Le langage de Pascal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

... Souvent un seul mot est un discours tout entier...

Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumières de toutes parts,

qu’elles font voir à fond les plus hautes vérités en elles-Mêmes,

qui peut-être auraient été obscurcies par un plus long embarras de paroles.

 

Approbation de M. de Ribeyran, archidiacre de Comminges, pour l’Édition de Port-Royal.

 

 

 

« Oh ! qu’il a éclaté aux esprits », est-il dit d’Archimède dans les Pensées : oh ! que Pascal éclate aux esprits et aux cœurs 1. Ravisseur parce que lui-même ravi 2, il fond sur nous, nous aveugle de sa lumière, arrache à ses proies l’adhésion. Une force explosive toujours présente dans l’expression, voilà ce qui investit le langage de Pascal de ce caractère immédiat qui partout constitue la donnée première de son génie. Lancé par lui, le projectile n’est pas plus tôt parti qu’il arrive. Cet indéfinissable intervalle qu’il faut ailleurs à l’expression pour prendre sa place, pour y faire luire l’aloi de sa propriété même, est ici tout éliminé : instantané, l’effet est produit. Aussi avec Pascal s’agit-il d’un langage plus encore que d’un style ; sans doute nul style français n’égale le sien, mais l’expression pascalienne – surgissant telle un bloc de formation primitive, chauffé du dedans, dont l’irradiation même est étroitement liée aux calories qu’il dégage – semble toujours antérieure à ces plans de l’espace et du temps sur lesquels se poursuivent, s’accomplissent les opérations qui engendrent les grands styles. C’est que chez Pascal il n’y a pas d’opérations distinctes : l’acte spirituel est une projection unique, indivisible, fulgurante ; les trois temps que marque la définition de Buffon 3 sont en un seul résorbés. D’où que lorsqu’on pense à Pascal écrivain on pense à lui séparément : son nom n’est guère de ceux qui se présentent, son autorité de celles qu’on invoque, lorsqu’on interroge les modèles pour mieux comprendre les styles : l’expression saisit, subjugue presque trop pour ne pas passer le point où un style condescend encore à instruire. Ces jets brûlants ne se laissent pas refroidir ; non moins qu’au-dessus, Pascal est toujours en dehors.

 

*

 

« Le trait fondamental, cette simplicité ferme et nue 4... » à quoi je voudrais adjoindre : pleine. J’entends bien que pour Sainte-Beuve l’idée de plénitude est incluse en celle de fermeté ; mais je crois que dans le cas de Pascal il y a lieu de la faire saillir. Simplicité, nudité, fermeté, on les peut rencontrer chez d’autres, et à la rigueur leur union ; mais chez le seul Pascal ces pleins architecturaux, ce maximum de portée et de cohésion du vocable. Ailleurs la plénitude s’obtient au terme d’une croissance régulière : elle couronne, récompense le trajet vers l’expression ; et si sobre que soit celle-ci, elle n’en apparaît pas moins comme ornée de ce triomphe même. Dans les Pensées au contraire la plénitude est toute de jaillissement, donnée dans le jaillissement, – par où loin d’envelopper la nudité, elle l’attise.

De cette plénitude avant tout relève le raccourci pascalien. « Pour bien écrire il faut sauter les idées intermédiaires », dit Montesquieu qui savait pratiquer son adage ; mais justement en vertu de cette force même de l’expression, Pascal ne produit pas d’idées intermédiaires, je veux dire que nulle chez lui n’est atteinte de débilité. Il n’opère qu’avec des corps simples qui valent tout ensemble par leur volume et par leur compression. Le raccourci de tels autres combine (au sens chimique du terme) ; Pascal, lui, juxtapose des éléments tout à fait purs ; là où les premiers amalgament, mentalement il biffe. Raccourci non point tant d’écrivain que d’ascète qui mate toute « concupiscence » du langage : Pascal ne tolère rien dans la phrase dont il estime qu’elle se puisse passer 5 : personne avec les mots ne joua jeu aussi serré.

