Fragments sur Novalis 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Bernard Groethuysen

ces Fragments en attendant le livre

dont il a accepté la dédicace, –

en témoignage de plus de trente ans

d’une amitié sans nuage.

C. D. B.     

 

 

I

 

 

LE CLIMAT

 

 

« Tu autem eras interior intimo meo... Mais vous étiez plus intérieur en moi que mon fond le plus intime 2 » : aveu par lequel dans Les Confessions saint Augustin constate, salue la présence de Dieu et Lui rend grâces, – et c’est l’honneur de Novalis qu’à son sujet on le puisse évoquer. Novalis est un des plus purs exemples de ce génie de la vie intérieure que l’Allemagne semble produire au même titre que sa musique – et qui, lui aussi, est une musique : la musique ininterrompue de l’âme. De la vaste sphère religieuse et spirituelle, Novalis occupe le pôle inverse de cellui qu’occupe Pascal ; à les confronter, non seulement leurs positions, mais bien plus profondément leurs climats respectifs se précisent, s’éclairent l’un l’autre, et du même coup peut-être les deux grandes directions où les natures de naissance spirituelles et religieuses spontanément s’engagent. C’est pourquoi je ne saurais, en guise d’introduction, mieux vous acclimater à l’atmosphère de Novalis qu’en vous rappelant en regard l’atmosphère de Pascal, – de celui dont la suprême parole est d’un accent si différent : « Que Dieu ne m’abandonne jamais 3 ! »

« Dieu sensible au cœur », c’est ainsi que Pascal définit la foi ; et ce n’est que lorsque le sentiment le déserte qu’il tend à perdre pied ; mais pour Pascal Dieu n’est sensible au cœur qu’en vertu du don tout gratuit de la grâce divine : tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous mettre en état de réceptivité, de préparer les voies à la descente de la grâce. Et cette grâce est bien une descente de Dieu en nous : il visite le cœur, mais il n’y réside pas, j’entends en permanence : sans doute plus le cœur sera sanctifié, plus il approchera de sa perfection, et plus dans les intervalles il ne vivra que du souvenir de ces visites mêmes ; mais enfin il y a deux termes : Dieu, et Dieu sensible au cœur : un objet 4, et un état créé par cet objet. Dieu – ainsi qu’il ressort si clairement du document pascalien capital, du Mémorial du 23 novembre 1654 – fond sur le cœur, l’emplit, le comble : il y a alors fusion, union ; – puis la grâce se retire, qui, peut-être réapparaîtra ; et le cœur, lui, redevient mémoire et attente. Le Dieu de Pascal favorise le cœur de ses descentes : il n’est pas de façon constante intérieur au cœur lui-même 5. Or supposez que soit donnée la situation inverse : il existe des natures – et Novalis est éminemment de celles-là – chez lesquelles il semble que, de façon permanente, Dieu soit intérieur au cœur lui-même, et qu’elles le sachent : cependant il a beau leur être intérieur, il ne leur est pas continûment sensible ; pas plus que les premières elles n’échappent aux intermittences du sentiment : ici, comme tout à l’heure, il faut qu’intervienne un état de grâce ; mais dans les deux cas il s’agit si peu de la même grâce qu’elles diffèrent du tout au tout : dans le premier cas la grâce était le don de Dieu, dans le second cas le don de Dieu c’est que Dieu soit intérieur au cœur ; et la production de l’état de grâce – qui muera le Dieu intérieur en un Dieu sensible – est ici œuvre non plus divine mais humaine, et réside essentiellement dans le fait de se montrer à tout instant fidèle au Dieu que l’on ne cesse de porter dans les dernières et immobiles profondeurs de l’être intime. La foi ne joue pas un moindre rôle dans le second cas que dans le premier, mais avec une acception, dans des nuances assez autres, : il s’agit ici moins de croyance que de fidélité ; on ne doute guère d’un Dieu qui est à l’intérieur du cœur même, qu’on y sait toujours présent ; mais ce Dieu, on le visite ou on ne le visite pas : c’est là qu’est transféré, que se joue le drame spirituel ; – et vous voyez qu’ici le renversement des termes est complet : ce n’est plus Dieu qui visite le cœur, c’est en un certain sens le cœur lui-même qui visite Dieu, – ce Dieu dont au début du quatorzième siècle, un des plus grands mystiques allemands, Meister Eckhart, disait qu’il gît dans le cœur de l’homme comme le trésor caché dans le champ de la parabole évangélique. Cette position du problème religieux et spirituel doit être saisie dès l’origine si l’on veut ne commettre aucun contre-sens ni sur l’importance ni sur la particularité de la vie et de l’œuvre de Novalis. Entre les deux conceptions, la différence fondamentale consiste en ceci que dans la première il y a un objet tout à fait extérieur à l’âme, infiniment au-dessus d’elle, situé vis-à-vis d’elle dans le même éloignement astral que les autres mondes vis-à-vis du nôtre, et créant à volonté dans cette âme certains états ou ne les créant pas ; – dans la seconde au contraire, l’objet est si intérieur à l’âme qu’un autre mystique allemand a pu dire : « Gott ist mir näher angehörig als mein Leib – Dieu m’est plus proche, m’appartient de plus près que mon corps » – et peu à peu, dans la continuité de ces échanges indicibles entre Dieu et l’âme, toujours davantage objet et état tendent à ne plus faire qu’un, jusqu’à ce qu’au terme du processus la religion en son essence devienne un pur état, un état qui n’a presque plus besoin d’un objet, – et, à la limite, Dieu même ici n’est rien d’autre que l’âme, alors qu’elle se sent en tant qu’âme dans son ultime profondeur.

