Amiel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sera l’un des faits curieux de l’histoire littéraire que la différence entre ce que l’on connaissait de notre ami et ce que l’on va savoir de lui.

 

Ainsi s’exprimait en 1882 Edmond Schérer dans l’étude qui sert d’introduction aux Fragments d’un journal intime d’Henri-Frédéric Amiel, et il avouait avec loyauté que pas un des amis du mort n’avait soupçonné l’existence d’un don de cet ordre. L’apparition du Journal intime réservait à Amiel une revanche éclatante et immédiate, celle aussi à laquelle il aurait été le plus sensible ; il eut l’honneur d’occuper longuement des esprits qui tous lui étaient égaux ou supérieurs. Ernest Renan et Paul Bourget, Walter Pater et Matthew Arnold, tels sont les illustres parrains qui ont situé le Journal intime dans la haute pensée européenne. La valeur d’Amiel n’est plus en cause : la position qu’il détient est de celles qui se trouvent naturellement à l’abri des fluctuations : dans chaque génération il recrutera des lecteurs fidèles parmi ceux qui pratiquent le γνωθι σεαυτόν 1 ; j’essaierai de montrer que, comme critique littéraire tout au moins, il mérite d’en annexer d’autres. Mais ceux qui l’ont étudié de près s’accordent à voir en lui avant tout un beau cas : Amiel, le premier, se jugeait tel, et je voudrais saisir l’occasion du centenaire de sa naissance pour revenir un moment sur ce cas auquel il y aurait peut-être lieu de reconnaître une portée plus générale et non moins tragique.

 

Berlin, 16 juillet 1848. – Il n’y a qu’une chose nécessaire : posséder Dieu. Tous les sens, toutes les forces de l’âme et de l’esprit, toutes les ressources extérieures sont autant d’échappées ouvertes sur la divinité : autant de manières de déguster et d’adorer Dieu. Il faut savoir se détacher de tout ce qu’on peut perdre, ne s’attacher absolument qu’à l’éternel et à l’absolu, et savourer le reste comme un prêt, un usufruit... Adorer, comprendre, recevoir, sentir, donner, agir voilà ta loi, ton devoir, ton bonheur, ton ciel. Advienne que pourra, même la mort. Mets-toi d’accord avec toi-même, vis en présence de Dieu, en communion avec lui et laisse guider ton existence aux puissances générales contre lesquelles tu ne peux rien. Si la mort te laisse du temps, tant mieux. Si elle t’emporte, tant mieux encore. Si elle te tue à demi, tant mieux toujours, elle te ferme la carrière du succès pour t’ouvrir celle de l’héroïsme, de la résignation et de la grandeur morale. Toute vie a sa grandeur et comme il t’est impossible de sortir de Dieu, le mieux est d’y élire sciemment domicile.

 

Ainsi s’ouvre le Journal d’Amiel ; je prends ce premier chapitre de L’Avenir de la Science que Renan écrivit en novembre 1848 et j’y trouve ceci :

 

Une seule chose est nécessaire... Le premier pas de celui qui veut se donner à la sagesse, comme le disait la respectable antiquité, est de faire deux parts dans la vie : l’une vulgaire et n’ayant rien de sacré, se résumant en des besoins et des jouissances d’un ordre inférieur (vie matérielle, plaisir, fortune, etc.) ; l’autre que l’on peut appeler idéale, céleste, divine, désintéressée, ayant pour objet les formes pures de la vérité, de la beauté, de la bonté morale, c’est-à-dire pour prendre l’expression la plus compréhensive et la plus consacrée par les respects du passé, Dieu lui-même, touché, perçu, senti sous ses mille formes par l’intelligence de tout ce qui est vrai, et l’amour de tout ce qui est beau... Il y a un grand foyer central où la poésie, la science et la morale sont identiques, où savoir, admirer, aimer, sont une même chose, où tombent toutes les oppositions, où la nature humaine retrouve dans l’identité de l’objet la haute harmonie de toutes ses facultés et ce grand acte d’adoration, qui résume la tendance de tout son être vers l’éternel infini. Le saint est celui qui consacre sa vie à ce grand idéal, et déclare tout le reste inutile... À vrai dire, ces mots de poésie, de philosophie, d’art, de science, désignent moins des objets divers proposés à l’activité intellectuelle de l’homme, que des manières différentes d’envisager le même objet, qui est l’être dans toutes ses manifestations.

 

Relisez maintenant dans le premier volume de la Correspondance de Taine certaines lettres à Prévost-Paradol de ces mêmes années 1848 et 1849 :

 

Si ce mot de Dieu te choque, ôte-le, et dis à la place l’Être ; mais, quelque nom que tu lui donnes, crois en l’existence d’un Être, qui a toute la plénitude de l’Être, et en qui il n’y a nul manque, nul défaut... Dieu n’est pas l’idole chrétienne, ni ton électricité ; il est au-dessus de ce que tu imagines et de tout ce que tu conçois, et sa connaissance est le véritable salut de la pensée.

 

La similitude des points de départ va presque jusqu’à une identité dans les termes employés.

