Avant-propos pour les Écrits en prose
de Hugo von Hofmannsthal
par
Charles DU BOS
À Ernst Robert Curtius – qui dans son Balzac a si bien
rendu hommage à Hofmannsthal, – de tout cœur.
C. D. B.
Der Dichter gleicht dem Seismograplien, den jedes Beben,
und wäre es auf Tansende von Meilen, in Vibrationen versetzt.
Le poète est semblable au sismographe, où chaque tressaillement,
se soit-il produit à des milliers de lieues, vient s’inscrire en vibrations.
Hugo von HOFMANNSTHAL.
L’homme très élevé n’est jamais un original.
Sa personnalité est aussi insignifiante qu’il le faut.
Peu d’inégalités ; aucune superstition de l’intellect.
Pas de craintes vaines. Il n’a pas peur des analyses ; il les mène,
– ou bien ce sont elles qui le conduisent, – aux conséquences éloignées ;
il retourne au réel sans effort. Il imite, il innove ; il ne rejette pas l’ancien,
parce qu’il est ancien ; ni le nouveau, pour être nouveau ;
mais il consulte en lui quelque chose d’éternellement actuel.
Paul VALÉRY.
C’était à Berlin, en décembre 1904 ; je garde très présente à la mémoire cette fin d’après-midi hivernale où, au coin du feu, le distingué et précis Ernst Hardt, après m’avoir interrogé sur mes premières explorations à travers les lettres allemandes, me dit soudain : « Oui, cela est bien ; mais vous ne savez pas encore de quel Klang, de quelle sonorité notre poésie est capable ; et vous ne le pouvez savoir, car ce n’est que récemment que nos poètes ont fait de notre langue un instrument d’où se dégage une si capiteuse ivresse », – et prenant dans la bibliothèque à portée de sa main un mince, un svelte livret, il me lut dans Der Tod des Tizian, avec cette volupté délicatement gourmande et tant soit peu appuyée qui est celle de l’artiste interprétant un chef-d’œuvre favori, les vers de Gianino sur la nuit :
Mir war als ginge durch die blaue Nacht,
Die atmende, ein rätselhaftes Rufen...
ces vers où les nocturnes prestiges tout ensemble ruissellent et sont un à un distillés, et qui dans la poésie correspondent au clair-obscur chargé, ambigu, de la Circé de Dosso Dossi. Ah ! certes le Klang était incomparable, et l’on s’abandonnait à l’ivresse, et dès ce jour j’étais à Hofmannsthal définitivement conquis. Tour à tour je m’initiai à la sagesse pénétrée de nostalgie de Der Thor und der Tod, à la Grèce archaïque et nietzschéenne d’Elektra, d’une âpreté si raffinée (avec quel style, en ce même temps, rampante sur la scène, Gertrud Eysoldt menait les vociférations de la jeune chienne vengeresse !), au premier printemps et à l’automne extrême dont la fusion compose le charme le plus secret des Gedichte ; puis – seconde et non moins merveilleuse découverte – à cette prose où l’intuition la plus profonde est toujours enlacée à quelque image d’une justesse magique. En un florilège – qui a reçu de l’auteur approbation, – c’est elle aujourd’hui qui s’offre au public français 1. Vorspiele, Préludes, tel est le titre d’un petit recueil de Hofmannsthal : dans les pages qui introduisent ce florilège, que l’on veuille bien voir un prélude, plus exactement un postlude où se répercute l’écho, non point du tout de l’œuvre envisagée en elle-même 2, mais de l’état spirituel qui – au sens valéryen du terme – est infus à sa « génération ».
*
Il est là, et ce n’est l’affaire de personne que de s’occuper de sa présence. Il est là, et sans bruit il change de place ; et il n’est rien qu’œil et qu’oreille, et il prend la couleur des objets sur lesquels ses sens se posent 3. Il est le spectateur, non il est le compagnon caché, le frère silencieux de toute chose, et le changement de ses couleurs lui est un intime tourment. Il souffre de toute chose, et tandis qu’il en souffre, il en jouit. Cette faculté de jouir douloureusement, c’est là tout le contenu de sa vie. Il souffre à force de sentir les choses, et il souffre de la chose individuelle tout autant qu’il souffre de l’ensemble ; il souffre de ce que chacune a d’unique, et il souffre du lien qui les relie toutes. Ce qui est élevé et ce qui est sans valeur, ce qui est sublime et ce qui est vulgaire, il en souffre ; il souffre de leurs états et de leurs pensées ; oui, de simples êtres de pensée, des fantômes, les produits sans substance d’un temps, le font souffrir comme s’ils étaient des hommes. Car pour lui hommes et choses, pensées et rêves ne sont à la lettre qu’un ; il ne connaît que des apparences qui devant lui émergent, et dont l’apparition le fait souffrir, mais d’une souffrance où il trouve son bonheur. Il voit et il sent, sa connaissance a l’accent d’un sentiment, son sentiment, l’acuité d’une connaissance. Il ne peut rien négliger, il n’a le droit de fermer les yeux sur aucun être, sur aucune chose, sur aucun fantôme, pas même sur le plus fantastique rejeton d’un cerveau humain. C’est comme si ses yeux n’avaient pas de paupières. Nulle pensée qui l’assiège, il ne saurait l’écarter comme appartenant à un autre ordre de choses. Car dans l’ordre de choses qui est le sien chaque chose doit trouver sa place. En lui tout doit et veut se rencontrer. Il est celui qui unit en lui tous les éléments d’un temps. En lui, ou nulle part, réside le Présent.
