Les États barbaresques
et les dictatures modernes
par
Wladimir DRABOVITCH
À beaucoup de lecteurs, nous le savons, ce rapprochement paraîtra risqué. Nous les prions de réserver leur jugement. S’ils ont la patience de nous suivre, ils verront peut-être diminuer son caractère apparemment paradoxal. Ce n’est pas à la légère que nous avons entrepris notre tâche. Nous savons très bien que tout parallèle historique est sujet à caution, comporte des réserves. Ces réserves, nous les ferons. Mais, cela dit, nous devons rappeler que l’usage de la méthode comparative est parfaitement légitime. On sait quels services elle a rendus dans toutes les sciences biologiques et sociales. Actuellement, dit M. G. Monod, « nul historien qui veut sortir de la pure narration pour considérer à un point de vue un peu large les divers états de civilisation, ne peut se soustraire à l’emploi de la méthode comparative », car « c’est la comparaison méthodique de l’histoire et de notre temps qui nous permet de comprendre l’un et l’autre 1 ».
Ainsi sera réalisé le vœu de Nietzsche, ce grand détracteur de l’histoire, qui écrivait avec raison, dans ses Considérations inactuelles, que « nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action ou encore pour enjoliver la vie égoïste et l’action lâche et mauvaise ».
Eh bien, c’est précisément pour mieux voir dans l’action qui s’impose que nous avons entrepris ce travail. Car son but est de répondre à la question : devons-nous voir dans les dictatures modernes, étroitement apparentées quant à leur structure et leur psychologie 2, des expériences « hardies », « intéressantes », « dignes d’imitations » comme le croient tant de jeunes aux chemises de couleurs différentes ? Ou bien, ne s’agit-il pas de tout autre chose, chose cachée par des décors repeints et qui donnent l’apparence de bâtiments neufs et originaux ? On conviendra que c’est une question d’un grand intérêt théorique et surtout d’une importance pratique immédiate et considérable. Bien entendu, dans les limites étroites d’un article de revue, nous ne pouvons donner qu’un schéma, qu’une esquisse de réponse. Et nous nous estimerons heureux si ce schéma réussit à attirer l’attention de gens compétents sur un domaine encore très peu exploré, celui de la morphologie comparée de différents types d’États et de différents modes de création des États.
En général, ni les historiens, ni les sociologues n’attaquent plus l’emploi de la méthode comparative pour « mieux comprendre notre temps ». Mais beaucoup d’entre eux restreignent considérablement les limites de son application. Ils prétendent que les comparaisons ne peuvent être faites avec utilité qu’entre les sociétés voisines au point de vue du degré et du type de leur civilisation. Nous croyons que cette restriction n’est pas légitime.
Car – et sur ce point beaucoup seront avec nous – notre fameuse civilisation s’est montrée beaucoup moins éloignée de la barbarie la plus caractérisée que nous ne le croyions avant la guerre. Cette civilisation ne forme qu’une croûte fort mince encore au-dessus du chaos mouvant de la « mentalité primitive » et des passions sauvages. Mince et fragile. D’autre part, l’après-guerre nous habitua à la notion analogue à celle qui a conquis depuis longtemps droit de cité en psychopathologie : la notion de la chute du niveau mental. Exactement comme l’individu qui, à la suite d’une commotion violente ou de chocs nerveux ou de chagrins épuisants, peut « tomber dans l’enfance » ou dans la démence, de même des nations et des États, à la suite de « chocs » violents – guerres, révolutions, crises, etc., – peuvent tomber dans la barbarie.
La croûte mince et fragile se rompt sous le choc et l’État « s’effondre », il recule, rétrograde de quelques décades ou de quelques siècles 3. Et tout de suite nous devons faire une réserve : de même que l’individu adulte et civilisé qui subit la chute du niveau mental ne devient pas réellement enfant ou sauvage, car il garde la force physique et les instincts de l’adulte et les défauts du civilisé (ce qui le rend plus dangereux pour lui-même et pour les autres), de même un État « effondré » ne devient pas réellement barbare, car il garde sa technique, ses goûts et ses tares d’État civilisé – ce qui le rend plus redoutable et plus odieux.
Ne craignons donc pas d’aller chercher, s’il le faut, les termes de comparaison loin dans l’espace et dans le temps.
C’est dans l’étude comparative de différents modes de création des États que nous trouverons la réponse à notre question.
§
On sait qu’aucune des théories sur l’origine de l’État n’a eu gain de cause. Parce que chacune pouvait citer à l’appui un grand nombre de faits probants. À part les vieilles théories mises aux archives (« patriarcale » et du Contrat Social), ce sont surtout la théorie dite « politique et la théorie économique qui se combattaient jusqu’au commencement du XXe siècle. La première voyait l’origine de l’État dans la conquête d’une race par une autre race ; d’une nation par une autre nation ; d’une tribu par une autre tribu ; la conquête des nomades guerriers ou des montagnards sur des agriculteurs pacifiques ; d’un féodal unificateur sur d’autres féodaux, etc. La théorie du matérialisme économique affirmait, d’autre part, que l’État n’apparaissait que là où se faisait sentir le besoin d’un ordre stable par suite d’incessants conflits de classes sociales et où l’une de ces classes était assez forte pour imposer cet ordre, surtout dans son intérêt (Engels). Au début de notre siècle, deux autres théories furent proposées. Le célèbre anthropologiste anglais J. Frazer exposa, en 1909, avec un véritable luxe de preuves, son hypothèse sur « l’origine magique de la royauté ». Ce seraient les sorciers et les magiciens qui furent les premiers rois. En même temps, le sociologue russe M. Kovalevsky attira l’attention sur le grand rôle que jouait dans la formation du gouvernement dans les sociétés tribales la connaissance des formules et des jugements arbitraux. Des familles qui transmettaient de génération en génération ces formules et précédents devenaient régnantes. Mentionnons enfin la toute récente théorie d’un sociologue français, M. Davy, exposée dans le vol. VI de la Collection l’« Évolution de l’Humanité », de MM. Moret et Davy : Des clans aux Empires.
Quelle attitude devons-nous prendre vis-à-vis de toutes ces théories ? C’est, sans doute, celle du vieux Fontenelle qui, assistant aux disputes philosophiques, disait avec son fin sourire (« Le Sourire de la Raison ! »), que tout le monde avait raison. Oui, tout le monde a raison. Ce n’est pas un éclectisme de principe, mais éclectisme imposé par les faits. L’histoire est assez riche pour contenir des faits à l’appui de toutes les théories exposées et encore de bien d’autres. Les États peuvent naître et à la suite de l’accord entre plusieurs tribus ou « communes libres et à la suite d’une guerre libératrice et comme conséquence d’une grande guerre (la Pologne, la Tchécoslovaquie en 1918) et, enfin, – last but not least – à la suite d’une entreprise de brigandage ou de piraterie. Les théoriciens ne manquent pas, et non seulement dans le camp anarchiste, qui y voient une cause unique des États (M. Carey). Le sociologue allemand bien connu F. Oppenheimer, représentant moderne de la thèse « politique », dit qu’il ne va pas aussi loin, mais, en réalité, ses vues sont très voisines de celles de M. Carey. De même, M. A. Corteano 4. Évidemment, ses vues sont unilatérales, comme celles des partisans modernes de la thèse économique, par exemple M. P. Ure, qui voit dans les premiers rois les premiers « businessmen » heureux qui s’élevèrent grâce à l’invention de la monnaie et à une heureuse spéculation 5. Non, il y a eu de tout dans l’histoire. Et on voit cela, d’ailleurs, très bien dans les différents types d’États, tantôt surtout commerciaux, tantôt surtout militaires, tantôt surtout agricoles-pacifiques, tantôt théocratiques, etc., etc., sans parler des types intermédiaires et combinés. Eh bien, parmi tous ces types d’État, il y a eu celui des États-bandits qu’il ne faut confondre ni avec le type militaire ni avec le type féodal. Ces deux derniers, en effet, étaient traditionnels, quelle que puisse être la ressemblance des rois d’Assyrie ou des barons féodaux avec les chefs des bandes de pirates ou de brigands. Les grands empires ou les États féodaux étaient l’aboutissant des processus historique lents et, en quelque sorte, organiques, en conformité avec le temps et le lieu. Par contre, les États-bandits prenaient naissance par suite d’une intervention brusque d’une force extérieure par rapport aux populations conquises et au processus historique de leur développement. L’autre trait distinctif des États-bandits, c’est qu’ils ne subissaient pas d’évolution vers un autre type d’État, le type « normal », comme dirait M. Hauriou. On se rappelle que ce remarquable théoricien du Droit Constitutionnel voyait ce type normal dans la constitution d’un gouvernement central d’une nation et dans le développement de l’entreprise de la chose publique. Or, constate-t-il, certains États africains ne rentrent pas dans cette définition. Ce sont, dit-il, des États « anormaux ». Mais les États anormaux peuvent, avec le temps, devenir « normaux ».
