Benjamin Constant et Adolphe

ou la grandeur de la sévérité

envers soi-même

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Anne et pour Jacques Heurgon,

en attendant Grandeur et Misère de

Benjamin Constant, le livre qui déjà

leur appartient, – de tout cœur.

C.D.B.

 

 

« Le juste, sévère à lui-même et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu’il ne marche. »

En son langage souverain où chaque terme a le poids de la vérité substantielle qu’il exprime, la magistrale sentence de Bossuet fixe la condition du juste au sein du monde, – et l’honneur de Benjamin Constant, c’est que pareil texte se présente et même s’impose à l’esprit au seuil du thème qui nous sollicite. Certes le juste tel que l’entend Bossuet, c’est le juste selon Dieu, et seul Celui qui sait « le secret des cœurs » sait si, en cette acception, Benjamin Constant mérite le titre ; – certes souvent Constant fut le jouet de « ses propres passions » : en proie à la dernière et à la plus violente d’entre elles, à la passion pour Juliette Récamier, n’inscrivait-il pas dans son Journal : « Hélas ! cela ne passe point et cette affreuse fièvre de passion qui ne m’est que trop connue m’a envahi et me domine entièrement. Le travail, la politique, la littérature, tout est fini. Le règne de Juliette commence », et jusqu’à sa cinquantième année il avait dû apprendre, ainsi qu’il le dit ailleurs, à « dormir dans une barque battue des vagues ». Et pourtant, sur les trois plans rien qu’humains mais humainement essentiels de la psychologie, de l’introspection et de l’éthique, Benjamin Constant est un juste, et un juste si « sévère à lui-même » qu’irréprochable dans sa justice à l’égard d’autrui, à force de sévérité envers soi il a tracé de lui-même dans Adolphe à la fois le plus ressemblant et le moins ressemblant des portraits, le plus ressemblant quant aux défauts, le moins ressemblant par le silence observé quant aux qualités, et comme toujours le monde l’a pris au mot et pendant un siècle n’a jugé Constant que sur Adolphe ; et de même, si, dans la zone des actes, Constant céda à ses passions, jamais il ne leur céda dans la zone du regard dirigé sur elles : dans cette zone-là au contraire, il est leur « persécuteur irréconciliable », et il l’est parce qu’à un degré unique parmi ceux qui se situent en deçà de toute sainteté, il possédait et pratiqua la vertu de sincérité. Il sied de citer ici la phrase décisive que prononçait il y a quarante-trois ans celui qui, aujourd’hui octogénaire, est le vétéran des lettres françaises contemporaines, la phrase de Paul Bourget : « Benjamin Constant a donné jusqu’au bout l’exemple d’une vertu si rare qu’elle tient lieu de beaucoup d’autres, parce qu’elle suppose une noblesse d’âme demeurée intacte, même dans les pires égarements. Il a été sincère, et de cette haute sincérité qu’il faut distinguer en l’appelant la grande, vis-à-vis non seulement des autres, mais de lui-même. »

La sincérité : en ce début du XXe siècle il n’est guère de mot d’ordre qui davantage soit en faveur. Il est sur les lèvres de tous, et innombrables sont ceux qui l’arborent comme signe de ralliement, comme devise et même comme suffisante règle de vie. Au XVIIe siècle La Rochefoucauld disait : « L’honnête homme est celui qui ne se pique de rien » : de cet honnête homme-là, au sens où le concevait le XVIIe siècle, il semble bien que l’espèce ait disparu, puisque aujourd’hui il n’est homme qui ne se pique d’être sincère. Mais gardons-nous à notre tour de nous laisser prendre au mot, car il existe deux types de sincérité qui entre elles n’ont de commun que le nom : il y a une sincérité qui est la facilité même, qui se confond avec elle, et qui, loin de constituer une vertu, est susceptible de devenir un vice : elle ne consiste qu’en l’abandon à un penchant, le glissement le long de la pente de la préférence personnelle : elle ne coûte absolument rien à qui l’exerce parce qu’elle lui est naturelle au même titre que la respiration et elle offre cette facilité supplémentaire qu’elle assure pour toute difficulté la solution la plus inespérée, à savoir le fait qu’aucune difficulté ne vienne à surgir. Aussi, caractérisant la sincérité de Benjamin Constant, Bourget a-t-il eu soin de la définir « cette haute sincérité qu’il faut distinguer en l’appelant la grande » : elle seule est une vertu dans la plénitude d’acception du terme latin virtus où sont inclus et la force morale et le courage, et elle est une vertu non seulement difficile mais très rare qui, à l’inverse même de toute complaisance, de l’abandon à un penchant ou du glissement le long d’une pente, est par excellence la vertu contre soi-même et correspond dans la sphère humaine à ce qu’est dans la sphère humano-divine « ce sentier solitaire et rude, où le juste grimpe plutôt qu’il ne marche ». Oui, entendue et pratiquée de la sorte, la vertu de sincérité « suppose une noblesse d’âme demeurée intacte » : chez Constant sincérité et noblesse d’âme ne sont pas moins inséparables que l’endroit et l’envers d’une étoffe, – et l’étoffe ici est inusable, durera aussi longtemps qu’il y aura encore des êtres capables de penser, de sentir et de souffrir : de cette étoffe, Adolphe ne nous montre que l’endroit, le versant de la sincérité, Constant ayant mis toute sa délicatesse à nous y celer cet envers où c’est la noblesse d’âme qui réside. Mais nous, nous regarderons, nous palperons, nous soupèserons l’endroit et l’envers, et nous rétablirons entre eux cette relation de cause à effet où se dévoile la grandeur d’un des hommes les plus authentiques qui aient jamais vécu.