Mais les tissus sont tramés de fils encore plus fins, et si aucun œil ne les aperçoit, son œil à lui ne saurait les renier. Pour lui le Présent est d’une façon tout indescriptible entrelacé au Passé : dans les pores de son être même il ressent tout ce qui fut vécu aux jours anciens, par de lointains ancêtres jamais connus, par des peuples évanouis, en des temps révolus ; à défaut de tout autre, son œil est encore atteint – comment pourrait-il s’en défendre ? – par la brûlante ardeur d’étoiles que depuis longtemps le gel de l’espace a consumées. Car telle est l’unique loi à laquelle il est soumis : à nulle chose ne refuser l’entrée de son âme ; – et pas plus qu’un homme vivant qui tend les mains vers lui, ne lui est étranger le rayon stellaire que quelque monde a émis il y a plus de trois mille ans, qui rencontre aujourd’hui son œil, et qui détermine en son corps l’ébranlement d’une émotion immémoriale, qui ne se laisse plus mesurer. De même que le sens interne de tous les hommes crée le temps et l’espace et le monde des choses qui les entourent, – de même lui, du passé et du présent, de l’animal et de l’homme, du rêve et de la chose, du grand et du petit, de l’auguste et de l’infime, crée le monde des relations. Il crée. De mornes souffrances, des destins bornés peuvent se poser sur son âme, l’opprimer longuement, l’abreuver de douleur au plus intime d’elle-même, tandis qu’à telle autre heure cette même âme large ouverte reflétera en son sein tout le ciel étoilé. Il est l’amoureux des souffrances et l’amoureux du bonheur. Il est l’enthousiaste des grandes villes et l’enthousiaste de la solitude. Il est l’admirateur passionné des choses qui existent depuis toujours et des choses qui sont d’aujourd’hui. Londres en son brouillard avec ses spectrales processions de sans-travail, les temples en ruines de Louxor, le murmure d’une source au plus retiré de la forêt, le mugissement de gigantesques machines, – jamais les transitions ne lui sont difficiles, et il laisse les accès de surprise à ceux dont la fantaisie est plus pesante que la sienne ; car lui s’étonne toujours, mais il n’est jamais surpris : rien ne surgit qui pour lui soit tout à fait inattendu : tout se présente à lui comme étant là depuis toujours, et tout est là en fait, tout est là en même temps. Non seulement il n’est chose dont il puisse se passer, mais il n’est chose qu’il puisse perdre, non pas même par la mort. Les morts ressuscitent pour lui, non point quand il le veut, mais quand il leur plaît, et ils ressuscitent sans cesse. Son cerveau est l’unique lieu où les morts pour l’espace d’un instant ont encore licence de vivre et où à eux, qui peut-être séjournent dans une solitude figée, il échoit de participer à l’insondable bonheur des vivants, ce bonheur de se rencontrer avec tout ce qui vit. Les morts vivent en lui, car à sa passion d’admirer, de s’étonner, de comprendre, leur absence ne constitue pas une barrière. Il lui est impossible de jamais tout à fait oublier ce qu’une fois il a entendu, – un mot, un nom, une allusion, une anecdote, une image, une ombre qui un jour sont chus dans son âme. Rien de ce qui existe en ce monde et entre les mondes, il ne peut le considérer comme non avenu. Ce qui l’a effleuré d’un souffle, et ce souffle remontât-il du fond de la tombe, il ne cesse d’en ressentir la silencieuse caresse...
Il vit, et cela de façon ininterrompue, sous le poids d’atmosphères qui ne se laissent pas mesurer, comme le plongeur dans les profondeurs de la mer, et rien n’est plus étrange dans l’organisation d’une âme que le fait qu’elle puisse supporter ce poids. Il est le lieu où les forces du temps aspirent à s’équilibrer. Il est semblable au sismographe où chaque tressaillement, se soit-il produit à des milliers de lieues, vient s’inscrire en vibrations. Ce n’est pas que le poète pense sans cesse à toutes les choses du monde ; mais ce sont elles qui pensent à lui. Elles sont en lui, et c’est pourquoi elles le dominent. Même ses heures d’atonie, ses dépressions, ses désarrois sont des états impersonnels, ils correspondent aux sursauts du sismographe, et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des secrets encore plus mystérieux que dans les poésies elles-mêmes. Ses douleurs sont des constellations intérieures, les configurations en lui des choses qu’il n’a pas eu la force de déchiffrer. Son incessant agir est une recherche d’harmonie au-dedans de lui-même, une harmonisation du monde qu’il porte en lui. Dans ses heures les plus hautes il lui suffit de juxtaposer, et ce qu’il juxtapose devient harmonieux 4.
Tel est, pour Hofmannsthal, le poète, – et tel, essentiellement, est Hofmannsthal lui-même. Devant l’intarissable jaillissement de ce Magnificat qui s’élance et qui s’infléchit selon la brûlante arabesque emportée – si décorative et cependant si chaleureuse – de la grande phrase initiale du Concerto de violon de Beethoven, on perçoit, en sa profondeur, toute la justesse de l’hommage que décernait à Hofmannsthal pour son cinquantième anniversaire le savant connaisseur et praticien en matière d’art et de style, Rudolf Borchardt :
Wir erlebten an einem Menschen unserer Zeit den Urzustand der Poesie, in dem die Philosophie noch eingefaltet in ihr liegt, und ihre Ahnungen unbewiesen Gesetze sind : wir glaubten Dir, und waren Dir gehorsam, von ganzem Herzen. – Nous avons vécu, dans la personne d’un homme de notre temps, l’état originel de la poésie, lorsqu’en son sein la philosophie gît encore enveloppée, et que ses appréhensions sont des lois non encore démontrées : nous avons cru en toi, et nous t’avons obéi, de tout notre cœur.