Nous n’avons pas à critiquer l’application par M. Hauriou du point de vue normatif. Disons simplement que, parfois, les États dits « anormaux » deviennent « normaux » dans le sens de Hauriou. Mais parfois non. Nous réservons le nom d’États-bandits à ceux des conquérants qui ne sont pas traditionnels et qui, d’autre part, pendant des années, des décades, des siècles, ne subissent aucune « normalisation » ou évolution. L’un des premiers exemples de ce type est représenté par les États dits « barbaresques », c’est-à-dire les États de pirates qui existaient pendant des siècles à la place de l’Algérie, de la Tunisie et de la Tripolitaine modernes.
Il ne serait peut-être pas sans intérêt de dire en quelques mots comment nous sommes arrivés à l’idée du parallèle entre les États de ce genre et les dictatures modernes 6.
§
Par une nuit obscure du Paris de guerre, en avril 1917, nous traversions le pont du Châtelet, nous dirigeant vers le quartier Latin. Nous étions trois : l’auteur de ces lignes, un personnage sans parole, et un militant bolcheviste connu, J. Zalkind. Il faut dire que, de ce temps, les relations personnelles étaient encore possibles entre les bolcheviks et les représentants des autres fractions de gauche de l’émigration russe ancienne. Nous étant rencontrés précédemment dans une maison amie, nous décidâmes de passer la soirée ensemble dans un café à demi ouvert. Et c’est en subissant encore la chaleur communicative de ce café que nous rentrions. Le personnage sans parole, sous-officier de la Légion Étrangère, était un ami de Zalkind. Tous les deux, ils venaient d’arriver à Paris de l’Afrique du Nord et devaient s’embarquer pour la Russie. Seul Zalkind y alla et, après le coup d’État de novembre, devint une personne en vue, d’abord au Commissariat des Affaires Étrangères, ensuite à l’Instruction Publique.
Donc, ce Zalkind, après un silence prolongé, proféra tout à coup :
– Diable ! On sera, probablement, de nouveau obligé de s’asseoir7.
– Comment cela ? Pourquoi ? fîmes-nous.
– Eh quoi ? Vous croyez que ce gouvernement provisoire ne va pas se défendre ?
– Se défendre contre qui ?
– Contre nous, pardi !
– Comment, nous écriâmes-nous, ahuris, vous allez tenter un coup contre un gouvernement qui laisse une liberté absolue, illimitée de propagande, même sur le front ?
Alors l’autre, au bout d’une pause :
– Voici un grand État qui tombe, pour ainsi dire, de lui-même dans nos bras et vous croyiez que nous resterions les bras croisés ? Voyons !
Alors, au comble de notre stupéfaction naïve, nous criâmes :
– Et la Constituante ? Qu’en faites-vous dans tout cela ?
Alors Zalkind, s’étant aperçu que la chaleur communicative des banquets le faisait aller trop loin, se lança, sur un tout autre ton, le ton des meetings, dans les considérations habituelles du marxisme bolcheviste. La veine de confiance s’arrêta net. Ce dialogue nous a tellement frappé que, la nuit même, nous l’avons transcrit fidèlement. Nous savons, certes, tout ce qu’on pourrait nous dire là-dessus : que c’était une opinion personnelle de ce Zalkind ; que cette opinion, au surplus, était formulée dans des circonstances particulières qui en faussaient peut-être l’expression. Eh bien, au risque d’être taxé de légèreté, nous devons avouer que, même maintenant, au bout de dix-huit ans, ces déclarations de Zalkind projettent, à notre avis, plus de lumière sur l’essence du bolchevisme russe que tous les raisonnements profonds de certains historiens-philosophes russes ou français qui « déduisent » le bolchevisme des « profondeurs » de l’Esprit National russe.
Mais n’anticipons pas.
Des mois et des mois passèrent. Les bolcheviks firent leur coup d’État ; firent sauter le front russe ; conclurent la paix « crapuleuse » de Brest-Litovsk ; répudièrent les dettes russes ; pillèrent et massacrèrent des millions de gens ; renvoyèrent la Constituante, enfin accomplirent tout ce qu’on tâche d’oublier aujourd’hui.
Et les premiers représentants de la nouvelle émigration russe commencèrent à arriver dans les différents pays de l’Europe. N’oublions jamais que le caractère et la composition d’une émigration politique constituent l’un des meilleurs moyens objectifs pour juger du caractère du régime qui la provoque. Et alors, chose curieuse, on vit que cette « nouvelle » émigration ne l’était pas du tout. Les premiers réfugiés n’étaient, en effet, ni les propriétaires fonciers, ni les hobereaux, ni les capitalistes, ni les dignitaires de la cour des Tsars. Non, c’étaient des socialistes et des socialistes connus en Europe. L’un des premiers était V. Bourtseff, qui eut son heure de célébrité dans le monde entier quand il révéla, en 1909, le fameux agent provocateur tsariste Azeff. C’était ensuite Roubanovitch, représentant officiel du parti socialiste révolutionnaire russe au Bureau de la IIe Internationale ; c’étaient les délégués officiels des deux grands partis socialistes russes, Axelrod et Roussanoff, qui étaient parmi les fondateurs mêmes de ces partis et qui étaient envoyés spécialement pour expliquer à leurs confrères de l’Europe ce qu’était le bolchevisme russe. Tous ces gens arrivaient au comble de l’exaspération et étaient naïvement persuadés qu’on les croirait et qu’on voudrait, en Europe, voir clair et agir en conséquence. Plus tard, la composition de l’émigration se compliqua singulièrement. Tous les partis, toutes les classes sociales et une foule de gens absolument apolitiques y affluèrent. Et, finalement, se forma aussi une émigration soviétique : c’est-à-dire composée des bolcheviks de différentes tendances non approuvées par le groupe régnant et des fonctionnaires soviétiques qui – chose sans précédents –n’obéissaient pas aux injonctions de rentrer à Moscou et qui passaient dans le camp des réfugiés. Et alors se posa, du moins pour ceux qui ne portaient pas les œillères de certains dogmes politiques, la question de savoir : quelle est donc la nature de ce gouvernement qui force tout le monde à s’enfuir, du moins tous ceux qui le peuvent ? Voyons : la grande Révolution fit émigrer les privilégiés ; les révolutions démocratiques éphémères du premier quart du XIXe siècle, en Italie et en Espagne, chassèrent quelques princes avec leurs cours ; les réactions qui les suivirent, y compris celle qui succéda au « Printemps des Peuples » (1848), firent émigrer les démocrates et les socialistes (en France, après le 2 décembre 1851, s’y ajoutèrent quelques légitimistes).
Le tsarisme russe, quand le mouvement libérateur, à partir des années 1870, prit quelque envergure, emprisonna, exila, chassa des socialistes, des anarchistes et quelques constitutionnels démocrates.
Mais voici que s’établit en Russie un régime qui fait se sauver non seulement les « capitalistes » et les « propriétaires nobles », mais tout le monde : tous les partis politiques depuis l’extrême-droite jusqu’aux anarchistes et jusqu’aux bolcheviks eux-mêmes !