Dans la zone du génie, la personne de Novalis est en quelque sorte le lieu où pour la première fois s’opère cette transmutation. « Alle unsre Neigungen scheinen nichts als angewandte Religion zu sein. Das Herz scheint gleichsam das religiöse Organ. Vielleicht ist das höhere Erzeugnis des produktiven Herzens – nichts anders als der Himmel. lndem das Herz, abgezogen von allen einzelnen wirklichen Gegenständen, sich selbst empfindet, sich selbst zu einem idealischen Gegenstande macht, entsteht Religion. Alle einzelnen Neigungen vereinigen sich in Eine, deren wunderbares Objekt ein höheres Wesen, eine Gottheit ist ; daher echte Gottesfurcht alle Empfindungen und Neigungen umfasst. Dieser Naturgott isst uns, gebiert uns, spricht mit uns, erzieht uns, beschläft uns, lässt sich von uns essen, von uns zeugen und gebären ; kurz, ist der unendliche Stoff unsrer Täigkeit und unsers Leidens. Machen wir die Geliebte zu einem solchen Gott, so ist dies angewandte Religion. » « Tous nos penchants semblent n’être rien d’autre que de la religion mise en pratique. De la même façon, le cœur semble l’organe religieux. Peut-être le produit le plus élevé du cœur productif n’est-il rien d’autre que le ciel. Lorsque, se détachant de tout objet particulier et réel, le cœur se sent lui-même, lorsqu’il devient à lui-même son propre objet idéal, alors naît la religion. Tous les penchants isolés se fondent en un penchant unique, dont le miraculeux objet est un être plus haut, une divinité ; d’où vient qu’une authentique crainte de Dieu enveloppe toutes les sensations et tous les penchants. Ce Dieu naturel nous consomme, nous enfante, s’entretient avec nous, nous éduque, se donne à nous, se laisse consommer, engendrer, enfanter par nous ; en un mot, il est l’étoffe infinie de notre agir et de notre pâtir. – Si nous faisons de la femme aimée une pareille divinité, c’est de la religion mise en pratique 6 ». Réservons pour l’instant la dernière phrase sur laquelle nous aurons longuement à revenir. Sur la position et sur le climat de Novalis, ce fragment projette des flots de lumière. Le cœur ici est non seulement organe religieux, mais bien agent productif. « Lorsque... le cœur se sent lui-même, lorsqu’il devient à lui-même son propre objet idéal, alors naît la religion. » Cette phrase nous place au centre même. Il ne suffit plus de dire que tout objet extérieur est résorbé ; il faut ajouter que la productivité du cœur enfante un objet idéal, que sans doute aussitôt le cœur différencie, exhausse, consacre, intronise, mais qui, en son essence, n’en reste pas moins lié, du lien le plus intime, à l’acte même qui le posa. « Lorsque... le cœur se sent lui-même », ce qui se dégage, c’est l’âme ; et chez Novalis il en « naît » en effet une « religion », mais où le « Dieu naturel » est avant tout l’âme elle-même alors qu’elle s’éprouve divine.

Dans semblable religion, l’état – l’état du sentir – est tout, parce qu’ici l’objet idéal lui-même dépend du fait qu’à tout moment le cœur se maintienne productif. L’« interior intimo meo » est plus que l’accent qu’à tout autre l’on préfère : il est la condition même, la nécessité. « Nach Innen geht der geheimnisvolle Weg. In uns, oder nirgends ist die Ewigkeit mit ihren Wellen, die Vergangenheit und Zukunft. C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux. En nous, ou nulle part, est l’éternité avec tous ses mondes, le passé et l’avenir 7 » ; et le disciple à Saïs, qui n’est autre que Novalis, dit : « Mich führt alles in mich selbst zurück. Tout me ramène en moi-même 8. » Les Allemands ont un beau mot : celui de Verinnerlichung pour désigner ces états qui à travers les siècles demeurent chez les meilleurs d’entre eux au premier plan de leurs préoccupations. La rentrée en soi, l’approfondissement ininterrompu de la vie intérieure, et toujours avec le même objectif : celui d’approcher et de joindre l’âme en son centre divine, – c’est Novalis déjà presque tout entier, et c’est le climat spirituel dans lequel baignent et sa vie et son œuvre.

 

 

 

II

 

 

L’ÉCLAIRAGE

 

 