Cette foi et cette obédience, spontanément issues d’un mouvement du cœur lui-même, – le texte central que je viens de citer nous en livre la source et l’éclatante justification. À lui seul il dit tout ; – foyer dont il suffit de scruter et de qualifier certains rayons pour que les nouveaux lecteurs de Hofmannsthal accèdent à cette connaissance sans laquelle, selon la devise léonardesque, il n’est point, au vrai, de grand amour.
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Cet « état originel de la poésie », si on souhaite l’approcher, ce n’est pas vers le poème que doit s’orienter le regard, mais bien vers le poète – vers ce mystérieux point d’intersection qui figure son être même ; car ce n’est pas au poème, c’est au poète qu’il a trait. Il y a là une distinction qu’il importerait d’établir, car, clairement perçue et posée, elle dissiperait maints malentendus 5. Si, comme l’indique l’étymologie, le poème est « la chose faite (par excellence) », le poète, lui, avant d’être celui qui fait, et pour le pouvoir devenir, est celui qui reçoit, ou mieux, qui subit. Il est intersection plutôt qu’il n’est centre – par où je veux dire que, sans cesse traversé, il est situé plutôt que lui-même ne situe 6. À l’inverse d’Archimède qui demandait qu’on lui donnât un point d’appui pour soulever le monde, c’est le monde même qui est au poète son point d’appui. Ici se laisse apprécier la si délicate pertinence de l’image hofmannsthalienne du sismographe : le monde tressaille, le poète vibre : exactement il réagit ; son mode d’action est la réaction.
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Or, la grandeur propre à Hofmannsthal, c’est que doué dès l’origine de la plus prestigieuse puissance de subir, jamais il ne se soit refusé à subir toujours plus avant, et plus profondément. Tel un Sébastien lié à l’invisible poteau – qui constitue son « éminente dignité » –, offert aux flèches lumineuses dont il ne cesse d’être criblé, son destin se creuse, s’ennoblit à l’intérieur même de son initiale donnée, – tout saturé aujourd’hui de ces stigmates glorieux qui sont l’apanage de ceux-là seuls qui persévèrent fidèles à la vocation inscrite dans leur innéité. Grandeur, oui certes, s’il n’est héroïsme plus épuisant que celui de la réceptivité 7. Héroïsme méconnu ou plus précisément insoupçonné par presque tous : combien sont-ils, en un temps, qui peuvent savoir ce que signifie et surtout ce que comporte la parole de Hofmannsthal sur le poète : « Il vit, et cela de façon ininterrompue, sous le poids d’atmosphères qui ne se laissent pas mesurer, comme le plongeur dans les profondeurs de la mer. » Hofmannsthal lui-même n’ajoute-t-il pas : « Et rien n’est plus étrange dans l’organisation d’une âme que le fait qu’elle puisse supporter ce poids. » Rien n’est plus étrange en effet ; mais qu’elle puisse le supporter, qu’elle continue de le faire, qu’au moment même où, pour la première fois, ici nous recueillons tels de ses trésors, nous la devinions toujours « en plongée », c’est là avant tout ce qui rend l’âme de Hofmannsthal sans prix.
Mais la réceptivité n’est héroïque que si aussitôt, et de façon irrésistible, elle répond ; et l’héroïsme de la position de Hofmannsthal, c’est qu’en son cas subir et répondre ne font qu’un. Non plus seulement prélude de l’opération créatrice, appel, incitation à créer, – subir, ici, c’est déjà créer. Point où se décèle peut-être la particularité tout ensemble la plus subtile et la plus attachante du don de Hofmannsthal. Subir et créer n’apparaissent plus comme deux temps distincts : entre eux du moins l’intervalle ne nous est plus perceptible ; et lorsque l’œuvre surgit, il semble que ce soit de la pleine mer elle-même que monte, que s’ouvre, que s’épande l’opulent arc-en-ciel.
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L’arc-en-ciel, – ah ! n’y voyons pas seulement les armes du blason poétique de Hofmannsthal. Si tout être rare, unique, possède un attribut à l’intime ressemblance duquel il paraît fait, c’est à l’image de l’arc-en-ciel que le démiurge de la poésie se plut à former celui-ci. « Semblable à l’arc-en-ciel qui n’a pas de substance propre 8, notre âme est tendue sur l’irrésistible chute de l’existence », dit Gabriel dans L’Entretien sur la Poésie. L’âme de Hofmannsthal, – et non moins ce « miroir jumeau » : son art, où se juxtaposent toutes les couleurs du spectre, et où il suffit qu’il les juxtapose 9 pour que naissent les harmonies tantôt les plus impondérables et tantôt les plus chargées 10. D’autres se rassemblent, se contractent, avant en leur oeuvre de se donner, et pour se pouvoir donner ; chez eux la libéralité même du don implique la reprise en main qui le précéda, est fonction de sa sévérité. Pour recourir à l’exemple suprême, si de tels vers de Dante – ainsi que de la vision du poète à l’ultime chant du Paradis – se distille à jamais.