Comment ne pas en être frappé si on veut regarder la réalité d’un œil « frais » ? Et comment, surtout, ne pas en être frappé quand, au bout de quelques années, le même phénomène s’est reproduit dans deux autres grands pays qui, à leur tour, envoient à l’étranger toute la partie politique de leurs nations, sans distinction de partis et de classes ? Ne faut-il pas renoncer aux clichés habituels, aux comparaisons banales avec les révolutions et les réactions des deux derniers siècles ? Ne faut-il pas y voir plutôt un phénomène bien plus redoutable et de tout autre ordre : l’effondrement partiel de la civilisation occidentale sous la tourmente formidable de la guerre mondiale ?
L’un des obstacles qui empêche d’envisager les évènements sous leur vrai jour, c’est le dogme du matérialisme historique disant que tous les gouvernements, quels qu’ils puissent être, ne sont que les organes servant telle ou telle classe sociale. Ce dogme pèse souvent, même sur ceux qui ne s’estiment pas marxistes. Des historiens compétents et de toutes les tendances l’ont jugé et condamné depuis longtemps. Qu’il nous soit permis de rappeler ici ces lignes de l’Histoire Socialiste de Jaurès, lignes que certains universitaires d’aujourd’hui, tout récemment touchés par la grâce marxiste, feraient bien de méditer :
Il n’y a pas seulement dans l’histoire des luttes de classes, il y a aussi des luttes de partis. J’entends qu’en dehors des affinités ou des antagonismes économiques, il se forme des groupements de passion, des intérêts, d’orgueil, de domination qui se disputent la surface de l’histoire et qui déterminent de très vastes ébranlements 8.
Et Jaurès montre d’une façon magistrale que les Hébertistes représentaient précisément un pareil groupement de passions, « qui n’avait ni programme social, ni programme religieux... et qui ne représentait qu’une surenchère de sang... et des violences démagogiques qu’aucun principe n’ennoblissait 9 ». Les Hébertistes, écrivait-il encore, préparaient « une sorte de coup d’État militaire et populaire ; un Dix-Huit Brumaire démagogique qui aurait déshonoré, ensanglanté et ruiné la France. C’est l’avenir du monde, pour deux siècles peut-être, qui se jouait dans cette lutte de l’Hébertisme et de la Convention » (p. 1762).
Nous pourrions citer à ce sujet d’autres historiens, mais nous sommes tentés de rappeler quelques lignes d’un poète qui, par son intuition de poète, a bien vu et bien formulé cette vérité historique. Il y a, en effet, des choses excellentes, malgré la grandiloquence, la déclamation et les injures, dans le Napoléon le Petit de V. Hugo. Il y écrit : « De toute agglomération d’hommes, de toute cité, de toute nation, il se dégage fatalement une force collective. Cette force collective n’est pas, de sa nature, intelligente... Elle peut être asservie par la tradition ; elle peut être surprise par la ruse (ou par la violence). Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la brider, la dompter et la faire marcher sur les citoyens. Le tyran est cet homme qui s’empare à son profit (et, sans doute, à celui de sa clique) et dispose à son gré de la force collective d’un peuple » (Conclusion, II).
En été 1919, nous avons rencontré un militant socialiste russe qui, après avoir fui, lui aussi, la Russie des Soviets, n’arriva en France qu’après un grand détour. Il passa notamment par l’Algérie, où il a séjourné pendant quelque temps. Il nous fit part de son étonnement d’apprendre l’existence, pendant des siècles, des États Barbaresques, fondés par des aventuriers et des pirates et qui gardaient leur caractère d’États-bandits jusqu’à leur conquête ou la mise sous protectorat par la France et l’Italie. Dès lors, notre pensée fut fixée. Nous avons décidé d’essayer de faire une étude comparative des « groupements de passions et de domination » dans la mesure où ils réussissaient à s’emparer par la force ou par la ruse des États existants.
§
Que sait l’« homme moyen » des « États Barbaresques » ? Pas grand-chose. Ces termes suscitent dans sa mémoire quelques vagues et romanesques images de pirates, d’« écumeurs de la mer » et c’est tout. Et pourtant, comme nous le verrons, ils ne manquent pas d’intérêt.
Depuis des temps immémoriaux, les côtes septentrionales de l’Afrique servaient d’abris à toutes sortes d’aventuriers et de pirates et attiraient toutes sortes de conquérants. Ces aventuriers et ces conquérants, tantôt se contentaient de former de petites bandes tapies au fond d’une baie quelconque, tantôt formaient de vastes États comme l’État Vandal au Ve siècle ou certains royaumes arabes des XIIIe-XIVe siècles. Nous laisserons de côté tout cela pour nous concentrer seulement sur les formations connues sous ce terme : Barbaresques 10.
On sait qu’à la fin du XVe siècle les Maures, chassés d’Espagne, s’éparpillèrent en Afrique du Nord et donnèrent une extension redoutable à la « course » à la piraterie, pendant que la piraterie chrétienne, non moins féroce, des « Chevaliers de saint Jean de Jérusalem » était au déclin. Ce redoublement des raids mauresques sur les Côtes d’Espagne et d’Italie provoqua naturellement des ripostes de la première. Les sultans et les chefs indigènes, surtout ceux d’Alger, ne se voyant pas assez forts pour chasser les Espagnols qui s’établirent sur certains points de la côte, appelèrent à la rescousse, en 1516, les célèbres pirates turcs, Aroudj et son frère Kayr-ed-Din, connus dans l’histoire sous le nom des « frères Barberousse ». Aroudj entra en Alger, étrangla le Sultan Sélim dans son bain, exécuta quelques notables, terrorisa les populations et se proclama roi. Ainsi fut fondée la « Régence » d’Alger. Un peu plus tard furent conquis Tunis et Tripoli. Les exploits extérieurs de ces pirates ne nous intéressent pas ici. Ce qui nous intéresse, c’est le régime intérieur qu’ils ont établi dans tous ces États barbaresques, – Alger, Tunis, Tripoli, Salé (au Maroc). Ce régime était une dictature du chef, tempérée par deux corps privilégiés : les « reis », les marins-pirates, qui formaient une corporation turbulente (« taïfa ») et souvent en révolte contre l’autre corps, celui des janissaires, garde personnelle des « Bey » et des « Dey ». Cette dictature vivait, d’une part, grâce aux pillages des « reis » et, d’autre part, en exploitant le cultivateur indigène.
Toute leur organisation, dit l’historien moderne de l’Afrique du Nord, M. A. Jullien, tendit à pressurer l’indigène sur lequel ils recouvraient les impôts 11.
Comment procédaient-ils pour cela ? Pour l’apprendre, il faut s’adresser à un livre qui date de 1638. C’est l’ouvrage – fondamental pour le sujet – du père Dan 12. Tous les ans, dit-il, deux ou trois compagnies de Janissaires partaient jusqu’au désert, dans les douars, pour prélever sur la population la quantité nécessaire de produits agricoles. Mais, continue le bon père :
Comme c’est un royaume de libertinage, de tyrannie et d’impiété, ceux qui le gouvernent y sont aussi mal reconnus par les Arabes et par les Maures qui leur sont sujets.
Bref, ils se sauvaient avec tout leur avoir dans les montagnes. Alors on décida de n’expédier ces détachements de ravitaillement (les « mahallas ») qu’au moment des moissons. Plus tard, apparurent les « fonctionnaires » chargés de surveiller à peu près continuellement au point de vue de la richesse ces populations. D’autre part, dans les villes, les Kabyles, manœuvres et journaliers, « étaient étroitement tenus en tutelle » (A. Jullien). Au cours du XVIIIe siècle, le rôle des « reis » diminua progressivement par suite des difficultés de plus en plus graves de la « course », et on vivait surtout sur la population indigène. Et cela dura ainsi, comme nous l’avons dit, jusqu’au début du XIXe siècle. Pourquoi ? Par la faute unique des Européens – disent les historiens – qui armaient des flottes les unes contre les autres, qui, souvent, pactisaient et concluaient des alliances avec les Barbaresques au lieu de s’unir contre eux. Leur drapeau vert était redouté encore du temps de Napoléon. Mais il serait erroné de penser que leur « politique extérieure » était du pur banditisme. Non, surtout au début, elle s’inspirait d’une certaine idéologie universaliste ou « internationaliste ». « Les corsaires du XIVe et du XVe siècle, dit M. Jullien, ne furent pas uniquement des pillards, comme le devinrent les Turcs, mais des soldats de la guerre sainte contre les chrétiens. Ils songeaient moins au trafic des captifs qu’à l’emprisonnement des infidèles » (p. 511). Il serait tentant d’exposer ici l’histoire des États Barbaresques fondés, un peu partout en Europe, entre le VIIIe et le XIIe siècle par les conquérants normands, mais nous devons nous borner à des choses plus proches de nous.
