Méditation sur la vie de Baudelaire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DUBOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

Comme un divin modèle à nos impuretés,

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

 

Je ne sors jamais des situations difficiles que par explosion ;

mais ce que je souffre en vivant, vois-tu, c’est inexprimable !

 

(Lettre à sa mère,

Noël, 25 décembre 1861.)

 

 

 

Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs.

 

Si les douleurs temporelles de Baudelaire ont été longtemps et indûment prolongées, le centenaire de sa naissance apporte cette consolation qu’on peut sans crainte les dire révolues. Sa gloire fut lente à s’introniser, mais le travail même que pendant près de cinquante ans elle exigea des meilleurs esprits d’Europe en acquiert un peu de la dignité qui s’attache au métal dans lequel l’artiste coula tant de vers souverains. Barbey d’Aurevilly, le premier de tous 1, Leconte de Lisle et Swinburne, Gautier, Banville et Asselineau, Verlaine et Mallarmé, Paul Bourget et Maurice Barrès, Jules Laforgue et Stefan George, André Gide et André Suarès, Camille Mauclair et Jacques Rivière, – sur la mémoire de quel poète veilla jamais compagnie plus haute et plus variée ? Sous les efforts de cette imposante et active garde d’honneur, les préjugés ont fini par tomber, et aussitôt Les Fleurs du mal ont trouvé le chemin des innombrables sensibilités qui étaient prêtes à les recevoir. Le cycle des vaines querelles est clos.

On pourrait soutenir qu’il en va de même du cycle des appréciations, et certes après le passage de ceux que nous venons d’énumérer, il semble qu’il ne reste rien à glaner. La diversité cependant de leurs natures, la diversité aussi de ce qu’à chacun d’eux Baudelaire dispensa, encourage une hardiesse qui d’abord paraît présomptueuse. La grandeur suprême de certaines figures, c’est qu’on n’en a jamais fini avec elles, et à cet égard ainsi qu’aux autres la pure poésie française ne compte pas de nom qui éveille dans les profondeurs de notre âme un retentissement plus ample et plus prolongé.

Commémorer le centenaire de Baudelaire par une méditation sur la vie d’où Les Fleurs du mal sont issues, tel est l’unique objet que nous nous proposons ici. Le devoir de ceux qui nous ont précédés consistait au contraire à n’envisager l’œuvre qu’en elle-même, à lui assigner son rang, puis à lui conquérir la place à laquelle ce rang lui donnait droit : grâce à eux le point est désormais acquis. Pas davantage aujourd’hui la vie de Baudelaire n’a besoin d’apologie : ouverte de toutes parts, exposée à nos yeux comme quelque gigantesque blessure, nul coup de lance de soldat romain ne saurait plus la menacer ; mais de sa contemplation les enseignements jaillissent à flots, si purs, si pressants, que le nouveau devoir qu’ils suscitent est avant tout de les recueillir. Nous voudrions montrer que si en un sens Les Fleurs du mal ne pouvaient naître que d’une telle vie, le miracle n’en reste pas moins qu’elles en soient nées, et que finalement elles ne sont nées qu’en dépit d’elle, – par un triomphe, non pas ici de la volonté, mais de la plus secrète et inaliénable prérogative spirituelle. En aucun cas mieux que dans celui de Baudelaire on ne constate que dans les régions souterraines de la vie morale et de la pratique tout « parce que » se double d’un « malgré », toute cause porte avec elle l’inhibition qui lui correspond ; à nul homme peut-être ne s’applique aussi exactement la parole de Joubert : « Je n’ai pour force qu’une certaine incorruptibilité. »

Lorsque pendant l’été de 1917 furent publiées dans la Revue de Paris les « Lettres de Baudelaire à sa mère 2 », les esprits étaient trop absorbés par la guerre pour qu’on leur accordât toute l’attention qu’elles méritaient. Le document n’en était pas moins d’une telle importance que l’on peut dire que depuis sa publication seulement Les Fleurs du mal se détachent sur leur fond véritable. Certes les nombreux témoignages consignés dans les deux recueils Crépet, l’insistante et lugubre teneur des lettres à Poulet-Malassis et à Ancelle laissaient déjà filtrer un de ces jours dont le regard a peine à soutenir la lumière terne et blanchâtre ; mais cette fois le jour a envahi toute la pièce et, sordide, accuse avec maussaderie chaque détail. Ma vie mise à nu, tel pourrait être le titre de ces lettres qui, en regard de Mon cœur mis à nu, et creusant encore le gouffre d’où monte ce suprême appel, se posent comme du diptyque le volet qui jusqu’ici nous faisait défaut.

Dorénavant nous verrons toujours Baudelaire avec cette toile de fond : un fond gris, uniforme, tout ensemble d’une si pénétrante tristesse et d’une si sévère tenue. Qui n’a observé dans certains des plus beaux portraits de Whistler – dans le portrait de sa mère ou dans le Carlyle – la relation mystérieuse qui s’établit entre la figure et le fond ? Du fond la figure est à la fois inséparable et distincte : elle n’y rentre ni n’en sort : la distance est insinuée si subtilement qu’on la devine, mais qu’on ne saurait l’évaluer. Ainsi des rapports de Baudelaire avec la vie : il est là, et derrière lui la vie toujours la même, mouvante seulement par les difficultés nouvelles qu’elle superpose aux anciennes, morne et lamentable sirène qui ramène à tout coup son prisonnier ; – neutre et envahissante, immuable et jamais rassasiée : une monotonie qui renaît sans cesse de ses cendres, – et sur ce fond le plus léger mouvement spirituel du poète plaque un de ces papillons dont Whistler se plaisait à signer ses œuvres. Ramenez le mot de « distingué » à son sens primitif de « qui n’est pas confondu » ; libérez-le de toutes les vulgarités qui l’assiègent, vous n’en trouverez pas qui approche de plus près cette grandeur native, irréductible, malheureuse. Impossibilité d’échapper à la vie d’une part ; – et de l’autre, impossibilité de se confondre un seul instant avec elle.

 

Mais ici il faut descendre plus avant et reconnaître que malgré les apparences il n’y a pas dans le cas de Baudelaire de procès spécial à instruire : pour combien d’artistes du premier rang le problème de l’existence ne s’est-il pas posé en des termes à peu près semblables ? N’incriminons particulièrement ni les événements, ni les acteurs, ni aucun de ces instruments désaccordés dont la vie tire de si rauques accents ; moins peut-être qu’ailleurs sont-ils tous ici à blâmer, car la suprême tragédie de Baudelaire, c’est qu’eût-elle voulu le combler, la vie n’avait rien à lui offrir à quoi sa nature pût se prendre ; la forme la plus terrible de son originalité réside dans une haine de la vie qui s’étend bien au-delà de toutes ses contingences, – cette haine du seul esprit qui provient de l’absolue incompatibilité.

Un tel sentiment – j’entends lorsqu’on le rencontre à l’état pur, lorsqu’il se dresse au-dessus du motif personnel dans son autonomie abrupte et comme immémoriale – dégage un imposant effroi : c’est le pic solitaire qui ferme à l’horizon la vallée. Chez la plupart d’entre nous en effet la vie accomplit simultanément un double travail et qui présente, pour employer le mot cher à Emerson, un caractère de compensation.

 

Et propter vitam vivendi perdere causas

 

Ces raisons de vivre, ces centres successifs autour desquels gravite toute notre existence, c’est la vie elle-même qui un à un nous les arrache ; – et en même temps elle nous restitue en sous-main, parfois sans que les autres s’en aperçoivent, presque toujours sans que nous nous en apercevions ou du moins que nous en convenions nous-mêmes, ces menues satisfactions qui étoffent pour ainsi dire la personne humaine, qui lui permettent de passer de la veille au lendemain ; supports invisibles de tant de destinées auxquelles il semble qu’il ne reste rien. Or ces menues satisfactions, Baudelaire était incapable par nature de les ressentir ; tout, au contraire, en lui les rejetait violemment. Plus d’une fois j’ai entendu d’excellents esprits appliquer à Baudelaire l’épithète de maigre : ah ! si c’est l’homme seulement et non l’artiste qu’ils ont en vue, à quel point n’ont-ils pas raison ! Oui, Baudelaire est maigre, en ce sens que rien chez lui ne fait l’office d’appareil circulatoire : ce bien-être que diffuse à travers l’organisme un ensemble de sensations dont aucune ne parvient isolément à la conscience et qui constitue la vie végétative normale, Baudelaire l’ignore : il ne connaît la vie végétative que sous les espèces de la rêverie, sous cette forme sublime d’une méditation qui couve encore à laquelle nous devons les Sibylles de Michel-Ange, la Mélancolie de Dürer, tels accents échappés à Vigny et tant de pièces des Fleurs du mal. Avec la vie elle-même, Baudelaire n’a contact que par ses nerfs, perpétuellement exposés il est vrai et sur lesquels le rude archet s’exerce avec acharnement : on dirait de ces ramures graciles et délicates qui l’hiver frissonnent sous le vent, et à lire les Lettres la même pitié, la même angoisse serrée nous étreint.

 

« On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux. » Le passage chez Pascal a trait à l’ordre des vertus ; mais il suffit à cet esprit de se porter sur un point pour que ce point devienne aussitôt un centre, et du même coup Pascal trace le cercle à l’intérieur duquel se meut toute expérience humaine. Ces extrémités – qu’il faut entendre ici dans le sens de hauteur et d’abaissement sans donner d’ailleurs à ces mots un contenu exclusivement moral –, c’est la nature de chacun de nous qui en détermine l’écart variable ; l’entre-deux au contraire est fourni par la vie elle-même et il s’agit de le « remplir ». Mais comment remplir ce que l’on ne possède pas ? Baudelaire n’a ni l’entre-deux pascalien, ni l’entre-deux purement vital, et il en résulte que l’état normal de l’homme correspond chez lui à une véritable mort intérieure. Sans doute, vue du dehors, cette vie végétative à laquelle je faisais allusion peut n’apparaître que comme une variété du sommeil ; mais pour qui s’y abandonne la seule sensation consciente qui s’en dégage consiste dans une sorte de plénitude vague qui constitue à proprement parler le repos. Baudelaire a connu toutes les formes de la paresse et de l’oisiveté, mais à travers elles ce n’est jamais le repos qu’il rejoint 3. Sa nature ne comportait pas ce repos auquel cependant elle aspirait : d’où la nostalgie toute-puissante des Fleurs du mal, – ces larges ailes éployées d’archange.

Sous des formes aussi différentes que l’on voudra, à la plupart des hommes de génie l’entre-deux de la vie normale offre une sauvegarde contre leur génie même ; la réparation de leurs forces, c’est dans un certain retour à l’anonymat qu’ils la puisent, et cet anonymat devient la cotte de mailles qui protège l’originalité, ne la laisse éclater qu’à ses heures et le reste du temps, selon la formule courante, assume l’intérim. Sans doute, s’il se prolonge, cet intérim peut tuer l’artiste, mais parfois il le préserve pour cette simple raison que c’est lui qui permet à l’homme de continuer de vivre. Or je ne crois pas qu’il ait existé un esprit plus exclusivement composé d’originalité que Baudelaire, et j’entends par là plus incapable, non pas seulement d’une expression, mais d’une manière de penser ou de sentir, de réagir en un mot, qui ne porte sa marque propre. Cette absence totale de l’élément anonyme, on la trouve chez Constant et chez Stendhal, les deux seuls pour s’en tenir à la France qui parmi les modernes me paraissent les égaux de Baudelaire en originalité ; mais chez tous deux la vie – qu’ils en éprouvent tour à tour l’attrait, la curiosité ou l’angoisse – opère comme un motif d’action, je veux dire déclenche cette activité intellectuelle qui soulage l’originalité rien que par l’exercice qu’elle lui donne. Chez Baudelaire tout ce qui vient du dehors alimente certes sa pensée ou sa rêverie – en peu d’hommes le spectacle de la vie s’est réfléchi aussi profondément –, mais jamais la vie elle-même n’est promue à la dignité de mobile suffisant, et c’est par là que son originalité se retourne contre lui et se révèle si meurtrière : non seulement elle ne connaît pas de trêves, mais elle ne répond à aucun appel extérieur : elle n’obéit qu’aux ordres qu’elle s’est d’abord elle-même dictés.