 

*

 

Adolphe... Si Guy de Pourtalès a pu dire avec raison qu’Adolphe est un livre de tous les pays, un « livre sans date », avec non moins de raison il convient d’ajouter qu’Adolphe est un livre de tous les pays, un livre sans autre patrie que celle que nous vaut à tous notre condition d’hommes, notre lot terrestre, et parce que la condition de l’homme y est traduite en toute sa pureté, Adolphe, conformément au verdict que Goethe prononçait sur ses écrits, est, lui aussi, der Triumph des Rein-Menschlichen, le triomphe de l’humain en sa pureté. Parmi les écrivains de langue française, Benjamin Constant est l’égal de quiconque, mais, pas plus que son esprit, sa langue ne témoigne d’aucun indice national : elle est classique, mais sans le tour classique, d’une parfaite propriété d’expression, mais sans qu’indemne de tout lustre, nulle part cette propriété d’expression ne luise au passage, ne signale son aloi : la langue ici n’est rien d’autre que le miroir de la pensée, mais un miroir où ni la langue ni la pensée jamais ne se mirent. Langage idéal de la constatation au sens absolu du terme, de la constatation en soi – langage plus encore que style si le plus souvent, et même chez les écrivains classiques, et fût-ce à leur insu, le style produit au jour l’élément individuel, tandis que chez Constant l’individualité est toute à l’intérieur même de l’esprit et qu’en son cas au contraire le style a pour objet de produire au jour cette valeur de généralité et même d’universalité, cette Allgemeingültigkeit que recèle en puissance l’expérience vécue par l’individu, das Erlebnis. Le style de Constant, c’est cette Allgemeingültigkeit même, que, par le moyen du langage idéal de la constatation, assume ici la pensée. Erlebnis, Allgemeingültigkeit, et, résultat de l’un et de l’autre, der Triumph des Rein-Menschlichen : en France je viens d’avoir l’occasion de rappeler toute l’importance que Goethe leur assigne, et entre Goethe et Constant, par ailleurs si différents et même si opposés, nous touchons ici l’unique mais essentielle sphère de contact. Chez Constant le secret de ce triomphe, c’est que non seulement à l’instar de Goethe il aurait pu déclarer : « Ich habe nie über das Denken gedacht, je n’ai jamais pensé sur la pensée », mais qu’il n’a jamais pensé rien que pour penser, qu’il n’a jamais prisé ni pratiqué ce que votre vocabulaire philosophique dénomme das Denken überhaupt. Avec Constant la donnée initiale est toujours la vie, le plan vital, et c’est toujours de la terre saturée d’une expérience vécue à fond que sort, que sourd la pensée, que telle une nappe d’eau elle affleure. À la vie, la pensée ici est tout ensemble immanente et transcendante : en son origine elle est immanente à la vie, car c’est d’elle qu’elle procède ; en son aboutissement elle lui est transcendante, car elle s’élève au-dessus de la vie par les conclusions qu’elle en dégage et auxquelles cependant seule la vie l’a conduite. Dans Lebensanschauung : vier metaphysische Kapitel, l’ouvrage posthume de votre admirable Georg Simmel, le maître dont il y a vingt-sept ans j’eus le bonheur et la fierté d’être l’élève et l’ami, le premier chapitre est intitulé « Die Transzendenz des Lebens » : transposant le titre de Simmel en un autre registre, l’on définirait au mieux le mode de pensée particulier à Constant en disant que la pensée ici est die Transzendenz des Lebens, qu’elle est la vie se pensant elle-même, la vie joignant sa transcendance dans l’acte même de se penser. À propos du génie de présence de Tolstoï, et de cet esprit de vie qui ne cesse de bouger et de bruire en l’inoubliable Natacha de Guerre et Paix, j’écrivais : « C’est ainsi que parlerait la vie si elle parlait » ; à propos du génie de constatation d’Adolphe, il siérait de dire : « C’est ainsi que la vie s’apparaîtrait à elle-même si elle se pensait elle-même, si, se pensant, elle s’élevait au-dessus d’elle-même et, dégageant ses conclusions, joignait sa transcendance. » Guerre et Paix est la présence de la vie, Adolphe en est le constat : de l’un à l’autre, la distance est celle du plus grand des romans au plus grand des récits. Cette distance du roman au récit, au début de son essai sur la Méthode de Balzac (recueilli dans Messages, première Série), Ramon Fernandez l’a étudiée en détail de la façon la plus pertinente, tout en ayant soin de marquer que nombre d’œuvres, et parmi elles la plupart des romans de Balzac, sont de nature mixte et participent des deux genres : je ne puis indiquer ici que la distinction qui lui sert de point de départ et autour de laquelle au reste toute l’analyse pivote : « Voici, dit-il, comment on pourrait distinguer le roman du récit : Le roman est la représentation d’évènements qui ont lieu dans le temps, représentation soumise aux conditions d’apparition et de développement de ces évènements. Le récit est la présentation d’évènements qui ont eu lieu, et dont la reproduction est réglée par le narrateur conformément aux lois de l’exposition et de la persuasion... La différence est donc que l’évènement du roman a lieu tandis que celui du récit a eu lieu, que le récit s’ordonne autour d’un passé », et en Adolphe Fernandez « reconnaît un récit pur ». Sans doute l’évènement d’Adolphe tout ensemble a eu lieu et continue d’avoir lieu à la date où en quinze jours Constant écrit la première version du livre, en novembre 1806, depuis près de douze ans déjà il est engagé dans la liaison avec Mme de Staël, et ce n’est que près de cinq ans plus tard, le 10 mai 1811, à onze heures du matin, sur les marches de l’hôtel de la Couronne à Lausanne, qu’interviendra la séparation décisive. Or nous savons que le texte définitif, le texte ne varietur d’Adolphe était établi en 1810, un an avant la rupture. La composition d’Adolphe, jusqu’à et y compris l’état final, relève donc d’une période où l’évènement continue d’avoir lieu, – et même de cette période dernière la plus tragique et la plus fertile en scènes et en soubresauts. Et pourtant rien n’est plus exact que de reconnaître en Adolphe un récit pur, un récit tout ordonné autour d’un passé, car lorsque Constant écrit Adolphe il y a longtemps que pour lui l’évènement a eu lieu, – a eu lieu en tant qu’évènement activement vécu par lui, éprouvé et même voulu par lui. Si en effet la liaison avec Mme de Staël dévora et tyrannisa seize ans de la vie de Constant, cependant au bout de deux ans l’évènement n’était plus que vécu passivement par lui, subi non plus éprouvé, subi, dira-t-il, par devoir ou par faiblesse, mais nous, nous dirons : subi par noblesse d’âme, et de cela, dès le 18 mai 1797, est garant ce passage de sa lettre à sa tante la comtesse de Nassau, née de Chandieu, sœur de la mère de Constant qui était morte en couches huit jours après sa naissance :

 