« Novalis zeigt uns alle Dinge in einem ihm eigenen Lichte. Indem wir nur seinen Namen uns zurückrufen, so umfängt uns die Welt, wie si ihm erschien, wie ein abendstilles Tal einem Wanderer, der mit den letzten Strahlen der Sonne vom Gebirge hinabsteigt : stille, warme Luft ringsum : in weissem mattem Glanze steht an dem noch blaulichen Himmel der Mond : traulich umschliessen uns die Berge, aber sie engen uns nicht ein : kein Gedanke kommt uns, dass jenseits ihre Pfade nach unruhigen Städten und Ländern laufen. Alles vereinigt sich zu diesem Eindruck, seine Denkart, sein Schicksal, die Verhältnisse, in denen er lebte. Er war so fern von dem Lärm des Tages. Die Not des Lebens berührte ihn nicht. Eben kaum gereift, erlebt er jene glücklichen Jenaer Tage, in denen die romantische Weltansicht in ihrer Blüte stand, in denen Friedrich und Wilhelm Schlegel, Ludwig Tieck und Schelling den Traum einer neuen Poesie und Philosophie träumten. Er prägt dem was damals geschah, etwas von seiner vornehmen, tiefen Seele auf ; bevor er das dreissigste Jahr erreicht hat, stirbt er. Ueber seinem Andenken liegt ein Schimmer von Poesie, der auch aus allen Worten seiner Freunde glänzt, sooft sie von ihm reden. – Novalis nous montre toutes choses dans une lumière qui lui est propre. Il suffit que nous prononcions son nom pour que nous environne le monde tel qu’il lui apparaissait, – semblable à une vallée qui repose dans le calme du soir, et se découvre au voyageur tandis qu’aux derniers rayons du soleil il redescend de la montagne : tout alentour, l’immobile chaleur de l’air : au ciel encore bleu, le mat éclat argenté de la lune : les montagnes nous enveloppent, mais avec une intimité qui n’a rien d’opprimant : jamais l’idée ne nous vient que de l’autre côté les routes mènent à des villes et à des régions tumultueuses. Tout concourt à cette impression : le mode de penser de Novalis, son destin, les conditions dans lesquelles il vécut. Il était si loin du bruit de l’actualité, soustrait au pressant contact de la vie. À peine mûr, lui échoit l’expérience de ces jours heureux d’Iéna où la vision romantique de l’univers était dans sa fleur, où Frédéric et Guillaume Schlegel, Tieck et Schelling rêvaient le rêve d’une poésie et d’une philosophie nouvelles. À ce qui se passa alors, il communique, en quelque mesure, l’empreinte de la qualité et de la profondeur de son âme ; avant qu’il n’ait atteint la trentième année, il meurt. Sur sa mémoire flotte une lueur de poésie, et qui s’étend à toutes les paroles de ses amis chaque fois qu’ils l’évoquent 9. »

J’ignorais le texte de Dilthey lorsqu’à la fin d’août 1911, en cet été où nous fut vraiment dispensée « l’immobile chaleur de l’air », je séjournais dans la vallée de Reinhardsbrunn, au cœur de la forêt de Thuringe. Période la plus tendue des longues négociations consécutives à la crise d’Agadir : aux heures de courrier, on se penchait avec anxiété sur les journaux ; – et cependant, en dépit de l’inquiétude même, que l’on était « loin du bruit de l’actualité », qu’il était difficile de concevoir que « de l’autre côté les routes » menassent « à des villes et à des régions tumultueuses » ! Compagnon quotidien de mes promenades et de mes haltes, où retrouverai-je, pour lire Novalis, paysage qui aussi bien lui convienne ? La pure senteur des pins, le sable roux et la ferme élasticité du sol, les grands étangs, si tranquilles et si limpides, avec, sur les bords, des végétations du brun le plus délicat, et qui offraient à l’œil la même transparence ingénue que la prose des Lehrlinge zu Sais, qui, comme elle, émerveillés, semblaient encerclés de leur propre enchantement. À la descente du soir, dont la douceur unifie, tout entier le paysage se recueillait autour du château grand-ducal : j’avais alors l’impression que revivait sous mes yeux l’expérience relatée dans le Journal lorsque, de Tennstedt, Novalis gagnait à cheval le château de Grüningen, le château de Sophie. « Un homme me désigna dans le lointain le château de Grüningen : j’avançai allègrement, franchis à cheval la rivière et me trouvai corps et âme à Grüningen, ou bien plutôt mon corps y rencontra mon âme qui déjà y résidait. À l’hôtellerie, tout près de l’entrée du village, je mis pied à terre, attachai ma monture et m’enquis de quelqu’un qui pût porter une lettre au château. Une jeune femme s’offrit ; ma présence paraissait éveiller les soupçons des gens qui riaient entre eux et me dirent que le maître n’était pas à la maison. Je chargeai la messagère de mentionner que la lettre venait de Tennstedt où le porteur était retourné aussitôt, et d’ajouter mille compliments. Elle partit sur-le-champ, et une autre jeune femme me dit qu’il devait s’agir d’un secret : elle avait l’air de me tenir pour ce que j’étais en effet, pour un adorateur de quelqu’une des dames du château. Je réitérai ma prière que, dans le cas où l’on s’informât de moi, l’on assurât que j’étais reparti incontinent à cheval pour Tennstedt. Je quittai lentement le village, considérai avec nostalgie le château jaune de l’autre côté de l’eau – et pris le trot. Toutes les dix minutes, je m’arrêtais et regardais autour de moi. La contrée m’est devenue si vivante, je voulais en graver dans ma mémoire tous les détails 10. » – « Jenseits des Wassers sah ich das gelbe Schloss sehnsuchtsvoll an » : sur le château, jaune lui aussi, du grand-duc de Cobourg-Gotha, la page de Novalis avait posé son ensorcellement : corps et âme, j’étais bien dans un même lieu, mais où Reinhardsbrunn et Grüningen d’indicible manière s’amalgamaient ; et lorsque, quelques années plus tard, je découvris le texte de Dilthey, je reconnus qu’il m’avait été concédé de lire Novalis au moins une fois dans l’éclairage qui lui est propre.

 

 

 

III

 

 

LA NOTION DE STIMMUNG

 

 

« Das Beste ist überall die Stimmung. – Le meilleur réside partout dans la stimmung 11. » Cette parole des Lehrlinge zu Sais figure la devise de Novalis : orientant toutes ses démarches intimes, elle commande son attitude vitale elle-même. À vaut de la voir à l’œuvre, il est indispensable de définir, si approximativement que ce soit, la notion de stimmung.