Nel cor lo dolce che nacque da essa
« dans le cœur la douceur qui d’elle naquit », – cette douceur même exprime, de la plus âpre tension, la détente surnaturelle, les gouttes d’un baume tout-puissant. Chez Hofmannsthal au contraire – dont il semble que ce soit en se donnant qu’il se trouve –, la largesse est le mouvement spontané, immédiat : déliée, dénouée – mais parce que si ductilement modelée sur une âme qui se rejoint dans l’acte par où elle se volatilise –, la poésie de Hofmannsthal, c’est l’écharpe d’une Iris spirituelle – impalpable mais diligente messagère qui, entre le monde et nous, multiplie, intensifie et affine sans cesse les transmissions.
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« Que, pour la durée d’un soupir, notre vie propre puisse toute délier, dissoudre en une vie étrangère, là gît la racine de toute poésie... et elle le peut, car nous et le monde ne sommes rien de différent. » Attestation où passe un aveu, celui-là même qui de tout son poids s’abat dans la cadence du dernier vers des Terzinen – mat, insondable, scellé tel une pierre tombale.
Und drei sind Eins : ein Mensch, ein Ding, ein Traum.
Et trois sont Un : un homme, une chose, un rêve.
Ces textes nous placent au point juste pour, de l’œuvre de Hofmannsthal, surprendre la « génération ». De même que pour un Descartes le clare ac distincte, que pour un Auguste Comte l’ »esprit positif » constituent des mots d’ordre sans doute nécessaires, – les « incertitudes », les « mystères », les « doutes » dont parle Keats, l’indistinction, l’indifférenciation que pose Hofmannsthal représentent pour le poète la donnée primitive 11, figurent tout ensemble la terre natale et le climat d’élection. Son acte propre – la sinueuse et imprévisible suite de ses actes, et ceux-ci n’aient-ils que la « durée d’un soupir » ; et eux-mêmes ne sont-ils pas souvent des soupirs sublimés 12 ? –, c’est de se dissoudre et non point de se construire : pour différent qu’il soit en son essence – et que dans son œuvre, à proportion même de sa grandeur, il nous apparaîtra, nous apparaît –, non seulement à l’aurore, mais à l’acmé de l’opération créatrice, il ne doit pas se sentir différent 13, mais tout au contraire confondu. « Und in aller Natur fühlte ich mich selber » – « Et dans la nature tout entière je me sentais moi-même », écrit lord Chandos dans la Lettre à Francis Bacon lorsqu’il lui dépeint cet état de « continuel enivrement » où tout ce qui existe était perçu par lui « comme une grande unité ». Or, que dit Gabriel dans ce passage de L’Entretien sur la Poésie – où l’intuition la plus subtile serpente à travers les mots telles les ramilles du végétal dans une agate herborisée :
Nos sentiments, nos ébauches de sentiments, tous les états les plus secrets et les plus profonds de notre être intime ne sont-ils pas de la plus étrange façon enlacés à un paysage, à une maison, à une propriété de l’air, à un souffle ? Un certain mouvement que tu fais en sautant d’une voiture, une nuit d’été lourde et sans étoiles, l’odeur des pierres humides dans un vestibule, la sensation glaciale de l’eau d’une fontaine coulant sur tes doigts : à quelques milliers de choses terrestres de cette nature toutes tes possessions spirituelles sont reliées, tous tes élans, toutes tes aspirations, toutes tes ivresses. Plus que reliées : les racines mêmes de leur vie y ont grandi, solidement implantées, de sorte que si tu les coupais de ce fond, elles se dessécheraient et se réduiraient à rien entre tes mains. Voulons-nous nous trouver ? Ce n’est point en nous qu’il faut descendre : c’est dehors que nous nous trouverons, dehors. Semblable à l’arc-en-ciel qui n’a pas de substance propre, notre âme est tendue sur l’irrésistible chute de l’existence. Nous ne possédons pas notre moi : c’est du dehors qu’il souffle vers nous, il nous fuit pour longtemps, puis nous revient dans un souffle. Notre « moi » ! le mot même est une métaphore. Des forces motrices nous font retour qui naguère une fois déjà en nous ont niché. Et sont-ce vraiment les mêmes ? N’est-ce pas bien plutôt leur couvée qui fut ramenée par quelque obscur mal du pays ? Il suffit : quelque chose revient, et quelque chose se rencontre en nous avec autre chose : nous ne sommes rien de plus qu’un pigeonnier 14.
Si diaphane est ici l’enveloppe d’un contenu en soi inépuisable que je m’en voudrais de la tenir sous la buée d’un vain commentaire. Aussi bien, lorsque Clément, après avoir concédé à son ami qu’ »il est difficile de ne pas douter de la personnalité de l’être humain », ajoute : « pour peu qu’on se mette à la peser, la puissance des choses extérieures apparaît effrayante », Gabriel introduit la réplique qui seule, en l’occurrence, importe : « Mais cette conception de l’existence est merveilleusement propice à la poésie... » Il n’en n’est pas de plus propice quand « la puissance des choses extérieures » rencontre chez le poète une non moins puissance de réponse. L’effroi le cède alors à l’indicible volupté de l’accablement, à cette stupeur comblée de la sensation où Hofmannsthal triomphalement s’abîme. Nul appel auquel il ne réponde 15 ; et irrésistibles entre tous sont ici les appels informulés du « dehors », qui peut-être tiennent en réserve, en récompense, cette indéfinissable rencontre avec soi-même qu’ingénieux à éluder, le « dedans » sans cesse refuse.
Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
« Heureux », dit Baudelaire, celui-là ! « Le langage des choses muettes », non seulement Hofmannsthal le « comprend sans effort » et nous le restitue, mais il y répond et il semble que par la manière dont il y réponde, il apaise, il étanche cette imploration ingénue et toujours leurrée qui nous fait honte, et parfois nous bouleverse, dans les grands yeux, humides et doux, étonnés et résignés, des enfants et des animaux. Le Stilleben 16 est son royaume, – royaume toujours en apparence immobile, mais d’une immobilité qui serre le cœur parce que toujours on la devine en attente d’être délivrée : « frère silencieux de toutes choses », « changeant de place sans bruit », inlassablement il y circule, et de sa baguette de magicien, libère.
Pour Hofmannsthal « le monde visible » fait bien plus que d’ »exister » : il ne le laisse pas en repos ; – toujours fasciné par lui, soit qu’il se penche sur sa fixité, soit au contraire qu’il ressente jusqu’à l’angoisse le déroulement ininterrompu de ses formes. Et alors ce ne sont plus seulement les choses, mais la vie extérieure de tous les êtres – y compris la sienne propre –, notre mode d’apparition, qui lui propose l’énigme la plus indéchiffrable : le monde visible tout entier défile telle une frise animée, dont il est impossible qu’elle n’ait pas une troisième dimension, mais qui la masque par sa présence même, et que par nul mouvement tournant ou enveloppant nous ne parvenons jamais à rejoindre. Cet état – celui du spectateur qui s’éprouve pris et entraîné dans une ronde sans commencement ni fin, et dont le sens lui échappe – nous a valu un des chefs-d’œuvre de la poésie distillée : la tout intraduisible Ballade des äusseren Lebens. De la frise, la Ballade capte au passage telles figures et tels sentiments – fruits surprenants et seuls attendus, qui choient dans le riche réseau du vers ; en vain le poète s’interroge : à quoi servent tous ces jeux, ce mouvement perpétuel puisque nous sommes seuls à jamais ? Mais il se reprend : « Et pourtant il dit beaucoup, celui qui dit Soir – un mot d’où profondeur et tristesse découlent comme, des rayons qui se vident, le miel pesant 17. « Un miel pesant » : la Ballade des äusseren Lebens l’est au même titre que le Giovanni Bellini des Offices, cette Allégorie de l’Arbre de Vie où verticales, juxtaposées et tout ignorantes l’une de l’autre, au sein de la lumière la plus également répartie, de mystérieuses figures baignent dans l’onction du crépuscule.
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Mais par-delà même cette qualité d’un royaume docile à la baguette du magicien, le Stilleben est pour Hofmannsthal le réceptacle d’une révélation toujours possible et jamais préparée, qui tout inexplicablement affleure et aussitôt envahit. « Un arrosoir, une herse abandonnée dans les champs, un chien au soleil, un pauvre cimetière, un estropié, une petite maison de paysan, peuvent devenir les réceptacles de la révélation 18. Tous ces objets et mille autres semblables, sur lesquels l’œil glisse habituellement avec une indifférence qui va de soi, peuvent subitement, à un moment que je ne saurais mesurer, se marquer pour moi d’une empreinte si auguste et si touchante, que tous les mots me paraissent trop pauvres pour l’exprimer. » Avec ce texte de la Lettre de Lord Chandos, nous voici de nouveau en face de l’essentielle, et toujours récurrente, expérience de la mystique profane 19 – qui, comme celles de la mystique sacrée, est à la fois de « centre » et de « cime ». « Il faut que le cœur soit ouvert, comme on ouvre un fruit, pour que l’esprit à son tour puisse ouvrir les idées », dit Rivière dans À la Trace de Dieu. Ah ! en ces moment-là quel n’est pas l’empan de l’intime ouverture, et jusqu’où ne va point le pouvoir d’ouvrir de l’esprit ! Si seulement le cœur pouvait ne pas se refermer !
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« De l’extase énigmatique, sans paroles et sans bornes, de la félicité qui n’a pas de nom », il est un autre réceptacle – dont, pour la compréhension de Hofmannsthal, on ne saurait surfaire la complexe, inépuisable et poignante portée. Le texte que j’ai cité plus haut se poursuit ainsi : « Et même l’image précise d’un objet absent peut, d’une façon tout incompréhensible, être élue pour se remplir jusqu’aux bords, avec une soudaine douceur, du flot montant d’un sentiment divin. » Extase d’une nature plus spéciale ; car si elle surgit de façon non moins « incompréhensible », si « un objet » en reste le réceptacle, le réceptacle cette fois n’est plus présent : c’est « l’image précise d’un objet absent » qui la suscite. « L’image précise d’un objet absent », – voilà le membre de phrase qui ici nous importe, et dont, par-delà même l’expérience à laquelle il a trait, il nous faut à l’infini dilater l’application. Nous sommes en effet au seuil même de la secretissima camera, de la chambre la plus secrète de cette âme et de cet art, – la chambre de l’Absence, à elle seule toute dédiée, où, comme dans le cadre idéal de quelque vaste et mouvant tableau d’autel, descendent, passent, se renouvellent sans cesse les légions des ressuscités 20 : êtres et objets, parfums et couleurs, sons et saveurs, s’évoquent l’un l’autre en vertu des seules « correspondances » de leurs qualités, se répondent, s’amalgament, – tous doués d’une telle intensité de présence qu’il semble que sur chacun d’eux l’absence ait comme posé l’émail d’un mystérieux glacis... L’absence ? Non pas, tout au contraire ce « quelque chose d’éternellement actuel » que « l’homme très élevé » ne cesse de « consulter en lui », le Présent même tel que Hofmannsthal nous a dit que « dans le poète, où nulle part, il réside », et qu’ »en lui d’une façon toute indescriptible il est entrelacé au Passé ». Qu’il s’agisse du temps aussi bien que de l’espace, imputer à l’absence une réalité radicale, dernière, aux yeux d’un Hofmannsthal est objet de scandale. La chambre de l’Absence n’est rien d’autre ici que la chapelle que Hofmannsthal maintient toujours ardente en expiation de la dérisoire étroitesse de notre notion du présent ; – et l’intensité de présence qu’ont en son œuvre les choses absentes est toute tributaire d’un prodigieux pouvoir d’ubiquité spirituelle 21 qui et du temps et de l’espace souverainement dispose.