 

*

 

Sans doute le style de Pascal est un, en ce sens que tout dans les Pensées reçoit, subit le sceau d’une même personne, et de la plus impérieuse ; mais cette personne – irréductible en son noyau, – sous combien d’aspects ne se manifeste-t-elle pas dont chacun entraîne à sa suite son langage propre. Telles paroles semblent proférées, du fond de sa gigantesque langueur, par l’Adam de Michel-Ange élevant un triste regard vers l’Esprit qui est porté sur les eaux.

 

Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

 

Ailleurs, dans le corps d’un paragraphe, ces à-coups dédaigneux (quel style eut jamais tant de race !) jusqu’au trait final, brusqué, où, dégoûté d’avoir trop raison, Pascal coupe court, livre le fond de son expérience dans une sorte de bouderie grandiose, et comme avec un haussement d’épaules.

 

Il ne faut point détourner l’esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos 6, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu’on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veut.

 

Les extrêmes du style de Pascal, je les vois dans le fragment sur la différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse – surface plane où court sans arrêt le raisonnement le plus agile et le plus pressant – et les prières jaculatoires du Mémorial et du Mystère de Jésus, ou (car pour celles-là il y a presque profanation à parler encore de style) les lignes sur les fleuves de Babylone dont la lourde volute contrite s’apparente à tel Adagio des derniers Quatuors de Beethoven.

 

*

 

Artiste sans rival, Pascal est perpétuellement en réaction contre toute attitude artistique vis-à-vis de la pensée. Pour nombre de grands artistes littéraires la pensée n’est que le marbre le plus rare de leur atelier, celui qu’ils choisissent pour en faire jaillir la statue parfaite, aux pures et harmonieuses proportions ; et avec quel soin ne lui ménagent-ils pas l’emplacement et la lumière favorables ! Oui, « Pascal est l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans un plus beau jour », ce n’est pas moi qui contredirai Vauvenargues quand il trouve une formule digne de Pascal lui-même ; mais Pascal l’y met pour l’éclairer en tant que vérité, non pas pour l’éclairer en tant qu’œuvre d’art. Il faut citer une fois encore l’étonnant passage :

 

Je n’admire pas l’excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas, qui avait l’extrême valeur et l’extrême bénignité. Car, autrement, ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux. Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue.

 

Après « et remplissant tout l’entre-deux » il me semble voir les autres mettre à la ligne, – assurer à l’expression le recul d’un blanc irréprochable. Pascal au contraire, la souveraineté même de l’expression l’arme aussitôt de défiance contre la validité de la pensée ; et avec cette vue simultanée des vérités qui jamais ne le déserte, il donne une seconde atteinte ; puis, comme d’un hautain coup de cravache, il se redresse avec un « soit ». Après quoi, ayant posé les deux solutions les plus profondes, d’un simple paraphe il fixe le résidu de conclusion qu’il retient pour l’heure valable.

 

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« Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle... » Et lorsqu’il s’agit de l’auteur de certain opuscule sur L’Art de persuader, la disposition est essentielle ; mais il y a autre chose et qui introduit au cœur même de cette faculté de posséder les idées par où Pascal est unique, en vertu de laquelle il n’a nul besoin d’originalité pour être original au plus haut point. Expérience décisive que de confronter les Pensées aux passages de Montaigne que les éditions Havet et Brunschvicg donnent en note : il n’est guère de pensée de Pascal – et je l’entends des plus frappantes – qui n’ait à son origine un texte de Montaigne ; et cependant Pascal avait tous droits d’écrire : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j’y vois 7. » Parmi les esprits de premier rang en effet, nul n’est moins que Montaigne engagé dans sa pensée propre alors même que celle-ci lui est le plus personnelle. Les pensées de Montaigne, une à une Pascal les sort de l’ample aquarium des Essais où telles de beaux poissons lustrés elles n’ont jamais fini de virer avec indolence : chacune d’elles il la repense, d’abord dans le sens même de Montaigne, la poussant à fond, mettant toujours en action ce dernier ressort de l’esprit dont la sagesse complaisante de Montaigne redoute au contraire l’entrée en jeu ; puis aussitôt il lui demande ses raisons et ses titres : à quoi, où tend-elle ? La direction de la pensée, et non point son attrait spécifique ; – sa relation aux autres pensées, sa localisation spirituelle, et non point sa valeur isolée, tout est là pour Pascal.

« Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusqu’où il la possède 8... » L’originalité de Pascal se fonde sur ce « jusqu’où » qu’il porte toujours à la limite ; grâce à quoi sa possession des idées – de celles des autres et des siennes – atteint à une manière d’absolu ; et cependant malgré l’intensité quasi fiévreuse de cette possession multiple, jamais dans ce champ clos une idée n’usurpe sur l’autre : jamais la hantise du problème unique n’induit à l’idée fixe. La plus vaste imagination, – et la plus contractée sur son objet. Vaste et clos, – lorsqu’on pense à Pascal les deux mots s’appellent l’un l’autre, réciproquement nécessités : l’espace intérieur ici, à nul édifice inégal, repousse la notion de plein air : les figures s’y ordonnent, s’y subordonnent (quelle subordination plus infrangible que celle des ordres pascaliens ?) : elles ne s’y coupent point ; nulle part l’interdépendance des idées n’exerce davantage sa pesée, jamais les idées mêmes ne passent l’une dans l’autre.

Mais quand on possède à ce degré les idées ; quand on est à ce point engagé dans chacune d’elles ; quand, pour reprendre à Pascal un de ses mots, on est « embarqué » dans chaque proposition qu’on énonce, ce n’est plus sur un peuple de figures, mais bien sur un peuple d’êtres vivants que l’on règne. Il semble que les idées chez Pascal aient des physionomies et des humeurs, – que l’on surprenne l’anxieuse dilatation d’une prunelle, la lassitude d’une main qui retombe. Il circule à travers les Pensées une incessante et tout involontaire personnification des tendances et des passions ; non point jamais saisies dans quelque être particulier ni surtout ramenées, réduites à lui ; mais tout au contraire en vertu d’une prodigieuse individualisation de l’universel, – cette individualisation qui fait que parfois chez un Shakespeare telle réflexion générale paraît douée d’une vie encore plus sanguine que le personnage qui l’articule ; et c’est à dessein que j’introduis ici le nom de Shakespeare. Rien que dans Hamlet, Macbeth et Mesure pour Mesure, si la place ne me manquait, je pourrais citer dix textes qu’un nouveau contact avec les Pensées m’a aussitôt contraint à relire 9. Je songe à ces moments où passe comme la voix d’un destin devenu conscient, portant arrêt contre lui-même, exhalant sa plainte irrémédiable ; je songe aussi à cette vue toujours conjuguée de la grandeur et de la misère de l’homme que seuls peut-être ils détiennent jusqu’en ses profondeurs dernières : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur ; gloire et rebut de l’univers » (Pensées, fragment 434). Comment ne pas sentir que le ton, le diapason 10 shakespeariens, seul Pascal chez nous les a connus : en regard de Shakespeare, Pascal est la plus haute réponse humaine que la France puisse produire.

 

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Humaine, – mais le mot même nous rappelle qu’il s’agit encore là d’une grandeur que le Pascal des Pensées eût réprouvée pour sa « superbe ». La grandeur dernière de Pascal, il faut la voir dans l’opération par laquelle le plus impatient des génies le cède au saint ; – le cède ? plutôt, se détourne de toute destination profane jusqu’à ne se plus supporter que comme impétueux affluent de la sainteté. Cette opération, Pascal l’eût appelée, l’appelait 11 la grâce ; et j’aurai garde en ces domaines d’oublier l’avertissement de Sainte-Beuve 12. Mais sans prétendre à pénétrer un seul des autres obstacles que Pascal put rencontrer en lui-même, il suffit qu’il portât en soi la pierre d’achoppement, à savoir la nature même de son génie. Le texte de Mme Périer me paraît à cet égard capital : « L’extrême vivacité de son esprit le rendait si impatient quelquefois qu’on avait peine à le satisfaire 13. » Dans la structure du génie de Pascal l’impatience est l’aiguillon même ; et si Pascal jette cette note dans les Pensées : « L’inquiétude de son génie, trop de deux mots hardis », il parle en honnête homme, en ami de Méré, et de ce point de vue il a raison ; mais justement ces deux mots hardis sont en son cas applicables à la lettre. L’inquiétude ressortit ici au génie de Pascal, non à Pascal lui-même, du moins en tant que croyant. La dernière parole du Christ dans le Mystère de Jésus : « Ne t’inquiète donc pas » appose son baume sur l’inquiétude de Pascal quant à son salut, non quant à sa foi. Il paraît bien établi que si cette foi connut les troubles atmosphériques, – auxquels d’ailleurs les plus grands saints restent soumis, – le noyau n’en fut point entamé. C’est plutôt que la constance même de cette foi maintenant Pascal sur un seul sujet, trouvant chez ce fervent pour l’y maintenir l’appui d’une logique qui onques ne capitule, s’alimentant à une doctrine qui, parce qu’elle tend toujours davantage à restreindre le petit nombre des élus, laisse, pour balancer la joie de leur élection, planer sur la destinée de ces élus mêmes le contrepoids de la crainte, affronte ici un génie en pleine croissance, incapable d’immobilité, et duquel l’unique chose qu’on ne puisse obtenir, c’est qu’il consente à demeurer tranquille 14. « Jamais les saints ne se sont tus » ; mais de témoigner pour leur foi n’était pas nécessairement aggravé par les poussées en tous sens d’un génie à soi-même imprévisible. Devoir sacré aux yeux d’un Pascal que l’Apologie ; – peut-être aussi recours majeur contre les exigences de son génie même : en appelant les âmes au Christ, Pascal du même coup purifie la sienne. « Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors » : pour que la vie intérieure de Pascal pût se poursuivre au sein de la zone du Mémorial, il était essentiel que son génie trouvât à se jeter au-dehors, – à quoi pourvoient les Pensées.