De langue à langue, pour des motifs trop évidents, les mots les plus intraduisibles sont ceux qui importent le plus, – ces mots qui constituent les « mères » (en l’acception où Goethe prend le vocable) de tout un mode de penser et sentir, qui, dans le cadre de la grande famille humaine, confèrent à chaque peuple ce qu’il faudrait appeler son individualité métaphysique. Ceux que la sympathie et une longue expérience ont initiés aux habitus allemands – ces habitus dont, d’une façon générale, Jacques Maritain dit si bien qu’ils « sont comme des titres de noblesse métaphysiques 12 » – savent le prix attaché au rôle de la stimmung. Le mot désigne tout ensemble l’accord d’un instrument et la disposition d’une âme, et c’est au point de jonction des deux sens, dans leur interpénétration même, que le phénomène a lieu : une âme en état de stimmung est une âme tout accordée 13. Accord spontané, dû, quand il se produit, à un mystérieux contact, où l’harmonie ne relève pas de quelque processus de réglage, qui n’a rien de commun avec la recherche, la conquête ou même l’obtention d’un équilibre. La stimmung est donnée ; et, reçu, le don devient (dans toutes les significations cette fois du terme) la donnée centrale ; mais à partir du don et de la donnée, pour l’âme qui ne prise ici-bas que l’état où elle est accordée, surgit un problème entre tous délicat : cette note qui au-dedans a résonné, qui engendra l’accord, à la faveur de laquelle, soustraite au reproche, l’âme éprouve sa qualité d’instrument, pourra-t-elle se muer en une note tenue ? prolonger, maintenir, creuser sa résonnance au sein de la vie qui, de son côté, se poursuit ? Où tout dépend de la stimmung, où ce sont les états – et les états du sentir – qui règnent et souverainement décident, est-il possible de surmonter l’autre donnée, la donnée inverse : « les intermittences du cœur » ? De ce problème nous allons constater que Novalis présente le cas limite.

 

 

 

IV

 

 

LES ANTÉCÉDENTS FAMILIAUX, LES HERRNHUTER ET LES CANTIQUES SPIRITUELS DE NOVALIS

 

 

Faute de place il ne nous a pas été possible de publier ici le début de ce fragment IV qui a trait au père de Novalis, au Baron Érasme de Hardenberg, à ses crises religieuses et à l’influence bienfaisante qu’exercèrent sur lui les écrits du comte de Zinzendorf et le contact avec le piétisme des frères Moraves ou Herrnhuter.

N.D.L.R.     

 

... Novalis est, par définition même, l’homme pour qui « les choses invisibles » sont « réelles », chez qui « le pouvoir de se les représenter vivement » dans leur réalité constitue la donnée première et presque l’innéité – à tel point que, pour se représenter vivement dans leur réalité les choses visibles, par un processus inverse du processus normal, il lui faut toujours fournir un effort quasi-contre-nature, et qui ne devait aboutir qu’à la veille de sa mort. D’autre part Spenlé signale avec raison que c’est sans doute aux précédents de Zinzendorf et des Herrnhuter que peut être imputé le développement de ce qui allait devenir sa « faculté maîtresse » que lui-même appelle : « l’imagination du cœur 14 ». Rappelons-nous le passage que nous avons cité et commenté : « Le cœur semble l’organe religieux. Peut-être le produit le plus élevé du cœur productif n’est-il rien d’autre que le ciel. » Enfin, il convient de reconnaître que Zinzendorf avait devancé Novalis dans la fidélité inébranlable à la personne du Christ, et puisque nous avons fourni un exemple de ses intempérances de langage, plaçons ici en regard le touchant texte de Zinzendorf dont, de façon directe, Novalis est tributaire. Zinzendorf raconte qu’à l’âge de huit ans, dans une nuit d’insomnie fiévreuse, il avait vu se dérouler devant sa conscience les arguments les plus raffinés de l’incrédulité. « Mais parce que j’éprouvais pour le Sauveur un attachement tendre et loyal, les arguments de la pensée raisonnante n’eurent d’autre effet que de troubler mon sommeil. Seul l’objet de ma croyance répondait à mon désir ; quant à mes pensées, elles me furent odieuses, et je pris dès lors la résolution formelle de m’en tenir, en toute simplicité, à la vérité qu’avait saisie mon cœur et à rejeter loin de moi tout ce qui ne pouvait se déduire de ce principe. Je me dis en moi-même : Alors même que tous renieraient mon bon Seigneur, je veux cependant m’attacher à lui et vivre et mourir avec lui. Ainsi pendant de longues années j’ai vécu avec lui comme avec un compagnon d’enfance. Mais je ne compris pas entièrement la grandeur de son martyre, jusqu’au jour où je fus à tel point touché de tout ce qu’avait souffert pour moi mon Créateur, que j’éprouvai, au milieu de mes larmes, sa présence invisible. Je me dis à moi-même : s’il était possible qu’il y eût un autre Dieu, je préférerais être damné avec le Sauveur qu’être bienheureux avec cet autre Dieu 15 ». Or ce sentiment est le thème du sixième des Geistliche Lieder, des Cantiques spirituels de Novalis :

 

        Wenn alle untreu werden,

        So bleib ich dir doch treu ;

        Dass Dankbarkeit auf Erden

        Nicht ausgestorben sei.

        Für mich umfing dich Leiden,

        Vergingst für mich in Schmerz ;

        Drum geb ich dir mit Freuden

        Auf ewig dieses Herz.

 

        Oft muss ich bitter weinen,

        Dass du gestorben bist,

        Und mancher von den Deinen

        Dich lebenslang vergisst.

        Von Liebe nur durchdrungen

        Hast du so viel getan,

        Und doch bist du verklungen,

        Und keiner denkt daran.