Je vous écris, ma chère tante, du fond de la solitude la plus complète, au milieu de mes forêts et sentant qu’il ne me manque que de la stabilité dans ma situation pour être tolérablement heureux. Je vous écris pour vous demander si vous pouvez m’aider à donner à cette situation ce qui lui manque. Un lien auquel je tiens par devoir, ou si vous voulez par faiblesse – mais auquel je sens bien que je tiendrai aussi longtemps qu’un devoir plus réel ne m’en affranchira pas, et que je ne pourrai briser qu’en avouant que j’en suis terriblement fatigué, ce que je suis trop poli pour dire – un lien qui, me précipitant dans un monde que je n’aime plus et m’arrachant à la campagne que j’aime, me rend profondément malheureux et menace du plus grand désordre une fortune qu’au milieu du vagabondage de ma vie je ne me suis acquise que par miracle, un lien, enfin, qui ne peut se rompre que par une secousse qui ne saurait venir de moi, m’enchaîne depuis deux ans. – Je suis isolé sans être indépendant ; je suis subjugué sans être uni. Je vois s’écouler les dernières années de ma jeunesse sans avoir ni le repos de la solitude ni la légitimité des affections douces. C’est en vain que j’ai tenté de le rompre ! Il est impossible à mon caractère de résister aux plaintes d’une autre, auxquelles je n’ai à opposer que ma volonté, lorsque surtout je puis retarder mon affranchissement d’un moment, d’un jour à l’autre sans un inconvénient évident. Je m’use ainsi dans une situation contraire à mes goûts, à mes occupations favorites et à la tranquillité de ma vie. D’ailleurs, ce lien brisé, je me trouverai dans une solitude qui ajoutera à l’image de la peine vraie ou fausse qu’on dira que j’ai causée. Pour m’en consoler, il faut que je donne à quelqu’un un peu de bonheur. – Devinez-vous, ma chère tante, où je veux en venir ? À une chose que j’ai projetée depuis un an, pour laquelle je vous ai écrit vingt lettres que j’ai déchirées, enfin, à vous demander une femme. J’en ai besoin pour être heureux. Et pour avoir d’avance pour elle tous les sentiments de l’amitié, je la veux tenir de vous.

 

Mais d’une part la comtesse de Nassau ne semble pas croire que Constant ait la vocation du mariage, et d’autre part et surtout Mme de Staël revient, et six semaines plus tard, le 1er juillet, voici ce que cette fois Constant écrit à sa tante :

Vous voulez donc, la plus aimable des tantes, que votre neveu demeure dans le célibat ! Que votre volonté soit faite ! Je m’y résigne d’autant plus facilement que mon légitime souverain est de retour, et que tout projet d’insurrection est abandonné. Pour parler sérieusement, je vous dirai que j’ai reçu de nouvelles et si grandes marques de dévouement de la personne à laquelle j’ai cru un moment plus avantageux pour elle et pour moi de paraître moins attaché, que je ne pourrais, sans la plus vive ingratitude et sans me préparer des regrets très amers, penser à faire quoi que ce soit qui lui soit pénible. Je vous prie donc instamment, ma chère tante, d’oublier la partie de ma lettre qui a rapport à cela, et surtout de ne la montrer à personne et de n’en conserver dans votre souvenir que ce qui s’y rapporte à mon sentiment pour vous.

De ces deux témoignages, contradictoires entre eux, mais de cette contradiction toute constantienne qui n’est due qu’à la noblesse d’âme, la situation de Constant ressort avec la clarté la plus évidente : l’évènement a eu lieu ; en tant qu’expérience activement vécue, éprouvée du dedans, il appartient au passé, mais par cela même qu’il a eu lieu, parce qu’aux yeux de Constant le passé engage le présent, il continue, il doit continuer d’avoir lieu en tant que passivement subi, même alors qu’il n’est plus que passivement subi : il n’est plus à proprement parler vécu, mais il doit à l’autre et se doit à lui-même de vivre si je puis dire sa mort. Si dans Adolphe, si dans ce plus grand des récits tout s’ordonne autour du passé, ce passé se survit en un présent où il est en train de vivre sa mort, et il y propage les élancements d’un mal très ancien, qui a derrière lui, loin derrière lui, les phases aiguës de l’invasion et de l’attaque, mais que son ancienneté n’empêche pas d’être incurable. Là est la clé du sentiment de la vie dans Adolphe, un sentiment si spécial, un sentiment sans analogue. Adolphe n’est pas la présence de la vie, disais-je, il en est le constat, oui, mais, tandis que dans Adolphe la vie se constate, en tant que vie même elle est sourdement présente, – présente et immobile, de cette immobilité anxieuse qui est celle des malades, des cardiaques qui craignent que le moindre mouvement ne détermine une rechute, – et dans les cent pages d’Adolphe la vie déroule son constat, et de chacun des faits qui le méritent remonte, affleure la réflexion où la vie accède à sa transcendance, et quand le constat est achevé, il a déposé en nous lecteurs, en nous êtres réfléchissants, de quoi comprendre, accepter et transcender la vie.

 

*

 

« Il est véritable que qui ôte à l’esprit la réflexion, lui ôte toute sa force » : à nouveau c’est une parole de Bossuet qui éclaire le cas de Constant : toute la force de l’esprit de Constant gît dans la réflexion, et c’est là une force que nul n’aurait pu lui ôter, que lui-même (qui fréquemment sans doute le souhaita) ne pouvait dépouiller, car elle lui était infuse, et la mention de Bossuet ici non plus n’introduit point de disconvenance, car, de par son sérieux, sa gravité, ce ton qu’ailleurs j’appelais l’essence même de l’attristé, la réflexion de Constant touche, confine au religieux : elle est la réflexion de qui médite, avec toute la force de son esprit, sur l’expérience qu’il a vécue et, bien au-delà de toute considération personnelle, vise à contempler le noyau véridique, résistant, désormais soustrait à toute atteinte, que cette méditation lui livre. Réflexion qui, dans le même temps où elle médite l’expérience vécue, ne cesse de se montrer fidèle à la définition de Leibniz : « La réflexion n’est autre chose qu’une attention à ce qui est en nous » : réflexion et attention se conjoignent alors dans l’introspection, et là Benjamin Constant est le maître par excellence : il est le plus grand des introspectifs parce qu’il en est le plus irréprochable. Mais, en ce domaine de la réflexion, avec Constant lorsqu’on croit avoir tout dit, on n’a encore rien dit, et le trait capital à cet égard, c’est celui qu’a saisi et marqué sa cousine Rosalie de Constant, la femme qui l’a le mieux compris, d’une compréhension peut-être due à un amour qui ici, au lieu d’aveugler, aiguisait la faculté de perception. Au lendemain de la première édition d’Adolphe, le 14 juillet 1816, Rosalie écrivait à Constant :