Rencontre fortuite, dira-t-on peut-être ; – non pas : attitude commune au contraire à tous les esprits au moment où se découvre pour la première fois à eux le monde de la pensée, et qui constitue la marque propre du vrai tempérament intellectuel. Au « une seule chose est nécessaire » de l’Évangile, ils donnent pour contenu la recherche de la Vérité, mais toute recherche est précédée chez eux d’un acte de foi en l’Unité de cette Vérité : ils sont à l’âge où l’esprit met des majuscules et les souligne. L’acte de foi n’en est pas un à leurs yeux : au contraire ils y voient l’axiome antérieur à toute investigation philosophique et qui seul la rend possible. Cette notion de l’unité de la vérité, ils y adhèrent dans leur jeunesse avec la ferveur sombre, concentrée, intolérante du néophyte : ils croient n’obéir qu’à la raison, en réalité ils se vouent à une religion de la raison dans laquelle ils transportent aussitôt cette idée d’unité, si naturelle à l’esprit humain, qui y semble enfoncée à une telle profondeur, et que l’éducation religieuse amène d’abord à la surface. Trouver la vérité ne saurait alors leur suffire, il s’agit d’appréhender l’absolu. « Posséder Dieu », dit Amiel, « Dieu lui-même, touché, perçu, senti sous ses mille formes », dit Renan. Qui n’a pas débuté par là court le risque de manquer d’arrière-plan dans l’esprit, et sa pensée ressemblera à un paysage sans horizon ; – mais, en revanche, qui s’en tient à cette attitude contracte un mal inguérissable. Un texte d’Amiel nous place à l’endroit favorable pour saisir avec précision le problème. « Le penseur est au philosophe ce que le dilettante est à l’artiste. Il joue avec la pensée et lui fait produire une foule de jolies choses de détail, mais il s’inquiète des vérités plus que de la vérité, et l’essentiel de la pensée, sa conséquence, son unité lui échappe. » Je détache en italique le membre de la phrase qui renferme le nœud de la question. Si nous laissons de côté un très petit nombre de philosophes – dont la grandeur véritable réside d’ailleurs bien davantage dans la puissance de leurs intuitions que dans l’unification par le système – il arrive toujours dans la vie d’un esprit un moment où il n’a plus le choix qu’entre les vérités et le silence. De la vérité aux vérités, il importe que le passage s’accomplisse, et ce passage constitue la période critique, le démon de midi des esprits. Autant d’esprits, autant de modes différents de l’accomplir, – mais de lui dépend tout l’avenir de leur pensée. Il faut d’une part qu’ils sortent de l’ombre que projette sur eux ce mancenillier 2 que devient l’idée d’Absolu, qu’ils fassent converger toutes leurs forces sur un point défini ; – mais, d’autre part, ce point particulier, il faut qu’ils le touchent avec une si juste maîtrise qu’ils l’atteignent dans ses centres nerveux, qu’autour de lui un univers semble se recomposer, de telle sorte que l’on retrouve, mais transposée en profondeur, l’étendue de l’aspiration primitive. Ainsi, et ainsi seulement, peuvent se rejoindre et se capter, non point l’absolu lui-même, mais ces quelques rayons réfractés que chaque grand esprit voit surgir dans le champ de sa vision, – et si cet esprit est en même temps un artiste, capable de les retenir et de les fixer, sous la sûreté de ce toucher l’œuvre rend un son éternel. Or la clé de la tragédie d’Amiel me paraît résider en ceci que ce passage de la Vérité aux vérités, il n’a jamais voulu l’accomplir : debout au bord de la rive il laisse chaque fois le bac s’éloigner ; un enchantement le cloue au sol : il ne peut ni s’embarquer, ni même s’écarter du rivage : il semble toujours qu’il guette un messager invisible. « Qu’est-ce que la Vérité, dit en se jouant Pilate ; et point ne voulut attendre la réponse 3. » Amiel, lui, l’a attendue toute sa vie.

Fidèle au mirage de l’absolu que Walter Pater définissait à son sujet « la fausse conscience intellectuelle », – la faculté maîtresse d’Amiel, la seule qu’il se reconnût à un degré éminent, n’en demeure pas moins cet esprit de métamorphose dont il est si souvent parlé dans le Journal. Contradiction qui ajoute beaucoup à la curiosité de son cas, mais qui en aggravait le pronostic. Car cet esprit de métamorphose lui fermait la seule voie qui, pour certaines organisations exceptionnelles, reste ouverte vers l’absolu, la voie mystique. Autant qu’on en peut juger du dehors, il semble que des mystiques tels que sainte Chantal par exemple aillent toujours vers leur « centre » même lorsqu’ils ne l’atteignent qu’avec « l’extrême pointe de leur esprit 4 ». Le rapprochement de ces deux mots qui viennent et reviennent sous la plume de sainte Chantal permet d’entrevoir l’explication. Chez les mystiques, ce mot de « centre » paraît concerner tout ensemble le but et la route ; de même qu’il n’y a qu’un but, il n’y a qu’une route 5 : stricte fixité du propos, entier détachement de tout le reste ; – et ce « centre », lorsqu’ils le rejoignent, c’est par la « pointe de leur esprit » : le « centre » est en réalité une cime, mais qui, une fois gravie, demeure néanmoins centrale, non seulement parce que seule pour eux elle importe, mais peut-être aussi parce que la lumière qui s’y diffuse se double sans qu’ils le sachent – parfois même lorsqu’ils le nient – de cette chaleur bienfaisante que dégage à la longue toute attention passionnée. Même dans des domaines profanes, nous possédons des termes de comparaison ; l’expression courante si bien faite, la chaleur d’inspiration, de multiples témoignages d’hommes de génie nous en attestent l’authenticité, et sans nous élever si haut, au moindre d’entre nous le sentiment de l’exaltation y donne fugitivement accès. Or chez Amiel, que voyons-nous ? « Mon âme, dit-il, balance entre deux, quatre, six conceptions générales et antinomiques, parce qu’elle obéit à tous les grands instincts de la nature humaine, et qu’elle aspire à l’absolu, irréalisable autrement que par la succession des contraires 6. » Il semble que la vérité soit ici exactement à l’opposé. Ce centre primitif de l’absolu – vers lequel le mystique voyage le long d’une route interminable, avançant aujourd’hui, arrêté demain, mais gardant toujours une direction unique – échappe par définition à toutes les spirales de l’esprit de métamorphose : dans la mesure même où il exerce son don le plus personnel, Amiel s’écarte d’autant de l’objet auquel il aspire, et il en résulte dans tout son effort comme une désharmonie fondamentale. Les deux volumes du Journal ne contiennent pas de ces passages culminants où une expérience intime irrévocable arrache un cri libérateur, où l’homme semble porté à la fois au sommet et au fond de son être : les innombrables morceaux qui ont trait à la vie religieuse ou morale valent par une intelligence jamais en défaut et par la noblesse des points de vue : il leur manque cet accent qui ne trompe pas. Pour tout dire, ils ne sont parfois qu’édifiants. Or, souvent un écrivain est édifiant dans la mesure même où il n’a pas tout à fait senti : le ton qui s’impose alors inconsciemment à lui a pour objet de le rassurer, de combler un vide inavoué. Le grand mystique, lui, n’édifie jamais : il enlève ; il ne convainc pas : il persuade ; ce n’est pas à la vertu, c’est à la vraie vie qu’il nous appelle. Amiel à cet égard ne surmonte guère en lui le moraliste : il n’a pas subi l’épreuve du feu.