Traversons donc la Méditerranée, et allons jeter un coup d’œil sur l’Italie des mêmes siècles (XIVe, XVe et XVIe). On sait que, pour l’Italie, c’était l’époque terrible des Grandes Compagnies, ces bandes de mercenaires, composées d’aventuriers de toutes les nations et de bandits professionnels qui désolaient les communes affaiblies par les luttes des partis. Au XVe siècle, ces bandes deviennent une institution, un germe d’armées permanentes. Ce sont les Condottieri qui les organisent, depuis Guarneri, duc de Urslingen, encore au XIVe siècle, en passant par le célèbre Fra Moriale et jusqu’au non moins célèbre Jean des Bandes Noires, le dernier grand capitaine d’aventuriers de la Renaissance Italienne. L’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire italienne de ces siècles, M. J. Luchaire, écrit à ce propos :
Avec Fra Moriale et ses successeurs, on vit les compagnies prendre l’aspect de véritables États-Nomades, qui avaient leur administration et leur diplomatie 13.
Nous dirions plutôt non pas des États nomades, mais des sortes d’appareils d’États errants et qui ne deviennent États que quand ils se fixent sur une population quelconque. On connaît des parasites marins, composés presque entièrement d’organes de digestion, pourvus de crochets ou de ventouses, qui leur permettent de se fixer sur leur proie. Quand un Condottière se fixait ainsi sur un pays, il en devenait, naturellement, dictateur, ou tyran ou duc 14.
Qu’il nous soit permis de citer ici la brillante caractéristique que Lavisse et Rambaud donnent au Tyran de cette époque :
Ici, le chef d’État, le Tyran, ne règne plus, comme firent les princes du moyen âge par délégation divine, pacte féodal, ou tradition de dynastie nationale. Il est un homme nouveau, le maître qui s’est imposé à une commune ou à une province, par violence ou surprise, quelquefois par la valeur des services rendus. Il a une origine seigneuriale, comme les Malatesta ou les Este ; il est un condottiere heureux, comme Fr. Sforza ; un banquier habile comme le Médicis. Il ne vaut que par son génie personnel, ses exploits militaires ou sa diplomatie ; sans cesse visé par des conspirateurs des anciens partis, par ses voisins, par le Pape, l’empereur ou le roi de France, il est condamné à l’action sans trêve, au despotisme sans mesure... C’est au tyran qu’aboutissent toutes les forces vives de l’État, la justice, les impôts, la police ; la patrie est son domaine privé ; sa chancellerie et le centre du réseau administratif enveloppent l’État entier 15.
Les auteurs expliquent ensuite le sens de ce terme de l’époque, terme difficilement traduisible : la virtù, qui désigne les traits typiques du dictateur, lesquels traits, selon Machiavel, sont ceux du lion et du renard. Être despote jusqu’à la cruauté, rusé jusqu’à la plus vile fourberie. Aucun crime, quelque grand qu’il soit, ne doit troubler la sérénité d’âme d’un virtuose.
On nous accordera peut-être que cette caractéristique n’est pas dépourvue d’actualité.
Passons l’Allemagne des XIVe-XVIe siècles, avec ses « Raubritter » et ses soudards des guerres religieuses. Passons également la Russie avec ses républiques cosaques des XVIe- XVIIe siècles, de vrais États barbaresques, et avec ses grands mouvements du banditisme social de Stenka Razine (XVIIe siècle) et d’Emelian Pougatchev (1771-1773). Faisons un grand bond dans le temps et dans l’espace : dans l’Amérique du Sud de la première moitié du XIXe siècle. Bien entendu, nous n’avons pas l’intention de nous occuper de ses multiples Lopez, Gomez, Juarez et Perez, qui organisaient leurs petits coups d’État militaires, tant de fois raillés. Ni, non plus, de quelques dictateurs sérieux, du genre de Porfirio Diaz au Mexique, – mais seulement de quelques-uns de ceux qui intéressent notre sujet. C’est, avant tout, Rosas, en Argentine, dont la dictature dura 23 ans (1829-1852) 16.
On sait qu’en 1826-1828, l’Argentine était déchirée par une cruelle guerre civile entre les partis des unitaires et des fédéralistes. Ces luttes stériles et sanglantes, ces torrents de démagogie de droite et de gauche créèrent un tel état de marasme dans la population, qu’il n’en coûta pas beaucoup à l’énergique condottiere Rosas, à la tête de son petit groupe bien uni, pour s’emparer du pouvoir.
Le règne de Rosas, dit l’historien, était une nuit de cauchemar (una noche di pesadilla) ; c’était le temps des larmes, du sang et de la terreur. Rosas, chef du « parti rouge », a établi la dictature de ce parti dans tout le pays.
Il se proclamait « restaurateur des lois révolutionnaires », « défenseur des masses populaires », « héraut de la liberté », etc. Il s’appuyait sur une garde dévouée, composée de nègres, de métis et de « gauchos ». Les « bourgeois » et les intellectuels furent livrés à la fureur de cette « garde rouge ». Un autre historien, M. Canopa, dit : « Rosas créa des détachements de bandits, « la Mazorca », qui assaillaient les « suspects » à leur domicile et les y égorgeaient » 17. Les « tribunaux révolutionnaires » exterminaient pendant des années les adversaires du parti régnant et confisquaient leurs biens. Il y a eu des soulèvements en 1839 et 1842, noyés dans le sang. Et ce n’est qu’en 1852 qu’une « armée de libération » venue de l’Uruguay réussit à battre les troupes du dictateur qui s’enfuit en Irlande.
À peu près en même temps que Rosas en Argentine, régna au Paraguay un dictateur sombre et original, Francia (1817-1840). Il hérita et continua les traditions des Jésuites paraguayens. On sait que les Jésuites avaient réalisé dans cet État, au XVIIIe siècle, l’idéal du socialisme corporatiste et étatiste (que certains dictateurs d’aujourd’hui présentent comme dernier cri de la sagesse politique de notre époque). Francia, à l’aide de son parti, maintint et développa ce système parmi les Indiens. Quant à la population blanche, elle était terrorisée, espionnée et rançonnée. Le dictateur monopolisa aussi le commerce extérieur dans ses mains et interdit aux étrangers l’accès du Paraguay. L’une de ses originalités fut que, tout en étant continuateur des Jésuites et de leurs méthodes, il était voltairien et combattait le catholicisme... Là-dessus, nous croyons pouvoir finir notre rapide course à travers les âges et les pays et aborder la seconde moitié de notre parallèle.
§
Rappelons d’abord et soulignons ce fait bien connu : la Russie d’octobre 1917, l’Italie de 1921, l’Allemagne de 1932-1933 se trouvaient dans un état de très forte dépression : les deux premières par suite de la guerre extérieure et de la guerre civile commençante ; la dernière par suite de la crise, du chômage, de l’état pénible de la classe moyenne. Cette dépression se manifestait, comme toujours et partout dans ces cas, par une suggestibilité particulière des foules, surtout dans les grandes villes 18.
Dans une grande mesure, la vie sociale de ces pays était gouvernée par les lois de la psychologie des foules.
Et un autre fait, non moins connu : les gouvernements de ces pays laissaient une liberté pleine et entière aux partis de dictature de s’organiser et d’agir énergiquement sur ces foules suggestibles, pour déchaîner leurs passions (haine sociale ou haine raciale ou haine nationaliste). Dans cette lutte de partis dictatoriaux, la victoire était à celui qui était le mieux organisé, le mieux armé, le mieux commandé, le plus libre de tous les « préjugés moraux » et, enfin, le mieux financé.
Mais que représentaient ces partis ? Ici, nous nous séparons du point de vue habituel qui se borne à les appeler « extrémistes ». Non, il ne s’agit pas de partis politiques dans le sens habituel de ce mot, qu’il s’agisse de l’extrémisme de droite ou de gauche.