Vous jugez si Adolphe m’a ramenée à vous avec vivacité ; c’est si bien vous, qu’il m’a fait souffrir quelque chose de ce que l’histoire vraie m’a fait éprouver. Tous mes sentiments pour vous se sont renouvelés ; et mes regrets de ce qui a fait manquer souvent l’effet des dons que vous avez reçus, et ma douleur de vos peines, et mon extrême désir de vous voir reconquérir ce qui devrait être votre partage. Je me suis dit : avec de tels dons, il n’est jamais trop tard ; avec cette bonté de cœur, avec cette sensibilité accrue par la réflexion qui chez d’autres la diminue, on peut encore être aimé et jouir de l’être.

« Cette sensibilité accrue par la réflexion qui chez d’autres la diminue » : ah ! oui vraiment Rosalie a compris Constant, et cette observation nous dévoile le repli le plus rare de sa nature. Appréhendée à sa source, en son bondissement originel, la sensibilité de Constant est des plus vives, mais vive plutôt que profonde, et cela à cause de la native accélération de son tempo : à ce sujet, en sa précocité incroyable, il était tout à fait au clair l’enfant de douze ans qui écrivait à sa grand-mère cette lettre où déjà est inscrit tout ce qui en Constant ne relève pas de la réflexion :

 

Je voudrais pouvoir vous dire de moi quelque chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout se borne au physique, je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que si c’est tout il ne vaut pas la peine de vivre. Je le pense aussi mais mon étourderie renverse tous mes projets ; je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet, je joue des adagio, des largo qui endormiraient trente cardinaux, les premières mesures vont bien, mais je ne sais par quelle magie ces airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo ; il en est de même de la danse, le menuet se termine toujours par quelque gambade. Je crois, ma chère grand-mère, que ce mal est incurable et qu’il résistera à la raison même ; je devrais en avoir quelque étincelle car j’ai douze ans et quelques jours, cependant je ne m’aperçois pas de son empire ; si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ?

 

En son bondissement originel, la sensibilité de Constant est tout inféodée à cette rapidité de circulation du sang. Non qu’à mon avis Constant soit à proprement parler un sensuel et moins encore un voluptueux : de la sensualité et surtout de la volupté, le rythme est un rythme ralenti bien plutôt qu’accéléré, mais il est un nerveux, et il l’est avec race, avec tous les affinements, les exigences et les dégoûts que le système nerveux assume chez ceux qui sont nés supérieurs, et par-dessus tout il est intelligent au suprême degré, si intelligent que toujours, d’un seul mouvement, son intelligence est tout de suite au bout du travail. Affinement nerveux, intelligence immédiate : nul besoin de chercher ailleurs le secret de cette « magie » grâce à laquelle, « si lents » soient-ils, tous les « airs finissent par devenir des prestissimo », mais ce n’est pas par le prestissimo qu’ils finissent : tout à l’inverse, c’est par lui qu’ils débutent, car le prestissimo est le tempo spontané de Constant. Le prestissimo c’est lui qui explique l’invariable comportement de Constant toutes les fois que l’»affreuse fièvre de passion l’envahit et le domine entièrement » : c’est sur-le-champ alors qu’il lui faut obtenir ce qu’il veut, ce que dans la fièvre il croit vouloir ; il est alors dans l’état que décrit sa formule saisissante : « La contrariété me rend fou », mais à peine l’a-t-il obtenu, la fièvre tombe, la passion s’évanouit : il ne peut plus concevoir ce qu’il voulait obtenir parce qu’en lui c’était seule la fièvre qui le voulait ; – et de même c’est le prestissimo qui explique la fameuse et ici tout inévitable mobilité constantienne. Avec une sensibilité aussi vive, un système nerveux aussi affiné, une intelligence à qui tout est donné jusqu’à l’épuisement dans le premier contact, avec cette sincérité qui constitue son signalement avant qu’elle ne se transforme en sa vertu, comment Constant pourrait-il échapper à être mobile ? Il le peut d’autant moins que seule cette mobilité même est susceptible de maintenir en vie une sensibilité trop rapide en son exercice pour qu’à chaque instant ne la menace le péril du tarissement. Car, lorsque la fièvre tombe, la sensibilité de Constant tombe avec elle, – tombe au point mort : ne sentant plus ce qu’il sentait, ne voulant plus ce qu’il voulait, et, quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, en dépit de lui-même sincère, aux yeux de l’autre qui continue de sentir, qui continue de vouloir, que continue d’animer la fièvre de passion, Constant est lisible à livre ouvert. Et alors l’autre souffre, d’une souffrance à laquelle Constant assiste, dont aussitôt il se reconnaît l’auteur responsable, la cause ; et devant cette souffrance qu’il a causée, Constant, chez qui la sensibilité était tombée au point mort, vit au-dedans l’expérience de la seconde naissance, la vit de telle sorte que l’on peut se permettre ici d’employer le « naître à nouveau » de l’Évangile, car, si le phénomène se produit ici dans la zone de l’éthique pure, la zone de l’éthique est ici si pure qu’elle aussi touche, confine au religieux, qu’elle s’accomplit et se transcende dans la phrase de la Réponse à la Lettre à l’éditeur qui fournit à Adolphe sa conclusion, – cette phrase au-delà de laquelle, dans la sphère des sentiments humains, il n’y a, il n’y aura jamais rien : « La grande question dans la vie, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le coeur qui l’aimait. » Aux dernières lignes de ce roman si constantien de thème et de tendance, et qui par son titre même : Un Crime d’amour témoigne, en face des drames du sentiment, d’un sérieux digne de Constant, Paul Bourget écrivait :

Après avoir aperçu tout ce que peut multiplier de ruines l’égoïste et défiante injustice, Armand sentait la suprême bienfaisance de la pitié. C’était pour avoir eu pitié des remords de son amant, pitié de l’amour de son mari, pitié de l’avenir de son fils, qu’Hélène s’était arrêtée sur le fatal chemin. C’était par la pitié qu’elle effaçait tout de leur triste et sombre passé. C’était par la pitié pour son mari et pour son fils encore qu’elle trouverait peut-être le moyen de vivre une vie de réparation, pourvu que lui-même, Armand, eût pitié d’elle et qu’il l’y aidât. Ainsi le principe de salut qu’il n’avait pu obtenir de la raison et que les dogmes de la foi ne lui avaient pas donné, puisqu’il n’y croyait pas, il le rencontrait dans cette vertu de la charité qui se passe de toutes les démonstrations et de toutes les révélations, – mais ce précepte de charité ne fut-il pas la révélation suprême ? Que dit le Livre ? Quelles paroles d’adieu prête-t-il au Sauveur, comme le testament du rachat éternel : Haec mando vobis, ut diligatis invicem ? Et qu’est-ce qu’aimer, si ce n’est pas d’abord plaindre ?... – Et Armand éprouva qu’une chose venait de naître en lui, avec laquelle il pourrait toujours trouver une raison de vivre et d’agir : le respect, la piété, la religion de la souffrance humaine.