« C’est, dira-t-on, qu’il n’avait pas la foi. » Réponse insuffisante et qui induirait en erreur. Un mystique n’appartient pas nécessairement à une religion particulière. Sous une forme ou sous une autre, Amiel n’a jamais répudié l’idée d’un absolu ; or, c’est là l’unique postulat qu’implique l’expérience mystique. Aussi bien qu’une sainte Chantal, un Plotin, « à qui apparaissait le Terme toujours proche », a connu cette union en Dieu, et croyez-vous que nous posséderions Le Centaure, La Bacchante et les Pages sans titre si Maurice de Guérin n’avait été « admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures ». Le mysticisme est essentiellement union, mais l’union a lieu parce qu’à un certain appel l’âme a répondu : elle perd, si l’on veut, le souvenir de sa réponse dans la plénitude même de l’union qui lui est accordée ; volontiers elle ira jusqu’à dire qu’elle n’a fait qu’attendre, mais cette attente, par l’état intérieur qu’elle suppose, constitue à elle seule une réponse. « Il y a en moi un point mystérieux. Tant qu’il n’est pas atteint, mon âme est immobile. Si on le touche, tout est décidé. » Cette parole de Benjamin Constant dans une lettre à Mme Récamier éclaire par un contraste saisissant le cas d’Amiel. Par-dessous son esprit, le plus mouvant qui soit – sable d’or qui s’écoule sans fin dans le sablier – Amiel, lui, est bien cette âme immobile qui n’éprouve toujours son existence que comme un poids, jamais comme un élan : certes, l’on rencontre des élans dans le Journal, mais si l’on regarde de près, l’on perçoit sous l’indéniable sincérité je ne sais quel caractère artificiel comme d’un exercice de la volonté. Rien de plus curieux à cet égard que les fréquents passages du Journal où dans un premier paragraphe Amiel se peint avec une infaillible lucidité « tel qu’il est », puis dans un second paragraphe de longueur parfois égale « tel qu’il devrait être » : en les lisant on ne peut se défendre de penser au parallèle de La Bruyère et l’on s’en redit la conclusion : « Corneille est plus moral, Racine est plus naturel. » Je sais bien que dans tout journal envisagé comme un instrument de perfectionnement intérieur, l’opposition est inévitable et cet inconvénient presque fatal : le journal devient alors un livre de comptes dans lequel la notation du déficit quotidien l’emportera toujours, hélas ! en signification sur la prévision des recettes éventuelles. Chez Amiel cependant la peinture de ce qu’il devrait être reste souvent mécanique au point qu’il a l’air sans s’en douter de vouloir s’acquitter une fois pour toutes par une démonstration irréprochable : à la fin de certaines d’entre elles on a envie d’ajouter le C.Q.F.D. du mathématicien. Nous sommes loin de l’élan des grands mystiques, de leur force de rebondissement, de la fermeté de leur éclat. En ses régions les plus reculées, l’âme d’Amiel demeure toujours invulnérable : il n’y a pas en lui le « point mystérieux ».

Mais l’esprit – l’outil intellectuel – était d’une trempe merveilleuse : à le voir à l’œuvre on retrouve un peu de la sensation que Schopenhauer donne à un degré souverain, celle d’assister au fonctionnement non plus d’un esprit individuel, mais de l’esprit en soi, – récompense chez tous deux de la prédominance spéculative accordée à « la représentation » sur « la volonté », et, si Schopenhauer survole Amiel, c’est en partie parce qu’il a su, dans la sphère de la pratique, réintégrer la volonté. Voilà ce qu’il importe avec Amiel de ne jamais oublier : même là où il excelle, d’autres l’ont surpassé, mais toujours ils le surpassent par l’intervention d’autres dons ; en tant qu’esprit Amiel n’a d’égaux que parmi ses supérieurs.

 

J’ai songé à diverses choses que j’aurais bien fait d’écrire, mais le plus original et le meilleur de nous-mêmes est ce que nous laissons perdre le plus souvent. Nous nous réservons pour un avenir qui ne vient jamais. Omnis moriar 7.

 

écrivait-il le 7 février 1880, trois mois avant sa fin. Il est des domaines que cet esprit a marqués de telle sorte que le texte exact d’Horace se rétablit lui-même.

Esprit de métamorphose, répétait-il ; nous en avons vu l’aspect tragique ; mais qui nierait les résultats auxquels il atteint ? « Un des princes de cet étrange empire où les triomphateurs d’ici-bas ne pénètrent guère : le Rêve 8. » Après Paul Bourget, il n’y a plus à revenir sur ce point, mais il faut citer la « merveilleuse page » qu’il fut le premier à signaler :

 

Ne retrouverai-je pas quelques-unes de ces rêveries prodigieuses, comme j’en ai eu quelquefois : un jour de mon adolescence, à l’aube, assis dans les ruines du château de Faucigny, une autre fois dans la montagne, sous le soleil de midi, au-dessus de Lavey, couché au pied d’un arbre et visité par trois papillons ; une nuit encore sur la grève sablonneuse de la mer du Nord, le dos sur la plage et le regard errant dans la Voie lactée ; de ces rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques où l’on porte le monde dans sa poitrine, où l’on touche aux étoiles, où l’on possède l’infini ? Moments divins, heures d’extase où la pensée vole de monde en monde, pénètre la grande énigme, respire large, tranquille, profonde comme la respiration de l’Océan, sereine et sans limites comme le firmament bleu ; visites de la muse Uranie, qui trace autour du front de ceux qu’elle aime le nimbe phosphorescent de la puissance contemplative et qui verse dans leur cœur l’ivresse tranquille du génie, sinon son autorité ; instants d’intuition irrésistible où l’on se sent grand comme l’univers et calme comme un dieu ! Des sphères célestes jusqu’à la mousse ou au coquillage, la création entière nous est alors soumise, vit dans notre sein et accomplit en nous son œuvre éternelle avec la régularité du destin et l’ardeur passionnée de l’amour 9.