Nous croyons, en effet, pouvoir formuler et proposer cette définition, tirée des évènements : un parti qui, dans les conditions de liberté politique, tend à établir sa dictature par tous les moyens, cesse d’être un parti politique. Un abîme se creuse, une différence de nature s’établit entre lui et tous les autres partis, qui ne reconnaissent d’autre moyen de réaliser leur programme que la conquête, par la propagande, de la majorité des votants. Le parti de dictature devient nécessairement un de ces « groupements de passion, de domination et d’intérêts » dont parlait Jaurès. Pourquoi ? Parce que, pour justifier, aux yeux des foules, son appel à la force, il est obligé de travestir, de dénaturer complètement la réalité. Tous les partis font de la démagogie plus ou moins, mais la démagogie de ces groupements doit dépasser infiniment toutes les autres démagogies. C’est ce qui a lieu en réalité. Mais ce n’est pas tout.
Le ou les chefs de ces groupements, en proclamant (sincèrement ou non) que, seule, la dictature de leur parti peut réaliser l’idéal social ou politique et que, pour cette réalisation, il faudra beaucoup de temps, sont forcés (cela ne les gêne pas, d’ailleurs) à tout subordonner d’abord à la conquête du pouvoir et, ensuite, à sa conservation indéfinie entre leurs mains, – tout, c’est-à-dire tous les principes, tous les points de leurs programmes, même les plus fondamentaux, en fonction des évènements et des besoins démagogiques du moment.
Rappelons brièvement quelques exemples concrets.
En 1920, deux ans seulement avant de devenir le « Duce » de l’Italie, Mussolini écrivait :
À bas l’État sous toutes ses formes, sous toutes ses incarnations, l’État d’hier, l’État d’aujourd’hui, l’État futur... Il nous reste, à nous, fidèles à l’individualisme expirant... la seule religion absurde, peut-être, mais consolatrice, – la religion de l’anarchie !
Trois ans après, ayant atteint son but, il proclame la religion de l’État, une vraie « statolâtrie » comme l’a bien dit le pape, dans sa polémique retentissante contre la conception « payenne » de l’État chez Mussolini.
Au début du XXe siècle, Lénine proclamait que la révolution politique et sociale ne peut être que le fait d’une petite minorité active de révolutionnaires professionnels, car les masses, laissées à elles-mêmes, ne sont capables que, tout au plus, du trade-unionisme genre anglais. En 1917, avant la prise du pouvoir, il répétait dans tous ses discours que, seul, le peuple, par une « création libre » est capable de construire, par en bas, le socialisme. C’était le stade anarchiste. C’est à cette époque qu’appartient son mot célèbre que « toute cuisinière est capable de gouverner l’État » et un autre, le mot d’ordre bien suivi : « Pillez ce qui a été pillé ! » Deux ans après, au faîte du pouvoir, il flétrit les tendances « petites-bourgeoises » des masses populaires, leur agitation désordonnée et anarchiste, abolit le fameux « contrôle ouvrier » dans les usines et retourne à la conception de la « minorité active », seule véritablement communiste. Et combien peu de gens savent qu’en 1917, avant que la majorité dans les Soviets ne fût passée du côté de son parti, Lénine était contre les Soviets ! Il les appelait « troupeau de moutons » et « organes de pactisation avec la bourgeoisie ». Nous pourrions citer ses variations du même genre (à 180°) dans la question agraire et dans la question de la Constituante.
Quant à Hitler, il se gênait encore moins pendant son ascension. Les deux premiers au moins espaçaient leurs variations. Mais dans la salade des discours de Hitler de la même époque, on peut trouver des choses destinées à satisfaire ou à conquérir et les Junkers et les grands industriels et la « gauche » des Nazis, très proche, comme état d’esprit, du bolchevisme.
Quelles conséquences cette attitude des chefs entraîne-t-elle au point de vue de la composition de ces groupements ? Eh bien, il est évident qu’ils vont attirer les gens sans principes, avides du pouvoir pour en jouir.
Dans tous les partis, il y a, sans doute, des arrivistes et des gens sans principes. Mais les groupements dictatoriaux et démagogiques attirent nécessairement et spécialement des aventuriers, des gens louches, de simples bandits. Se représente-t-on une organisation anarchiste qui, tantôt, proclame la religion de l’anarchie, tantôt celle de l’État ? Ou une organisation démocratique qui proclame tantôt : « Tout par le peuple », tantôt : « Rien par le peuple, tout par la minorité active qui, seule, doit monopoliser le pouvoir politique » ? Non, n’est-ce pas ? On dirait tout de suite que ce sont des entreprises d’aventuriers. Car un parti politique ne peut pas varier à 180° dans tous ses principes. La différence de nature entre les partis politiques et ces groupements consiste en ceci que, pour les premiers, la conquête (légale) du pouvoir est un moyen pour réaliser leur programme, tandis que pour les seconds, leurs « programmes » changeants ne sont que les moyens pour conquérir et pour garder le pouvoir 19. C’est pourquoi ces derniers ne sont, d’habitude, composés, du moins dans leurs organes dirigeants, que d’un petit nombre de fanatiques honnêtes (et d’autant plus redoutables) et d’un grand nombre d’arrivistes, d’aventuriers et de gens louches.
Et qu’advient-il quand un groupement pareil réussit un coup d’État ? Il advient que les fanatiques honnêtes, mais peu nombreux, sont obligés de réaliser leurs idées au moyen de cette majorité louche et arriviste. Possédant seule le pouvoir, elle forme une caste privilégiée qui vit sur la population. Ce parasitisme social tend naturellement à se maintenir indéfiniment. Mais cela coïncide avec la tendance des fanatiques honnêtes (ou du chef) de prolonger la dictature indéfiniment pour réaliser leur programme. Comme résultat : la formation des États du type « barbaresque ».
§
Nous ne pouvons pas, on s’en doute, confronter ici cette thèse avec l’histoire tant soit peu complète des dictatures bolcheviste, fasciste et naziste. Il faut pour cela tout un livre. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de choisir quelques exemples concrets qui nous paraissent typiques et, par suite, susceptibles de bien illustrer notre conception.
On sait que le parti communiste russe, sous l’impulsion de Lénine, utilisa les huit mois qui se sont écoulés entre la révolution démocratique de mars 1917 et leur coup d’État de novembre pour attiser, exaspérer, susciter le mouvement des masses populaires vers la paix immédiate, le partage immédiat des terres et la prise directe des usines. C’était une période anarchique par excellence. Mais une fois au pouvoir, grâce à cette vague anarchique, les bolcheviks se mettent à la tête, surtout dans les villes, des foules déchaînées, des soldats, des marins et du « lumpenprolétariat » En même temps, le caractère du mouvement change. Il devient une « terreur rouge » dirigée contre la bourgeoisie, les intellectuels, les « ci-devant » et, en général, contre tous ceux qu’il leur convenait de mettre dans ces catégories de gens, mises hors la loi. C’était le temps des « perquisitions », des « réquisitions » et des « confiscations ». On sait qu’en 1919, ces « réquisitions » provoquèrent à l’étranger une chose inattendue : une grande baisse sur le marché des pierres précieuses, par suite d’une énorme exportation de ces pierres par des gens qui les avaient « réquisitionnées » en Russie.
Nous allons citer maintenant un petit livre qui est devenu une rareté et qui devrait être un livre de chevet pour ceux qui veulent comprendre le véritable caractère du bolchevisme russe. C’est le livre de A. Lokerman, Les Bolcheviks à l’œuvre 20. L’auteur, social-démocrate, était l’un des signataires de la pétition présentée le 13 février 1918 au « Comité révolutionnaire » de Rostov-sur-Don. C’est l’un des documents les plus tragiques de la révolution russe et, croyons-nous, de toutes les révolutions. Il faut savoir que dans cette ville les foules, rendues complètement enragées par les démagogues bolchevistes, non contentes d’exterminer et de dépouiller les « bourgeois » commencèrent à égorger et à fusiller des enfants, des collégiens. Alors, la municipalité socialiste de Rostov délégua auprès du « Comité révolutionnaire » sept de ses membres pour présenter une pétition où la municipalité demandait à être fusillée à la place des enfants. Nous regrettons de ne pas pouvoir citer in extenso ce document. En voici les dernières lignes :
Impuissants à empêcher des crimes qui n’épargnent même les enfants, et avec certitude que beaucoup de citoyens... suivront notre exemple, nous demandons à être fusillés... à la place des enfants désignés pour être exécutés 21.