Or, qu’on l’assimile ou qu’on le rejette, la vie sait bien imposer son entre-deux, et sur le supplice de l’homme de génie à qui est refusé tout plain-pied avec elle, les Lettres de Baudelaire versent une inexorable lumière. Dès l’âge de dix-huit ans, voici ce qu’il écrivait à sa mère :

 

Je suis pire que je n’étais au collège. Au collège je m’occupais peu de la classe, mais enfin je m’occupais – quand j’ai été renvoyé, cela m’a secoué, je me suis encore un peu occupé de toi – maintenant rien, rien et ce n’est pas une indolence agréable, poétique, non pas ; c’est une indolence maussade et niaise... Au collège je travaillais de temps en temps, je lisais, je pleurais, je me mettais quelquefois en colère ; mais au moins je vivais – maintenant point – aussi bas qu’on peut l’être – des défauts à foison, et ce ne sont plus des défauts agréables. Si au moins cette vue pénible me poussait à changer violemment – mais non, de cet esprit d’activité qui me poussait tantôt vers le bon, tantôt vers le mauvais, il ne reste rien, rien qu’indolence, maussaderie, ennui 4.

 

Écartez le mot de « niaise » qui ne vient ici sous la plume de Baudelaire que parce qu’il se compare à ce qu’il sent qu’il pourrait devenir – Baudelaire est un des très rares qui n’ont jamais passé par la niaiserie 5 – pour tout le reste ce premier état qu’il dresse de son mal est dès lors complet : cet « esprit d’activité », nous verrons tout à l’heure à travers quels détours il le retrouve, mais jamais il ne le rejoint directement, parce qu’il n’existe pas dans sa constitution de catégorie du « donné » : il y a un sens dans lequel il faut toujours qu’il parte d’abord de rien, et l’effort de la mise en train, difficile par définition pour tout écrivain qui respecte son art, s’en trouve dans son cas centuplé. Aussi ce tableau déjà si sombre va se charger, s’aggraver sans cesse, et cela dans la mesure même où jusqu’à sa mort l’être spirituel chez Baudelaire grandira toujours. À chacune des pièces maîtresses dont était faite son exceptionnel génie était liée comme une force dévastatrice, suffisante à elle seule pour faire tout couler. Si l’incorruptibilité n’avait pas été à la fois le privilège inaliénable et la vertu essentielle de Baudelaire, nous n’aurions ni Les Fleurs du mal ni Le Spleen de Paris, mais pour maintenir cette incorruptibilité et pour opérer par là le sauvetage suprême de son œuvre, Baudelaire était acculé à la nécessité de se détruire. On m’excusera d’insister sur un point qui est la seule raison d’être de ces pages.

L’objet fondamental, constant de Baudelaire, celui qu’à travers tout il poursuivit, c’est, pour reprendre une de ses expressions favorites, « le perfectionnement de son esprit », et cet esprit était devenu avec le temps un instrument infaillible, aussi incapable d’erreur que la plupart des nôtres le sont de vérité. La faculté du jugement, dès l’origine chez Baudelaire d’un ordre fort élevé 6, avait atteint dans les quinze dernières années de sa vie ce point où elle s’exerce pour ainsi dire indépendamment de la volonté de son possesseur, – où alors même que l’homme le voudrait l’esprit ne peut plus se tromper. À cet égard je ne sais guère de spectacle intellectuel plus imposant que celui de ce jugement que rien ne fléchit, qui domine au contraire toujours de plus haut les débris d’une existence définitivement condamnée : à Bruxelles, le poids de l’abandon, le silence sur ces opérations de librairie desquelles seules désormais dépend la possibilité d’un vague avenir 7, un mal lancinant, une entière incapacité de travail, un terrible besoin de vengeance se partagent cette sensibilité et la déchirent ; cependant Baudelaire écrit à Sainte-Beuve :

 

J’ai relu l’articleSalammbô, et la réplique. Notre excellent ami a décidément raison de défendre gravement son rêve. Vous aviez raison de lui faire sentir, en riant, qu’il est quelquefois peu adroit d’être trop grave ; mais, peut-être, en certains endroits, avez-vous ri un peu fort 8.

 

Tout y est, et quelle belle résonance d’un sérieux attristé ! est-il possible d’indiquer avec plus de tact et de délicatesse à un aîné, à un ami que l’on aime malgré tout, le point où il fut dans son tort ? Certes la poésie française ne compte pas de plus grand artiste que Baudelaire ni de plus scrupuleux : relisez la correspondance avec Poulet-Malassis au moment où s’impriment Les Fleurs du mal, ce Poulet-Malassis à qui Baudelaire écrivait :

 

Vous-même, vous m’avez avoué une fois que vous pensiez, comme moi, qu’en toute espèce de production, il n’y avait d’admissible que la perfection 9.

 

Baudelaire est ouvert à toutes les objections qu’il pèse dans la plus minutieuse balance : s’il les trouve le moins du monde justifiées, il les accueille, même venant de gens que par ailleurs il méprise ; d’un ami au contraire il les sollicite :

 

Ma note sur Révolte est détestable, je suis étonné que vous ne m’ayez pas fait de reproches à ce sujet 10 ;

 

il est inlassable en retouches 11. Qu’il s’agisse des pièces les plus soutenues des Fleurs du mal, ou d’une simple note, dans laquelle la perfection résidait alors pour lui dans l’absolu de l’exactitude 12, jamais Baudelaire n’a laissé sortir une œuvre sans qu’il l’eût portée au degré d’achèvement dont il l’estimait susceptible. Pourtant l’œuvre n’est pas pour Baudelaire cette ultime idole qu’elle fut pour d’autres ; plutôt qu’une fin en soi, la perfection technique traduit secondairement chez lui, signale pour ainsi dire la perfection essentielle, celle de l’esprit. Sur ce point Baudelaire est de la race de Léonard, et on peut lui appliquer la phrase si pénétrante de Paul Bourget sur Vinci. Il lui ressemble « par les lentes préparations, par la réflexion profonde, par cette étude à travers l’œuvre qui fait de cette dernière un moyen plutôt qu’un but, une étape d’un voyage intellectuel, l’occasion d’un progrès de pensée 13 ».

Mais un Vinci, comme plus tard un Goethe, trouvent leur salut dans ce fait que ce « progrès de la pensée », c’est néanmoins à l’activité créatrice avant tout qu’ils le demandent : cosa mentale, disait Léonard de la peinture, comme il l’eût dit de toutes choses, mais « il retourne au réel sans effort... modèle de bel animal pensant, absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvement ; sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans retards, passer d’une allure à l’autre 14 » ; et si Goethe à de certains moments nous paraît pratiquer trop à la lettre le quandoque bonus dormitat Homerus, soyez persuadés qu’à ces moments-là ce maître en sagesse, de qui la vie constitue un incomparable traité d’économie intellectuelle, sait parfaitement ce qu’il fait et quels réveils il se ménage. Livrée à elle-même la perfection de l’esprit n’incite pas à créer, bien au contraire, et si elle ne s’allie comme chez Joubert avec une constitution toute spéciale, avec une rare aptitude au bonheur spirituel dont les expériences se distillent ensuite goutte à goutte dans les Pensées, elle peut devenir, et c’est ici le cas, le plus subtil, le plus ingénieux instrument de torture. La perfection d’esprit d’un Joubert a la plénitude et le duvet d’un beau fruit ; celle de Baudelaire le tranchant éclat d’une arme dégainée, et qui jamais ne se laisse remettre au fourreau : qu’une vapeur s’élève, de celles dont s’enveloppe pour un temps l’acte même de produire, – dangereuses, je le sais, bénies cependant parce que seules elles donnent la force de continuer, – aussitôt cette arme s’abat sur elle, l’écarte et refait le vide 15. Pour l’esprit de Baudelaire, toute « vapeur » est « corruptrice », et non point seulement celles du « monde », mais certaines de celles que son propre génie serait tenté de sécréter.

Au moins ce « perfectionnement de l’esprit » à quoi tout est subordonné 16 trouvera-t-il désormais un champ libre où s’exercer. Non pas, il rencontre dans l’âme de Baudelaire un premier occupant qui a envahi toute la place : « le penchant à la rêverie 17 ». Cette rêverie qui finalement allait doter la France d’une poésie non indigne de la poésie anglaise, nous ne la voyons plus que dans son suprême aboutissement, dans l’empyrée des Fleurs du mal, mais notre gratitude se doit de l’affronter dans ses origines. Lorsque Baudelaire écrivait : « Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux que la rêverie 18 », il y avait derrière ces mots vingt ans de la plus tragique expérience. « Je ne veux pas te raconter les extraordinaires luttes de moi-même contre moi-même, les désespoirs, les rêveries 19. » Sans doute c’est dans la rêverie – une rêverie vaste et complexe, riche et pénétrante – que le génie de Baudelaire puise l’ampleur de son volume ; c’est à elle qu’il doit ces vers interminables, ces strophes qui excèdent les capacités du souffle humain, qui montent avec la puissance des marées, et dans le roulement d’orgue desquelles, prises en l’infrangible réseau sonore, percent, discordes, délicieuses, les notes aiguës du fifre. Mais avant d’en arriver là, la rêverie a versé dans ses veines le poison d’une « hideuse léthargie 20 » : la « lucidité d’esprit est absolue 21 », les « idées dans une activité perpétuelle 22 » ; le philtre cependant a tôt fait d’opérer, car « dans la grandeur de la rêverie le moi se perd vite 23 », et sa force dissolvante trouve une complicité, un formidable appui dans ce sentiment du passé irréparé dont nul plus que Baudelaire n’a subi la destructrice et majestueuse hantise : n’est-ce pas lui qui a proféré la parole définitive à cet égard : « La pensée du passé est une pensée qui rend fou. » Le mal s’accroît par sa seule durée, et encore tant qu’il dure celui qui en est la proie goûte une béatitude sans analogue :

 

Ô béatitude ! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes. Le Temps a disparu ; c’est l’Éternité qui règne, une éternité de délices 24 !

 

Voici le réveil :

 

Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m’a semblé que je recevais un coup de pioche dans l’estomac.

Et puis un Spectre est entré. C’est un huissier qui vient me torturer au nom de la loi ; une infâme concubine qui vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne ; ou bien le saute-ruisseau d’un directeur de journal qui réclame la suite du manuscrit.

La chambre paradisiaque, l’idole, la souveraine des rêves, la Sylphide, comme disait le grand René, toute cette magie a disparu au coup brutal frappé par le Spectre.

Horreur ! je me souviens ! je me souviens ! Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui, est bien le mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés ; la cheminée sans flamme et sans braise, souillée de crachats ; les tristes fenêtres où la pluie a tracé des sillons dans la poussière ; les manuscrits, raturés ou incomplets ; l’almanach où le crayon a marqué les dates sinistres !

Et ce parfum d’un autre monde, dont je m’enivrais avec une sensibilité perfectionnée, hélas ! il est remplacé par une fétide odeur de tabac mêlée à je ne sais quelle nauséabonde moisissure. On respire ici maintenant le ranci de la désolation.

Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie ; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresses et en traîtrises.

Oh ! oui ! le Temps a reparu ; le Temps règne en souverain maintenant, et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses.

Je vous assure que les Secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : « Je suis la Vie, l’insupportable, l’implacable Vie ! »

Il n’y a qu’une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur.

Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. « Eh hue, donc, bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné 25 ! »

 

Si du moins avec la rêverie disparaissait la léthargie qu’elle fit naître, mais non, il ne reste plus que la hideuse compagne, et l’envoûtement peut se prolonger plusieurs mois 26. Les sentiments dont s’accompagne ce réveil sont parfois « une résignation pire que la fureur 27 », mais presque toujours la fureur elle-même, de violentes colères (nul mot ne revient plus souvent dans les lettres) 28 : de la rêverie ne subsistent plus que les ravages ; on conçoit que Baudelaire s’écrie : « Ah ! que je suis dégoûté, depuis bien des années déjà, de cette nécessité de vivre vingt-quatre heures tous les jours ! quand vivrai-je avec plaisir 29 ? » Léthargie et colère, tel est le gouffre d’où remontent les deux inoubliables strophes 30 :

 

Quelquefois dans un beau jardin

Où je traînais mon atonie,

J’ai senti, comme une ironie,

Le soleil déchirer mon sein ;

 

Et le printemps et la verdure

Ont tant humilié mon cœur,

Que j’ai puni sur une fleur

L’insolence de la Nature.

