaites sont les dernières, assurent que l’homme créé de Dieu le fut de travers ; qu’il fut fait grossier et faible ; et, quant à la société et au langage, que ce sont choses hors de la portée divine et de la divine puissance, qui de soi est purement rudimentaire.

Comme l’on voit, l’artifice inventif des écoles rationalistes se réduit à mettre une négation à côté de chacune des affirmations catholiques, et à contredire perpétuellement les croyances universelles du genre humain. Dieu a affirmé de lui-même qu’il est Dieu, et que Dieu est la perfection infinie : le rationalisme lui dénie à la fois la substance et les attributs : il affirme que Dieu n’est pas Dieu, qu’il n’est pas parfait. Dieu a affirmé de l’homme qu’il est homme ; le rationalisme affirme qu’il est Dieu, et s’en va racontant une à une ses créations merveilleuses. Le genre humain, de son côté, a cru d’une foi très ferme que la créature est moins que son Créateur ; voici le socialisme qui le contredit, en affirmant que le Créateur est moins que sa créature. Vainement on leur répond que tous ces termes sont contradictoires ; ils répliquent aussitôt qu’il n’y a de vérité que là où il y a contradiction dans les termes.

Le rationalisme est une démence monomane ; ceux qui sont atteints de cette maladie redoutable ont fait, en s’appelant rationalistes, comme ces malheureux qui, se voyant dans un de ces palais que la charité catholique a élevés pour eux sous le nom d’hospices, se donnent le titre d’empereur. Les uns se disent créateurs parce qu’ils sont dans la création, comme les autres se disent empereurs parce qu’ils sont dans un palais. La ressemblance qui existe entre eux devient une véritable identité, si l’on considère que les uns et les autres s’accordent à donner pour chose certaine la souveraineté de la raison qu’ils ont perdue. Jamais fou n’a reconnu l’empire des vérités mathématiques et métaphysiques ; jamais fou n’a reculé devant l’entreprise de concilier les choses contradictoires. Je ne sais si mes lecteurs ont remarqué que tous les fous sont rationalistes ; celle observation est si vraie que, du moment même où ils commencent à douter de ce qu’ils disent et à soupçonner la faillibilité de leur raison, c’est-à-dire dès qu’ils cessent d’être rationalistes, ils peuvent sortir de l’hôpital : ils sont en convalescence ou guéris.

Chose singulière et vraiment admirable ! Il n’est aucun genre de folie qui n’aboutisse à une révolte ; pas de révolte qui, dans son exaltation, n’aboutisse à la folie.

Au contraire, l’homme le plus raisonnable est le plus humble ; seul il a l’incommunicable et saint privilège de prononcer cette parole : Je crois ; et cette autre parole : Je me trompe ; qui jamais ne se trouvèrent sur les lèvres ni d’un fou ni d’un rebelle. Que signifie ce double fait ? Quel mystère renferme-t-il ? Comment peut-on concevoir, en matière de raison, que quiconque la possède l’humilie, et que quiconque la perd l’exalte ? Et quel est ce caprice inconcevable de la raison qui, se donnant à ceux qui la méprisent et l’humilient, tourne le dos à ceux qui l’adorent ? S je ne voyais pas Dieu dans tous les phénomènes de la création, je le verrais du moins dans le phénomène de la folie.

 

 

 

DONOSO CORTÈS, Esquisses historico-philosophiques, 1854.

 

 

 

 

 

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