Ici, avec Constant, avec Adolphe, avec le Paul Bourget d’Un Crime d’amour, nous sommes dans cette zone, noble entre toutes, qui appartient indivise à l’éthique et à la religion, où l’éthique apporte la solidité de son poids, mais où le « précepte de charité » est le levain, et c’est pourquoi j’ai pu me permettre d’employer le « naître à nouveau » de l’Évangile. « La religion de la souffrance humaine », jamais elle ne fit défaut à Constant : sans doute chez lui il n’y avait pas que cette religion-là : il y avait la religion tout court, la religion en soi : Constant est l’homme qui dès sa jeunesse disait que l’ouvrage qu’il composait : De la religion, considérée dans sa source, ses formes et ses développements, « faisait l’unique intérêt, l’unique consolation de sa « vie », qui, à travers toutes les diversions, y revint toujours comme à son centre véritable, qui y travailla pendant trente ans, le remettant sans cesse sur le métier, donnant le bon à tirer du volume final à la veille de sa mort : il est l’homme qui, le 23 novembre 1808, écrivait à Prosper de Barante : « Ma religion consiste en deux points : vouloir ce que Dieu veut, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre cœur ; ne rien nier, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre esprit. » Mais la religion de Constant est un sujet trop vaste pour qu’ici nous puissions même l’effleurer : il me faut le réserver pour mon livre sur Constant : ce soir je ne vise que sa « religion de la souffrance humaine », disons mieux, disons sa religion de la douleur, car pour Constant c’est la douleur qui est la réalité et le principe transcendants d’où la souffrance elle-même, en tant que manifestation concrète, dérive et découle, et sa religion de la douleur tient toute en sa déclaration à Rosalie qui remonte du plus profond de lui-même et à laquelle il sut ne pas faillir : « Tout ce que je respecte sur la terre est la douleur et je veux mourir sans avoir à me reprocher de l’avoir bravée. »

Nous voici maintenant en mesure de pleinement comprendre à notre tour la remarque par où Rosalie a si bien compris Constant : « Cette sensibilité accrue par la réflexion qui chez d’autres la diminue. » Devant la douleur qu’il a causée, non seulement Constant renaît, mais il entre en réflexion, et chez lui la réflexion non seulement accroît mais parachève la seconde naissance de la sensibilité. C’est ici, comme je le marquais tout à l’heure, le repli le plus rare de sa nature. Il advient en effet que ceux où la circulation du sang est lente, par l’acte de penser soient conduits à l’acte de sentir, mais ceux où la circulation du sang est trop rapide, ceux qui tels Constant débutent par le prestissimo, si jamais ils accèdent à la réflexion, presque toujours cette réflexion « diminue » leur sensibilité quand elle ne va pas jusqu’à la tuer. Chez Constant ce renversement des données habituelles s’accompagne d’un renversement de tempo qui possède ici la valeur du plus instructif des signes : dès que Constant entre en réflexion, tout prestissimo s’abolit, et ce qui s’y substitue, c’est un adagio, un largo qui n’est plus celui que jouait un enfant de douze ans avec le seul objet de cadencer la marche de son sang, mais bien celui qui se joue au plus intime de la plus mûre expérience de l’homme mûr ; et cet adagio-là, au lieu d’»endormir trente cardinaux », engendre, instaure en chacun de nous, lecteurs, un état de veille, l’état de veille en soi, – cet état de veille où, faisant retour sur nous-mêmes, et parce que nous faisons retour sur nous-mêmes, nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, nous nous purifions de tout ce qui en nous n’est que personnel, qu’individuel ; par l’absolu de la compréhension nous dégageons le lot commun de l’humanité et nous nous rattachons à lui, et ainsi, rien que par la purification de l’esprit, dans cette zone qui appartient indivise à l’éthique et à la religion, nous préparons la voie à ce que puisse s’accomplir en nous le décisif travail que résume l’injonction de saint Augustin – cette injonction où, envisagée du dedans, et dans la part humaine que nous avons à y contribuer, se résume toute la vie religieuse de notre être – : « Transcende te ipsum, transcende-toi toi-même. »

L’adagio d’Adolphe, l’adagio de la réflexion constantienne, par là s’explique qu’Adolphe soit à la fois le plus ressemblant et le moins ressemblant des portraits, et qu’il soit l’un et l’autre en raison de la noblesse d’âme de Constant. Lorsque chez un être la réflexion accroît la sensibilité, si cet être est noble se développent en lui à la limite d’abord le sens de la responsabilité, puis, le creusant et l’aggravant, le sens de la culpabilité ; et c’est de cette situation même que d’un bout à l’autre Adolphe est tributaire. Sensible, réfléchi et noble, Constant était destiné à se sentir toujours en faute, – destiné au point que chez lui il y a là presque une vocation, et une vocation antérieure même à l’époque où il peut se considérer comme à proprement parler la cause d’une douleur, comme ayant le moins du monde « déchiré » un « cœur qui l’aimait ». Deux ans avant la rencontre de Mme de Staël, âgé à peine de vingt-cinq ans, mettant tout en œuvre pour tirer de ses difficultés matérielles, sociales et morales un père envers qui jusqu’au terme il s’est montré un fils incomparable, ayant épousé à vingt et un ans, à la cour du duc de Brunswick, la fille d’un capitaine brunswickois, Minna von Cramm, de neuf ans son aînée, « laide, sans fortune, violente, capricieuse », et, même l’eût-elle souhaité, ce qui n’était pas le cas, tout incapable de le comprendre, Constant vient de découvrir que Minna lui est infidèle, et aussitôt voici ce que spontanément, instinctivement il écrit le 17 septembre 1792 à son amie Mme de Charrière :