 

Pour sortir de cet état, dira-t-on, il n’y a qu’un remède : la volonté. Qui le reconnaissait mieux que Baudelaire, en tout temps si sévère pour lui-même et chez qui nous verrons jaillir dans Mon cœur mis à nu la source pure d’une suprême humilité. Mais ici il importe de faire des distinctions. « Avec cette volonté tenace qui chez lui doublait l’inspiration », a dit Gautier, Baudelaire était doué en effet, comme peu d’hommes de génie le furent jamais, de cette volonté que, pour l’opposer à la volonté pratique, il faudrait appeler spéculative, qui adhère à l’inspiration dans toutes ses phases, qui la surveille et qui ne pactise jamais, aussi incapable de compromis que d’aveuglement ; mais bien que chez Baudelaire la volonté spéculative régisse tout le travail ultérieur, ce n’est jamais elle, pas plus dans son cas que dans un autre, qui donne le premier branle, – lequel relève toujours d’une volonté d’ordre pratique. Or, par le plan auquel elle appartient et sur lequel elle se meut, non seulement la volonté spéculative ne peut déterminer l’entrée en jeu de la volonté pratique, mais il advient parfois qu’elle y porte obstacle. La volonté spéculative, parce qu’elle voit très loin en avant, parce que jusque dans ses moindres détails l’ordonnance de l’œuvre se déploie tout entière à ses yeux avant que celle-ci n’ait été commencée, devient pour certaines natures une puissante maîtresse de dégoûts 31, fait lever en elles ce sentiment de l’à quoi bon 32 particulièrement vivace chez ceux qui, comme Baudelaire, pourraient prendre pour devise le titre de la première partie des Fleurs du mal : « Spleen et idéal. » De plus, si seule peut-être elle imprime aux résultats du travail un caractère d’éternité, la volonté spéculative transforme le travail lui-même en un minutieux supplice. Vingt témoignages de Baudelaire nous montrent que jamais le travail n’a été pour lui une jouissance ; et si dans ses dernières années il écrit :

 

Le grand et l’unique objet de ma vie est de faire du travail, la chose la plus dure et la plus ennuyeuse du monde, la chose agréable par habitude. Je me considère comme un grand coupable ayant abusé de la vie, de mes facultés, de ma santé, comme ayant perdu vingt ans dans la rêverie, ce qui me met au-dessous d’une foule de brutes qui travaillent tous les jours 33,

 

il n’est mû que par l’idée de réparation, et par celle d’une croissante solitude ; voici ce qu’il écrivait quatre mois avant la crise finale :

 

Je me dis avec une sorte de terreur : l’important est de prendre l’habitude du travail, et de faire de ce désagréable compagnon mon unique jouissance. Car il viendra un temps où je n’en aurai plus d’autre 34.

 

À cet égard il ne faut pas se laisser tromper par ses Conseils aux jeunes littérateurs (15 avril 1846) d’une pénétration si hautaine, – c’est précisément parce que Baudelaire y tient jugement sur lui-même qu’il rédige là le code de ce qu’il devrait être et non de ce qu’il est. L’admirable formule : « L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier », il l’extrait bien de son expérience, mais de son expérience négative.

Car de volonté pratique, il semble bien que Baudelaire ait toujours été à peu près dénué : il parle quelque part « du trésor variable de la volonté », mais le sien, tout comme la petite fortune dont il hérita à sa majorité, fut dilapidé pendant ces années de loisir par lesquelles grandit son génie.

 

Ah ! chère mère, est-ilencore temps pour que nous soyons heureux ? Je n’ose plus y croire : 40 ans, un conseil judiciaire, des dettes énormes, et enfin, pire que tout, la volonté perdue, gâtée 35 !

 

Et ailleurs :

 

Je suis coupable envers moi-même ; – cette disproportion entre la volonté et la faculté est pour moi quelque chose d’inintelligible 36.

Mais il faut vouloir, avec une volonté affaiblie, – cercle vicieux 37.

 

Comment avec la désespérance faire de l’espoir, avec la lâcheté faire de la volonté 38 ?

D’autre part il y aurait lieu de se demander si chez un homme d’une aussi intransigeante supériorité, la volonté pratique peut trouver de suffisantes raisons d’agir dans des motifs purement internes. Que l’on m’entende bien : la création de la volonté pratique est toujours en dernier ressort œuvre personnelle entre toutes, – mais à qui demeure inaccessible aux mobiles vulgaires, à qui n’est fort que de son incorruptibilité et faible pour tout le reste 39, il faut souvent qu’une cause d’un ordre idéal ou réel, mais venue du dehors, infuse le courage de se forger la volonté qui fait défaut : ce sera la subordination de soi à un amour unique, ou à quelque haut devoir ; l’effort reste tout intérieur, mais la cause est extérieure au moi. Or, cette subordination de l’être intime à quelque chose qui le dépasse, mais qui, au sens strict du terme, existe indépendamment de lui, – voilà ce que Baudelaire jusqu’à Mon cœur mis à nu n’a jamais voulu consentir ; lorsqu’il l’a enfin consentie, la partie était perdue : la maladie le tenait. « Trop tard peut-être 40 », – glas qui vient traverser les poignantes éjaculations finales.

 

Loin des sépultures célèbres,

Vers un cimetière isolé,

Mon cœur, comme un tambour voilé,

Va battant des marches funèbres.

 

Baudelaire ne commence jamais par travailler : il faut que l’excès même de la crise le précipite dans le travail. Nul autant que lui n’a écouté « le démon de la procrastination » ; voici le texte où il semble qu’à cet égard nous touchions le fond :

 

Ajoute encore à cette souffrance celle-ci que peut-être tu ne comprendras pas : quand les nerfs d’un homme sont très affaiblis par une foule d’inquiétudes et de souffrances, le diable, en dépit de toutes les résolutions, se glisse tous les matins dans son cerveau sous la forme de cette pensée : Pourquoi ne pas me reposer une journée dans l’oubli de toutes choses ? Je ferai cette nuit, et d’un seul coup, toutes les choses urgentes. – Et puis la nuit arrive, l’esprit est épouvanté par la multitude des choses arriérées ; une tristesse écrasante amène l’impuissance, et le lendemain la même comédie se joue de bonne foi, avec la même confiance et la même conscience 41...

 

Tel est pour Baudelaire l’entre-deux : avais-je tort de dire qu’il correspond ici à une véritable mort intérieure ? On ne saurait l’éluder cependant, car il constitue la trame même de l’existence quotidienne. Où est l’issue ? Ce rétablissement par la volonté pratique, Baudelaire ne peut l’effectuer sur place : restent, pour revenir au texte de Pascal, les « extrémités », et nous allons voir que c’est en effet dans la réaction qui le rejette inlassablement de l’une à l’autre de ces « extrémités » qu’il trouve, mais au prix de sa vie, le salut de son œuvre.

 

Le tréfonds, non moins que la cime de Baudelaire, c’est la spiritualité. Dans le vocabulaire de tout grand homme il existe un certain nombre de mots avec lesquels il noue des relations d’une si étroite intimité que ces mots s’enrichissent, se compliquent et s’individualisent en même temps par l’emploi qu’il en fait : ils atteignent alors un maximum de signification, parce qu’en eux la personne passe tout entière. Parmi les mots que l’impérieux génie de Baudelaire a marqués de son sceau, celui de spirituel figure au premier rang. Sans jamais perdre de vue l’idée première de souffle 42 – qui chez lui au contraire vient continuellement aérer le mot – Baudelaire l’emploie dans tous les sens, excepté dans le sens dérivé (le dernier que donne Littré) qui lui était odieux. L’hémistiche

 

...et l’esprit me fait mal

 

correspond avec Baudelaire à un point essentiel 43.

Voici deux exemples où ce mot de spirituel est employé par lui dans son sens le plus étendu. « Citoyen spirituel de l’univers », écrit-il à propos de Guys 44 ; « quant à la conversation, ce grand, cet unique plaisir d’un être spirituel 45... » Car l’intelligence même, chez Baudelaire, était déjà d’ordre spirituel, – je veux dire l’était originellement, avant ce travail artistique qui chez d’autres, et de fort grands, vient après coup poser le glacis qui fait à cet égard illusion. C’est là en France un phénomène très rare, et si on laisse de côté Pascal qui domine tout de si haut que l’on pense toujours à lui séparément, je ne vois guère à nommer que Joubert et Maurice de Guérin. Mais si de l’intelligence nous passons à la sensibilité de Baudelaire, la spiritualité alors la traverse de part en part.

Ne parlons pas encore des sentiments ; mais il n’est pas de sensation – quelque lourde, chargée, basse si l’on veut, qu’elle puisse être dans sa source – qui ne se double aussitôt de spiritualité. Toute sensation tant qu’elle dure lui devient cette « chambre véritablement spirituelle » du poème en prose que nous citions tout à l’heure, et que l’on ne saurait trop méditer si l’on veut assister de l’intérieur au drame quotidien de Baudelaire : plus profondément que de tout le reste, « l’horreur » du réveil, la « hideuse léthargie », la « colère » naissent de ce fait que déserté par la spiritualité, Baudelaire ne peut à la lettre plus rien sentir.

Telle est l’extension, – l’expansion indéfinie, – que Baudelaire donne d’une part au mot spirituel ; mais il est un autre sens du mot, tout traditionnel celui-là, plus important encore cependant dans le cas qui nous occupe, c’est le sens strictement chrétien. Poeta christianissimus, – inscrivait en sous-titre à son essai sur Baudelaire le critique viennois Rudolf Kassner, et ceux dont nous groupions les noms en tête de ces pages ne s’y sont pas trompés 46. Parmi les notes fort rares de Baudelaire ayant trait à son enfance se trouve celle-ci : « Dès mon enfance, tendance à la mysticité. Conversations avec Dieu 47. » Elle suffit à établir qu’à l’âge susceptible entre tous Baudelaire avait une vie religieuse, et un passage d’une lettre de Mme Aupick à Ancelle vient appuyer et préciser l’indication. La lettre est écrite au moment des pires dissentiments familiaux, au moment où la scission s’est produite et où le poète s’abandonne aux plus violentes intempérances de langage. Répondant à Ancelle qui lui relate le dernier entretien qu’il a eu avec son fils, Mme Aupick conclut par ces mots : « Sans compter que je lui croyais un fond de religion, sans pratique, mais ayant la foi 48. » Sans doute la haine de Baudelaire envers le général Aupick, son exaspération à la suite du conseil judiciaire feront que pendant les premières années il ne voudra rien montrer à sa mère qui puisse lui apporter quelque consolation ; de plus, entre 1842 et 1850, son autre « goût permanent depuis l’enfance de toutes les représentations plastiques 49 » est si prépondérant qu’il recouvre momentanément ce fond de religion, et il semble bien qu’à cette époque Baudelaire ait « perdu la foi » au sens de l’étroite expression courante. Mais s’imagine-t-on que pour l’avoir perdue un homme cesse d’être chrétien ? Vue toute sommaire et que l’expérience contredit à chaque pas. Le christianisme ne se laisse pas ainsi déposséder : nulle force ne grave dans certaines organisations humaines une marque plus indélébile. Il se rencontre même des cas où la perte de la foi creuse encore le pli primitif, car cette perte n’entraîne pas chez tous la disparition de la notion de péché, bien au contraire, et celle-ci dépourvue désormais du contrepoids que fournissent la croyance et surtout la pratique chrétienne ne s’incruste dans l’âme que pour la ronger. Or, l’idée du péché originel est fondamentale chez Baudelaire : à ce problème de l’existence du mal dans le monde – sujet de tout repos pour une dissertation de baccalauréat, voire pour un discours en vers – Baudelaire est en droit de dire : ego te intus et in cute novi, parce qu’à chaque minute il le sent en lui sous la forme de cette « loi des membres » du texte prodigieux de saint Paul 50. Un des admirateurs de Baudelaire a été jusqu’à prétendre que de cette idée du péché originel le poète tirait vanité : ce n’est là qu’un de ces mots d’esprit que Baudelaire redoutait par-dessus tout. Qu’il y ait chez lui un christianisme immanent, le fait est d’une telle évidence que de tous les textes je ne veux retenir ici que celui à propos duquel précisément on révoqua en doute sa sincérité :

 

Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : à recevoir, et un autre : à se donner. Celui-ci dit : plaisir d’orgueil ; et celui-là : volupté d’humilité. Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de Jésus-Christ. Enfin il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie. Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté 51.

 

Maxime d’une perversité aisée, plat paradoxe, fut-il dit au moment où parut le livre de Crépet, de cet axiome dans lequel Baudelaire ramasse son expérience intime la plus atroce, mais l’équation rigoureuse qu’il établit entre l’idée de volupté et celle de péché, il serait bien vain de nier que ce ne soit là une équation profondément chrétienne 52. Chez Baudelaire cependant ce christianisme immanent ne pouvait se passer de l’adhésion de l’esprit. « De Maistre et Edgar Poe, dit-il, m’ont appris à raisonner 53. »

Laissons ici Poe dont l’influence fut surtout d’ordre esthétique ; mais il est certain que de Maistre exerça sur Baudelaire une action considérable, et comment s’en étonner lorsqu’on lit dans Les Soirées une page telle que celle-ci :

 

L’homme gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières qui l’élèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie 54.

Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu’il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l’homme jusque dans son essence la plus intime 55.