 

Amiel est un maître de l’émotion cosmique, et l’on sent qu’il ne triche jamais avec elle : elle a toujours chez lui des « dessous » au sens pictural du terme, – les dessous de tout le savoir de son temps ; dans cette conscience si transparente et si vaste, lavée de toutes les scories de l’individuel, il semble que ce soit l’accord même avec les grandes lois de la nature qui s’enfle et s’amplifie en émotion. Ici Amiel se laisse suivre, car nous sommes ainsi faits que des deux infinis de Pascal, c’est avec l’infiniment grand que nous parvenons le mieux à sympathiser. Si à y regarder de près nous trichons souvent avec l’émotion cosmique, du moins pouvons-nous prétendre à l’éprouver. Mais à Amiel le point de vue du « ciron » est aussi familier que celui de la « sphère ».

Les textes abondent tels que celui-ci :

 

Je puis me simplifier sans limites, oubliant mon milieu, mon époque, et me faire d’un autre âge. Je puis oublier tel ou tel sens, me faire aveugle, me faire même un être inférieur à l’homme, animal, plante 10 ;

 

et sur ce point, Schérer nous apporte une confirmation :

 

Je me rappelle ma curiosité lorsque je lus pour la première fois par quel procédé notre ami arrivait à « se réduire à l’état de germe, de point, d’existence latente, à s’affranchir de l’espace, du temps, du corps et de la vie, à replonger de cercle en cercle jusqu’aux ténèbres de son être primitif, à éprouver, par d’infinies métamorphoses, l’émotion de sa propre genèse, à se retirer enfin et se condenser en soi jusqu’à la virtualité des limbes ». Je me souviens que j’interrogeai l’auteur sur ce passage et que la netteté de ses affirmations augmenta ma surprise 11.

 

Il n’y a aucune raison de révoquer en doute les affirmations d’un homme aussi complètement détaché de tout ce qui n’était pas le vrai, et il semble certain qu’Amiel a dû à cette faculté de transmutation les voluptés intellectuelles les plus vives qu’il ait connues. Mais cette expérience dépasse ici l’expérience même des mystiques en ce sens que, moins encore que la leur, elle apparaît communicable : avec les mystiques, grâce à la fixité du propos et à l’unité de direction, le trajet, s’il ne se peut parcourir, se laisse entrevoir ; mais comment se représenter, si l’on n’est doué de la même faculté qu’Amiel, une série d’expériences qui ne peuvent qu’être vécues et non décrites ? car c’est bien là l’obstacle auquel Amiel vient se heurter. Il nous décrit merveilleusement l’esprit de métamorphose en lui-même, mais qu’une de ces métamorphoses s’accomplisse, Amiel ne peut que constater qu’elle a eu lieu : il ne parvient pas à nous faire participer ou même simplement assister aux différents stades de l’opération ; il en résulte pour nous dans ces parties du Journal une monotonie sans doute inévitable ; il semble que nous soyons dans un vestibule : seule une porte ouverte à deux battants nous sépare de la pièce principale, et pourtant il n’est pas en notre pouvoir d’y entrer. Ainsi que de plus grands que lui, Amiel nous conduit jusqu’à un seuil et nous y quitte : je crains que celui-là ne me demeure toujours infranchissable.

Appelant l’attention sur un aspect du Journal que l’on avait jusque-là négligé, Matthew Arnold a dit que la véritable vocation d’Amiel lui semblait avoir été celle de critique littéraire, et il est certain que de ce don les deux volumes du Journal contiennent de nombreux et admirables exemples. Pour rendre au sortir d’une lecture l’impression immédiate dans toute sa vivacité et toute sa force, je crois bien que personne ne l’a jamais surpassé : il semble alors trouver instantanément ou plutôt posséder par nature cet équilibre entre la compréhension et le jugement auquel d’autres n’atteignent que beaucoup plus tard ou pas du tout ; l’objectivité qui ailleurs paralyse son effort ici lui fournit aussitôt le recul nécessaire. À ces moments-là, par la qualité scientifique du regard et la netteté des formes qui se dressent devant lui, il fait songer à un homme qui, penché sur un microscope, apercevrait un champ de cristaux. De La Fontaine, Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Quinet, Doudan, Sainte-Beuve, Taine, Renan, il n’a rien dit qui ne stimule la réflexion. Je ne puis citer qu’un de ces jugements :

 

… Je viens de feuilleter les œuvres complètes de Montesquieu et ne puis rendre encore bien l’impression que me fait ce style singulier, d’une gravité coquette, d’un laisser-aller si concis, d’une force si fine, si malin dans sa froideur, si détaché en même temps que si curieux, haché, heurté comme des notes jetées au hasard, et cependant voulu. Il me semble voir une intelligence, sérieuse et austère par nature, s’habillant d’esprit par convention. L’auteur désire piquer autant qu’instruire. Le penseur est aussi bel esprit, le jurisconsulte tient du petit maître et un grain des parfums de Gnide a pénétré dans le tribunal de Minos. C’est l’austérité telle que l’entendait le siècle en philosophie et en religion. Dans Montesquieu la recherche, s’il y en a, n’est pas dans les mots, elle est dans les choses. La phrase court sans gêne et sans façon, mais la pensée s’écoute 12.