Ubiquité spirituelle qui seule sans doute rend possible au poète de ne point faillir dans la tâche que Hofmannsthal lui assigne. « Le poète, nous dit-il, schafft die Welt der Bezüge, crée le monde des relations. » Le monde des relations – au sens à la fois le plus ample et le plus impondérable du terme, c’est le monde même de cet art ; – et tandis que sans fin il tisse les mailles bigarrées de ses réseaux, parfois on le surprend qui atterrit au monde spécial vers lequel le ramènent ses affinités les plus profondes et ses plus intimes prédilections : le monde de la Venise de terra ferma, celui des Sante Conversazioni, et celui du Concert champêtre, le monde qui, par la persuasive magie de Pater, affleure à nouveau dans The School of Giorgione, et où « life itself is conceived as a sort of listening, la vie elle-même est conçue comme un perpétuel acte d’écouter ». Mais s’il lui est loisible d’y atterrir, il sait que personne n’y peut séjourner à demeure. Objet pour un Pater, pour un Hofmannsthal, pour tels autres, d’une inguérissable nostalgie, – sur ce cercle enchanté, après le coucher du soleil, est descendue une Absence contre laquelle cette fois rien désormais ne prévaut. – Et c’est pourquoi dans l’art de Hofmannsthal, au sein de sa sourde opulence, pèse une tristesse saturée – celle-là même qui sur le Festin du Riche de Bonifazio, à la pourpre de velours, au cramoisi des satins, dans l’or bronzé des visages, partout est concentrée.
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Revenant sur « l’extase énigmatique, sans paroles et sans bornes », et cherchant à l’interpréter, lord Chandos écrit : « Il me semble alors que mon corps se compose de chiffres qui me donnent la clef de toute chose, ou bien que nous pourrions créer entre nous et toute l’existence des rapports nouveaux, féconds en pressentiments, si nous nous mettions à penser avec le cœur. Mais quand cet étrange enchantement me quitte, je ne puis rien en dire ; je pourrais aussi peu exprimer en paroles sensées en quoi a consisté cette harmonie entre moi et le monde entier et comment elle m’est devenue sensible, que je saurais fournir des indications précises sur les mouvements intérieurs de mes entrailles ou les arrêts de circulation de mon sang. » S’il avait connu Hofmannsthal, – répondant à lord Chandos, peut-être Francis Bacon aurait-il pu le tirer de sa perplexité, car alors il aurait eu à lui proposer l’exemple d’un homme qui s’est non pas mis « à penser avec le cœur », mais qui spontanément pense toujours de la sorte – d’abord parce qu’en lui la pensée est un phénomène tout aussi composite, tout aussi chargé, et non moins mystérieux – non moins au-delà de toute conscience claire et de toute appréhension distincte – que « les mouvements intérieurs des entrailles ou les arrêts de circulation du sang », – mais par-dessus tout parce que, ouvert dès l’origine comme un fruit, le cœur ne s’est jamais refermé.
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« Penser avec le cœur » : oh ! l’inépuisable parole, – et dont il est si beau qu’elle échoie à celui qui était le plus digne de la proférer, qui avait tous droits sur elle. La noblesse de Hofmannsthal, son Adel propre – au sens où il applique le mot à l’atmosphère de Shakespeare –, c’est d’être le grand seigneur de ceux qui « pensent avec le cœur ». Un tel privilège, il n’est qu’une vertu ici-bas qui le puisse mériter – celle qui est à la fois le centre et le point de ralliement de cette nature – : la vertu de générosité. Au moment de lui adresser ce simple salut, je songe à son frère aîné, à celui avec qui il offre tant de traits de ressemblance, au tout magnanime Liszt ; et je ne saurais mieux clore que sur son adage – que plus que quiconque peut-être aujourd’hui Hofmannsthal a médité et vécu – « Génie oblige. »
Charles DU BOS, 1927.
1 Éd. de la Pléiade, J. Schiffrin.
2 Il importe que je précise et délimite ici le point de vue auquel se place cet avant-propos. Introduisant à La Lettre de Lord Chandos et à L’Entretien sur la Poésie – c’est-à-dire à une jaillissante prose de poète, analogue à celle de notre Maurice de Guérin –, ces pages ne prétendent à rien d’autre qu’à être une contribution à l’étude de l’état lyrique – celui-là même qui est à la source de la poésie pure : elles se réfèrent au point de départ et non au point d’arrivée, à la nature du poète et non à celle de son œuvre. Or si jusqu’à sa trentième année, et dans la forme dramatique elle-même, Hofmannsthal est essentiellement un lyrique, à partir d’Elektra (1904) au lyrique succède le dramaturge. De l’œuvre de sa maturité, le drame constitue le massif central, – sous des acceptions multiples qui vont de la tragédie la plus âpre à la plus délicate comédie, et qui investissent le Mystère d’une dimension nouvelle. De ce drame d’ailleurs, bien loin d’être achevée, la croissance semble gagner sans cesse en poids et en gravité. Il va de soi qu’il ne pouvait être question d’aborder ici un thème du même ordre que celui que pose chez nous le théâtre de Claudel, avec lequel le théâtre de Hofmannsthal offre plus d’une affinité.