 

Rappelons-nous les deux derniers vers d’Un voyage à Cythère :

 

– Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage

De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

 

À cette forte armature intellectuelle de de Maistre, dont il aimait à se proclamer le disciple 56, il n’est que de joindre le spectacle que présente la vie quotidienne de Baudelaire. Parce qu’il est noué à l’idée de péché, parce que le nœud se resserre en raison même de ses défaillances, Baudelaire est foncièrement chrétien ; et si des grands chrétiens il diffère en tout par la pratique, il ne leur ressemble pas moins en ceci que pour lui, comme pour eux, les deux pôles sont Satan et Dieu. « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan 57. » Oui, Satan : il ne faut pas craindre ici d’affronter le ridicule du mot, car il ne s’agit pas de dissocier le concept de Satan de l’œuvre de Baudelaire, mais de lui restituer la portée qu’il y possède, et qui est singulièrement plus vaste que celle qu’on a feint d’y trouver : avant de reprendre le poète sur la méticuleuse multiplicité de ses attributions sataniques, de n’y voir qu’affectation et puérilité 58, il eût été sage de relire la fin de la lettre à Alphonse Toussenel :

 

Votre livre réveille en moi bien des idées dormantes, et, à propos du péché originelet de forme moulée sur l’idée, j’ai pensé bien souvent que les bêtes malfaisantes et dégoûtantes n’étaient peut-être que la vivification, corporification, éclosion à la vie matérielle, des mauvaises pensées de l’homme 59.

 

Oui ne sent que c’est d’une vision de cette nature que relèvent certains chefs-d’œuvre des plus grands graveurs allemands ? Je ne veux pas faire état ici du concert des squelettes dans Les Simulacres de la Mort, car l’art de Holbein ne laisse rien transparaître au-delà de son expression souveraine ; mais songez à Dürer : si, comme l’a écrit Baudelaire, « l’imagination est la reine des facultés », quelle imagination allia jamais à autant d’ampleur plus de minutie ? Rappelez-vous Le Pourceau monstrueux ; – Les Armoiries de la Mort, où celle-ci tout contre le visage de la femme aux yeux clos semble la traverser d’un regard qui anticipe en elle la charogne ; – ailleurs, dans Le Chevalier, la Mort et le Diable, si grave sous sa couronne de serpents, elle soulève d’une main le sablier tandis que le Diable agrippe par derrière le cheval, mais d’un geste machinal et comme résigné : nulle passion, l’accomplissement des rites inéluctables ; l’individuel est dépassé : nous sommes dans le royaume des lois où tourne imperceptiblement la roue du destin. Rappelez-vous la chauve-souris qui se détache contre l’énorme soleil déclinant dans la mer et sur les membranes de laquelle sont inscrits les caractères fatidiques : melencolia 60 ; – rappelez-vous surtout le cycle de l’Apocalypse. Où rencontrera-t-on une vision plus sublime que dans la Chevauchée des mondes superposés des Fleurs du mal ? Le vol du grand ange justicier :

 

Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,

Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,

Et dit, le secouant : « Tu connaîtras la règle !

(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le veux 61 ! »

 

Les quatre cavaliers qui piétinent leurs victimes, dont Baudelaire se trouve nous avoir laissé cette synthétique transposition :

 

Ce spectre singulier n’a pour toute toilette,

Grotesquement campé sur son front de squelette,

Qu’un diadème affreux sentant le carnaval.

Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,

Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,

Qui bave des naseaux comme un épileptique.

Au travers de l’espace ils s’enfoncent tous deux,

Et foulent l’infini d’un sabot hasardeux.

Le cavalier promène un sabre qui flamboie

Sur les foules sans nom que sa monture broie,

Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,

Le cimetière immense et froid, sans horizon,

Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,

Les peuples de l’histoire ancienne et moderne 62.

 

Sans doute, Dürer ne va pas jusqu’à la révolte, mais qu’il y ait eu chez lui angoisse, il le reconnaissait lui-même lorsqu’il avouait dans ses dernières années que « Luther l’avait tiré de grandes angoisses ». Luther apporta à Dürer ce point fixe dont Baudelaire fut obsédé, mais que tout ensemble il appelle et rejette : pour reprendre les profondes définitions spinozistes, Baudelaire dit toujours oui à la substance, et toujours non à ses modes 63

 

Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas 64 ! »

 

et à la victime piétinée il est donné « une bouche proférant des paroles arrogantes et blasphématoires 65 » :

 

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

 

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

 

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

 

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère

Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère 66 !

 

Dans l’œuvre de certaines imaginations – puissantes et chargées, tristes et tendues – les attributs ne constituent jamais des placages : ils mesurent au contraire la profondeur d’où l’œuvre remonte ; indices d’une sincérité toujours en travail ; ils représentent les laborieuses délivrances d’une âme hantée.

« Vivification, éclosion à la vie matérielle des mauvaises pensées de l’homme », les « bêtes malfaisantes », les attributs sataniques chez Baudelaire naissent donc d’une angoisse et ne valent qu’à cause d’elle : la présence autour de soi, en soi, de Satan, voilà ce qui donne ici au concept son ampleur, son urgence et son intimité.

 

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;

Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

 

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,

La forme de la plus séduisante des femmes,

Et, sous de spécieux prétextes de cafard,

Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

 

Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,

 

Et jette dans mes yeux pleins de confusion

Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,

Et l’appareil sanglant de la Destruction 67 !

 

« Loin du regard de Dieu » : c’est là que gît pour Baudelaire le supplice, car « les deux postulations » sont, « à toute heure, simultanées ». Nous nous en voudrions de ne pas rappeler la page si pénétrante de Paul Bourget à cet égard :

 

L’homme a reçu l’éducation du catholicisme, et le monde des réalités spirituelles lui a été révélé. Pour beaucoup, cette révélation est sans conséquence. Ils ont cru en Dieu dans leur jeunesse, mais à fleur d’esprit. Ils ne le sentaient pas personnel et vivant. Pour ceux-là, une foi dans les idées est suffisante, foi abstraite, et qui se prête à toutes sortes de transformations. Il leur faut un dogme, non une vision. À la première croyance en Dieu, ils substitueront la croyance, qui à la liberté, qui à la révolution, qui au socialisme, qui à la science. Chacun de nous peut chaque jour constater, chez lui-même et chez ses voisins, des transformations de cet ordre. Il n’en va pas ainsi pour l’âme mystique, – et celle de Baudelaire en était une. Car cette âme, quand elle croyait, ne se contentait pas d’une foi dans une idée. Elle voyait Dieu. Il était pour elle, non pas un mot, non pas un symbole, non pas une abstraction, mais un être, en la compagnie duquel l’âme vivait comme nous vivons avec un père qui nous aime, qui nous connaît, qui nous comprend... Nulle angoisse n’est plus terrible pour un mystique : se dire que son besoin de croire est tout subjectif, que sa foi de jadis sortait de lui-même et n’était que son œuvre 68 !

 

Âme mystique, oui certes, et à quel point ! Baudelaire n’a jamais rien écrit de plus sincère que les deux premiers vers du De profundis clamavi :

 

J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,

Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

 

Toi, l’unique que j’aime » : il avait le droit d’employer cette expression, car, pour des motifs qui apparaîtront tout à l’heure quand nous étudierons le sentiment baudelairien de l’amour, il n’a vraiment aimé que Dieu. Mais en Dieu même ce qu’il aime avant tout, c’est le climat de son génie, l’attitude dans laquelle celui-ci peut déployer ses ailes toutes grandes :

 

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides 69.

 

Tout chez Baudelaire est fonction de son génie : or il n’y a rien dont ce génie puisse moins se passer que de Dieu, – d’un Dieu qui plutôt qu’objet de foi est réceptacle de prières, – j’irai jusqu’à dire d’un Dieu qu’on puisse prier sans croire en lui :

 

Dans cette horrible situation d’esprit, impuissance et hypocondrie, l’idée de suicide est revenue ; je peux le dire maintenant que c’est passé ; à toute heure de la journée cette idée me persécutait. Je voyais là la délivrance absolue, la délivrance de tout. En même temps, et pendant trois mois, par une contradiction singulière, mais seulement apparente, j’ai prié à toute heure (qui ? quel être défini ? je n’en sais absolument rien) 70...

Et Dieu ! diras-tu. Je désire de tout mon cœur (avec quelle sincérité, personne ne peut le savoir que moi !) croire qu’un être extérieur et invisible s’intéresse à ma destinée ; mais comment faire pour le croire 71 ?

 

Cet incoercible besoin de prière au sein même de l’incrédulité, – signe majeur d’une âme marquée de christianisme, qui jamais ne lui échappera tout à fait. La notion de péché, et plus profondément encore le besoin de prière, telles sont les deux réalités souterraines qui paraissent appartenir à des gisements enfouis bien plus avant que ne l’est la foi elle-même. On se rappelle le mot de Flaubert : « Je suis mystique au fond et je ne crois à rien » ; Baudelaire et lui se sont toujours fraternellement compris.

 

Mais si la spiritualité est native chez Baudelaire, il ne s’ensuit pas que l’état de grâce spirituel puisse être constamment maintenu. « Le portrait de Sérène par Sénèque. Celui de Stagire par saint Jean Chrysostome. L’acedia, maladie des moines 72. » Ce rappel de Fusées montre assez que Baudelaire savait à quoi s’en tenir à cet égard. Cette acedia, qui reste en effet le mal terrible auquel les spirituels sont sujets, je ne sais si personne l’a éprouvée avec une plus morne continuité. Or pour Baudelaire, il n’y a jamais eu, en un certain sens, qu’un seul problème : rejoindre à tout prix et perpétuer en lui cet état de spiritualité dont de multiples mais fugaces expériences lui ont appris qu’il constitue l’unique état où son génie puisse prendre l’essor ; il est de la race supérieure et malheureuse de ceux qui ne se sentent vivre qu’à la cime de leur être : cette spiritualité, source de l’inspiration, et qui se confond dans sa vision avec elle, Baudelaire l’aperçoit toujours, mais très au-dessus de lui que retient, que cloue au sol la pesanteur de la « loi des membres ».

 

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par-delà le soleil, par-delà les éthers,

Par-delà les confins des sphères étoilées,

 

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté 73.

 

Oui, mais avant chacune de ces évasions souveraines, combien de fois le « bon nageur » n’a-t-il pas coulé ? Plus on pénètre dans l’intimité de Baudelaire, et plus s’impose à l’esprit l’image d’un homme à demi noyé qui cherche partout la bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher 74.

Cette bouée de sauvetage, cc recours suprême, il semble que de 1852 à la fin de 1857 ce soit à l’amour qu’il les ait demandés, et rien n’introduit aussi avant dans la connaissance de Baudelaire qu’un examen attentif de ce qu’il entend par ce mot.

Le texte capital à cet égard est la lettre à Mme Marie qu’il est indispensable de citer ici :

 

Madame,

Est-il bien possible que je ne dois plus vous revoir ? Là est pour moi la question importante, car j’en suis arrivé à ce point que votre absence est déjà pour mon cœur une énorme privation.

Quand j’ai appris que vous renonciez à poser, et qu’involontairement j’en serais la cause, j’ai ressenti une tristesse étrange.

J’ai voulu vous écrire, quoique pourtant je sois peu partisan des écritures ; on s’en repent presque toujours. Mais je ne risque rien, puisque mon parti est pris de me donner à vous, pour toujours.

Savez-vous que notre longue conversation de jeudi a été fort singulière ? C’est cette même conversation qui m’a laissé dans un état nouveau et qui est l’occasion de cette lettre.

Un homme qui dit : je vous aime, et qui prie, et une femme qui répond : Vous aimer ? Moi ! jamais ! Un seul a mon amour, malheur à celui qui viendrait après lui ; il n’obtiendrait que mon indifférence et mon mépris. Et ce même homme, pour avoir le plaisir de regarder plus longtemps dans vos veux, vous laisse lui parler d’un autre, ne parler que de lui, ne vous enflammer que pour lui, et en pensant à lui. Il est résulté pour moi de tous ces aveux un fait bien singulier, c’est que, pour moi, vous n’êtes plus simplement une femme que l’on désire, mais une femme que l’on aime pour sa franchise, pour sa passion, pour sa verdeur, pour sa jeunesse et pour sa folie.

J’ai beaucoup perdu à ces explications, puisque vous avez été si décisive que j’ai dû me soumettre de suite. Mais vous, madame, vous y avez beaucoup gagné : vous m’avez inspiré du respect et une estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la bien cette passion, qui vous rend si belle et si heureuse.

Revenez, je vous en supplie, et je me ferai doux et modeste dans mes désirs. Je méritais d’être méprisé de vous, quand je vous ai répondu que je me contenterais de miettes. Je mentais. Oh ! si vous saviez comme vous étiez belle, ce soir-là ! Je n’ose pas vous faire de compliments. Cela est si banal, mais vos yeux, votre bouche, toute votre personne vivante et animée passe maintenant devant mes yeux fermés, et je sens bien que c’est définitif.

