Introduction aux

Pages choisies d’Emerson

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

M. DUGARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est des Representative Men, des êtres qui, à certaines époques, concentrent en eux la pensée dominante d’un peuple ou d’une classe d’esprits, et lui donnent un corps et une voix. Tels furent Platon et Montaigne qui représentèrent l’un l’idéalisme de la Grèce, l’autre le scepticisme des humanistes de la Renaissance ; tels furent encore Shakespeare, Swedenborg et Goethe en qui la poésie anglaise, le mysticisme du Nord et l’âme de l’Allemagne trouvèrent successivement leur expression. Emerson a été l’un de ces hommes. Après deux siècles d’efforts pour fonder une civilisation sur des principes qui en assureraient la grandeur, le Puritanisme de la Nouvelle-Angleterre, avec ce qu’il a eu de meilleur dans son mélange d’intellectualisme et de foi, de stoïcisme et d’esprit pratique, s’est incarné en lui. L’étudier, ce n’est donc pas seulement aborder une des plus nobles figures de la philosophie, mais encore s’initier à quelques-unes des tendances, et peut-être les moins connues, de la pensée américaine.

 

 

 

I

 

 

Ralph Waldo Emerson naquit à Boston le 25 mai 1803. Il appartenait à ce milieu de dissidents anglais qui, au XVIIe siècle, s’étaient volontairement exilés en Amérique pour garder l’indépendance de leur foi – pionniers austères dont on a peine aujourd’hui à se représenter la mentalité et les commencements difficiles. « Après qu’ils ont trouvé un lieu d’habitation », raconte Johnson, leur vieux chroniqueur, « ils creusent le sol sur la pente d’une colline afin d’avoir un premier abri en amoncelant la terre au-dessus d’eux sur de grandes pièces de bois, et ils allument leur feu sur la terre même, du côté le plus haut. Ainsi ces pauvres serviteurs du Christ se procurent un abri pour eux, leurs femmes et leurs petits enfants, à couvert des ondées ; mais les pluies continues pénètrent leurs demeures, ce qui les dérange beaucoup durant la nuit. Toutefois dans ces pauvres wigwams, ils chantent des psaumes, prient et louent leur Dieu, jusqu’à ce qu’ils puissent avoir des maisons, ce qu’ils ne peuvent d’ordinaire avant que la terre, par la bénédiction du Seigneur, ait produit du blé pour les nourrir. Ils y arrivent par un travail ardu, tous ceux qui peuvent soulever une houe pour frapper un coup dans le sol s’attachant fermement à la tâche, arrachant les racines et les broussailles du terrain, lequel ne leur donna la première année qu’une maigre récolte... Aussi furent-ils forcés pendant longtemps de ne se couper que des tranches de pain extrêmement minces. » Mais pendant que leurs mains étaient occupées aux rudes travaux de la colonisation, leur pensée se tournait vers les choses de l’esprit. Dès qu’ils curent pourvu aux besoins les plus pressante de la vie matérielle, ils songèrent à créer des écoles et « à faire prospérer le savoir ». En 1638 le Collège de Harvard était déjà fondé, et en 1647, « afin que les connaissances ne pussent être ensevelies clans les tombes des ancêtres », la Cour générale des Massachusetts décidait que chaque commune de cinquante familles aurait une École élémentaire, et chaque commune de cent familles une École de grammaire « avec des maîtres capables d’instruire les jeunes gens de telle sorte qu’ils soient en état d’entrer à l’Université ».

Mais plus encore qu’à la culture de l’intelligence, les Puritains tenaient à la culture de l’âme. À leurs yeux « la seule chose nécessaire », c’était la vertu. S’ils avaient quitté leur patrie, leurs biens, leurs espérances terrestres, ce n’était pas seulement pour conserver leur indépendance religieuse, et encore moins pour transplanter en pays lointains le savoir de l’Europe. Ce qu’ils voulaient, c’était créer un monde véritablement nouveau modelé sur leur idéal de stoïcisme chrétien, c’est-à-dire « le Royaume de Dieu ». Éducation, vie privée, institutions sociales, tout était dominé par cette pensée supérieure. Ils fondaient des écoles pour que l’incrédulité ne trouvât pas des armes dans l’ignorance et que « l’Église n’eût pas de ministres incultes quand leurs pasteurs actuels seraient retournés à la poussière » ; ils élevaient leurs enfants avec rigidité et presque sans tendresse, pour que la jeune âme ne fût pas affaiblie par leur affection et sans résistance devant le mal ; ils se soumettaient eux-mêmes à un régime austère et une discipline constante, de peur de se relâcher et de marcher vers le bien d’un pas moins ferme. Pour eux comme pour leurs fils, ils n’avaient qu’une crainte, le péché ; qu’une ambition, la purification du cœur. Jamais consciences ne furent plus en éveil et tendues vers le devoir, jamais société ne fut gouvernée par un principe plus purement idéal.