Cette démarche, dit l’auteur, ne mit pas fin aux exécutions, mais en diminua quand même le nombre.
Eh bien, voici comment ce Lokerman (socialiste de la tendance, à peu près, des S.F.I.0. d’ici) caractérise le bolchevisme :
Comme beaucoup d’autres membres de l’organisation mencheviste, j’ai évolué au cours de ces 74 jours du pouvoir des Soviets à Rostov. Dans notre lutte contre le bolchevisme, nous voyions en lui un mouvement utopique, théoriquement inconsistant, malhonnêtement et immodérément démagogique, se souciant peu de choisir ses moyens, mais cependant un mouvement politique et idéologique. Devant nous et à notre grande surprise, le bolchevisme s’est transformé en un paravent derrière lequel des criminels de droit commun, d’anciens et d’actuels cent-noirs, des espions, des policiers, des détraqués sadiques, des spéculateurs, des ratés, des chevaliers d’industrie et des aventuriers de tous rangs, abritaient leurs honteux forfaits... Le bolchevisme a absorbé toute l’écume de la société, son rebut et ses éléments criminels. Et ce sont ces éléments qui, peu à peu, ont donné son ton, son orientation et son caractère au mouvement bolcheviste.
Certes, convient l’auteur, il y avait là des gens honnêtes et guidés par une idée. Mais, dit-il, « ils jouaient un rôle si misérable et si humiliant qu’il est difficile d’imaginer pire. Non seulement ils couvraient de leurs noms toutes les saletés et tous les crimes du pouvoir soviétique, mais ils devaient les tenir pour secrets d’État 22.
L’auteur souligne, enfin, que les faits témoignant de cette transformation « inattendue » du bolchevisme ne sont pas du tout spéciaux à Rostov, mais qu’ils se sont passés partout.
Nous savons, bien sûr, quel cliché certaines gens nous citeront pour répondre : que c’étaient des « excès » inévitables, hélas ! au début de chaque grande révolution. Ce cliché, comme presque tous les clichés, n’a rien de commun avec la réalité. Et ceux qui le présentent maintenant pèchent soit par ignorance totale, soit par hypocrisie. Non, dans le cas du bolchevisme russe, la terreur et les « réquisitions » n’étaient pas des « excès ». Elles étaient l’essence même de ce mouvement. Car sa « doctrine », si l’on peut dire, de lutte de classe, exige l’extermination physique (par la terreur ou par la « guillotine sèche ») et la ruine matérielle de tous ceux qui sont étiquetés comme « bourgeois », « koulaks » (paysans aisés) ou « traîtres » ou « contre-révolutionnaires ». C’est, comme Charles Rappoport a dit une fois, le « socialisme à la sauce tartare ». Cette doctrine « tartare » ou assyrienne fournit donc un excellent paravent pour tous ceux qui voyaient qu’un grand État, comme nous le disait Zalkind, « tombait de lui-même dans leurs bras ».
Les atrocités de la Révolution française étaient des excès. Et ces excès, comme les exploits bolchevistes des Carrier, des Collot-d’Hetbois, des Fouché, des Fréron, etc., etc., ne durèrent que quelques mois. En Russie, ces faits, tout en perdant leur caractère ouvert, à grand spectacle, avec des foules déchaînées, se sont cristallisés en institutions qui, tout en changeant de nom, n’ont pas bougé d’un iota depuis 1918 jusqu’à 1935. La terreur est devenue cachée, comme dans la République de Venise pendant plusieurs siècles, mais elle persiste, précisément parce que pratiquée en secret, du moins dans les villes. Aucun des thuriféraires actuels du bolchevisme russe n’ose contester qu’au point de vue politique il ne manifesta aucune « évolution ». C’est le même arbitraire absolu, illimité qu’en 1918. C’est la même dictature de la police politique, cette caste supérieure, – dictature qui a laissé loin derrière elle l’arbitraire – certes justement flétri – de la police tsariste, même aux pires époques de la réaction comme sous Nicolas Ier ou sous Alexandre III. La récente exécution sommaire de plus de cent personnes censées « contre-révolutionnaires », à propos de l’assassinat de Kiroff, tué par un communiste, le montre sans réplique.
Et au point de vue économique ?
Prenons le domaine agraire, le plus important pour la Russie, avec ses 125 ou 130 millions de paysans 23. Quel est le fait dominant, capital, typique, dans ce domaine au cours des premières années de la dictature communiste ? Ce n’est pas du tout « la terre aux paysans » comme on le dit habituellement. Lénine, en proclamant, dans un but démagogique, la « socialisation des terres » – une partie du programme du parti socialiste-révolutionnaire, partie qu’il avait toujours combattue –, n’a fait qu’accélérer le processus de la prise des terres, qui se poursuivait depuis les premiers mois de la révolution russe. Cette mesure n’a fait qu’augmenter le caractère anarchique de cette prise. Non, le fait capital, c’est la création des « détachements de réquisition », des « prodotriady » d’une part et des contributions sur les paysans de l’autre. Le mécanisme du ravitaillement des villes étant complètement détraqué par suite du coup d’État d’octobre et les paysans se méfiant déjà des communistes, leur Comité Central décida d’organiser et de jeter dans la campagne des centaines de détachements armés pour réquisitionner le blé et imposer et percevoir les contributions imposées aux paysans.
Jusqu’au 1er avril de l’année courante, le Bureau militaire de ravitaillement a expédié dans différents départements deux cent cinquante-cinq détachements de réquisition. (No 73 de la Commune du Nord, 4 avril 1918.)
Il faudrait mentionner ici une analogie frappante entre l’activité, au début du bolchevisme, des marins militaires russes et celle des « Reis » barbaresques. Et la différence : les « Reis » allaient piller les côtes des autres pays, les marins russes faisaient des « expéditions » à l’intérieur de la Russie...
Le vieux père Dan, en décrivant les « méhallas » des États Barbaresques, s’étonnait que les Arabes des Douars, pourtant armés, n’y opposassent pas de résistance. S’il écrivait de nos jours, il devrait s’étonner de voir les paysans russes, désarmés ou mal armés, se soulever quand même contre les méhallas communistes autrement armées que n’étaient leurs devancières dans l’Algérie et la Tunisie des XVIe et XVIIe siècles. Ce sont des dizaines de ces soulèvements (noyés tous dans le sang) et le soulèvement des marins de Cronstadt qui forcèrent Lénine à proclamer, en 1921, la « Nep », la « nouvelle politique économique », qui accordait aux paysans et aux petits commerçants certaines concessions dans le régime économique. C’est alors qu’en Europe on a commencé – avec beaucoup plus de raison apparente que maintenant – de parler de « l’évolution libérale » du bolchevisme russe. Hélas ! la Nep n’était qu’un « recul stratégique ». Et, dès 1927-1928, Staline, voyant avec juste raison une menace au régime dans la paysannerie renaissante, commence à retourner au communisme dit « militaire » de 1918-1920. L’une des causes déterminantes de ce retour était le refus des paysans de vendre à l’État leur récolte au prix extrêmement bas fixé par le parti.