Revenez, je vous le demande à genoux ; je ne vous dis pas que vous me trouverez sans amour ; mais cependant vous ne pourrez empêcher mon esprit d’errer autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos yeux où toute votre vie réside, de toute votre adorable personne charnelle ; non, je sais que vous ne le pourrez pas ; mais soyez tranquille, vous êtes pour moi un objet de culte, et il m’est impossible de vous souiller ; je vous verrai toujours aussi radieuse qu’avant. Toute votre personne est si bonne, si belle, et si douce à respirer ! Vous êtes pour moi la vie et le mouvement, non pas précisément autant à cause de la rapidité de vos gestes et du côté violent de votre nature, qu’à cause de vos yeux, qui ne peuvent inspirer au poète qu’un amour immortel. Comment vous exprimer à quel point je les aime, vos yeux, et combien j’apprécie votre beauté ? Elle contient deux grâces contradictoires, et qui, chez vous, ne se contredisent pas, c’est la grâce de l’enfant et celle de la femme. Oh ! croyez-moi, je vous le dis du fond du cœur : vous êtes une adorable créature et je vous aime bien profondément. C’est un sentiment vertueux qui me lie à jamais à vous. En dépit de votre volonté, vous serez désormais mon talisman et ma force. Je vous aime, Marie, c’est indéniable ; mais l’amour que je ressens pour vous, c’est l’amour du chrétien pour son Dieu ; aussi ne donnez jamais un nom terrestre, et si souvent honteux, à ce culte incorporel et mystérieux, à cette suave et chaste attraction qui unit mon âme à la vôtre, en dépit de votre volonté. Ce serait un sacrilège. – J’étais mort, vous m’avez fait renaître. Oh ! vous ne savez pas ce que je vous dois ! J’ai puisé dans votre regard d’ange des joies ignorées ; vos yeux m’ont initié au bonheur de l’âme, dans tout ce qu’il a de plus parfait, de plus délicat ; désormais, vous êtes mon unique reine, ma passion et ma beauté, vous êtes la partie de moi-même qu’une essence spirituelle a formée.

Par vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j’immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau.

Veuillez me répondre un seul mot, je vous en supplie, un seul. Il y a dans la vie de chacun des journées douteuses et décisives où un témoignage d’amitié, un regard, un griffonnage quelconque vous pousse vers la sottise ou vers la folie ! Je vous jure que j’en suis là. Un mot de vous sera la chose bénie qu’on regarde et qu’on apprend par cœur. Si vous saviez à quel point vous êtes aimée ! Tenez, je me mets à vos pieds ; un mot, dites un mot... Non, vous ne le direz pas !

Heureux, mille fois heureux celui que vous avez choisi entre tous, vous, si pleine de sagesse et de beauté, vous si désirable, talent, esprit et cœur ! Quelle femme pourrait vous remplacer jamais ! Je n’ose solliciter une visite, vous me la refuseriez. Je préfère attendre.

J’attendrai des années, et, quand vous vous verrez obstinément aimée, avec respect, avec un désintéressement absolu, vous vous souviendrez alors que vous avez commencé par me maltraiter, et vous avouerez que c’était une mauvaise action.

Enfin, je ne suis pas libre de refuser les coups qu’il plaît à l’idole de m’envoyer. Il vous a plu de me mettre à la porte, il me plaît de vous adorer. C’est un point vidé 75.

 

L’attitude de Baudelaire à l’égard de l’amour tient toute en ces pages – si belles et si claires que j’éprouve quelques scrupules à y toucher : il le faut cependant afin que sorte le trait fondamental. L’épisode de Marie X... est d’autant plus significatif qu’il débute par un simple désir : c’est la conversation où lui est notifié le refus qui laisse Baudelaire dans l’état nouveau, occasion et sujet de lettre. Cet état nouveau, c’est précisément l’amour au seul sens où Baudelaire ait jamais pu le concevoir et le ressentir. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit en rien ici de cette exaspération du désir, de cette volonté de possession que renforce d’ordinaire l’obstacle. À « l’appareil sanglant de la destruction », dont Baudelaire fait l’attribut du durus amor, se substitue ce désir contemplatif qui n’a besoin que de la présence, et qui ne possède vraiment que parce qu’il ne possède pas. « J’étais mort, vous m’avez fait renaître. » C’est que dans le relatif anonymat du seul désir, aussi bien que dans celui de la vie normale, un Baudelaire se sent mort en effet. Quand il dit : « C’est un sentiment vertueux qui me lie à jamais à vous 76 », on ne peut pas ne pas songer à Dante et à Pétrarque. L’amour devient l’escalier de la vertu essentielle qui consiste pour Baudelaire à demeurer fidèle à son génie. « Par vous, Marie, je serai fort et grand... Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau. »

Nous ne possédons que celle lettre à Marie X... 77, et le fait que dans la correspondance la lettre qui la suit immédiatement est la première de celles adressées à Mme Sabatier montre assez que ce que Baudelaire réclame de l’amour, ce n’est pas tant la faveur de telle divinité particulière que la permanence du culte lui-même. On sait aujourd’hui l’histoire de cette tragique conjonction. De 1852 jusqu’à la publication des Fleurs du mal, Baudelaire, convive fréquemment taciturne des dîners du dimanche, adressa à Mme Sabatier une série de lettres dont chacune était accompagnée d’une de ses plus belles pièces de vers, et où il préservait un anonymat qui ne fut rompu que dans les circonstances suivantes :

 

Voilà la première fois que je vous écris avec ma vraie écriture. Si je n’étais pas accablé d’affaires et de lettres (c’est après-demain l’audience), je profiterais de cette occasion pour vous demander pardon de tant de folies et d’enfantillages. Mais d’ailleurs ne vous en êtes-vous pas suffisamment vengée, surtout avec votre petite sœur ? Ah ! le petit monstre ! Elle m’a glacé, un jour que nous étant rencontrés elle partit d’un grand éclat de rire à ma face, et me dit : « Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur, et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres ? » J’ai compris d’abord que quand je voulais me cacher, je me cachais fort mal, et ensuite que sous votre charmant visage vous déguisiez un esprit peu charitable. Les polissons sont amoureux, mais les poètes sont idolâtres, et votre sœur est peu faite, je crois, pour comprendre les choses éternelles.

Permettez-moi donc, au risque de vous divertir aussi, de renouveler ces protestations qui ont tant diverti cette petite folle. Supposez un amalgame de rêverie, de sympathie, de respect, avec mille enfantillages pleins de sérieux, vous aurez un à-peu-près de ce quelque chose de très sincère que je ne me sens pas capable de mieux définir.

Vous oublier n’est pas possible. On dit qu’il a existé des poètes qui ont vécu toute leur vie les yeux fixés sur une image chérie. Je crois en effet (mais j’y suis trop intéressé) que la fidélité est un des signes du génie.

Vous êtes plus qu’une image rêvée et chérie, vous êtes ma superstition. Quand je fais quelque grosse sottise, je me dis : « Mon Dieu ! si elle le savait ! » Quand je fais quelque chose de bien, je me dis : « Voilà quelque chose qui me rapproche d’elle, – en esprit. »

Et la dernière fois que j’ai eu le bonheur (bien malgré moi) de vous rencontrer, car vous ignorez avec quel soin je vous fuis, je me disais : « Il serait singulier que cette voiture l’attendît, je ferais peut-être bien de prendre un autre chemin. » Et puis : « Bonsoir, monsieur ! » avec cette voix aimée dont le timbre enchanté me déchire. Je m’en suis allé, répétant tout le long de mon chemin : « Bonsoir, monsieur ! » en essayant de contrefaire votre voix 78.

 

La lettre est du 18 août 1857 : moins de quinze jours nous séparent donc de cette lettre du 31 août, d’une sincérité si atroce, et dont on sent combien il en a coûté à Baudelaire de devoir l’écrire.

 

J’ai détruit ce torrent d’enfantillages amassés sur ma table. Je ne l’ai pas trouvé assez grave pour vous, chère bien-aimée. Je reprends vos deux lettres, et j’y fais une nouvelle réponse. Il me faut, pour cela, un peu de courage ; car j’ai abominablement mal aux nerfs, à en crier, et je me suis réveillé avec l’inexplicable malaise moral que j’ai emporté hier au soir de chez vous.

...manque absolu de pudeur.

C’est pour cela que tu m’es encore plus chère.

... il me semble que je suis à toi depuis le premier jour où je t’ai vue. Tu en feras ce que tu voudras, mais je suis à toi, de corps, d’esprit et de cœur.

Je t’engage à bien cacher cette lettre, malheureuse ! Sais-tu réellement ce que tu dis ? Il y a des gens pour mettre en prison ceux qui ne paient pas leurs lettres de change, mais les serments de l’amitié et de l’amour, personne n’en punit la violation.

Aussi bien je t’ai dit hier : « Vous m’oublierez, vous me trahirez ; celui qui vous amuse vous ennuiera. » – Et j’ajoute aujourd’hui : « Celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l’âme. » – Vous voyez, ma belle chérie, que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes. – Bref, je n’ai pas la foi. – Vous avez l’âme belle, mais, en somme, c’est une âme féminine.

Voyez comme en peu de jours notre situation a été bouleversée. D’abord, nous sommes tous les deux possédés de la peur d’affliger un honnête homme qui a le bonheur d’être toujours amoureux. Ensuite nous avons peur de notre propre orage, parce que nous savons (moi surtout) qu’il y a des nœuds difficiles à délier.

Et enfin, enfin, il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme, maintenant. – Et si, par malheur pour moi, j’acquiers le droit d’être jaloux ! ah ! quelle horreur seulement d’y penser ! mais avec une personne telle que vous, dont les yeux sont pleins de sourires et de grâces pour tout le monde, on doit souffrir le martyre.

La seconde lettre porte un cachet d’une solennité qui me plairait, si j’étais bien sûr que vous la compreniez. Never meet or never part ! Cela veut dire positivement qu’il vaudrait mieux ne s’être jamais connu, mais que quand on s’est connu on ne doit pas se quitter. Sur une lettre d’adieu, ce cachet serait plaisant.

Enfin, arrive ce que pourra. Je suis fataliste. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai horreur de la passion ; – parce que je la connais, avec toutes ses ignominies ; – et voilà que l’image bien aimée qui dominait toutes les aventures de ma vie devient trop séduisante.

Je n’ose pas trop relire cette lettre ; je serais peut-être obligé de la modifier, car je crains bien de vous affliger ; il me semble que j’ai dû laisser percer quelque chose de la vilaine partie de mon caractère.

Il me paraît impossible de vous faire aller ainsi dans cette sale rue Jean-Jacques-Rousseau. Car j’ai bien d’autres choses à vous dire. Il faut donc que vous m’écriviez pour m’indiquer un moyen.

Quant à notre petit projet, s’il devient possible, avertissez-moi quelques jours d’avance.

Adieu, chère bien aimée ; je vous en veux un peu d’être trop charmante. Songez donc que, quand j’emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j’emporte aussi le désir d’y revenir. Et alors quelle insupportable obsession !

Décidément, je porte ceci moi-même rue Jean-Jacques-Rousseau, dans la crainte que vous n’y alliez aujourd’hui. – Cela y sera plus tôt 79.

 

La possession avait fait parcourir à l’homme et à la femme deux chemins diamétralement opposés. À l’origine peut-être Mme Sabatier n’avait-elle été touchée que par la qualité et la persévérance du sentiment de Baudelaire, sans doute aussi par les pièces qu’elle lui avait inspirées : il n’est pas certain qu’elle l’aimait quand elle se donna, mais il est certain qu’elle l’aima après ; et les quatre fragments de lettres que cite Jacques Crépet nous permettent de reconnaître une fois de plus combien chez une femme supérieure la simplicité et la sincérité de la passion, bien loin de surprendre l’exercice de l’intelligence, le stimulent et en aiguisent la perspicacité 80. Quand elle répond à Baudelaire : « Tenez, cher, voulez-vous que je vous dise ma pensée ? C’est que vous ne m’aimez pas », elle parle en femme, et du point de vue féminin elle a absolument raison ; elle ne se montre si affirmative que parce que chez les femmes les choses ne sont pas séparées : lorsqu’elles aiment, c’est d’un mouvement unique où le corps, l’esprit et le cœur se trouvent si intimement mêlés qu’elles n’admettent ni ne conçoivent qu’il puisse en être autrement. Que chez la femme une scission vienne à s’accomplir, celle-ci relève presque toujours d’une perversité à moins qu’elle ne résulte de désespoirs successifs. Primitivement chez la femme, c’est l’unité qui est donnée : qu’on se souvienne jusqu’à quelle profondeur elle peut être malheureuse quand ce n’est pas l’unité qu’elle rencontre dans l’homme ! Pour que Mme Sabatier fît des distinctions, il aurait fallu en quelque sorte qu’elle mentît à l’intégrité de son sentiment propre.