 

L’on passerait sa vie à feuilleter des œuvres complètes si l’on pouvait être assuré d’aboutir à de tels résultats. « Je ne puis encore bien rendre l’impression », – c’est-à-dire que jamais il n’en a mieux rendu aucune. Mais lui eût-on demandé une étude sur Montesquieu qu’il se serait mis, ainsi qu’il l’avouait un jour, à chercher tous les aboutissants du sujet et il n’en aurait pas vu la fin : tout au plus nous aurait-il livré, selon l’excellente expression de Schérer, « une table des matières, un cadre », dans lequel je suis persuadé que nul de ces puissants raccourcis n’eût été admis à figurer. Opposant au Journal les écrits qu’Amiel publia de son vivant, Schérer constate dans ces derniers une « absence de force plastique ». Cette force plastique, dans toutes les parties du Journal où un jugement littéraire est formulé, Amiel la possédait au plus haut point. Par une contradiction de plus, cet homme qui a tout sacrifié à l’idée de l’ensemble était un maître incomparable de ce qu’il détestait le plus au monde, du fragment et de la note.

 

L’absolu de détail, dit-il, est absurde et contradictoire 13.

 

En logique pure il a raison ; mais comme il savait l’atteindre, cet absolu de détail, et quel dommage pour nous qu’il n’y ait pas consenti plus souvent !

Critique littéraire, Amiel possédait le don enviable entre tous : la fermeté dans la nuance ; et sans que rien vînt alors s’interposer, du jugement ce don passait aussitôt dans le style. Grand écrivain toutes les fois où il se prête à un sujet précis et individuel : le reste du temps nuancé toujours, mais trop docile à la pente qui l’entraîne.

 

18 juillet 1877. – Je viens de rencontrer dans un roman certain personnage qui a le tic des synonymes. Je me suis dit : Prends garde à toi, tu penches de ce côté. En cherchant la nuance juste de ta pensée, tu parcours le clavier des synonymes, et très souvent c’est par triades que la plume procède... Ton défaut principal étant le tâtonnement, tu recours à la pluralité des locutions qui sont autant de retouches et d’approximations successives... Il conviendrait de t’exercer au mot unique, c’est-à-dire au trait à main levée, sans repentir. Mais pour cela il faudrait te guérir de l’hésitation. Tu vois trop de manières de dire ; un esprit plus décidé tombe directement sur la note juste. L’expression unique est une intrépidité qui implique la confiance en soi et la clairvoyance. Pour arriver à la touche unique, il faut ne pas douter, et tu doutes toujours 14.

 

Amiel fait ici allusion à une des difficultés les plus complexes avec lesquelles certains esprits se trouvent aux prises. Le classique adage de La Bruyère 15 doit demeurer l’objectif idéal de tout écrivain digne de ce nom, mais au grand artiste littéraire il se présente comme la norme : il le pratique d’instinct, et d’instinct aussi il consent les sacrifices nécessaires, parce qu’il cherche à produire sa pensée dans le plus beau jour bien plutôt qu’à l’éclairer sous ses multiples facettes : ses sacrifices portent sur des effets secondaires dont la suppression même ne fera que rehausser le lustre de l’effet principal. Pour d’autres écrivains, non pas artistes mais psychologues de naissance, ce recours à « la pluralité des locutions » offre une tentation d’autant plus forte qu’elle leur apparaît au contraire sous l’aspect d’un devoir essentiel : celui de ne pas mutiler la pensée. Ils se livrent alors à une sorte de jeu – littérairement le plus dangereux qui soit – qui consiste non plus, après l’avoir déterminé, à viser le centre de leur cible, mais persuadés que ce centre se déplace toujours, à le cerner pour ainsi dire par leurs expressions accumulées. Je ne puis ici que renvoyer à la lettre du marquis de la Tour du Pin sur Volupté que Sainte-Beuve a reproduite en appendice au roman, et qui témoigne d’une faculté d’analyse égale à celle-là même qu’elle défend : le lecteur y trouvera décrite mieux que je ne saurais jamais le faire cette manière de procéder dont jusqu’ici Volupté demeure précisément, à mon sens, le seul chef-d’œuvre incontestable 16. Mais si, dans Volupté, de cette peinture par touches successives se dégage un tableau complet, c’est que pour voisines qu’elles soient – et il est impossible de l’être davantage – les expressions cependant ne sont jamais interchangeables : chacune figure un chiffre dans les colonnes de la longue addition. Or c’est ici surtout qu’Amiel se laisse prendre en défaut : il additionne moins qu’il n’aligne : il semble parfois que la notion de l’équivalence de toutes choses ait gagné jusqu’à son style même. Au cours d’une lecture suivie, il arrive à l’amateur le plus éprouvé d’Amiel de ressentir parfois une véritable irritation ; qu’il regarde alors de près : la nuance y est encore, mais toute fermeté a disparu ; l’auteur énumère, il ne modèle plus, il glisse sur une pente dorénavant irrésistible. Même dans Volupté, le marquis de la Tour du Pin concédait la présence d’ « excessives mollesses de pensées et d’expressions », et il opposait le style de Sainte-Beuve au grand style français traditionnel « qui peut marcher fièrement ». Qu’eût-il dit en face de plus d’un paragraphe du Journal d’Amiel ? Laissons ici la question de la mollesse de la pensée : une pensée qu’oriente sans cesse « l’intuition de l’universelle métamorphose » peut apparaître en tant que pensée et tour à tour la plus molle ou la plus ample qui soit ; mais trop souvent la mollesse d’expression existe. Une certaine fierté dans la marche, voilà peut-être ce qui a le plus manqué à Amiel écrivain.

 

Le côté de l’art, jusque-là presque fermé pour moi, m’apparut radieux et consolateur 17.