Ne nous arrêtons ni sur les déclarations de certains communistes qui, les yeux dessillés, voyaient que le bolchevisme « dégénère » comme ils disaient, en « exploitation féodale militaire de paysans » (Syrtsoff) – ni sur l’envoi des milliers de communistes « sûrs » à la campagne en 1929-1930. Arrivons directement aux « Kolkhozes », à la collectivisation forcée des paysans en 1931. Nous savons maintenant que cette mesure a été prise en dehors du fameux « plan quinquennal ». Selon ce dernier, on projetait de ne collectiviser que 15 % des économies paysannes. Or, on a collectivisé près de 20 millions d’économies sur la totalité de 25 millions, c’est-à-dire 80 %. Pourquoi ? Dans un but fiscal. Il était, évidemment, plus facile de surveiller et de confisquer la récolte chez les paysans groupés en « Kolkhozes » que dans des économies isolées. Et qui est chargé de surveiller, de réquisitionner la part due à l’État et aux « stations des tracteurs » et de sévir 24 si les paysans résistent ? Les « Polit-otdieles » (sections politiques), composés des communistes sûrs et formés auprès de ces stations selon la décision du parti du 11 janvier 1933 et qui ont à leur disposition des détachements armés permanents. Et quel est le mécanisme du pillage ? Il est bien simple. La récolte moyenne est, par exemple, au département de Penza, de 40 pouds (1 poud = 16 kilos) par hectare. Or, au commissariat d’agriculture, qui reçoit des instructions directement du Bureau Politique du parti, ce vrai gouvernement, on établit que la récolte doit être estimée 80 pouds par hectare. Et alors on calcule l’impôt en blé, dû à l’État et aux « Stations des tracteurs » (qui le plus souvent ne sont d’aucune utilité), non sur 40, mais sur 80 pouds. Comme résultat, très souvent, il ne reste pas aux paysans de blé même pour l’ensemencement. C’est là l’origine des famines russes et aussi de la résistance passive ou active du paysan. On les fusille et on les expédie, par trains entiers, parqués comme du bétail dans des wagons de marchandises, dans les camps de concentration du nord de la Russie et en Sibérie 25, où ils meurent en masse, de froid, de faim et de maladies. Leurs biens et leurs terres sont confisqués et remis à d’autres. À qui ? Aux « filous ». Ce n’est pas nous qui employons ce terme. C’est l’organe officiel, les Izvestia du 9 juillet 1934, qui s’exprime ainsi :
Il est dans l’intérêt des filous, avec ou sans la carte du parti, de proclamer les paysans « Koulaks » (aisés) pour profiter de leurs biens désaffectés.
À juger d’après le nombre de paysans « désenrichis » (c’est un terme spécial à la Russie des Soviets), ces « filous » sont nombreux et puissants. Et c’est un régime constant. Sur ce point non plus il n’y a aucune évolution. C’est là le vrai fond de la vie russe, là et non dans des usines « géantes » qui ne marchent pas, ou dans des crèches modèles ou dans les laboratoires devant lesquels s’extasient certains étrangers plus ou moins illustres, en y voyant des manifestations typiques de l’intéressante « expérience russe 26 ».
Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur les deux autres dictatures. D’abord, faute de place ; ensuite parce que les résultats concrets auxquels elles ont abouti nous sont moins connus et, enfin, parce que, nées toutes les deux dans la lutte contre le communisme-bolchevisme, elles s’en servirent après la victoire, comme de modèle, selon l’aveu de leurs créateurs. Les mêmes conditions politiques et sociales, malgré les différences nationales, les déterminèrent : une liberté trop absolue, trop tolérante ; des états de foule, fréquents et forts ; une grande dépression morale dans le peuple et dans la classe moyenne ; un grand nombre de déclassés, de désœuvrés, de sans-travail ; et, enfin, l’apparition des meneurs organisateurs capables de tout et qui étaient assez forts pour dominer tous les autres candidats possibles à la dictature.
Peu nous importent les textes des décrets définissant soit l’État totalitaire corporatiste italien, soit l’État « aryen » du IIIe Reich. Ce qui nous importe, c’est de souligner que les mêmes causes provoquèrent les mêmes effets, – quelle que puisse être la différence en degrés de rigueur et de puissance entre ces trois dictatures. Or, à ce point de vue, qui seul nous intéresse, nous pouvons constater que le triomphe, soit du fascisme, soit du nazisme, aboutit non à la création d’un groupe dirigeant constitué pour le bien de l’État, pour la réalisation de l’idéal du chef (quelle que puisse être notre attitude à l’égard de cet idéal), mais aux castes privilégiées égoïstes, et qui profitent de leurs privilèges pour se maintenir, pour se fortifier et pour jouir de la vie.
En Italie, c’était l’époque des « Ras 27 », dont les exactions et les exploits durèrent jusqu’en 1928. Ce n’est qu’à partir de cette année que M. Mussolini a réussi à les mettre à raison. Mais, sans doute, ce n’étaient pas les « ras » seuls qui formaient la nouvelle caste, mais tous les membres du parti régnant. Il est vrai que, ces dernières années, M. Mussolini, qui est incomparablement plus cultivé et plus souple que tous les autres dictateurs, a beaucoup fait pour « peigner » et nettoyer le régime fasciste. S’il l’estime nécessaire, il fera davantage, car il n’est pas fanatique, comme Staline ou Hitler.
Seulement, comme sous tous les régimes personnels, tout repose sur sa personne.
Lui disparu, les traits typiques et les vices inhérents au régime prendront immédiatement le dessus.
Les choses sont beaucoup plus claires dans le cas du IIIe Reich. Nous savons depuis longtemps, en effet, que le parti naziste, exactement comme le parti communiste russe, avait absorbé tous les éléments troubles du pays 28 (y compris un grand nombre de communistes allemands). Et au moment de l’affaire Rehm, le dictateur lui-même nous a dépeint, dans un communiqué officiel célèbre, le passe-temps et les mœurs de cette fraction importante de la nouvelle caste régnante, – le personnel commandant les troupes d’assaut. Certes, ce n’est pas suffisant pour juger. Mais n’oublions pas qu’en Allemagne ce sont les juifs qui jouent le rôle des « bourjouïs et des « Koulaks » russes. Sur eux, qui sont hors la loi, s’exercent l’arbitraire et les fantaisies cupides des nazis. Mais « l’expérience » hitlérienne dure depuis encore trop peu de temps pour que nous soyons en mesure de dire si le dictateur sera capable, lui aussi, d’amadouer et de civiliser son régime.
§
Notre esquisse, très incomplète, est terminée. Il est temps d’en tirer quelques conclusions.
Dans notre livre Fragilité de la Liberté, nous avons comparé les dictatures modernes aux despoties orientales, camouflées de vêtements modernes (ou qui passent pour modernes...). Cette comparaison est inexacte. Comme l’a bien dit l’historien Jouguet au sujet des conditions qui s’imposent à toute domination en Asie :
L’autorité du maître, loin de pouvoir s’exercer directement sur une masse uniforme de sujets, y est limitée par beaucoup d’institutions nationales, très variées et traditionnelles 29...
Or, aucune institution nationale et traditionnelle n’arrête les dictateurs modernes. Ils brisent, pétrissent ou cassent toutes les institutions, même les plus enracinées, les plus traditionnelles, – religieuses ou économiques. Ils se comportent, eux et leurs partis, comme une force extérieure et hostile, par rapport aux pays où ils s’établissent. Quels que soient leurs idéaux et leur sincérité, ils se conduisent comme dans un pays conquis. C’est cela qui les rapproche des États barbaresques. Cela et, sans doute, le caractère de leur domination (régime de caste) et l’absence de toute évolution des bases mêmes de leur régime. Mais il y a aussi une notable différence. Les chefs des anciens États barbaresques les ont conquis par la force des armes. Mais ces armes, armes matérielles, n’étaient bonnes que pour subjuguer les corps. Les dictateurs modernes, avant de conquérir les pays matériellement, subjuguent auparavant l’âme des foules. Ils établissent un esclavage spirituel. Ils sont, avant tout, les démagogues, – et les démagogues servis par toutes les inventions de la technique moderne. Ils sont donc infiniment plus redoutables.
Ceux qui s’engagent sur la voie de la dictature – de gauche ou de droite – ne se rendent pas compte qu’ils se préparent à sauter – et à entraîner les autres – dans un puits d’où il sera excessivement difficile de sortir.