 

        Du stehst voll treuer Liebe

        Noch immer jedem bei,

        Und wenn dir keiner bliebe,

        So bleibst du dennoch treu ;

        Die treuste Liebe sieget,

        Am Ende fühlt man sie,

        Weint bitterlich und schmieget

        Sich kindlich an dein Knie.

 

        Ich habe dich empfumden,

        O ! lasse nicht von mir ;

        Lass innig mich verbunden

        Auf ewig sein mit dir.

        Einst schauen meine Brüder

        Auch wieder himmelwärts,

        Und sinken liebend nieder,

        Und fallen dir ans Herz.

 

« Si tous te deviennent infidèles, je te resterai pourtant fidèle, en sorte que la gratitude ne périsse point tout à fait sur terre. Pour moi tu fus environné de douleurs, pour moi tu mourus au milieu des souffrances ; aussi je te donne avec joie et pour toujours ce cœur. – Souvent il me fallut amèrement pleurer que tu fusses mort, et que nombre des tiens leur vie durant t’oublient. Rien que d’amour tout pénétré tu as tant fait, et cependant tu t’es éteint, et personne n’y pense. – Plein d’amour fidèle tu te tiens toujours encore au côté de chacun, et si nul ne te reste, toi pourtant tu restes encore fidèle ; l’amour le plus fidèle remporte la victoire, à la fin l’on sent sa présence, on pleure amèrement, et, à la manière des enfants, on se serre contre tes genoux. – Je t’ai éprouvé, ô ! ne laisse rien de moi se détacher de toi, fais qu’intimement uni à toi, je sois éternellement avec toi. Un jour viendra où mes frères regarderont à nouveau vers le ciel, où ils tomberont avec amour à genoux et s’abattront sur ton cœur 16. »

La fidélité, à quel degré de profondeur Novalis ne la ressent-il pas, et quels accents d’amour ne trouve-t-il pas pour l’exprimer, – les accents de la plus persuasive simplicité. Que Novalis s’adresse à Jésus ou à Marie, tous les Cantiques spirituels sont écrits sous le signe des deux vers sur lesquels s’achève le premier des hymnes à Marie :

 

        Die Kindeslieb’ und Kindestreu

        Wohnt mir von jener goldnen Zeit noch bei.

 

« L’amour et la fidélité de l’enfant, je les ai, depuis cet âge d’or, toujours gardés au fond de mon cœur. » Fidélité, gratitude, confiance, ferveur tendre et ingénue, – telles sont les qualités qui pénètrent de part en part les Cantiques spirituels, qui les irriguent et les embaument 17. Ce qui leur donne leur caractère unique, c’est qu’ils sont à proprement parler les lieder de la piété, – que, dans une mélodie aussi limpide que celle de Schubert, une piété aussi transparente, aussi florale que celle de l’École de Cologne, du Stephan Lochner de la Vierge à la violette, ouvre, épanouie, sa corolle. Puisque nous ne disposons pas ici de l’espace qu’il faudrait pour étudier en détail les Cantiques spirituels, transcrivons du moins encore le premier d’entre eux, l’action de grâces rendue au Christ :

 

        Was wär ich ohne dich gewesen ?

        Was würd ich ohne dich nicht sein ?

        Zu Furcht und Aengsten auserlesen,

        Ständ ich in weiter Welt allein.

        Nichts wüsst ich sicher was ich liebte,

        Die Zukunft wär ein dunkler Schlund,

        Und wenn mein Herz sich tief betrübte,

        Wem tät ich meine Sorge kund ?

 

        Einsam verzehrt von Lieb’ und Sehnen,

        Erschien mir nächtlich jeder Tag ;

        Ich folgte nur mit heissen Tränen

        Dem wilden Lauf des Lebens nach.

        Ich fände Unruh im Getümmel,

        Und hoffnungslosen Gram zu Haus.

        Wer hielte ohne Freund im Himmel,

        Wer hielte da auf Erden aus ?

 

        Hat Christus sich mir kundgegeben,

        Und bin ich seiner erst gewiss,

        Wie shnell verzehrt ein lichtes Leben

        Die bodenlose Finsternis.

        Mit ihm bin ich erst Mensch geworden ;

        Das Schicksal wird verklärt durch ihn,

        Und Indien muss selbst in Norden

        Um den Geliebten fröhlich blühn.

 

        Das Leben wird zur Liebesstunde,

        Die ganze Welt spricht Lieb’ und Lust.

        Ein heilend Kraut wächst jeder Wunde,

        Und frei und voll klopft jede Brust.

        Für alle seine tausend Gaben

        Bleib ich sein demutvolles Kind,

        Gewiss ihn unter uns zu haben,

        Wenn zwei auch nur versammelt sind

 

        O ! geht hinaus auf allen Wegen

        Und holt die Irrenden herein,

        Streckt jeden eure Hand entgegen

        Und ladet froh sie zu uns ein.

        Der Himmel ist bei uns auf Erden,

        Im Glauben schauen wir ihn an ;

        Die Eines Glaubens mit uns werden,

        Auch denen ist er aufgetan.

 

        Ein alter schwerer Wahn von Sünde

        War fest an unser Herz gebannt ;

        Wir irrten in der Nacht wie Blinde,

        Von Reu und Lust zugleich entbrannt.

        Ein jedes Werk schien uns Verbrechen,

        Der Mensch ein Götterfeind zu sein,

        Und schien der HimmeI uns zu sprechen,

        So sprach er nur von Tod und Pein.

 

        Das Herz, des Lebens reiche Quelle,

        Ein böses Wesen wohnte drin ;

        Und ward’s in unserm Geiste helle,

        So war nur Unruh der Gewinn.