 

Sans doute tout cela est de ma faute : blasé sur tout, ennuyé de tout, amer, égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu’à me tourmenter, mobile au point d’en passer pour fol, sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous mes plans et me font agir, pendant qu’ils durent, comme si j’avais renoncé à tout, persécuté en outre par les circonstances extérieures : par mon père à la fois tendre et inquiet, livré à Marianne et m’écrivant de superbes lettres ; par une femme amoureuse d’un jeune étourdi, platoniquement, dit-elle, et prétendant avoir de l’amitié pour moi ; persécuté par toutes les entraves que tous les malheurs et les arrangements de mon père ont mis dans mes affaires, comment voulez-vous que je réussisse, que je plaise, que je vive ?

 

« Sans doute tout cela est de ma faute » : première entrée du leitmotiv qui commande et domine toute la vie de Constant, – du leitmotiv qui, dix-neuf ans plus tard, les seize ans de la liaison avec Mme de Staël vécus dans l’intervalle et le texte ne varietur d’Adolphe établi, trouvera son expression dernière et la plus haute dans la déclaration de Constant qui parut d’abord chez vous et traduite dans votre langue en 1879 à Stuttgart par les soins de M. A. Strodtmann au deuxième volume de ses Dichterprofile. Nous sommes en avril 1811, un mois avant la séparation définitive : Constant, qui s’était rendu à Genève pour conférer avec son avocat au sujet d’une démarche dont il l’avait chargé, avait fait une visite à Mme de Staël et avait soupé chez elle : à l’issue du souper, il avait été grossièrement et tout injustement provoqué par M. Rocca, le nouveau soupirant, celui dans les bras duquel, à défaut de consolations d’esprit, l’inconsolable Mme de Staël goûta des consolations d’un autre genre, celui à propos duquel avec l’impétueuse mais par là même presque désarmante impudeur qui la caractérise, elle disait : « La parole n’est pas son langage. » Donc, à la veille du duel, le 19 avril, Constant rédige la déclaration où il prend « certaines dispositions pour le cas où » il « serait tué », et voici le paragraphe qui nous concerne ici : « Je pardonne à Mme de Staël l’évènement dont elle aura été la cause et je ne la tiens pas responsable pour la fureur d’un jeune fou. Je la prie de même de me pardonner si, en certaines occasions, je lui ai causé du chagrin. Je n’examine pas si j’ai eu tort ou raison ; lui avoir fait de la peine suffit pour m’en faire ressentir du remords. » – « Je n’examine pas si j’ai eu tort ou raison » : ah ! ici nous sommes au sommet et de la noblesse d’âme de Constant et de la religion de la douleur, – sommet qui, lui aussi, ne s’atteint que par un acte de transcendance, que par l’acte de transcender les catégories de l’avoir tort et de l’avoir raison. Car, pour la religion de la douleur, c’est toujours la douleur qui a raison, même si elle a tort, et, à celui qui croit en cette religion et la pratique, « avoir fait de la peine suffit pour en ressentir du remords ». C’est pourquoi, « la grande question dans la vie » étant « la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifiant pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait », en Adolphe réflexion, sensibilité, sens de la responsabilité, sens de la culpabilité, remords, tout se conjoint pour que, plus centralement et plus profondément que jamais, en ce qu’ailleurs aussi j’appelle la basse de l’attristé, se perçoive, à la manière d’un murmure qu’à lui-même, tout en écrivant, Constant s’adresserait, le leitmotiv : « Sans doute tout cela est de ma faute. » De sa faute ? De la faute d’Adolphe, il n’y a ici que cela même dont tout être d’âme moins noble que Constant se dit : « Ce n’est pas de ma faute », à savoir ce rythme si général et quasi impersonnel en vertu duquel les sentiments humains sont sujets aux intermittences, à la décroissance, à la mort, le rythme même que depuis Constant on veut nous apprendre, on ne cesse de nous apprendre à tenir pour celui dont nous sommes le plus irresponsables. Mais précisément la noblesse suprême de Constant, c’est d’inclure les sentiments eux-mêmes dans ce domaine de la responsabilité qui n’inclut d’ordinaire que les actes et où du reste l’on satisfait à toutes les exigences du principe d’obligation si l’on n’y inclut que les actes ; c’est, lorsqu’en lui le sentiment s’interrompt, décroît ou meurt, de s’éprouver non seulement responsable, mais coupable de ne plus sentir, avec la même acuité et le même remords que nous nous éprouvons responsables et coupables quand nous agissons mal ; c’est d’éprouver que, dans la zone des sentiments, si les actes doivent toujours être là, nul acte cependant, du point de vue de l’autre, du point de vue de qui continue à sentir, ne compense, ne contrebalance la déficience du sentiment ; c’est enfin d’éprouver que la vie abonde en situations où l’acte même de sentir constitue le seul acte qui compte, et comme l’essentiel devoir dont l’accomplissement de tous les autres devoirs ne parvient pas à remplacer la carence. Nous sommes ici au lieu même où entre Adolphe et Constant existe cette différence que, de par la délicatesse de Constant, et le prenant au mot, tout un siècle a méconnue. Si Adolphe est le chef-d’œuvre du constat, c’est un constat où, pour tous les motifs que nous venons d’étudier, Constant observe le silence quant à ses qualités, et l’un des plus subtils triomphes du livre, c’est que Constant ait pu observer ce silence sans nuire en rien à la sincérité, sans en compromettre l’équilibre, mais ce résultat est dû à une troisième dimension de la sincérité elle-même, à cette entrée en jeu de son dernier ressort qui ne se produit que lorsque plongé dans la réflexion, les qualités d’un être s’évanouissent à ses propres yeux devant la constatation de leur impuissance à rendre heureuse celle qui l’aime, – l’état que fixe cette autre phrase de la Réponse à la Lettre à l’Éditeur : « Si ce manuscrit renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse. Il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur, ni à en donner. » De plus, si dans le personnage d’Adolphe la sincérité de Constant se concentre sur ses défauts, en revanche, et par une délicatesse qui va très au-delà des seules bienséances, qui relève avant tout de la noblesse d’âme, dans le personnage d’Ellénore, ce sur quoi Constant a observé le silence, c’est sur presque tous les défauts de Mme de Staël, – et cette fois au risque de presque compromettre l’équilibre du personnage d’Ellénore. Entre Ellénore et Mme de Staël il n’existe que deux rapports, celui que dans sa lettre à son frère Charles, du 12 juillet 1816, signalait aussitôt la toujours perspicace Rosalie : « Ce n’est elle que sous le rapport de la tyrannie », et celui sur lequel s’achève le portrait d’Ellénore dans Adolphe : « On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage », mais, pour ce second point de contact, il suffit de se référer au Journal intime de Constant dans les années mêmes où Adolphe était encore sur le métier, pour voir que si les orages de Mme de Staël éclataient dans tous les sens du terme de façon quasi quotidienne, ils étaient le plus souvent dépourvus de toute beauté. Il n’a fallu rien de moins que la sûreté psychologique de Constant et le soutien qu’apportait ici à cette sûreté même la généralité de la situation dont traite Adolphe pour sauver l’équilibre du personnage d’Ellénore, pour composer douceur et violence, dignité et tyrannie en une figure si touchante que Constant remporte sur nous une victoire à laquelle sa noblesse eût été spécialement sensible : celle de nous obliger à prendre avec Adolphe et contre Adolphe le parti d’Ellénore. Enfin – et c’est ici qu’entre Adolphe et Constant la différence existe au maximum, c’est ici qu’elle doit être produite au jour et même soulignée, – la sincérité de Constant dans Adolphe nous montre toujours à nu, et toujours de la manière la plus irréprochable, tous ses sentiments, mais ce qu’elle ne nous montre pas, ce sont les réactions de Constant lui-même vis-à-vis de ses sentiments, ce travail de soi sur soi et même – recourons à l’ancienne formule de Bergson – cette création de soi par soi que Constant opère sur ses sentiments, et en vertu de laquelle, du sein de leur intermittence ou de leur décroissance, et parfois loin même de la douleur qu’il a causée et de la femme qui en souffre, par les seules forces de sa réflexion solitaire il obtient de « naître à nouveau ». Je ne puis ici citer qu’un texte, mais le texte est capital. À la fin de mars 1804, tandis que Mme de Staël poursuit son voyage en Allemagne, Constant qui, lui, revient d’Allemagne, arrive à Lausanne : il y apprend la grave maladie de M. Necker, le père de Mme de Staël, un père que Mme de Staël tout ensemble admirait, vénérait et aimait avec passion, d’une passion qui fut sans doute le sentiment le plus sincère et le plus profond de toute sa vie, et Constant écrit aussitôt dans son Journal :