3 Lorsqu’il s’agit de l’auteur de Vorfühling, où nous font retour les zéphyrs de Shelley, comment ne point rappeler la parole de celui-ci, – ne point saluer ici l’émouvante rencontre ? « Les poètes sont une race de caméléons, ils prennent jusqu’aux couleurs du feuillage sous lequel ils passent. »
4 J’emprunte ce texte à la conférence que Hofmannsthal prononça à Berlin en 1905 sous le titre : Der Dichter und diese Zeit : le Poète et ce temps-ci, et qui ouvre l’édition en quatre volumes des Prosaische Schriften publiée par S. Fischer en 1907. – Dans l’édition à ce jour définitive des Werke en six volumes (S. Fischer, 1924), Hofmannsthal n’a pas cru devoir inclure le texte, sans doute en raison d’une sévérité – mais ici combien indue – de l’artiste envers le conférencier.
5 Ce passage était écrit lorsque je reçus Prière et Poésie de Henri Bremond où dès l’Avant-Propos j’eus la joie de lire ces lignes : « L’ancienne méthode ayant manifestement échoué, nous pensons être enfin plus heureux – et certainement nous ne serons pas plus malheureux – en recherchant, non plus de quoi est fait, mais comment se fait un poème ; en scrutant le mystère non plus du poème, mais du poète. Le mystère, non pas de son histoire personnelle, de ses amours, de ses faiblesses – cela fait l’objet d’une discipline toute différente –, mais de sa vie de poète en tant que poète, et telle qu’elle a passé dans son œuvre. » – C’est le cas pour moi de redire avec Proust : « Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre fortuite avec un grand esprit. »
6 Il va de soi que cette vue ne vaut de façon tout à fait générale que pour l’« état originel de la poésie », pour cet état de réceptivité pure qui prélude, qui doit préluder, à toute activité poétique. Dès l’instant qu’engagés dans la création proprement dite, il y aurait entre les poètes – et en ne tenant compte que des plus grands – de multiples discriminations à établir –. En partant de la distinction – informulable, et cependant réelle – qui existe entre la notion de centre et celle d’intersection, on pourrait relever les linéaments de deux races de poètes dont les armes respectives seraient le globe et l’arc-en-ciel. Un Dante, un Milton, un George – ceux dans le génie desquels un coup d’État initial et comme un sublime parti pris constituent une des pièces maîtresses – appartiendraient à la première ; à la seconde, la constellation de ceux que j’appellerais les poètes « traversés » : un Blake, un Shelley, un Swinburne, un Rilke, un Hofmannsthal.
7 « Receptivity is a large and massive power like fortitude. » – « La réceptivité est une puissance large et massive, qui ressemble à la force d’âme » (George Eliot).
8 À ceux qui seraient tentés de voir ici une propriété surtout négative, je me bornerai à rappeler les passages suivants de la Correspondance de Keats : « ... Cette qualité de tant d’importance en littérature, et que Shakespeare possédait dans de telles proportions – je veux dire la Capacité Négative, la faculté chez un homme de savoir exister au sein des incertitudes, des mystères, des doutes, sans vouloir d’irritante façon rejoindre à tout prix le terrain des faits et de la raison. » Et ailleurs : « Le caractère même du poète, c’est de n’en avoir aucun. Il est toutes choses, et il n’est rien... Il n’a pas de moi, pas d’identité. »
9 « Dans ses heures les plus hautes il lui suffit de juxtaposer, et ce qu’il juxtapose devient harmonieux. »
10 « Und es erwachten schwere Harmonien. » Der Tod des Tizian.
11 Et c’est pourquoi si, comme l’a dit Borchardt, dans « l’état originel de la poésie la philosophie gît encore enveloppée », si les « appréhensions » du poète sont « des lois non encore démontrées », – cependant le « Parnasse » ne comporte jamais – en tant que Parnasse – de « législateur » : les lois mêmes que, grâce à l’œuvre et aux intuitions du poète, le philosophe pourra dégager vaudront pour notre enrichissement psychologique, mais non point pour la création poétique elle-même.
12 « Quelques-unes s’élèvent à des sujets d’une grande hauteur ; d’autres ne sont, pour ainsi dire, que des soupirs de l’âme », est-il dit, dans l’Avertissement de l’Éditeur, pour certains des morceaux dont se composait le recueil princeps des Méditations poétiques de Lamartine. Et si l’ensemble de l’œuvre lamartinienne a souffert de la place indue accordée au soupir, il n’en est pas moins vrai que c’est cette qualité de « soupirs de l’âme » qui donne à telles pièces de Lamartine leur prix le plus particulier. Les « soupirs sublimés » d’un Shelley, d’un Verlaine, d’un Hofmannsthal, brises dont il semble que ce ne soit que parce qu’elles fuient qu’elles effleurent au passage d’une immatérielle caresse.
13 « L’homme très élevé » dont Valéry nous dit « qu’il n’est jamais un original », – n’est-ce pas aussi parce que c’est de façon tout involontaire, parce que c’est malgré lui qu’il diffère. Spontanément lui-même ne se sent pas différent, bien moins encore il n’y vise ; ce sont les autres, et la vie en général, qui mettent toute leur insistance à le contraindre à se tenir pour tel. La différence choyée, cultivée, sertie est le fait des originaux conscients, de dessein prémédité, de ceux qui n’ayant pas, selon la formule définitive de Valéry, à consulter en eux « quelque chose d’éternellement actuel », sont acculés à prendre leurs précautions et à vaquer aux détails.