        Ein eisern Band hielt an der Erde

        Die bebenden Gefangnen fest ;

        Furcht vor des Todes Richterschwerte

        Verschlang der Hoffnung Ueberrest.

 

        Da kam ein Heiland, ein Befreier,

        Ein Menschensohn voll Lieb’ und Macht,

        Und hat ein allbelebend Feuer

        In unserm Innern angefacht.

        Nun sahn wir erst den Rimmel offen

        Als unser altes Vaterland,

        Wir konnten glauben nun und hoffen

        Und fühlten uns mit Gott verwandt.

 

        Seitdem verschwand bei uns die Sünde,

        Und fröhlich wurde jeder Schritt ;

        Man gab zum schönsten Angebinde

        Den Kindern diesen Glauben mit ;

        Durch ihn geheiligt zog das Leben

        Vorüber, wie ein selger Traum

        Und ewger Lieb’ und Lust ergeben

        Bemerkte man den Abschied kaum.

 

        Noch steht in wunderbarem Glanze

        Der heilige Geliebte hier.

        Gerührt von seinem Dornenkranze

        Und seiner Treue weinen wir.

        Ein jeder Mensch ist uns willkommen,

        Der seine Hand mit uns ergreift

        Und in sein Herz mit aufgenommen

        Zur Frucht des Paradieses reift.

 

« Que serais-je devenu sans toi ? Que ne deviendrais-je pas sans toi ? Doué pour la crainte et les angoisses, je serais seul au sein du vaste monde. Je ne saurais jamais avec sûreté ce que j’aime, le ténébreux avenir me prendrait à la gorge ; et lorsque mon cœur se troublerait profondément, à qui révélerais-je mon souci ? – Solitaire, consumé d’amour et de nostalgie, chaque jour m’apparaîtrait nuit. Tout en versant de chaudes larmes, je ne pourrais que m’abandonner au fougueux courant de la vie. Dans le tumulte, je trouverais l’inquiétude, et, à la maison, le chagrin sans espoir. Qui tiendrait sans ami au ciel, qui tiendrait ici-bas sur terre ? – Le Christ s’est-il manifesté à moi, suis-je assuré de son existence, ô ! qu’une vie lumineuse a tôt fait de dévorer les ténèbres sans fond. C’est avec lui que pour la première fois je suis devenu homme ; c’est par lui que la destinée se transfigure, et, autour du Bien-aimé, fussent-elles situées au septentrion, les Indes fleuriraient avec joie. – La vie n’est plus qu’une heure d’amour, l’univers entier exprime amour et réjouissance, l’herbe qui guérit croît sur toute blessure et chaque cœur bat librement avec plénitude. Pour ces mille et mille dons je reste son enfant rempli d’humilité, certain de l’avoir parmi nous lorsque seulement deux d’entre nous sont réunis. – Ô ! allez par tous les chemins quérir les prodigues pour les ramener au bercail, à chacun d’eux tendez la main et invitez-les allègrement à se joindre à nous. Le ciel est avec nous sur la terre, dans la foi nous le contemplons ; à ceux qui ne font qu’un avec nous par la foi, à eux aussi il est ouvert. – La vieille et pesante chimère du péché s’était incrustée dans notre cœur ; tels des aveugles nous errions dans la nuit, enflammés tout ensemble de repentir et de volupté. Toute action nous semblait un crime, l’homme apparaissait un ennemi de Dieu, et si le ciel faisait mine de nous parler, il ne nous parlait que de mort et de supplices. – Le cœur, riche source de la vie, un être mauvais y habitait, et si en notre esprit quelque clarté luisait, elle ne nous laissait pour gain que l’inquiétude. Un anneau d’airain rattachait à la terre les tremblants prisonniers ; la peur de la mort et de l’épée du juge dévoraient jusqu’aux débris de l’espérance. – C’est alors que vint un Sauveur, un Libérateur, un Fils de l’Homme plein d’amour et de puissance : dans l’intime de notre âme il alluma ce feu qui donne vie à tout. Alors vîmes-nous le ciel ouvert, le ciel, notre ancienne patrie, alors pûmes-nous croire et espérer et nous sentir apparentés à Dieu. – Depuis ce temps le sentiment du péché nous a quittés, et chacun de nos pas s’accomplit dans la joie. Aux enfants, pour plus beau cadeau, cette foi fut donnée en partage. Sanctifiée par elle, la vie s’écoule comme un rêve bienheureux, et, consacré à l’amour, à l’allégresse éternels, c’est à peine si l’on perçoit la séparation. – Il se tient encore ici, avec son merveilleux éclat, le Saint bien-aimé. Nous pleurons d’émotion devant sa couronne d’épines et devant sa fidélité. Tout homme nous est le bienvenu qui avec nous saisit sa main, et qui, reçu en son cœur, mûrit en un fruit du paradis 18. »

C’est à ce cantique spirituel que se rattache la poignante anecdote qui fut relatée à Eduard von Bülow et que celui-ci nous a transmise. « En dépit de la sévérité et de la fermeté de caractère que le père de Novalis déployait en ses relations familiales, il avait toujours permis à ses fils de suivre librement leur vocation intérieure. Dès l’origine, toutefois, il avait vu sans plaisir les tendances poétiques de Novalis : il ne les avait point contrecarrées, il s’était borné à n’en point tenir compte personnellement et il n’avait pas lu les écrits de son fils. Novalis meurt et son vieux père se rend un jour dans une église de la communauté des Herrnhuter. Ce jour-là la communauté chanta un hymne spirituel d’une admirable beauté, qu’il n’avait encore jamais entendu et qui lui fit éprouver une commotion profonde. Le service divin s’achève, il quitte l’église, et, très ému, demande à un ami ce qu’était ce merveilleux hymne et qui l’avait composé. Seigneur ! lui fut-il répondu : ne savez-vous donc pas que c’est votre propre fils qui est l’auteur de cet hymne 19 ? »

 

Île St-Louis 1923

Versailles 1930

 

Charles DU BOS.