Mais l’homme au contraire, – et je dirais presque à proportion de sa grandeur, – est une diversité que seul un effort héroïque peut ramener à l’unité ; et il suffisait de connaître Baudelaire pour savoir que cette aventure ne pouvait comporter d’autre épilogue. Chez Baudelaire, en effet, il n’y a pas seulement scission, mais incompatibilité absolue entre aimer et posséder. La dualité est inscrite dans le tréfonds même de sa nature. Quelle commune mesure entre la célébration du culte le plus haut et l’assouvissement du plus bas appétit 81 ? Entre l’amour, réservoir de force, aiguillon du génie, et la possession, instrument d’oubli sans plus ? En maintenant les deux ordres séparés, Baudelaire s’engage certes dans la voie sans issue ; il se conforme du moins à la logique profonde de son être intime, et cette expérience ne peut que lui prouver une fois pour toutes l’impossibilité où il se trouve de les confondre. « Je suis un égoïste, je me sers de vous écrivait-il à Mme Sabatier, et tant qu’il ne se découvre pas, l’image de Mme Sabatier veille sur son génie et l’inspire ; mais le jour où il profane l’objet du culte, tout est fini, et Mme Sabatier ne peut plus rien pour lui dès l’instant qu’elle lui donne tout.

Cet échec, en tout état de cause prévisible, Baudelaire l’avait d’avance rendu inévitable. On se rappelle le billet où l’envoi de L’Aube spirituelle n’est précédé que de ces mots : Alter a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you... Il marque le moment exact où Baudelaire est perdu. Jusque-là il garde le droit d’espérer que l’image de Mme Sabatier opérera son salut : à partir de là au contraire, pour retrouver l’image en sa pureté, il faut qu’il passe par la débauche 82. Tant qu’il résiste, la lutte en lui des deux éléments se poursuit sur le plan de la liberté : dès que l’abandon devient habitude, un rythme de réaction automatique s’introduit et s’installe qui le renvoie de l’amour à la débauche, et réciproquement : il en résulte comme un fonctionnement mécanique de la vie intérieure qui constitue sans doute le châtiment le plus terrible que la débauche réserve à l’homme supérieur. Du moment où Baudelaire laisse ce rythme s’établir, la possession, par laquelle Mme Sabatier, comme il le fait entendre, « change d’emploi », ne peut que mettre pour lui le point final à l’amour.

Faut-il en conclure que Baudelaire était incapable d’aimer ? Ce serait passer le but, car il deviendrait alors délicat de savoir dans quelle mesure on n’instruirait pas du même coup le procès de Dante, de Pétrarque, de cette notion de l’amour à laquelle nous devons la chevalerie et qui culmine en l’idée de la Dame. Surtout il y aurait une injustice souveraine à méconnaître le trouble profond, incalculable, que déclenche dans la vie sentimentale la présence du génie : parce que nous possédons les œuvres de celui-ci, parce qu’elles portent dans leurs formes suprêmes le sceau du calme, de la maîtrise, de la domination, nous ne sommes que trop enclins à croire que l’origine participe de la nature de l’aboutissement ; nous héritons de l’ordre de l’artiste, puis nous nous retournons contre l’homme et lui demandons compte de ses désordres, – mais ce sont les misères et les souffrances qu’engendrent ces désordres mêmes qui, à telles heures privilégiées, ont projeté le lucidus ordo.

Baudelaire ne parvient donc pas à fonder sur l’amour la permanence de l’état de grâce spirituelle ; et pour acheter un instant d’oubli il n’a plus d’autre recours que toutes les variétés de l’ivresse 83 ; car c’est l’oubli seul qu’il cherche, que tour à tour il demande à l’opium, au vin, au haschisch, mais surtout à la débauche parce que d’elle il l’espère plus profond, – sans doute aussi parce qu’il spécule sur la réaction qui suivra.

 

Si ce n’est par un soir sans lune, deux à deux,

D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.

 

Ici même cependant on discerne des degrés. Au-dessous de l’Ange gardien, il y a l’Idole ; – au-dessous d’un culte d’autant plus fervent qu’il se célèbre loin de son objet, il y a la contemplation dans la présence, thème baudelairien entre tous.

 

Elle était donc couchée et se laissait aimer,

Et du haut du divan elle souriait d’aise

À mon amour profond et doux comme la mer,

Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

 

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

 

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Pour troubler le repos où mon âme était mise,

Et pour la déranger du rocher de cristal

Où, calme et solitaire, elle s’était assise 84.

 

La volupté suprême réside pour Baudelaire dans la contemplation d’un beau corps de femme, et lorsque la beauté de la femme atteint à sa perfection, il semble qu’il en résulte d’abord chez le poète comme une tranquillité plénière, une béatitude de l’esprit. Transitoire cependant, car la contemplation ne peut se prolonger sans que la tentation n’en sorte. Le vice chez Baudelaire est bien essentiellement vice parce qu’il relève, non pas d’une primitive et aveugle exigence du tempérament, mais de la graduelle et irritante instillation d’une idée. En pareil cas, il faut toujours en revenir à l’immortel verset de l’Imitation :

 

Nam primo occurrit menti simplex cogitatio ; deinde fortis imaginatio ; postea delectatio, et motus pravus, et assensio 85.

 

Cette idée, à l’origine on est libre de ne pas l’accueillir, mais une fois qu’on l’a accueillie on cesse d’en être le maître, et le désir devient alors plus irrésistible peut-être que lorsqu’il s’agit d’un besoin véritable. Le trouble est à son comble : cependant le poète n’aspire qu’à rétablir le calme, à rejoindre la spiritualité perdue, mais il ne le peut plus qu’en répondant à l’appel qu’il a lui-même suscité. On se souvient du mot profond d’un personnage d’Oscar Wilde : « Oui, un des grands secrets de la vie c’est de guérir l’âme par les sens, puis les sens par l’âme. » Mais quand on en arrive là, on est enfermé dans le pire cercle de l’enfer moral.

 

On comprend que relatant à Poulet-Malassis une visite de l’infortuné Meryon de qui déjà le cerveau sombrait, Baudelaire ajoute :

 

Après qu’il m’a quitté, je me suis demandé comment il se faisait que moi, qui ai toujours eu, dans l’esprit et dans les nerfs, tout ce qu’il fallait pour devenir fou, je ne le fusse pas devenu. Sérieusement, j’ai adressé au ciel les remerciements du pharisien 86.

 

Oui, Baudelaire avait le droit de devenir fou. Mais

 

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s’être lavés au fond des mers profondes

 

ce sont Les Fleurs du mal qui surgissent.

 

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers, qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise 87.

 

Qui ne se rappelle le début du poème en prose, récit de cette journée qui doit ramasser dans son filet des milliers de journées similaires ? « Mécontent de tous et mécontent de moi », – le voilà enfin ce branle qui déclenche l’inspiration, qui seul pouvait la déclencher. Et le branle donné, tous les éléments destructeurs deviennent autant de pierres angulaires dans l’édifice, soutiennent et projettent à la fois ce puissant et sombre chevet, aux forts cependant tutélaire.

 

Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire

Du spectacle vivant de ma triste misère

Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux !

 

Quand ? mais cette fois c’est Baudelaire qui se calomnie. Quand, dans Les Fleurs du mal et dans Le Spleen de Paris, a-t-il jamais rien fait d’autre ? Le sujet véritable, le voilà, et qui ne connaît comme limites, en profondeur, en étendue, en altitude, que celles-là même de l’être humain ; nulle œuvre qui ait un centre mieux assuré ; d’où elle part toujours ; qu’au sommet de son vol il ne lui advient jamais d’oublier. La plus pure aspiration, la nostalgie la plus opulente, le cloaque le plus sinistrement peuplé, – elle grave tout au même poinçon, celui d’une sincérité si parfaite qu’elle dépasse la fragile perfection d’un sentiment et atteint à l’indestructibilité du bronze. Certes toute grande œuvre d’art est évasion, et dans le domaine de la nostalgie elle est pour Baudelaire évasion au suprême degré, mais justement cette évasion, Baudelaire ne se la permet qu’en fonction d’un monde absent 88 : c’est ce monde seul que son imagination est admise à créer de toutes pièces, à saturer de ses richesses. Partout ailleurs le dispositif est celui-là même de certains tableaux de Greco ; partout ailleurs ce n’est pas d’évasion mais d’ascension qu’il faut parler, et d’une ascension dans laquelle le poète se charge volontairement de tous les poids qui peuvent le plus retarder sa marche. Nul aéronaute au départ jamais n’accumula un lest aussi pesant, mais c’est malgré ce lest qu’il s’élève si haut, car sa sincérité lui interdit d’en rien jeter par-dessus bord.

Le vers de Baudelaire a été parfois taxé de prosaïsme : en lui-même le reproche n’est que rarement recevable, mais surtout il ne tient pas assez compte des deux pôles que comporte la poésie baudelairienne. La distance est immense qui sépare des pièces telles que les deux Crépuscules ou ce Spleen d’une beauté stricte et ambiguë comme un portrait de Clouet 89, du Balcon, de Moesta et Errabunda, de La Chevelure ou du Chant d’automne ; – non moindre qu’entre une eau-forte et un quatuor. Dans le premier cas, l’impression de prosaïsme naît le plus souvent d’un excès de vigueur 90 : le poète grave ; il ne module pas. Dans le second, il ne faut pas oublier que Baudelaire demeure sans doute avec Racine et Mallarmé le plus subtil musicien du vers isolé, mais que celui-ci cependant ne constitue pas dans ses chefs-d’œuvre l’unité : l’unité au sens musical du terme est dévolue à la strophe, – à cette strophe comme en fer forgé, d’une courbure si solide et si délicate. C’est avec Beethoven 91 et avec Wagner que rivalise la musique des grandes pièces baudelairiennes où le poète accomplit ce miracle d’être polyphonique sans être orchestral ; tout retentit et rien n’est retentissant : la complexité de la symphonie dans les résonances du quatuor.

Pas plus qu’il ne joue avec la sincérité, Baudelaire ne se divertit à disloquer l’instrument poétique : ainsi qu’on l’a souvent noté, son vers est le vers de Racine, voire celui de Boileau pour certaines coupes duquel il témoigne parfois dans ses eaux-fortes d’une indéniable prédilection. Tout le travail nouveau, c’est au mot pris séparément qu’il le confie. La propriété de l’expression, point d’arrivée jusque-là, devient avec lui point de départ 92. C’est ici qu’entre en jeu la « sorcellerie évocatoire » : manié par Baudelaire, le mot propre est en même temps le mot poreux : il semble qu’il se soit indéfiniment imprégné des « forts parfums » d’innombrables significations associées : le son est accompagné de tous ses harmoniques. « Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre », lui écrivait Flaubert en le remerciant de l’envoi des Fleurs du mal. Je ne crois pas qu’on ait jamais mieux dit ce qui rend Baudelaire unique parmi les poètes français.

 

Si on accepte le témoignage de saint Irénée, l’homme spirituel, selon la doctrine des valentiniens, est incapable d’être corrompu par un mode de vie quel qu’il soit. De même que l’or, disent-ils, quand il est enterré sous de la boue, ne perd pas sa qualité d’or, mais demeure distinct de la boue, – de même l’homme spirituel, dans n’importe quelle voie où il se trouve engagé, retient la spiritualité de sa nature que rien n’est capable de détériorer 93.

 

Il est certain que le cas de Baudelaire apporte à l’hérésie des valentiniens un étrange et puissant renfort : on se rappelle la fin de la pièce restée à l’état d’ébauche et qui devait faire partie de la seconde édition des Fleurs du mal :

 

Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir

Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

 

Mais cette incorruptibilité spirituelle n’empêche pas l’usure de l’enveloppe, et nous voici en face du texte de Mon cœur mis à nu :

 

J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige et aujourd’hui 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement – j’ai senti passer en moi le vent de l’aile de l’imbécillité 94.

 

Si l’on veut saisir le sommet de la pensée encore profane de Baudelaire, qu’on relise les dernières pages des Fusées 95 : après avoir dressé de l’avenir du monde un tableau qui chaque jour croît en vérité, Baudelaire conclut en ces termes :

 

Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux – autant que possible – du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences 96 ? »

 

Mais cinq ans se sont écoulés : la seconde édition des Fleurs du mal a paru : Baudelaire est à l’apogée de son génie : un versant nouveau néanmoins se découvre : sans doute, il y a la maladie, les dettes, l’irrémédiable solitude, – autre chose encore cependant.