J’arrive enfin à Lausanne ; j’y trouve une lettre de M. Rilliet qui m’annonce la maladie de M. Necker. Je frémis à l’idée de ce qui pourrait interrompre la pauvre vie un peu heureuse de sa fille et la plonger dans le plus affreux désespoir. J’irai à Coppet. Je soupe chez ma tante de Nassau. Les persécutions de mariage commencent. L’incertitude de mes résolutions jette beaucoup de vague sur mes réponses et m’empêche d’avoir l’air de confiance que je voudrais. Dîné avec Rosalie de Constant, Mme de Nassau et M. de Loys. Commérages de société. Il est certain que ce pays n’offre aucune ressource intellectuelle. Il est impossible de s’y faire sans se résoudre à dévorer la moitié de ses pensées. Et, mobile comme je le suis, je sens que je courrais risque de perdre une partie de mes facultés, faute de rencontrer quelqu’un qui prenne intérêt aux idées et aux travaux littéraires. On ne serait compris sur rien. J’en reviens toujours à mon idée de passer mes hivers en Allemagne, après avoir accompli mes devoirs de famille. Ce n’est que là que je serai encouragé à achever l’ouvrage qui fait l’unique intérêt, l’unique consolation de ma vie...

Ici interviennent des points de suspension, et, sans doute quelques heures plus tard, Constant ajoute :

 

M. Necker est mort ! Que deviendra sa fille ? Quel désespoir pour le présent ! Quel isolement pour l’avenir ! Je veux la voir, la consoler, ou du moins la soutenir. Pauvre malheureuse ! Quand je me rappelle sa douleur, son inquiétude il y a deux mois, et sa joie si vive qui devait être de si courte durée ! Pauvre malheureuse ! Mourir vaudrait mieux que sa souffrance. Et ce bon M. Necker, combien je le regrette ! Si noble, si affectueux, si pur ! Il m’aimait. Qui conduira maintenant l’existence de sa fille ?

 

Le lendemain Constant se rend à Coppet auprès de la famille : « J’arrive à Coppet ; j’y trouve quelques parents du défunt. Conversations tristes ; mais que la sensibilité pour les malheurs qui ne sont pas personnels est d’une mince épaisseur ! Comme on est prêt à se distraire et à penser à autre chose ! » Et voici, du même jour, le texte capital :

 

Je ne connais que moi qui sois toujours entraîné à sentir pour les autres plus que pour moi-même, parce que la pitié me poursuit, et que la peine qui s’affaiblirait sur ce qui m’est personnel se renouvelle au contraire sans cesse par l’idée que ce n’est pas moi qui ai besoin d’être consolé. Quant à mes peines personnelles, ce n’est pas seulement la force qui m’aide à les supporter, mais la mobilité. J’ai des qualités exceptionnelles – fierté, générosité, dévouement, mais je ne suis pas tout à fait un être réel. Il y a en moi deux personnes, dont l’une observe l’autre, sachant fort bien que ces mouvements convulsifs de douleur doivent passer. Ainsi, dans ce moment, je suis triste, mais si je voulais, je serais, non pas consolé, mais tellement distrait de ma peine qu’elle serait comme nulle ; mais je ne le veux pas, parce que je sens que Mme de Staël a besoin, non pas seulement de ma consolation, mais de ma douleur.