 

 

 

 



1  De quatre Entretiens sur Novalis qui eurent lieu en novembre-décembre 1923, je n’extrais que ces fragments au sens que Novalis lui-même donnait au terme, et qu’à diverses reprises il a eu soin de caractériser. Le 26 décembre 1798, de Freiberg, il écrivait à son ami et futur biographe Just :  Es freut mich wenn meine abgerissenen Gedanken Ihnen einige beschaftigte Stunden gemacht haben – wenn sie Ifnen gewesen sind, was sie mir waren, und noch sind, Anfange interessanter Gedankenfolgen – Texte zum Denken. – Je suis heureux que mes pensées détachées vous aient valu quelques heures d’occupation, qu’elles aient été pour vous ce qu’elles furent et sont encore pour moi : les points de départs d’intéressants enchaînements d’idées, – des textes à partir desquels penser. » (Novalis. Schriften. Ed. J. Minor en quatre volumes. Eugen Diedrichs. lena 1907. I. p. LXXVII). À la fin du manuscrit des Fragments, à l’issue d’une relecture, Novalis ajoute une note que Ludwig Tieck reproduit dans sa préface pour l’édition originale posthume (1802), et dont je transcris la conclusion : « Als Fragment erscheint das Unvollkommne noch am ertraglichsten – und also ist diese Form der Mitteilung dem zu empfehlen, der noch nicht im Ganzen fertig ist und doch einzelne merkwürdige enstchten zu geben hat. – C’est sous la forme du fragment que l’incomplet apparaît encore le plus supportable – et ce mode de communication est donc à recommander à celui qui, sans être au point vis-à-vis du tout, possède cependant des vues isolées qui méritent d’être proposées » (Id. p. VI). Les vues que je propose ici ne représentent ni la totalité ni l’état définitif de ma pensée sur un sujet que je compte réaborder dans son ensemble. – Les deux thèses de doctorat de E. Spenlé : Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne, et Novalis devant la critique (Hachette 1903) se classent au tout premier rang des travaux de nos germanistes : malheureusement elles sont quasi-introuvables : leur réimpression s’impose d’autant plus qu’elles portent sur un thème qui intéresse si vivement et si légitimement les lecteurs français contemporains. Comme les possesseurs de ces ouvrages sont aujourd’hui des plus rares, je me suis permis de les citer fréquemment. (Note de Janvier 1930.)

2  La phrase entière de saint Augustin est : « Tu autem eras interior intima meo et superior summo meo. – Mais vous étiez plus intérieur en moi que mon fond le plus Intime, plus élevé que les plus hautes parties de moi-même. »  (Les Confessions, Livre troisième, VI. 11. Traduction Pierre de Labriolle.)

3  Dans mon cours de 1923, ces quatre Entretiens suivaient immédiatement quatre Entretiens (inédits) sur Pascal : je laisse subsister le parallèle parce qu’aujourd’hui encore, concernant certaine différence d’accentuation, il me paraît aiguiller l’esprit dans la direction juste. (Note de janvier 1930.)

4  Si je fus obligé de recourir à l’absurdité du mot objet appliqué à Dieu, c’est que seul il traduit la situation intérieure que je vise, et que je ne me place ici que sur le plan d’une psychologie purement descriptive. (Note de janvier 1930.)

5  Lorsqu’en novembre 1923 j’écrivais ce passage, ainsi qu’il arrive fréquemment au chrétien du dehors je tendais trop à envisager comme séparées et presque comme inconciliables les deux données fondamentales de la transcendance et de l’immanence divines dont l’indispensable union précisément constitue au contraire la grandeur unique et toute sui generis du christianisme véritable. Il va de soi qu’en tant que catholique Pascal ne révoque pas en doute l’existence de la grâce sanctifiante, mais il n’en est pas moins vrai qu’en tant que janséniste il insiste de préférence sur la grâce actuelle – tandis que de son côté, tout imprégné de la plus fervente tradition piétiste, Novalis fait porter l’essentiel de l’accent sur l’immanence. (Note de janvier 1930.)

6  Fragment 359. Ed. Minor II, p. 293-294. Les crochets sont de Novalis.

7  Ed. Minor. II, p. 114.

8  Ed. Minor. IV, p, 6.

9  W. Dilthey. Das Erlebnis und die Dichtung. (Verlag B. G. Teubner. Leipzig, Berlin. 1916, p. 268-269). Quand donnera-t-on aux lecteurs français une traduction de ce livre admirable où partout la solidité équilibre la profondeur et où la pensée est investie de cette troisième dimension que l’on rencontre si rarement dans le domaine de la critique littéraire ?

10  Ed. Minor, II, p. 70-71. – Iéna, Grüningen, Tennstedt, Welssenfels, multiples sont les liens qui rattachent Novalis à la Thuringe, à ce pays dont Just nous dit qu’« il souhaitait y vivre » (Ed. Minor, I, p. LXIII), où en fait il vécut la plupart des évènements essentiels de sa vie, auquel il revenait sans cesse : n’est-ce pas dans la solitude de la « güldene Aue », au pied du Kyffhäuser-Berg, qu’il se retira pour composer la majeure partie de son Heinrich von Ofterdingen ? (Ed. Minor, I, p. XVI).