« La consolation par les arts » : elle est de Baudelaire cette définition du bienfaisant pouvoir des multiples formes de la beauté ; mais plus un artiste est grand, plus sûrement arrive dans sa vie cet instant où l’art cesse de lui suffire. Au moment où son œuvre commence de nous verser son inépuisable consolation, il en est déjà détaché : d’elle à lui nul choc en retour ne se produit. Signe que tout ensemble une certaine hauteur et une certaine plénitude furent atteintes ; et si, comme il advient presque toujours avec ceux que Baudelaire dénommait Les Phares, ce passage du sentiment à la forme s’est accompli sans qu’ait été répandue à terre une seule goutte de la divine liqueur, la perfection même de l’œuvre dénoue le lien, et l’ultime témoignage que l’artiste donne alors de sa suprématie en tant qu’artiste réside dans le mouvement même par lequel il se détourne de l’art. Il a fait trop complètement ce qu’il avait à faire ici-bas : il en a fini avec nous, il regarde ailleurs. Ces êtres altiers ne recommencent jamais : s’ils ne se taisent, si leur émotion – qui croît sans cesse en pureté, en force, en souterraine richesse – ne se peut contenir, elle trouve des issues, elle profère des accents, qui débordent l’art lui-même : le monde des formes est dépassé, mais de la seule manière dont il est loisible qu’il le soit, – parce qu’à son heure il fut le monde souverain.

Il manquerait quelque chose à la grandeur de la figure de Baudelaire si les otages qu’il laissait entre nos mains ne lui étaient devenus avant le terme presque indifférents ; – s’il n’avait écrit Mon cœur mis à nu.

J’ai entendu soutenir par un fervent admirateur de Baudelaire, – par un de ceux qui de nos jours ont tout fait pour affermir sa gloire, – que Mon cœur mis à nu n’était un livre si bouleversant que parce qu’il portait témoignage que Baudelaire n’avait plus rien à dire ou du moins était devenu impuissant à exprimer ; et je reconnais qu’au premier abord cette vue paraît trouver confirmation dans maint passage du recueil. Que d’un bout à l’autre Mon cœur mis à nu soit tout entier émotion, on ne saurait le nier, et là réside le secret de son extraordinaire emprise. Mais où certains croient voir comme un vide de la pensée, ne serait-ce pas plutôt qu’à mesure qu’il approche de la fin, Baudelaire tend toujours davantage à ne nous en livrer que les résultats : il garde par devers lui les allées et venues, tout le détail de la démarche. Il tranche et ne tisse plus ; il semble presque alors qu’à l’instar de tous les autres l’entre-deux spirituel ait lui aussi disparu. Qu’il n’y ait pas chez Baudelaire grande fécondité interne, qu’on puisse même à cet égard discerner de la maigreur, je le concéderais volontiers, car ce qui demeure en son cas essentiel, ce n’est pas l’étendue du contact, mais la transmutation de tout ce qu’il touche. Chaque mot dans Mon cœur mis à nu a le caractère de la somme intime ou de la sentinelle qu’on poste, – du mémento ou du talisman. D’autre part, je ne serais pas surpris que cette impression d’impuissance provînt surtout du ressassement d’un très petit nombre de thèmes. Or, ici il convient de ne pas oublier que la vieillesse du génie (et tout contribue à faire de Baudelaire à quarante ans un vieillard) est avant tout reploiement et rumination. À plus forte raison la vieillesse d’un génie chrétien, en proportion même de la sincérité de son christianisme, ne saurait être autre chose : pour lui, à partir d’un certain moment, il n’y a que l’idée du salut qui compte, et quand nous lui reprochons un vide de pensée, nous tenons le langage de l’intellect à qui, ramassé sur quelques points dont il épuise les profondeurs, en a définitivement fini avec lui. En fait, c’est l’accent cette fois tout chrétien qui même dans l’œuvre de Baudelaire met Mon cœur mis à nu à part. Ce que le christianisme a peut-être apporté de plus absolument nouveau, c’est l’idée que l’homme atteint sa cime par une détente : la plus haute sagesse non chrétienne, celle d’un Marc Aurèle par exemple, place la perfection de l’homme dans une certaine tension. Le christianisme est venu desserrer le nœud que celle-ci avait serré le plus possible. Il a substitué à l’orgueil, à la nette conscience du soi et du monde, l’humilité, la pitié, la bienfaisante rosée des larmes. Or c’est en cela que jusqu’à Mon cœur mis à nu Baudelaire n’était pas tout à fait chrétien. Nous sommes les débiteurs de son orgueil, car c’est à lui que nous devons en partie que Les Fleurs du mal soient ce qu’elles sont ; mais lorsque cet orgueil tombe, comme en tels inoubliables passages de Mon cœur mis à nu, il semble que nous sentions la présence d’une âme enfin délivrée : ce ton si changé, soumis et dépris à la fois, qui n’affirme plus, qui implore ; cette humilité, cette modestie dans les désirs et dans les objets que l’on se propose : il ne s’agit vraiment plus pour Baudelaire que de sa mère et du paiement de ses dettes. Le Dieu de l’expulsion du Paradis terrestre est remplacé par le père véritable, descendu dans la vie quotidienne du poète, dont l’idée se mêle à toutes ses préoccupations : signe infaillible d’une avance en la foi.

 

Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la Justice même pour la réussite de mes projets ; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts – une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis et une pour ma mère ; – obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu’ils soient 97.

 

Baudelaire n’a pas eu le temps d’arriver jusqu’à la « renonciation totale et douce » ; il n’a pas connu l’état de « joie, pleurs de joie », mais il est impossible de lire la fin de Mon cœur mis à nu que l’on ne sente qu’il en approchait chaque jour davantage, et c’est le cas ou jamais de conclure par la parole évangélique : Pax hominibus bonae voluntatis.

 

Avril-décembre 1921.    

 

 

Charles DUBOS, Approximations, 1965.

 

 

 

 

 

 



1Le bel article de Barbey d’Aurevilly, composé aussitôt après la publication des Fleurs du mal, ne put cependant paraître au Pays, les poursuites contre le livre ayant déjà commencé. « Si la poursuite s’interrompait, écrivait Barbey à Baudelaire, un mot, vite ! pour que mon article se lève, comme un Cid, pour vous. » Sur la demande de Baudelaire, Barbey lui envoya l’article pour être donné en communication aux juges. Il a été recueilli dans un volume intitulé Poésie et poètes, pp. 96-110 (Lemercier).

Il serait injuste de ne pas mentionner l’article d’Edouard Thierry dans le Moniteur universel du 14 juillet 1857 qui, d’un point de vue strictement chronologique, constitue la première justice rendue aux Fleurs du mal. J’en détache ce passage qui ne vaut pas que par sa date : « Je rapproche l’auteur des Fleurs du mal de Dante, et je réponds que le vieux Florentin reconnaîtrait plus d’une fois dans le poète français sa fougue, sa parole effrayante, ses implacables images et la sonorité de son vers d’airain. Je cherchais à louer Charles Baudelaire, comment le louerais-je mieux Je laisse son esprit et son talent sous l’austère caution de Dante. » L’article est reproduit en appendice au tome Ier des Œuvres complètes de Baudelaire (Ed. Calmann-Lévy).

Ce rapprochement avec Dante qui s’impose à moi chaque jour davantage, j’ai plaisir à le retrouver chez un des plus pénétrants appréciateurs de Baudelaire : « Il a dans son labeur de poète l’aigu et le bronze d’un Dante espagnol » (André SUARÈS, Sur la vie (Essais). Émile-Paul, Ed.).

2L’édition complète a paru en 1918 chez Louis Conard avec une préface et des notes de Jacques Crépet dont les excellents travaux baudelairiens poursuivent et complètent la tâche entreprise par son père de qui la mémoire demeurera toujours chère aux fervents du poète. C’est à cette édition que se référeront mes citations.

3Je n’oublie pas la juste et profonde parole : « C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi... À mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation... » Mais le loisir représente dans la vie de Baudelaire l’état fécond par excellence, celui où son génie opère, prépare, puis sécrète. C’est le contraire même du repos normal, et surtout de ce retour à l’anonymat dont nous parlons plus loin.

4Lettres à sa mère,p. 5.

5La lettre est du 16 juillet 1839. À cette date Baudelaire était l’auteur d’une pièce de vers déjà fort curieuse en elle-même, mais plus significative encore par le choix du titre : Incompatibilité. Elle est de 1837-1838 ; elle fut communiquée par Louis Ménard à Charles Cousin qui l’inséra dans le recueil Pincebourde de 1872. Jacques Crépet a signalé avec raison qu’elle renfermait un vers que seul Baudelaire pouvait écrire :

Le silence qui fait qu’on voudrait se sauver.

La pièce est réimprimée dans les Œuvres posthumes, Mercure de France, et dans le livre de Jacques Crépet.

6Baudelaire avait vingt-cinq ans lorsqu’il écrivit le Salon de 1846. Je ne parle même pas de Delacroix, de la gloire duquel l’appréciation de Baudelaire est à jamais inséparable. Mais il a fallu environ cinquante ans pour revenir à son jugement sur Ingres (Curiosités esthétiques, chap. VIII), jugement que complète et qu’approfondit encore l’article sur l’Exposition universelle de 1855 à propos duquel Baudelaire écrivait : « Le père Ingres m’a donné un mal de chien. » Ce même Salon de 1846 contient un prodigieux parallèle entre Hugo et Delacroix, d’une vérité pour laquelle nous sommes tout juste mûrs aujourd’hui (Curiosités esthétiques, pp. 101-102).

7Ce supplice de la lettre d’affaires toujours laissée sans réponse, qui transforme l’éloignement en un insupportable exil, a empoisonné la fin de la vie de Baudelaire : il est trop équitable pour ne pas reconnaître que lui-même en avait autrefois usé de la sorte, mais sa détresse n’y gagne qu’un remords de plus :

Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,

Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Cependant seule alors le possède l’idée fixe de se libérer de ses dettes et d’apporter à sa mère quelques années de consolation. Le monstre d’indolence de naguère est devenu un correspondant que plus rien ne rebute : il lance, il multiplie les appels.

8Lettre du 3 septembre 1865. Lettres, p. 461, Mercure de France.

9Lettres, p. 118, Mercure de France.

10Ibid., p. 125, Mercure de France.

11« Je m’escrime contre une trentaine de vers insuffisants, désagréables, mal faits, mal rimants. Croyez-vous que j’aie la souplesse de Banville ? » À Poulet-Malassis, 14 mai 1857 (Ibid., pp. 124-125).

12Telle cette note nécrologique sur De Quincey dont il apprit la mort tandis qu’il donnait le bon à tirer des Paradis artificiels. On se rappelle tous ses scrupules au moment des traductions de Poe et l’anecdote d’Asselineau : « Un jour, le voyant se creuser la tête à propos d’un détail d’orientation, j’eus le malheur de le plaisanter sur sa rigueur d’exactitude. « Eh bien ! dit-il en relevant la tête, et les gens qui lisent en suivant sur la carte ! » (Jacques CRÉPET, Charles Baudelaire, p. 94.)

13Paul BOURGET, Sensations d’Italie.

14Paul VALÉRY, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, pp. 19-20. Éditions de la Nouvelle Revue Française.

15« Badelaire ou baudelaire est, en vieux français, le nom d’une épée courte, à deux tranchants, élargie du bout. » C’est le prince Alexandre Ouroussof qui, dans Le Tombeau de Charles Baudelaire, a le premier relevé ce sens original si satisfaisant.

16Le 4 mai 1865, Baudelaire écrivait encore à sa mère : « Ce que je sais le mieux, c’est qu’il faut décidément beaucoup travailler..., enfin n’attacher d’importance qu’au perfectionnement de mon esprit. » (Lettres à sa mère, p. 339.)

17« Mais les désordres antécédents, mais une misère incessante, un nouveau déficit à combler, la diminution de l’énergie par les petites tracasseries, enfin, pour tout dire, mon penchant à la rêverie ont tout annulé. » (Ibid., p. 65.)

18Journaux intimes. Texte intégral (Éd. Crès). Mes citations des Journaux intimes, de Fusées et de Mon cœur mis à nu, seront empruntées à l’édition parfaite qu’en a donnée Ad. Van Bever : la préface, les notes, les concordances, le lexique en font un modèle de ce que devraient être, et de ce que ne sont pas à l’ordinaire, les publications de cet ordre.

19Lettres à sa mère, p. 273.

20Ibid., p. 294.

21Ibid., p. 30.

22Ibid., p. 32.

23Le Spleen de Paris, « le Confiteor de l’artiste ».

24Le Spleen de Paris, « la Chambre double ». C’est dans le sens de ce poème si révélateur qu’il convient d’interpréter la note de Mon cœur mis à nu : « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie. C’est bien le fait d’un paresseux nerveux » (Journaux intimes, p. 92).

25Le Spleen de Paris, « la Chambre double ».