 

Capital, oui certes, et même culminant, ce texte figure un sommet humain et comme le haut plateau où d’elle-même l’humanité peut s’élever, – un sommet où, si grands que soient et Adolphe et son auteur, Constant lui-même se dévoile plus grand que tous deux. Le maximum de la sincérité, et le maximum de la noblesse en un constat aussi irréprochable que le constat d’Adolphe, la sincérité va jusqu’au bout de son travail, mais, parce qu’il s’agit ici de cette sincérité très rare, mais la seule qui soit véritablement une vertu, de la sincérité capable de toujours tenir sous son regard les deux termes dont se compose toute donnée sentimentale, le travail opéré en ce qui concerne qui l’opère, ce qui se dresse alors à ses yeux, c’est l’image de l’autre en tant qu’autre, et alors celui qui vient de dire « si je voulais », ajoute aussitôt « mais je ne veux pas ». – « Je ne le veux pas, parce que je sens que Mme de Staël a besoin, non pas seulement de ma consolation, mais de ma douleur. »

 

*

 

La grandeur de la sévérité envers soi-même : vous percevez à présent pourquoi j’ai choisi ce titre pour notre entretien de ce soir. Oui, il y a une grandeur dans la sévérité envers soi-même, et de cette grandeur Constant nous offre un exemple entre tous mémorable, mais, dans la grandeur de la sévérité envers soi-même, il y a aussi une limite, et cette limite est celle-là même qui constitue la limite de Constant. « Lui-même ne peut parvenir à s’aimer » : le mot est de Pauline de Beaumont dans sa lettre du 1er octobre 1797 à Joubert : pour prononcer ce mot, cette femme de tant de qualité n’était pas la mieux qualifiée, car ni Pauline de Beaumont ni Joubert n’ont jamais aimé ni compris Constant, et moi, qui les aime tous trois, suis obligé une fois de plus d’appliquer la maxime de Proust et de « réconcilier tous ces dieux ennemis dans le Panthéon de mon admiration ». Mais en soi le mot est vrai et profond, plus vrai et plus profond même que peut-être Pauline de Beaumont n’en avait pleine conscience. « Et s’étant approché, un des scribes, qui avait entendu leur discussion, voyant qu’il leur avait bien répondu, lui demanda : « Quel commandement est le premier de tous ? » Jésus répondit : « Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est un seul Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de tout ton esprit, et de toute ta force. Le second est celui-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » – « Comme toi-même – tu aimeras ton prochain comme toi-même » : le commandement est formulé dans les termes les plus clairs, les plus explicites qui soient, et la présence du comme établit, pose entre l’amour du prochain et l’amour de soi-même la relation fondée en vérité, édictée par la Vérité, et qui est inscrite à la racine de la nature humaine elle-même. Nous sommes ici au centre du plus grave et du plus fréquent des malentendus – d’un malentendu sur lequel il faut bien un jour que tous les esprits de bonne foi fassent entre eux la lumière. Dans l’article de la Somme où il se demande « utrum homo debeat seipsum ex charitate diligere, si l’homme doit s’aimer lui-même d’un amour de charité », saint Thomas d’Aquin répond nettement par l’affirmative, et Camus relate que saint François de Sales lui avait souvent dit « que la confusion de ces termes, amour-propre et amour de nous-même, faisait naître beaucoup de confusion dans les pensées et dans les actions des hommes ». Que l’on doive s’aimer soi-même, s’aimer d’un amour de charité, ne saurait être révoqué en doute qu’à cause de cette confusion entre amour-propre et amour de nous-même. L’amour-propre correspond à ce vaste domaine – un domaine que nous n’aurons jamais fini de nettoyer et d’assainir – où le juste est, et doit être, le « persécuteur irréconciliable de ses propres passions », – et il correspond aussi en nous à ce qui en nous n’est que personnel, n’est qu’individuel, non point dans le sens de la personnalité, de l’individualité de la créature créée par Dieu, se reconnaissant pour telle et Lui en rendant grâces, mais dans le sens qu’avec une force admirable définit la phrase de Claudel : «... le silence de la créature retranchée dans son refus intégral, la quiétude incestueuse de l’âme assise sur sa différence essentielle ». C’est à l’amour-propre, à cet amour-propre-là, et dans toute son extension, que s’applique l’injonction augustinienne : « Transcende te ipsum, transcende-toi toi-même. » Mais l’amour de nous-même n’est rien d’autre que l’amour de charité par lequel nous aimons, et devons aimer, notre état et notre dignité de créature créée, d’enfant de Dieu : il est l’objet même du commandement, et, si j’ose ainsi m’exprimer, fils de notre amour de Dieu, notre amour de nous-même est à son tour père de notre amour du prochain : il en est la condition initiale et indispensable, car qui « ne peut parvenir à s’aimer » ne parviendra jamais tout à fait à aimer son prochain. Nous touchons ici la limite de Constant. « Ma religion, écrivait-il à Prosper de Barante, consiste en deux points : vouloir ce que Dieu veut, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre cœur ; ne rien nier, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre esprit. » C’est là déjà un mode fort élevé de religion, qui pourtant reste encore exclusif de l’amour : dans mon livre sur Constant, j’aurai à examiner si Constant parvint à l’amour de Dieu ou s’il dut se borner à vouloir l’aimer, mais, dès ce soir, comment ne pas remarquer que Constant dit : « vouloir ce que Dieu veut », qu’il ne dit pas : aimer, et, de façon plus générale, comment n’être pas frappé par la prépondérance que dans toutes les zones Constant accorde à la part de la volonté ? Constant veut aimer son prochain plutôt qu’il ne l’aime, et il veut l’aimer, ne s’aimant pas lui-même, ne pouvant parvenir à s’aimer, et il ne peut parvenir à s’aimer parce qu’il ne cessait de vivre ce dont un autre mot, lui aussi vrai et profond, un mot de Jacques Rivière sur lui-même, nous a donné l’explication : « Je manque pour moi-même de charité. » Là se situe et là s’élucide la limite incluse dans la grandeur de la sévérité envers soi-même. Mais « manquer pour soi-même de charité », c’est une de ces erreurs auxquelles le plus souvent, et en tout cas chez Constant et aussi chez Rivière, seule la noblesse d’âme est sujette. La grandeur dernière de Constant, c’est, ne pouvant parvenir à s’aimer lui-même, d’avoir toujours voulu parvenir à aimer les autres, et c’est pourquoi j’ai pour Constant cet amour qui lui manquait pour lui-même : un amour de charité.

 

Versailles, 4-16 juin 1932.

 

 

Conférence prononcée aux Universités de

Cologne, Leipzig, Marburg, Munster, Bonn,

et répétée à l’Université de la ville natale

de Benjamin Constant, Lausanne.

 

Charles DU BOS, Approximations, 1922-1937.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net