 

Cette phrase de Renan a trait au voyage qu’il fit en Italie aussitôt après avoir achevé L’Avenir de la Science et qui fut une des raisons indirectes, mais déterminantes, pour lesquelles il ne publia pas l’énorme volume. Plus qu’aucun autre, Amiel aurait eu besoin que ses yeux s’ouvrissent à ce monde « radieux et consolateur ». Les esprits autocritiques sont condamnés à vivre sans cesse au milieu des vapeurs dont les enveloppe la moindre démarche de leur pensée, et pour eux le contrepoids idéal, le seul peut-être, demeurera toujours l’œuvre d’art parfaite. « Une œuvre complètement exécutée, comme cela redresse les points de vue, comme cela chasse les vapeurs ! » s’écriait devant Notre-Dame un personnage de Henry James. La purification ne peut venir que de là, et plus l’œuvre sera statique, par sa destination et par son sujet, mieux elle communiquera son calme souverain : en leurs dimensions réduites, parce qu’ils sont pour ainsi dire à l’échelle humaine, certains tableaux le dégagent avec un maximum d’intensité ; Amiel semble n’avoir pas connu cette paix comblée que dispensent un Giorgione ou un Baldovinetti, un Van Eyck ou un Vermeer 18.

Le Journal même se ressent de cette lacune : sauf dans la critique littéraire où il y atteint par un faisceau d’autres qualités, Amiel n’a pas de goût, – ni naturel, ni acquis ; et la manière dont il en manque offre chez un homme de cette supériorité un curieux objet d’étude. Il semble que son goût ne soit jamais sorti de l’enfance : il n’a pas subi cette crise salutaire de la puberté artistique qui débute sans doute par l’excès, mais qui apporte à l’écrivain la riche matière indispensable que toujours plus savamment sa maturité travaillera ; le goût d’Amiel reste en deçà de la sphère où le goût véritable commence. Dans une lettre à Amiel, Schérer rappelle à celui-ci qu’il avait parlé dans un de ses articles « d’une catégorie peu étudiée de l’esthétique, celle du joli », et il ajoute : « Je crains que vous n’ayez un faible pour cette catégorie-là. » De ce faible, Schérer prétendait ne plus trouver trace dans le Journal : hélas ! le Journal même en contient de multiples exemples. À cet égard, Amiel se trahit par le signe qui trompe le moins, par la qualité des images. Il ne recule pas toujours devant la simple chromo-lithographie, et trop souvent il a de ces images que non seulement on ne doit jamais accueillir, mais qui, à partir d’un certain moment, ne se présentent même plus à l’esprit. Ses paysages surtout en souffrent : je n’ai pas ici la place d’entrer dans la question d’Amiel paysagiste, mais dans l’ensemble j’incline à penser qu’on l’a trop vanté. Toutes les fois où il maintient distincts le paysage et l’état d’âme, où il les rend par notations successives et séparées, où il décrit, Amiel atteint son objet : certains paysages alpestres, certaines promenades aux environs d’Hyères sont irréprochables ; mais, le plus souvent, fidèle à l’esprit de sa fameuse définition 19, il essaie le tour de force pour lequel il faut peut-être le plus de goût dans le génie, celui de rendre chacun des deux termes par des images empruntées à l’autre, et ses trouvailles sont presque toujours malheureuses. Le hasard fait qu’il s’est souvent proposé les mêmes sujets que Maurice de Guérin : des effets de premier printemps ; la confrontation en est trop instructive : la largeur précise de Guérin dégénère chez Amiel en coquetterie appliquée.

Le goût féminin d’Amiel se retrouve souvent jusque dans l’expression des sentiments : la plume à la main, il est naïf, conventionnel dans l’effusion ; il a l’attendrissement trop facile et parfois presque un peu niais. Effusion, attendrissement, – ce ne sont point chez lui comme chez un Franck ou un Chausson forces intérieures qui débordent : ici encore Amiel s’abandonne à une pente. Cet homme à l’investigation duquel nul repli de son esprit n’a jamais pu se dérober, il semble cependant que lui manquent certains de ces avertisseurs intimes qui prémunissent sans même que l’on en ait conscience, et ceux qui lui manquent sont toujours de l’ordre esthétique. La sévérité du goût, voilà ce qui lui a le plus fait défaut : il n’était pas un artiste.

Mais dans le monde de la connaissance de soi-même, d’un accès si difficile, Amiel est au premier rang. Ici encore, ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, si deux ou trois le surpassent, ce n’est pas par la connaissance proprement dite, mais en vertu d’un coefficient différent : il n’a pas cet air de grandeur qui s’attache au moindre aveu de Constant, ni cette variété dans la profondeur qui fait qu’à chaque page Stendhal apparaît comme un homme nouveau ; il n’entend pas ce « premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur » dont la poésie se mêle aux épanchements les plus intimes d’un Maurice de Guérin. Sa vraie place est à côté de ce Maine de Biran de qui l’on sait aujourd’hui seulement toute la force d’introspection et qu’Amiel n’a jugé avec rigueur que parce qu’il le sentait trop fraternel :

 

J’éprouve une sorte d’asphyxie avec le volume de Biran, et aussi, comme toujours, la paralysie par assimilation et la fascination par sympathie. J’ai compassion et j’ai peur de ma pitié, car je sens combien je suis près des mêmes maux et des mêmes fautes 20.

 

L’un et l’autre sont sans doute les deux baromètres enregistreurs les plus délicats qui aient jamais existé dans le domaine des sensations de l’esprit. Si Biran l’emporte peut-être en patience, par l’extraordinaire durée de sa faculté d’attention, il ne faut pas oublier que chez lui, comme le note Amiel, il n’y a « qu’un insensible déplacement de centre dans la manière de se voir soi-même » : Biran, pour se connaître, se ramasse sur un petit nombre de points limitrophes qu’il ne cesse de creuser ; Amiel, au contraire, de par la nature de son esprit, tient dans sa mouvance de vastes territoires, souvent très distants les uns des autres ; or il n’en est aucun auquel il n’ait fait rendre ses secrets. Amiel a tout dit sur lui-même : il se connaît de cette connaissance sans restriction, détachée et comme inhumaine, où l’on se voit repasser pour ainsi dire devant soi-même, identique toujours et toujours prévisible.