26« Je suis tombé depuis plusieurs mois dans une de ces affreuses langueurs qui interrompent tout ; ma table est depuis le commencement du mois chargée d’épreuves auxquelles je n’avais pas le courage de mettre la main, et il vient toujours un moment où il faut, avec une grande douleur, sortir de ces abîmes d’indolence » (Lettres à sa mère, p. 148).

« Cette page précédente a été écrite il y a un mois, six semaines, deux mois, je ne sais plus quand. Je suis tombé dans une sorte de terreur nerveuse perpétuelle ; sommeil affreux, réveil affreux ; impossibilité d’agir. Mes exemplaires sont restés un mois sur ma table avant que j’aie pu trouver le courage de faire des enveloppes » (Ibid., p. 218).

27Ibid.. p. 226.

28« La colère est mon état ordinaire » (Ibid., p. 276).

29Ibid., p. 203.

30« À celle qui est trop gaie. »

31« Comme il est difficile non pas de penser un livre, mais de l’écrire sans lassitude » (Lettres à sa mère, p. 319).

32« Ce que je sens, c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. Le succès bizarre de mon livre et les haines qu’il a soulevées m’ont intéressé un peu de temps, et puis après cela je suis retombé... Je me demande sans cesse : À quoi bon ceci ? À quoi bon cela ? C’est là le véritable esprit du spleen » (Lettres à sa mère, pp. 150-151). La lettre est du 30 décembre 1857, six mois après la publication des Fleurs du mal.

33Lettres à sa mère, p. 289.

34Ibid., p. 362. « Il doit sauter aux yeux que le peu que j’ai fait est le résultat d’un travail très douloureux » (Ibid., p. 328). « Comme il faut des années de fatigue et de châtiment pour apprendre les vérités les plus simples, par exemple que le travail, cette chose si désagréable, est l’unique manière de ne pas souffrir ou de moins souffrir de la vie » (Ibid., p. 265). « Il faut bien travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser » (Journaux intimes, p. 57).

35Lettres à sa mère, p. 217.

36Ibid., p. 66.

37Ibid., p. 151.

38Ibid., p. 292.

39« Je parle pour moi du moins, et je crois qu’il en est de même de tous les gens faibles et forts à la fois » (Lettres, p. 79, Mercure de France).

40Journaux intimes, p. 106.

41Lettres à sa mère, pp. 157-158.

42Le sens propre de spiritus est souffle ; en son sens figuré, le mot n’appartient d’abord qu’au vocabulaire poétique et ne s’introduit dans la prose qu’après l’âge classique. L’adjectif spiritalis ou spiritualis est postérieur à l’époque d’Auguste, et on ne le rencontre pas pris au figuré avant Tertullien et la Vulgate : il ne comporte pas en latin le sens dérivé devenu courant en français.

43« Et aussi, mon cher ami, pas trop d’esprit ; il tomberait bien mal dans ma vie actuelle... Christophe m’a donné, il y a quelques mois, un numéro du Journal d’Alençon, où vous avez fait entendre que le traducteur et l’enthousiaste de Poe finirait comme le modèle. Voilà ce que c’est que l’esprit... Je suis certain, pour mon compte, que vous n’avez pas compris le génie en question. Vous avez parlé, avec la jouissance tapageuse de l’esprit, d’un homme que vous n’avez pas fréquenté » (Lettre à Poulet-Malassis, 16 décembre 1853. Lettres, p. 52, Mercure de France).

On se rappelle la phrase de Mon cœur mis à nu : « Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire » (Journaux intimes, p. 65).

Il y a chez Baudelaire une impertinence, une insolence même qui met les points sur les i, qui rive le clou d’une façon toute spéciale ; mais l’impression spirituelle au sens courant cette fois du terme qui s’en dégage naît surtout du contraste entre le sérieux objectif, la gravité imperturbable de Baudelaire et l’indignité du sujet. Baudelaire bien entendu est le premier à y trouver divertissement et jouissance.

44L’Art romantique, p. 61.

45Lettres, p. 376, Mercure de France. Ces deux textes ont trait à la conversation et viennent corroborer la remarque de Gautier. « Dans sa conversation toute métaphysique, Baudelaire parlait beaucoup de ses idées, très peu de ses sentiments, et jamais de ses actions. »

46Ce point a été récemment remis en lumière par Edmond Jaloux de qui l’article (Revue hebdomadaire, 2 juillet 1921) me paraît être le témoignage le plus profond que nous ait valu ce centenaire. Je m’en voudrais néanmoins de ne pas rappeler ici l’excellente étude de John Charpentier sur « la Poésie britannique et Baudelaire » (Mercure de France, 15 avril-1er mai 1921), où un délicat et complexe sujet d’ordre général est envisagé sous tous ses aspects.

47Journaux intimes, p. 98.

48Jacques CRÉPET, Charles Baudelaire, p. 26.

49Note autobiographique, Œuvres posthumes, p. 74, Mercure de France.

50« Je trouve donc cette loi en moi : quand je veux faire le bien, le mal est près de moi, car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres » (Épître aux Romains, chap. VIII, v. 21-24).

51Journaux intimes, p. 8.

52« Dans Les Oreilles du comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé, pendant neuf mois, entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère. Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage. (En note.) Au moins aurait-il pu deviner dans cette localisation une malice ou une satire de la Providence contre l’amour, et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. De fait, nous ne pouvons faire l’amour qu’avec des organes excrémentiels » (Ibid., p. 66).

53Ibid., p. 104.

54Note de DE MAISTRE : Ολος Ανθρωπος νουσος, HIPPOCRATE, Lettre à Démagète. Cela est vrai dans tous les sens.

55Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Deuxième Entretien.

56« Et un homme comme vous ! Lâcher en passant, comme un simple rédacteur du Siècle, des injures à un de Maistre, le grand génie de notre temps, un voyant !... Toutes les hérésies auxquelles je faisais allusion tout à l’heure ne sont après tout que la conséquence de la grande hérésie moderne de la doctrine artificielle, substituée à la doctrine naturelle, je veux dire : la suppression de l’idée du péché originel. » Lettre à Alphonse Toussenel, 21 janvier 1856. Lettres, pp. 84-85, Mercure de France.

57Journaux intimes, p. 57.

58Le malentendu était d’ailleurs inévitable parce qu’il n’existe pas d’idée qui soit plus étrangère à l’esprit français, envisagé dans son ensemble et dans sa norme, que l’idée de Satan. Ce qui constitue précisément la grandeur de l’esprit français dans l’ordre intellectuel : cette liberté de pensée, cette agilité, cette faculté de jeu, cette absence totale de cant marque aussi ses limites spirituelles, et j’ajouterais artistiques dans la mesure où l’art le plus haut vit de spiritualité. Pour la plupart des Français, Satan relève du répertoire comique ; et je ne parle pas ici bien entendu des incrédules auxquels, si l’on peut déplorer certains usages qu’ils en font, il convient de reconnaître à cet égard tous les droits, mais observez la moyenne des catholiques pratiquants lorsque le hasard de la conversation a introduit le mot d’enfer ou aussi bien d’ailleurs celui de ciel : presque toujours vous surprendrez les signes de connivence de l’homme averti, un clignement d’yeux, les hyperboles de langage taquines et enjouées, dont s’accompagne une bonne plaisanterie, – bref ces symptômes qui fournirent à Péguy l’occasion d’une de ses plus magnifiques sorties : « Honte à celui qui renierait sa foi pour ne pas donner dans le ridicule, pour ne point prêter à sourire, pour ne point passer pour un imbécile. Il s’agit ici de l’homme qui ne s’occupe point de savoir s’il croit ou s’il ne croit pas. Il s’agit de l’homme qui n’a qu’un souci, qui n’a qu’une pensée : ne pas faire sourire M. Anatole France. » – La littérature française ne compte pas une traduction de la Bible parmi ses classiques, et on ne dira jamais assez tout ce que la littérature anglaise doit à cet impérissable monument de la langue, la Authorised Version de 1611. Grâce à elle, le moindre Anglo-Saxon se trouve en possession d’une source jusqu’où en France il faut tout le génie d’un Lamartine ou d’un Hugo, d’un Vigny ou d’un Baudelaire pour pouvoir remonter.

59Lettres, p. 85, Mercure de France.

60Louis Réau nous apprend « que Dürer, qui emploie une fois ce mot de mélancolie dans ses Écrits théoriques, lui donne le sens d’apathie intellectuelle, d’inappétence provenant d’un surmenage cérébral » ; et Baudelaire écrivait à sa mère : « Ma mélancolie use mes facultés. » Lettres à sa mère, p. 250.

61Le Rebelle.

62Une gravure fantastique.

63« Per modum intelligo substantiae affectiones, sive id, quod in alio est, per quod etiam concipitur », De Deo, definitiones, V.

64Le Rebelle.

65Apocalypse, XIII, 5.

66Les Litanies de Satan.

67La Destruction.

68Paul BOURGET, Essais de psychologie contemporaine.

69Élévation.

70Lettres à sa mère, p. 218.

71Ibid., p. 224.

72Journaux intimes, p. 18.

73Élévation.

74Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis

Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,

Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie

An bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,

Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.

(La Cloche fêlée.)

75Lettres, pp. 41-45, Mercure de France.

76Il n’y a nulle contradiction entre cette phrase et la strophe célèbre des Femmes damnées :

Maudit soit à jamais le rêveur inutile

Qui voulut le premier, dans sa stupidité,

S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,

Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !

Il suffit pour s’en convaincre de relire l’épilogue de la pièce :

Descendez, descendez, lamentables victimes,

Descendez le chemin de l’enfer éternel !...

77La lettre a été publiée pour la première fois dans Le Journal du 19 décembre 1900 par Jules Claretie. « L’aventure dont ce dernier billet semble l’épilogue, et sur laquelle il nous renseigne seul, est fort banale : Baudelaire avait rencontré Mme Marie X..., un modèle, chez un artiste de ses amis. Un jour, il lui avoua qu’il l’aimait. Elle lui répondit que son cœur était pris et s’abstint de le revoir » (Jacques CRÉPET, Charles Baudelaire, p. 123).

78Lettres, pp. 133-134, Mercure de France.

79Lettres, pp. 137-140, Mercure de France.

80Loyale, sans préjugés, incapable d’ailleurs de rancune, Mme Sabatier fut une des visiteuses les plus fidèles de cette chambre de la rue du Dôme, où Baudelaire, aphasique, offrit pendant quelques mois à ses amis un si douloureux spectacle.

81« Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot « extase » à cette sorte de décomposition » (Journaux intimes, pp. 7-8).

82Paul Bourget a admirablement marqué ce point dans son étude sur Sainte-Beuve poète : « Une âme sensuelle à la fois et mystique ne peut obtenir une mise en jeu simultanée de ces deux aspirations que dans des égarements empoisonnés de remords » (Études et portraits, 3e Série, p. 243). C’est dans ce sens qu’il faut interpréter le mot profond que Bourget me disait un jour : « Baudelaire a été parfois vicieux jusqu’à l’héroïsme. »

83Voir dans le Spleen de Paris le poème « Enivrez-vous ».

84Les Bijoux.

85Imitation, livre 1er, chap. XIII.

86Lettres, p. 229, Mercure de France.

87Le Spleen de Paris, « À une heure du matin ».

88Les cocotiers absents de la superbe Afrique...

89Je suis comme le roi d’un pays pluvieux...

90Voir l’admirable observation de Marcel Proust : « Je suppose surtout que le vers de Baudelaire était tellement fort, tellement vigoureux, tellement beau, que le poète passait la mesure sans le savoir » (Nouvelle Revue Française, juin 1921).

91Asselineau fut le premier à signaler l’analogie entre l’épilogue des Femmes damnées et certains finales de Beethoven.

92Sur la propriété d’expression, Baudelaire est aussi sévère que possible. « Vous avez raison. Strictement, la volonté n’est pas un organe. Et cependant, j’aurais voulu, par cette violation du langage, faire comprendre quelque chose. Si je disais que c’est un fluide, vous le supporteriez. Pourtant, je me range à votre avis : il ne faut pas taquiner les habitudes de l’esprit public » (Lettre à Poulet-Malassis, 1860. Lettres, p. 244, Mercure de France).

93MANSEL, The Gnostic heresies, p. 196. On trouvera, dans les Sensations d’Italie, un intéressant chapitre écrit à Monte Oliveto où Paul Bourget confronte le cas de certains poètes modernes, et celui de Baudelaire en particulier, à cette hérésie des valentiniens.

94Journaux intimes, pp. 102-103.

95On ignore la date exacte où fut écrit Fusées ; on sait seulement que le recueil n’est pas postérieur à 1857.

96Journaux infinies, pp. 41-42.

97Journaux intimes, pp. 111-112.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net