 

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Elles y pourvoient d’autant plus sûrement qu’à quelque sujet qu’il se prenne, le tempérament de Pascal est celui de l’apologiste-né, du plus grand qui se puisse concevoir : il en comble, on dirait qu’il en épuise l’idée. Persuader est le mouvement naturel, l’acte normal de tout son être ; et si mieux que quiconque il en a déduit et pratiqué l’art, c’est qu’il possédait, là aussi, « l’original des préceptes ». Voir d’abord, – mais immédiatement après, faire voir aux autres ce qu’il voit, de la manière exacte dont il le voit, – et pour ce les amener à la position d’où cette vue est inévitable 15. Animé de ce besoin de convertir inséparable de maintes formes de la certitude ; et c’est de certitude encore plus que de vérité 16 que Pascal est affamé : je le sais, entre les deux termes la démarcation est difficile, impossible peut-être à tracer : elle se sent néanmoins, – et surtout en ceci que chez l’homme que seule la vérité oriente, il existe presque toujours une marge de pensée si désintéressée que de la vérité même cette pensée semble alors déprise ; – semble, mais son détachement est l’expérience nouvelle qu’elle institue ; elle opère à distance, avec lenteur, non sans sécurité, à la façon de l’astronome : dans la fuite du temps elle voit moins l’adversaire qu’un magicien énigmatique dont le retrait même détient puissance, susceptible de devenir le complice de ses entreprises ; elle circonvient, elle flatte ce temps que la pensée de Pascal harcèle, force sans cesse dans ses derniers retranchements. Sublimement intéressé, Pascal tenant la barre jamais ne relâche son étreinte.

 

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« On est entré dans sa chambre quand il était seul, quand il parlait haut 17... » C’est bien ainsi que je me représente Pascal, – seul et parlant haut. Solitaire éminemment ; mais non point tant silencieux, – peut-être parce que ce n’est pas que des « espaces infinis » que le silence « l’effraie », peut-être parce que tout silence (au sens absolu du terme), quelque chose en Pascal le redoute. Du moins je ne le sens pas – et dans sa sainteté même – ami du silence au même degré que tels autres. « Feu » – le terme essentiel, isolé au milieu de la ligne en tête du Mémorial – certitude, joie (avec les pleurs qui en doublent la portée), – tels dans l’écrit décisif apparaissent les mots entre tous pascaliens : celui de paix n’y figure qu’une fois, dans le brouillon, et à la fin d’une énumération 18. Et cependant la paix ne correspond-elle pas à tout l’entre-deux entre la joie jaculatoire et l’anéantissement devant Dieu ? Agenouillé, Pascal dialogue avec le Christ, ou bien il s’abîme à ses pieds : on sent moins qu’il couve silencieusement en soi la présence du visiteur. Et sans doute par définition ces moments-là sont ceux dont se dérobe à nous le témoignage ; cependant le goût du silence passe dans la manière même dont on dit : à côté du style de la solitude – dont le Pascal des Pensées nous transperce –, il existe un style du silence où il semble toujours qu’affleure un recueillement qui nous gagne, – style du saint Augustin des Confessions et des Soliloques, du Plotin de la Sixième Ennéade, de telle méditation d’Eckhart ou de ce Fénelon de qui la parole suivante définit si bien Pascal par opposition : « On aime d’autant plus purement alors qu’on aime sans sentir, comme on croit avec plus de mérite lorsqu’on croit sans voir 19. » Pour Pascal, sentir et voir sont les deux nécessités absolues de son être.