11  Ed. Minor, IV, p. 19.

12  Art et Scolastique. Louis Rouart et Fils, éditeurs, p, 15. « Les anciens appelaient habitus des qualités d’un genre à part, qui sont essentiellement des dispositions stables perfectionnant dans la ligne de sa nature le sujet en qui elles sont » (Id. p. 13). – Il va de soi que, laissant hors de cause les habitus surnaturels, je ne vise ici que des habitus naturels.

13  Lorsqu’en 1923 j’écrivais cette phrase, j’avais oublié le texte de Novalis qui la justifie : « Das Wort Stimmung deutet auf musikalische Seelenverhältnisse. Die Akustik der Seete ist noch ein dunkles, vielleicht aber sehr wichtiges Feld. Harmonische und disharmonische Schwingungen. – Le mot stimmung indique, présage des conditions psychiques de nature musicale. L’acoustique de l’âme est un domaine encore obscur mais peut-être très important. Les vibrations harmonieuses et discordantes. » (Fragment 365. Ed. Minor III, p. 224. V. Spenlé, Novalis, p. 356-357.) « L’acoustique de l’âme » : l’expression qualifie avec un parfait bonheur un « domaine » jusqu’à Novalis en effet « obscur », mais où Novalis règne en maître et comme par droit de naissance, et où le premier il projeta de multiples lumières : il est peu de génies qui au même degré que Novalis aient été en avance sur leur temps, et, de ce domaine, il fallut près d’un siècle pour reconnaître toute l’« importance ». Parce que, en état de stimmung, les « conditions psychiques » sont « de nature musicale », il va de soi que la musique elle-même suscite cet état à un degré que rien d’autre n’égale ni même n’approche, et sur cet état tout spécial que la musique déclenche dans l’âme il n’existe guère de plus pénétrant aperçu que ces quelques lignes de Novalis : « Stimmungen z. B. bet Musik. Grosse, energische Augenblicke. Pflichtmässige Empfindungen. Empfindungen durch Vernunft verewigt. Ohne diese Stimmungen ist man so gleichgültig, so tot. – Les stimmungen par exemple dans lesquelles on se trouve en entendant de la musique. Instants pleins de grandeur et d’énergie. Sentiments qui obligent, qui participent du devoir. Sentiments que la raison vient éterniser. Sans ces stimmungen, l’on est si indifférent, si mort. » (Fragment 67. Ed. Minor III, p. 180). La stimmung est un des effets d’une cause plus vaste encore : le Gemüt, terme non moins intraduisible, qui, selon les cas, désigne l’âme, le cœur ou le sentiment dans ce qu’ils ont à la fois de plus ample et de plus indivisible : « Gemüt – Harmonie aller Geisteskräfte – gleiche Stimmung und harmonisches Spiel der ganzen Seele. Gemüt – harmonie de toutes les forces spirituelles – stimmung égale et jeu harmonieux de l’âme tout entière. » (Fragment 194. Ed. Minor III, p. 199.) Ainsi que nous le verrons plus tard, c’est de la Stimmung et du Gemüt que procèdent deux des notions fondamentales de Novalis : la notion du moi magique et la notion de la poésie absolue. (Note de décembre 1930.)

14   Il faisait de « l’imagination du cœur » sa faculté maîtresse, par où il entendait, comme le Comte de Zinzendorf, le pouvoir de se représenter vivement un monde invisible, d’évoquer par l’imagination, sous l’empire d’une émotion exaltée, les réalités spirituelles.  Spenlé. Novalis, 12.

15  Spenlé. Novalis, 266-267.

16  Ed. Minor. I, 71-72.

17  Novalis avait 27 ans lorsqu’il composa les Cantiques spirituels, au cours de l’été et de l’automne de cette année 1709 que Spenlé intitule avec raison « l’année religieuse dans les annales du premier romantisme allemand ». Les Reden über Religion, les Discours sur la religion de Schleiermacher avaient paru tout récemment : si, par la profondeur et l’ampleur un peu vague du sentiment religieux, ils stimulaient et même satisfaisaient Novalis, cependant il n’y rencontrait pas le mysticisme concret, ni la poésie, ni l’élan de prière dont sa nature avait le plus besoin. Or Novalis venait de faire la connaissance de Tieck et de nouer ainsi une intimité qui était pour lui comme un nouveau printemps d’amitié. Il projeta de l’associer à la composition d’un Gesangbuch, d’un Livre de cantiques, qui eût été accompagné de sermons où les éléments affectifs se seraient substitués aux exposés doctrinaux : le tout devait être dédié à Schleiermacher. Le projet n’aboutit pas, et, selon l’observation de Frédéric Schlegel, Tieck n’était nullement qualifié pour collaborer avec Novalis en ce domaine. Les sept premiers Cantiques spirituels étaient terminés à la fin de 1799 ; le cycle complet des quinze, comprenant les hymnes à Marie, fut achevé au début de 1800. En janvier 1800, dès que Novalis lui eut envoyé les premiers, Frédéric Schlegel écrivait à Schleiermacher : « Novalis a composé des cantiques chrétiens, ils sont divins, au-dessus de tout ce qu’il a fait jusqu’ici. La poésie qui s’y trouve ne ressemble à rien, si ce n’est aux premières poésies de Goethe. » Les Cantiques spirituels ne furent publiés qu’en 1802 dans l’Almanach des Muses.

18  Ed. Minor, I, 61-63.

19  Ed. Minor, I, XXXIX.

 

 

 

 

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