Assurément de telles conceptions ne vont pas sans quelque danger. Quand l’homme extérieur et naturel est si complètement dompté par l’homme intérieur et spirituel, il risque de ne rien laisser à la fantaisie, à l’agrément, à la simple joie de vivre. Chez beaucoup de Puritains, l’amour était sans expansion et la vertu sans grâce. Il y a plus. Ramenée à la dure orthodoxie de Calvin, avec sa doctrine de la prédestination que la foi acceptait alors dans toute son injustice, la religion elle-même avait perdu sa douceur. L’existence apparaissait comme un drame, ayant toujours pour issue possible la damnation, et les âmes délicates en étaient accablées. Mais ces conceptions tragiques et la règle de fer qu’elles imposaient étaient pour la plupart une force qui les dressait au-dessus d’eux-mêmes, et donnait à des vies en apparence médiocres une incontestable grandeur. Sous leur rude écorce de pionniers, les Puritains de la Nouvelle-Angleterre cachaient des sentiments affinés et profonds. Le Dante et Milton voisinaient sur leur table avec la Bible et Shakespeare, leur imagination réprimée se concentrait dans leur foi et s’épanouissait en poèmes intérieurs, et s’ils avaient des dogmes injurieux et des vertus sévères, ils vivaient si habituellement dans le sublime qu’après des siècles il se dégage encore de leur souvenir une influence bienfaisante. Comme le disait plus tard Emerson lui-même, « ces hommes d’autrefois, pareils à d’immenses jardins avec de grands parterres de fleurs, envoient leur brise parfumée à travers les vastes espaces du temps ».

Cet esprit puritain, qui au début du XIXe siècle avait déjà faibli sous l’action des succès et des ambitions matérielles de la colonie grandissante, se retrouvait dans toute sa vigueur morale chez les parents de Ralph Waldo. Ils descendaient du pieux Thomas Emerson, qui sortait lui-même d’une vieille et honorable famille de Durham ou de York, et était venu s’établir en 1635 dans les Massachusetts. Austères, portés vers la méditation et l’étude, ne s’alliant qu’à des filles de Révérends ou de chrétiens éprouvés, tels que les Waldo qui avaient fui jadis les plaines vaudoises pour conserver leur indépendance religieuse, pasteurs eux-mêmes de père en fils durant sept ou huit générations dans l’Église puritaine de la Nouvelle-Angleterre, les Emerson avaient déjà au XVIIIe siècle une haute réputation de savoir et de vertu. L’un d’eux, le Révérend Joseph, qui fut l’arrière-grand-père de Ralph Waldo, était regardé par les colons comme « le plus grand lettré du pays ». Chapelain du Sénat, pasteur de la First Church unitaire de Boston, inspecteur du Collège de Harvard, éditeur de la Monthly Review, membre de Sociétés philosophiques ou littéraires, le père de Ralph Waldo, le Révérend William Emerson, malgré un libéralisme marqué qui l’éloignait des orthodoxes, avait également en lui, et à un degré supérieur, le trait dominant de sa race, la piété profonde unie à l’intellectualisme. Quant à la mère, Ruth Hawkins, c’était une de ces femmes chez qui la mysticité et une bienveillance native tempéraient la rigueur des idées puritaines et n’en laissaient voir que la noblesse. « Son intelligence et son caractère étaient d’un ordre élevé s, dit Frothingham, « et imprimaient leur marque à ses manières d’une douceur spéciale, d’une grâce naturelle et d’une dignité tranquille ». Si les théories sur l’hérédité ne sont pas de vains mots, les descendants d’une telle famille étaient marqués d’avance pour les choses de l’esprit, et c’est peut-être en songeant à ses origines, à cette longue lignée de lettrés et de croyants qui l’avaient précédé que, devenu le champion de l’Idéalisme, Emerson écrivait plus tard dans son Essai sur le Destin : « Comment échapperait-on à ses ancêtres ?... Les hommes sont ce que leur mère les a faits ».