 

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Et c’est parce qu’il a senti, parce qu’il a vu comme nul autre qu’à telles heures privilégiées s’est produite à la plus haute température cette simultanéité, cette fusion du « sentiment » et de la « vue » qu’atteste le Mémorial, qu’implique le Mystère de Jésus : ardeur inextinguible et cependant toute concentrée ; élans d’offrande inséparables des resserrements d’humilité. Si ces deux témoignages nous transportent en deux mondes qui diffèrent autant que les grands anges éblouis de Melozzo diffèrent des Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt ; si dans le Mémorial il semble que se prosterne une jubilation sacrée tandis que le Mystère de Jésus est tout embaumé d’une odeur de divine pauvreté ; spirituellement cependant c’est du « centre » que tous deux émanent.

 

La vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-même, et n’est pas nous 20.

 

Pour l’homme qui écrivait ces lignes, après avoir vécu le poignant colloque du Mystère de Jésus plus rien ici-bas ne pouvait subsister que la Sainteté.

 

Juin 1923.

 

 

 

Charles DU BOS, Approximations, 1965.

 

 

 

 



1  Exception faite pour un emprunt aux Opuscules, ces quelques notes se réfèrent exclusivement aux Pensées. Dans les Provinciales, pour reprendre le mot de Chateaubriand, Pascal « fixe la langue que parlèrent Bossuet et Racine ». Pascal y a valeur de modèle, – mais parce que modèle, il est inscrit dans la tradition même qu’il inaugure. Dans les Pensées « l’imagination passe outre » ; et pour en apprécier le langage il faut les prendre en elles-mêmes, jusqu’à se roidir au besoin contre certaines des pensées sur le style ; – j’entends, regarder moins aux préceptes qu’elles édictent qu’au style dont elles les édictent. Selon la profonde observation de Vauvenargues, « l’art n’est ici lui-même qu’une nature plus parfaite et l’original des préceptes ». Composant l’œuvre définitive, Pascal eût-il permis au langage ces irrésistibles sorties ? Il se peut, en vertu de leur contagieuse efficace. Aurait-il au contraire ramené le langage en deçà ? Problème par définition insoluble. Pour ma part je me rallie sans réserve au mot sur lequel Sainte-Beuve arrête le plus fouillé de ses portraits : « Pascal, admirable écrivain quand il achève, est peut-être encore supérieur là où il fut interrompu. »

2  « Comme toutes les vérités sont tirées les unes des autres, c’était assez qu’il fût appliqué à une, les autres lui venaient comme à la foule, et se démêlaient à son esprit d’une manière qui l’enlevait lui-même, à ce qu’il nous a dit souvent » (Vie de Pascal, par Mme Périer).

3  « Bien écrire, c’est bien penser, bien sentir et bien rendre. »

4  Sainte-Beuve, Port-Royal, III, 458.

5  On a noté dans la syntaxe des Pensées l’omission fréquente de l’article. Non seulement Pascal emploie toujours les mots dans leur sens fort ; mais il se plaît aussi à les employer absolument, et la suppression de tout complément, qui chez d’autres laisse parfois le mot un peu en suspens, chez lui au contraire semble en développer le poids et la solidité. Ainsi de fournir dans la phrase célèbre : l’imagination « se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir ».

6  Ce « il », la rentrée du pronom, me paraît le type de l’accent et de l’à-coup pascaliens, tandis que le « car on quitte tout là » fixe le geste d’agacement du génie. – Rencontrant cette pensée, un artiste qui n’est qu’artiste, ou qui est artiste avant tout, un La Bruyère, aurait sans doute écrit : car qui délasse hors de propos lasse.