14 Je ne saurais assez exprimer mon admiration pour cette page qui s’offre à nous avec la flexible inclinaison, les sveltes grappes, l’insinuant mais frais parfum d’une branche de lilas. Mais, non moins que sa beauté intrinsèque, il convient d’en marquer ici l’exceptionnelle valeur annonciatrice. L’Entretien sur la Poésie fut publié pour la première fois en 1904 dans les Unterhaltungen über literarische Gegenstände (où figurait en même temps le Dialogue imaginaire entre Balzac et Hammer-Purgstall sur les caractères dans le roman et dans le drame) ; La Lettre de Lord Chandos avait paru, elle, dès 1902. Or, à chaque page de l’Entretien et de la Lettre, avec une prescience comme atmosphérique, Hofmannsthal définit par anticipation et suit dans tout l’entrelacs de leurs nuances ces questions mêmes qui nous sollicitent le plus aujourd’hui. Sur la « poésie pure » je ne sais rien tout ensemble de plus profond et de plus pertinent que l’Entretien de 1904, où se pose également, en fonction de la nature du poète, le problème de la personnalité polymorphe, de la réalité ou de l’irréalité du moi ; et en 1902, la Lettre de Lord Chandos, où s’enregistre la perte de « la faculté de traiter avec suite, par la pensée ou par la parole, un sujet quelconque », décrivait la crise de la raison discursive et célébrait la toute-puissante plénitude de ces états de grâce qui sont ceux de la mystique profane.
15 The World
Is full of voices ; man is call’d and hurl’d
By each ; he answers all,
Knows ev’ry note and call !...
(Henry VAUGHAN, Distraction.)
16 Stilleben, mot tout irremplaçable où – et afin de caractériser le mode de vie qui lui est propre – l’adjectif still concentre les trois qualités du règne de la chose : la qualité statique, la qualité paisible, la qualité silencieuse. – En regard de la dense appropriation et de la beauté du vocable allemand, Camille Mauclair signalait autrefois à quel point est scandaleux notre terme de nature morte ; et il n’est pas davantage possible de recourir à celui d’inanimé, surtout lorsqu’il s’agit d’un poète qui sait si bien nous faire sentir que l’inanimé a une âme.
17 Und dennoch sagt der viel, der « Abend » sagt,
Ein Wort, daraus Tiefsinn und Trauer rinnt
Wie schwerer Honig aus den hohlen Waben.
18 « Alors, bien en dehors de ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà de l’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle » (Du côté de chez Swann). Lorsque je signalais la valeur annonciatrice de l’Entretien et de la Lettre, au moins autant qu’au Proust de l’irréalité du moi, c’est à celui-ci que je songeais. Identique est ici la notion de réceptacle. Par ce qu’il faudrait appeler le génie des « perceptions obscures » Holmannsthal et Proust sont tout proches. Je reste ici dans la zone de la pure qualification ; je n’aborde point celle de l’analyse philosophique : ce n’est donc pas le lieu de revenir sur le problème de fond que pose l’expérience spirituelle du réceptacle, – problème que j’ai amorcé dans Approximations, que Ramon Fernandez a creusé et éclairé dans Messages, et qui en soi recèle de quoi m’occuper jusqu’au terme.
19 Aujourd’hui, c’est par scrupule – peut-être même par un usage cette fois abusif du scrupule – que je maintiens encore entre les deux ordres : le profane et le sacré, une distinction que les admirables coups de sonde d’un J. Middleton Murry et d’un Henri Bremond – l’un parti du profane et l’autre du sacré – visent précisément à éliminer.
20 « Il aimait les choses absentes. » De qui est-elle, cette phrase, et à qui s’applique-t-elle ? Le souvenir m’en échappe ; mais, comme – ainsi qu’on le verra dans Les Chemins et les Rencontres – Hofmannsthal ne peut se rappeler d’où lui viennent les paroles d’Agur, je me risque à la lui adresser pour qu’il la glisse dans le médaillier des devises qui lui conviendraient le mieux. Si, à titre de devise, il l’écarte, qu’il la réserve pour une édition nouvelle de son inappréciable Bach der Freunde.
21 Ce pouvoir d’ubiquité spirituelle, Hofmannsthal l’a toujours détenu. Dès 1892, dans Der Tod des Tizian – une des œuvres les plus surprenantes qu’ait jamais produite la dix-huitième année – ce pouvoir éclate et aussitôt comble. Seul le Page du Prologue a qualité pour en exprimer le suc :
Doch mir gefällt’s weil’s ähnlich ist wie ich :
Vom jungem Ahnen hat es seine Farben
Und hat den Schmelz der ungelebten Dinge ;
Altkluger Weisheit voll und frühen Zweifels,
Mit einer grossen Sehnsucht doch, die fragt.
« Et pourtant cette pièce me plaît, car elle me ressemble : des divinations de la jeunesse, elle porte les couleurs ; elle est lustrée de l’émail des choses qui n’ont pas été vécues. Pleine d’une sagesse expérimentée et d’un doute précoce, c’est avec une grande aspiration toutefois qu’elle interroge. » Par ce don d’ubiquité spirituelle aussi, Hofmannsthal est un grand initiateur, si l’on songe que ce n’est qu’en 1909, avec Provinciales, que se dévoile celui que nous chérissons en notre Giraudoux.