Ils sont aussi ce que les fait l’éducation, et celle de Ralph Waldo fut « lévitique ». Sans fortune et chargé d’enfants, le Révérend William Emerson ne pouvait d’ailleurs offrir à ses fils d’autres biens que ceux de la religion et de ta science. Ouvertes et closes par la méditation d’une page de la Bible, le chant des hymnes et la prière, les journées du jeune Waldo et de ses frères étaient toutes remplies par l’étude. Peu ou point de jeux. Les seules distractions étaient la lecture de quelque œuvre d’imagination ou la récitation des poèmes classiques. La mort du père, en 1811, ne changea rien à cette orientation. Sous une aménité exquise, Mrs Emerson cachait une énergie virile qui se dépensa toute à maintenir chez ses fils l’idéal puritain. Malgré la modicité de ses ressources elle voulut qu’ils entrassent à l’Université, et si les vêtements et même le pain lui firent parfois défaut, elle ne les laissa jamais manquer ni de maîtres, ni de livres. Joignant son action à celle de cette mère exceptionnelle, la tante, Miss Mary Moody Emerson, femme d’un caractère fier, excentrique, irritant, mais d’une piété solide et d’une culture philosophique plus haute que celle de la plupart des hommes de son époque, entretenait ses neveux dans une atmosphère de stoïcisme et d’intellectualisme intense. « Leur mère mettait dans la maison une influence sereine et ennoblissante ; leur tante était un aiguillon, ou plutôt un ferment dans leur jeune vie, et un ferment qui n’était jamais inactif, car elle leur faisait des visites fréquentes et, en quelque endroit éloigné de la Nouvelle-Angleterre qu’elle se trouvât, ses lettres, qu’elle ne laissait jamais échapper l’occasion d’envoyer par l’intermédiaire d’un pasteur ou d’un ami en voyage, incitaient ses neveux à la recherche de la sagesse, à la poursuite de la vertu, et exigeaient d’eux un compte rendu de leurs progrès. »

Sous la direction de ces femmes supérieures, Ralph Waldo se développa rapidement. À dix ans, il employait le meilleur de ses loisirs à composer des poèmes ; à onze ans, il commençait la traduction en vers de la cinquième Bucolique de Virgile et était assez avancé en grec pour que l’un de ses professeurs, la docte Sarah Bradford, lui demandât de correspondre avec elle dans la linguâ græcâ. À dix-neuf ans, quand il sortit « gradué » de Harvard, c’était un jeune homme doux et grave, nourri de poésie et de philosophie morale, et rêvant à ses premiers Essais. Toutefois son génie sommeillait encore et, à l’exception peut-être de la Tante Mary dont il était le fils spirituel, nul ne l’avait deviné. On fondait plus d’espérances sur deux de ses frères, notamment sur son cadet Edward en qui il voyait lui-même le futur grand homme de la famille ou, connue il le disait en son langage biblique, « le vrai lion de la tribu de Juda ».