7  Et cette pensée même, c’est dans Montaigne qu’elle prend sa source : « La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement, qu’à qui les dict aprez : ce n’est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l’entendons et veoyons de mesme » (Essais, 1, 25).

8  De l’Art de persuader.

9  « Mon Dieu ! Mon Dieu ! combien me semble abject, plat, fatigant, improfitable tout l’ordinaire de cette vie », Hamlet, 1, 2. – Traduction inédite d’André Gide. – « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ! » Pensées, fragment 143.

10  Le rapprochement ne vaut pas moins pour l’expression dont Lytton Strachey a observé avec justesse « que Shakespeare la porte toujours jusqu’au point d’éclatement ».

11  « Pour faire d’un homme un saint, il faut bien que ce soit la grâce, et qui en doute ne sait ce que c’est que saint et qu’homme. »

12  « Le vrai titre du chapitre à son sujet devrait être De la Sainteté. Heureux qui serait digne de l’entreprendre ! » (Port-Royal, III, 338). Nous le possédons aujourd’hui – savant, complexe, d’une analyse partout traversée de tendresse ; c’est dire que nous le tenons de dignes mains. Le chapitre intitulé « La Prière de Pascal » au tome IV de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, par Henri Bremond, m’induirait ici en un silence total si les quelques observations qui suivent ne se proposaient pour unique objet de demander au seul langage, au seul génie de Pascal des lueurs sur ce qui dépasse en lui et ce langage et ce génie même ; – si surtout je ne faisais miennes les belles paroles de Barrès au seuil de ce grand sujet : « Ne rien dire qu’en me déclarant tout prêt à me rectifier si l’on m’aide à mieux voir » (L’Angoisse de Pascal).

13  Voici la fin de la phrase : « Mais dès aussitôt qu’on l’avertissait, ou qu’il s’apercevait lui-même qu’il avait fâché quelqu’un par cette impatience de son esprit, il réparait incontinent sa faute par des traitements si honnêtes qu’il n’a jamais perdu l’amitié de personne par là. » L’importance du passage me paraît accrue par la place où il figure ; il fait partie d’un paragraphe qui débute ainsi : « Il n’était pas sans défauts », et en fait, Mme Périer ne relève que deux défauts : cette impatience, et « quelque sorte de domination... dans les conversations », les ramenant d’ailleurs l’un et l’autre « au même principe de la vivacité de son esprit ». Qu’elle insiste sur ce trait – et sur celui-là seul – en souligne assez la portée.

14  « Et, pourtant, son âme a été tentée par son génie... », dit Barrès en une de ses intuitions toujours si sûres des drames de la sensibilité intellectuelle ; et il ajoute : « Ah ! qui pourrait écrire la tentation de Pascal ! » Mais la page liminaire de L’Angoisse de Pascal ne contient-elle pas à ce sujet une quasi-promesse dont pour ma part j’espère bien qu’il s’acquittera.

Cette note de juin 1923, je la laisse subsister ici, en témoignage de gratitude à jamais fidèle.

15  « Quand il pensait quelque chose, il se mettait en la place de ceux qui doivent l’entendre... Enfin, il était tellement maître de son style qu’il disait tout ce qu’il voulait, et son discours avait toujours l’effet qu’il s’était proposé » (Vie de Pascal, par Mme Périer).

16  « On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et est son image, et une idole, qu’il ne faut point aimer, ni adorer... » À propos de ce fragment M. Brunschvicg, dans l’introduction et les notes de l’édition des Grands Écrivains, enregistrant ici « le désaveu de la vérité qui ne serait que vraie », marque fort bien que « la vérité n’est pas pour Pascal un absolu ». Seule la charité, l’ordre de la charité, a droit à ce titre. C’est parce que Jésus-Christ personnifie cet ordre que pour Pascal il inclut par là même toute vérité. Mais ce mot d’inclure (dont je ne crois pas qu’en ce cas l’emploi soit abusif) montre assez que la vérité ne détient pas ici valeur finale. Déjà perce une pointe de cette défiance à l’égard de la vérité – et surtout de sa valeur – qui fera explosion chez Nietzsche. Pascal et Nietzsche forment d’ailleurs la plus belle des oppositions. Car s’ils mettent en question la valeur de la vérité, c’est pour des motifs idéalement contraires : l’un tout au détriment de « la figure de ce monde qui passe » ; l’autre tendu dans un effort désespéré pour obtenir que ce monde puise en soi seul de quoi se surmonter, se transcender.