Amiel a cette marque qui distingue les véritables autocritiques : l’intuition immédiate, la compréhension détaillée de ce qui leur est le plus contraire. Tout ce qui contredit leur nature intime ne fait qu’ajouter à l’acuité de leur diagnostic. L’opinion courante se représente les analystes du moi toujours confinés dans « l’étroite prison individuelle » : ils vivent, il est vrai, de préférence dans leur cellule, mais ils y contractent des habitudes d’esprit d’une netteté singulière qui les accompagnent ensuite partout où se pose leur regard. Le principal danger auquel ils se trouvent exposés tient tout entier dans la forte maxime de La Rochefoucauld : « Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passer. » De ce danger, Amiel était préservé par son objectivité naturelle, et il ne se trompait certes pas lorsqu’il disait : « Si j’ai la perception quelque peu fine des esprits, sans doute je la dois à cette analyse continuellement déjouée de moi-même », et ailleurs, plus explicitement encore : « La récompense de cet effort, c’est d’aiguiser le discernement extérieur. » Il semble que chez la plupart des hommes les primitifs et puissants instincts de conservation et d’expansion de la personne occupent presque toute la place : ils se connaissent dans la mesure où ils en ont besoin pour agir, et des autres ils ne prennent que la vue la plus rudimentaire. Chez l’analyste au contraire, du fait que ces instincts subissent une relative atrophie, une sorte de disponibilité lui est rendue dont le moi n’est pas seul à bénéficier, et il lui pousse des antennes si délicates que le meilleur connaisseur de soi-même devient parfois le meilleur connaisseur d’autrui.

Walter Pater observe que lorsque Amiel emploie dans son Journal le mot action, c’est presque toujours la production littéraire qu’il a en vue. Observation qui renferme l’explication la plus profonde et la plus vraie de la « stérilité 21 » d’Amiel. Oui, Amiel voyait dans la production littéraire une action, et il avait parfaitement raison. Toute production repose en effet sur ce paradoxe fondamental que pour produire, il faut, non pas penser, mais avoir pensé, en sorte que l’acte par lequel une pensée se manifeste implique au moment où il a lieu la cessation de la pensée même qui assure le premier branle. Opération qui à un esprit tout désintéressé apparaîtrait bientôt la plus vide et la plus vaine qui soit s’il ne trouvait son salut dans un amour fervent de l’art d’exprimer : le travail de la mise en œuvre doit absorber à tel point toutes ses facultés qu’il lui donne le change sur cet arrêt momentané de la pensée au sens strict, étroit et conscient du terme. Certes, l’inépuisable sentence de Buffon 22 pénètre jusqu’au sous-sol d’une essentielle réalité, mais pour ceux-là seulement – artistes ou amoureux de l’art – qui voient dans l’art même un absolu. Or, il existe un certain type d’esprit qu’Amiel représente au suprême degré – le type d’esprit métaphysique – auquel vous ne ferez jamais admettre qu’il puisse y avoir quelque chose de plus important que de continuer à penser. À chaque sollicitation il opposera toujours cet argument sans réplique que n’en ayant pas fini avec le tout, il n’estime pas avoir le droit de se prononcer sur l’une quelconque des parties. Le propre du grand esprit métaphysique réside à la fois dans le refus et dans l’incapacité d’arrêter la pensée. S’il échafaude quelque vaste système, soyez persuadés qu’à ce moment-là il obéit bien moins à la logique de sa nature qu’il ne cède sans le savoir à une obscure « volonté de puissance ». De cet esprit précisément, Amiel n’offre une si pure image que parce que la « volonté de puissance » n’intervient jamais chez lui. Rien ici ne faussait les rigoureuses données du problème, – qui dès lors demeurait insoluble.

 

Qu’est-ce qui s’est interposé entre la vie réelle et toi ? Quel écran de verre t’a comme interdit la jouissance, la possession, le contact des choses, en ne t’en laissant que le coup d’œil ? C’est la mauvaise honte. Tu as rougi de désirer 23.

… Le pire des ridicules, celui d’avoir honte de soi à ses propres yeux 24.

 

Cette honte de soi, que certains très grands analystes 25 ont ressenti jusqu’à la torture sans jamais parvenir à la surmonter, un reste d’attachement à l’opinion suffit déjà à l’expliquer, mais surtout elle provient du fait qu’en eux de l’esprit à l’âme la communication ne s’établit qu’exceptionnellement : il semble que chacun des deux ne puisse rien pour l’autre. « Quand mon âme ne trouble pas mon esprit... », dit Stendhal, mais heureusement pour lui et pour nous, elle le troublait sans cesse, – en le décuplant ; chez personne, sans doute, l’esprit et l’âme n’ont vécu en une aussi étroite union, et ce sont les orages perpétuellement renouvelés de cette union qui alimentent l’intarissable flux stendhalien. Qui le savait mieux que Stendhal lui-même ? Rappelez-vous le portrait où, sous le pseudonyme de Roizard, il a trouvé pour se peindre ce trait saisissant : « Lorsqu’il n’avait pas d’émotion, il était sans esprit. »

Dans les dernières années du Journal d’Amiel, les aveux se succèdent toujours plus directs et plus graves : à partir de 1873 jusqu’à la fin (1881), comme si Amiel n’avait plus de temps pour eux, les défauts que j’ai signalés disparaissent presque complètement. Le grand dépouillement s’accomplit : un désespoir lucide vient tout affermir et chaque mot résonne sous les voûtes de cette crypte déserte :

 

Je finirai dans les sables, comme le Rhin, et l’heure approche où mon filet d’eau aura disparu 26.

 

On relit les cent pages par lesquelles se clôt le Journal, et à chaque page se fait plus obsédant le refrain des vers du Chant d’automne :

 

      Il me semble, bercé par ce choc monotone,

      Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

 

« Recommençons à ne plus penser », concluait avec un frisson Maurice Barrès au sortir du « sépulcre de Ravenne ». – « Recommençons à penser », insinue toujours à Amiel cet impitoyable compagnon de chaîne qu’il traînait toujours avec lui : son propre esprit. Amiel est à peu près unique par l’intransigeance de logique en vertu de laquelle il ne lui a jamais coupé la parole ni ne l’a prise en son lieu. Dans une lettre dont Schérer nous livre un fragment, il s’écrie :

 

Je sais bien que je tourne dans un cercle vicieux, mais, ne pouvant me faire illusion, j’essaie au moins d’oublier cette condition terrible d’existence qui consiste à agir comme si l’on ne savait pas ce que l’on sait, c’est-à-dire à jouer un jeu que l’on ne peut jamais gagner 27.