La démocratie libérale doit s’opposer énergiquement à toutes ces factions de ruse et de violence, même et surtout quand elles se camouflent en défenseurs des libertés démocratiques, comme c’est le cas, actuellement, des communistes français. Pour ce faire, elle doit être capable de devenir, du moins pendant des époques troubles, autoritaire, c’est-à-dire de se libérer de ce qui constitue, selon la juste parole d’Edgar Quinet, la faiblesse de tous les régimes de liberté, à savoir : accorder la liberté, même à ceux qui veulent l’assassiner pour instaurer à la place leur propre dictature. Il faut faire cesser cette duperie. Si le bon sens était mieux partagé dans le monde, les gouvernements des pays libres, tout en poursuivant la politique des larges réformes sociales, devraient lutter implacablement contre tous ces groupements de passion, de domination et de démagogie brutale et simpliste, quelque séduisants que puissent paraître leurs programmes à certains intellectuels, barbus ou imberbes, mais également naïfs.
Finissons par ces excellentes paroles de Kautsky, qui s’adressent autant aux fascistes qu’aux communistes :
Lorsque les communistes affirment que la démocratie serait une méthode de domination bourgeoise, il faut leur répondre que ce qu’ils opposent à la démocratie, la dictature, ne conduit à rien d’autre qu’à la méthode du droit antérieur à l’ordre bourgeois – le droit du plus fort 30.
C’est la confirmation de notre point de vue, car les États du type barbaresque sont l’expression la plus nette du droit du plus fort 31.
Wladimir DRABOVITCH,
scientifique français d’origine russe.
Paru dans le Mercure de France
en avril 1935.
1 De la Méthode dans les Sciences, 1re Série, pp. 394, 385.
2 Nous avons essayé de montrer cette identité de la structure et de la psychologie du bolchévisme, du fascisme et de l’hitlérisme dans notre livre Fragilité de la Liberté et Séduction des Dictatures (« Mercure de France »).
3 Nous ne pouvons pas, bien sûr, entrer ici en considérations sur les critères de la perfection des États. Cela nous entraînerait trop loin. Nous nous plaçons simplement au point de vue de la civilisation occidentale, basée sur la liberté de pensée et de croyance et sur la sécurité personnelle garantie par les tribunaux réguliers et l’administration responsable et soumise à la loi.
4 F. Oppenheimer : Der Staat, 1923 ; A. Corteano : L’Évolution de l’État, 1933.
5 P. Ure : The Origin of Tyranny, 1922.
6 On nous demandera peut-être pourquoi, au lieu d’employer dans le titre le nom désignant le Genre États-Bandits, nous avons choisi l’une des espèces de ce genre, États Barbaresques. C’est pour atténuer l’aspect de polémique politique à notre article. Mais nous n’insistons aucunement sur ce terme.
7 « S’asseoir » ou « rester assis » est un terme technique des révolutionnaires russes équivalant à « être coffré » ou « mis à l’ombre ».
Nous rappelons que c’était le temps où les émigrés politiques russes rentraient dans leur patrie à la suite de la révolution démocratique de mars 1917.
8 La Convention, p. 1458.
9 Ibid., pp. 1710, 1723, 1762. Déjà en 1920, dans notre travail : Jaurès, la Révolution française et le bolchevisme, nous avons essayé de montrer que c’étaient des Hébertistes qui étaient les vrais précurseurs du Bolchevisme russe dans la Révolution française, et non pas les Jacobins comme on le pense ordinairement à la suite d’un parallèle historique réellement superficiel fait par A. Mathiez en 1919. Voir aussi Les deux Révolutions, de M. Aldanoff, 1922.
10 On fait dériver ce terme de « Berbères ». Mais pour les oreilles d’un contemporain, il s’apparente au « Barbare » ; c’est pour cela, d’ailleurs, que nous l’avons choisi.
11 A. Jullien : L’Histoire de l’Afrique du Nord, p. 528.
12 Histoire de Barbarie et de ses corsaires. Nous avons consulté l’édition de 1649.
13 J. Luchaire : Les sociétés italiennes du XIIIe au XVe siècle, p. 113.
14 Voir chez A. Thierry : l’explication du terme « roi » ou « duc ». La Conquête de l’Angleterre par les Normands, p. 92.
15 E. Lavisse et Rambaud : Histoire Générale, t. IV, p. 2.
16 Quand il y a douze ans, nous avons pris connaissance d’un ouvrage de l’historien argentin Santiago Liniers, Rosas y su Tiempo, nous fûmes si frappé par la ressemblance des choses y traitées avec certains évènements de notre temps, que nous avons consacré à cela un article spécial dans le journal La Lanterne. (« Une Analogie curieuse », La Lanterne, 1er juillet 1922.
17 Carlos Canepa : La Historia Argentina, p. 168.
18 Nous avons essayé de montrer cela dans notre livre, que nous avons cité.
19 Dans la complexe réalité historique il y avait, bien sûr très souvent, des organisations intermédiaires entre les partis politiques et les groupements d’aventuriers.
20 Marcel Rivière, 1920.
21 Ouvrage cité, p. 36.
22 Ibid., pp. 2-3.
23 Le caractère forcé, artificiel, démesuré, de l’« industrialisation » selon le fameux plan quinquennal devient si évident que même la presse soviétique est obligée de l’avouer.
24 Déjà en 1932, selon le décret d’août, tout paysan pris en flagrant délit de vol du blé des Kolkhozes devait être fusillé.
25 Des mennonites allemands qui ne réussirent pas tous à se sauver de la Russie, et qui, eux aussi, ont été déportés dans ces camps, s’évertuèrent à faire parvenir en Angleterre quelques lettres où ils décrivent le régime de ces camps. M. Hugh Walpole les a réunies et publiées sous le titre Out of the Deep, Letters from Soviet Timber Camps, London, 1934. C’est un document terrible. Des gens meurent dans ces camps par milliers, par dizaines de milliers. C’est une « guillotine sèche » qu’on n’a pas vue depuis l’antiquité. Voir notre article dans l’Ordre du 7 oct. 1934 : « Comment les Soviets font périr par millions les paysans russes. »
26 Et nous n’avons rien dit ni sur les biographies des principaux militants bolchevistes, biographies qui n’ont rien à envier aux « Jean des Bandes Noires » du XIVe siècle ; ni sur la composition de la police politique ; ni sur la bacchanale continue de vols et de dilapidations dont parle ces derniers temps la presse soviétique. Récemment, les « Politotdieles » ont été supprimés. Mais, en réalité, ils étaient rattachés aux organisations locales du parti communiste. C’est une concession du centre aux « féodaux locaux ».
27 Rappelons que le « ras » fasciste (« ras », mot abyssin signifiant possesseur d’un fief) était, soit le secrétaire de la Section locale du parti, soit un officier de milice. Toutes les autorités étaient, de fait, soumises à lui.
28 Voir, entre autres, une remarquable série d’articles sur l’Allemagne, de M. M. Ray dans le Petit Journal en 1931.
29 L’Impérialisme macédonien et l’Hellénisation de l’Orient, p. 422. « L’Évolution de l’Humanité. »
30 H. Kautsky : Terrorisme et Communisme, p. 241.
31 Deux États barbaresques d’à présent, la Russie soviétique et l’Allemagne hitlérienne, se trouvent actuellement en rapports tendus, et le premier, de ce fait, est rejeté du côté de la France et de l’Angleterre. Cela ne peut, certes, rien modifier dans notre caractéristique du régime des Soviets, qui, au point de vue intérieur, reste aussi « barbaresque » qu’il y a 10 ou 15 ans.
La France a raison, sans doute, de pratiquer la politique de rapprochement avec la Russie, car il vaut mieux l’avoir de son côté que du côté de l’Allemagne. Mais il serait funeste d’exagérer l’importance de ce rapprochement. L’illusion du « rouleau compresseur russe » serait maintenant infiniment plus dangereuse qu’en 1914, car, alors, la Russie n’était pas aussi ruinée qu’à présent et il y avait de grandes organisations sociales qui s’occupaient du ravitaillement de l’armée. Les populations, aujourd’hui, mettent leur espoir en la guerre pour se débarrasser du régime abhorré.
Les hommes politiques français de gauche, qui ont l’oreille de Staline, feraient mieux de lui conseiller de modérer la terreur intérieure, au lieu de lui chanter louanges. Ils seraient sans doute aussi peu écoutés que Sir George Buchanan l’était par le tsar en 1916 ; mais ce rôle, quand même, serait plus noble que celui des thuriféraires et des porte-parole du bolchevisme.