17  « On est entré dans sa chambre quand il était seul, quand il parlait haut ; on a vu son geste, et l’on s’étonne que ce geste paraisse quelquefois impérieux ! » (Port-Royal, III, 457-458). Sainte-Beuve répond ici à Nicole qui se plaignait « d’être régenté si fièrement ». – Ai-je besoin d’ajouter que Sainte-Beuve est tout innocent du sens que je fais rendre à ce membre de phrase ; – et que d’ailleurs je ne m’en serais pas servi si sa lecture n’avait éclairé en moi des impressions très anciennes.

18  « Certitude. Certitude. Sentiment. Joye. Paix. » Tel est le dispositif de la ligne dans le brouillon qui seul est de la main de Pascal. Dans la copie figurée du parchemin perdu, le dispositif devient le suivant : « Certitude. Joye. Certitude. Sentiment. Veue. Joye » (le second Joye est rajouté au-dessus de la ligne). En l’absence du parchemin, la copie figurée représente l’autographe définitif de Pascal : introduction de « veue », réitération de « joye », suppression de « paix » qui se trouve ainsi disparaître complètement du Mémorial. – Je n’oublie pas la « renonciation totale et douce », mais celle-ci paraît fondamentale dans toute opération de la grâce : c’est à partir d’elle, elle posée, qu’il devient loisible de faire des distinctions.

19  J’emprunte cette citation au pénétrant « Fénelon » de Mme Duclaux dans The French Ideal. – Le même volume renferme une remarquable étude sur Pascal, où l’entière liberté du jugement se double d’une sympathie des plus vives.

20  Cette pensée de Pascal – que je soupçonne révélatrice entre toutes – non plus interprétée, ainsi que je le fais ci-dessus, et par fidélité à l’esprit pascalien, selon sa seule « direction », mais étudiée dans toutes ses composantes, nous entraînerait fort loin quoique peut-être non sans fruit. Je n’ai ici la place que d’amorcer le problème sur lequel je me propose de revenir : spontanément Pascal ne sort, ne peut sortir de soi que pour Dieu. Que l’on m’entende bien : son génie sort sans cesse, va, bondit sur la piste des idées : mais de lui-même – et sans la charité – Pascal ne peut aller aux êtres : il les aime par devoir, par sainteté : il ne les peut trouver aimables. Si « le moi est haïssable », ne serait-ce pas aussi parce que – sur le plan humain et non sur le plan intellectuel (il est essentiel ici de tenir les ordres séparés) – de ce moi Pascal sans le Christ est malgré tout dépendant, prisonnier. Ici surtout peut-être victime de la majoration – faut-il dire janséniste ou chrétienne ? le débat est ouvert et atteint à toute son acuité – des notions de péché originel et de concupiscence ; pas seulement cependant si, comme je le crois, la parole d’Hamlet : Man delights not me correspond à quelque chose de profondément inscrit dans la nature de Pascal. Ils sont frères par l’ennui – au sens le plus fort –, et j’ajouterai le plus beau du terme. Chez Pascal en outre, l’impatience ; et l’on sait au prix de quelles peines les grands impatients obtiennent d’eux-mêmes le véritable amour du prochain ; or en pareil domaine obtenir n’équivaut jamais tout à fait à posséder. Cet amour irrésistible qui se répand sur toutes les créatures (les choses aussi bien que les êtres) – innocent comme une floraison chez un saint François d’Assise, impétueux et presque avide chez un Browning, fort et tutélaire, la plus agissante sympathie chez une George Eliot, – je ne le sens point chez Pascal. Mais il y a là tout un labyrinthe de questions, et je ne voulais poser ici, comme l’écrivait Barbey d’une épithète imparfaitement venue, « qu’une glaise d’attente » pour de futurs commentaires et hypothèses sur le moi haïssable chez Pascal.

 

 

 

 

 

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