 

Voilà le point chez lui, et qui doit être bien profond puisqu’il lui arrache cette fois un accent digne de Constant lui-même. Il essaie d’oublier, mais il n’y parvient jamais ; et dans cet échec réside sa singulière grandeur intellectuelle. « Agir comme si l’on ne savait pas ce que l’on sait », – est-il une définition plus exacte de ce travail ininterrompu de la vie qui broie tout dans son invisible engrenage ? Un jour ou l’autre, il faut bien en venir là : l’homme ne peut pas ne pas produire ; à ce prix seulement il sauve jusqu’à sa pensée même, mais il ne la sauve pas sans y laisser quelque chose de son intégrité première. Alfred de Vigny a dit magnifiquement : « Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr. » Oui, mais à ce titre combien de vies, dans l’ordre de la pensée, atteignent à toute leur stature ? Au départ, il semble que l’on s’élance avec cette élasticité dont parle Amiel lui-même à propos de sa jeunesse, mais à chaque tournant du chemin, un défaut ou un vice, une habitude ou une complaisance, est posté pour vous endormir, et l’on se surprend, dans le brusque réveil de la maturité, cherchant à restituer les traits d’un visage depuis longtemps évanoui... Amiel a du moins soutenu jusqu’au bout ce tête-à-tête avec son esprit. Il a gardé une fidélité inviolable à l’idée mère de sa jeunesse : l’Absolu n’est jamais pour lui descendu derrière l’horizon ; mais à mesure que ses points de vue se multipliaient, que « stylé par ses innombrables exercices » son « esprit était toute culture », – à mesure en un mot qu’il devenait de plus en plus intelligent, la distance qui le séparait de cet horizon n’en était que plus infranchissable.

 

Après tant de malheurs, que vous reste-t-il ? – « Moi. » Ce moi, c’est la conscience centrale, l’axe de toutes les branches retranchées, le support de toutes les mutilations. Je n’ai bientôt plus que cela, la pensée nue 28.

 

Et à la fin d’un de ses examens de conscience, il ajoute :

 

La liberté intérieure serait donc la plus tenace de mes passions et peut-être ma seule passion 29.

 

Pensée nue et liberté intérieure : telles sont bien les deux hautes et exigeantes divinités qu’Amiel n’a jamais reniées, au service desquelles il est mort : de combien d’entre nous pourra-t-on un jour en dire autant ?

 

Août 1921.

 

 

 

Charles DU BOS, Approximations.

 

 

 

 

 

1. « Gnôthi séauton » : Connais-toi toi-même. – Socrate. (Note du webmestre.)

2. « J'ai senti flotter sur moi l’ombre du mancenillier. » (Journal, t. II, p. 48.)

3. BACON, Essai sur la vérité.

4. J’emprunte ces expressions au livre si pénétrant d’Henri Bremond sur sainte Chantal où se trouve défini, avec le maximum de précision auquel on puisse en pareille matière prétendre, le trajet qui se parcourt.

5. Je ne veux pas dire bien entendu que pour tous les mystiques la route soit la même : au contraire chacun a la sienne, mais à mesure qu’il avance en perfection, en intimité d’expérience, tout grand mystique tend de plus en plus à n’en avoir qu’une.

6. Journal intime, t. II, p. 19.

7. Journal intime, t. II, p. 325.

8. Paul BOURGET, Essais de psychologie contemporaine : « Amiel ».

9. Journal intime, t. I, pp. 49-50.

10. Ibid., p. XXXVII.

11. Journal intime, t. 1, pp. XXXVIII à XXXIX.

12. Journal intime, t. 1.

13. Journal intime, t. II, p. 324.

14. Journal intime, t. II, pp. 232-235.

15. « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne. »

16. Je ne dis pas incontesté ; la manière de procéder dans Volupté choque si profondément certaines des meilleures habitudes françaises que je sais de purs écrivains qui n’en peuvent supporter la lecture. Mais sur ce point je maintiens mon opinion.

17. RENAN, préface de L’Avenir de la Science.

18. Dans les deux volumes publiés jusqu’ici du Journal intime, il n’est presque pas fait mention de tableaux. Mais une note du 8 juillet 1880 fournit peut-être une indication : « C’est en 1842 que je raffolais de peinture, en 1845 que j’ai étudié la philosophie de Krause. » En 1842, Amiel avait vingt et un ans : il est probable, jusqu’à preuve du contraire, qu’à partir de 1845 le goût de la philosophie a supplanté chez lui ce premier goût. À cet âge, ce n’est guère d’ailleurs la paix que vous versent les tableaux. Devant Bach, Mozart et Beethoven, Amiel réagissait avec la même sensibilité lucide que devant les écrivains. Mais le contrepoids que la musique apporte dans la vie d’un esprit autocritique est d’un tout autre ordre et demanderait à être traité à part.

19. « Un paysage quelconque est un état de l’âme. »

20. Journal intime, t. I, p. 126.

21. Stérilité seulement selon les évaluations courantes bien entendu. Je me refuserai toujours à appliquer ce mot à l’auteur d’un journal de près de 14000 pages, dont Albert Thibaudet remarquait qu’il « constitue probablement l’analyse la plus menue qu’un être humain ait faite de lui-même ».

22. « Un beau style n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet. »

23. Journal intime, t. II, p. 154.

24. Ibid., t. I, p. 63.

25. Ici encore Amiel se rapproche de Maine de Biran : on trouverait dans l’Autobiographie de 1794-1795 et dans le Journal du séjour à Paris (1813-1824) des constatations assez analogues.

26. Journal intime, t. II, p. 334, écrit un mois avant sa mort.

27. Journal intime, t. I, p. LVI.

28. Journal intime, t. II, p. 205.

29. Ibid., t. II, p. 19.

 

 

 

 

 

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