Cependant il lui fallait entrer dans la vie, et le champ d’action que le monde américain, de plus en plus enfermé dans l’industrialisme, pouvait offrir à un jeune universitaire était alors singulièrement limité. Au sortir de Harvard, rien ne s’ouvrait à lui que l’École ou l’Église. Or ni pour l’une ni pour l’autre il ne se sentait de vocation ferme. Les fonctions de l’enseignement, dont il avait quelque expérience ayant dû professer lui-même pour subvenir aux frais de ses études, étaient trop absorbantes pour satisfaire un esprit déjà tourmenté du besoin d’écrire. Le ministère pastoral l’attirait davantage ; tenant de ses ancêtres « un amour passionné de l’éloquence », il désirait le mettre au service d’un réveil spirituel, et sa famille l’y poussait. Cependant, à regarder attentivement les choses, on eût pu voir que sa place n’était pas dans l’Église. D’une nature réservée, toujours replié sur lui-même, il avait cette sensibilité timide du penseur solitaire pour qui le contact des hommes est presque une souffrance, et l’entrée dans l’âme d’autrui une impossibilité. De plus, héritier de l’indépendance des premiers dissidents, il acceptait intégralement le principe de libre examen qui est à la base même du protestantisme et, en matière de foi comme en tout, entendait n’obéir qu’à sa conscience. Or ce principe, qui ne tend à rien moins qu’à la dissolution du dogme, les Églises protestantes l’avaient depuis longtemps abandonné, et il n’était pas de milieu où l’on fût moins disposé à le remettre en vigueur que dans la Nouvelle-Angleterre. Partout, en effet, où l’esprit de recherche philosophique subsiste à côté de la foi, convaincu que le libre travail de la pensée aboutira à dégager du dogme les vérités qui y sont contenues et à montrer leur harmonie avec la religion de l’âme, le croyant ne redoute pas l’examen. Mais en véritables Anglo-Saxons, les hommes de la Nouvelle-Angleterre, malgré leur respect du savoir, n’avaient jamais eu le goût de la pensée abstraite ou de la réflexion métaphysique. Les pères avaient apporté d’Europe un système tout fait emprunté à Calvin, et les fils s’opposaient d’autant plus à ce qu’on le discutât qu’ils le sentaient ébranlé par les larges données de la science et de l’Idéalisme moderne. Tournés vers les affaires et fermés aux idées nouvelles, du moins à celles qu’ils ne pouvaient revêtir de ce qu’Emerson appelait « la vieille garde-robe du passé », les esprits glissaient aux compromis silencieux entre la pensée libre et l’orthodoxie, ou s’enlisaient dans le formalisme. En un tel milieu, pour une âme indépendante ayant atteint le terme de l’évolution du protestantisme, c’est-à-dire dégagée du dogme et des faits chrétiens et arrivée à une religion toute intérieure et subjective, la situation de pasteur impliquait des réticences et des équivoques inacceptables. Sans pouvoir s’en rendre nettement compte, car il était de ces âmes de poète qui répugnent à l’analyse et aux déductions rigoureuses, Emerson en eut le pressentiment. Pendant plusieurs années, bien qu’il suivît les cours de la Faculté de théologie et prêchât en différentes Églises, il hésita au seuil du ministère, laissant tomber les offres que lui valait un talent d’orateur déjà plein de promesses. Cependant les tendances ataviques l’emportèrent. À l’exemple de beaucoup d’autres qui dans le Christianisme s’attachent surtout à l’éthique, il crut pouvoir laisser de côté les symboles de la croyance pour n’enseigner que la morale, et en 1829 il consentit à être ordonné pasteur de la Second Church unitaire de Boston.

C’était se jeter au cœur même de la difficulté. Si décidé qu’il fût à écarter les questions théologiques, le dogme n’en restait pas moins à la base de la liturgie. Comment réciter des formules qui n’exprimaient plus le contenu de sa foi ? Mais d’autre part, comment les passer sous silence, et comment surtout ne pas s’exposer au reproche constant de ne pas croire aux vérités sur lesquelles reposait son Église ? Vagues d’abord, ces questions que connaissent tous ceux qui ont dépassé la tradition pour s’élever à une religion purement spirituelle se précisèrent peu à peu dans sa pensée, et tandis que l’élite de Boston commençait à se presser dans la Second Church pour entendre sa parole qui éveillait à la vie morale, son âme était troublée et il se demandait s’il pouvait rester dans le pastorat. Un désaccord entre son Église et lui au sujet de la communion vint l’aider à résoudre ce cas de conscience et à sortir d’une situation pénible. Bien qu’elle n’acceptât plus le dogme de la divinité du Christ, l’Église unitaire avait conservé l’usage de la Cène. Persuadé qu’il y avait là une inconséquence, puisqu’on ne peut prendre la communion sans rendre une sorte de culte à Jésus, Emerson proposa aux fidèles de ne plus l’administrer. « Je suis unitarien », disait-il, « au point de croire que l’esprit humain ne peut admettre qu’un Dieu, et que chaque effort pour présenter des hommages religieux à plus d’une seule personne tend à faire disparaître toute idée juste. » Le conseil de l’Église n’entra pas dans sa pensée, et se prononça pour le maintien du rite. « Mes frères ont examiné mes vues avec patience et impartialité », déclara alors Emerson à sa Congrégation, « et à l’unanimité, ils ont recommandé l’attachement au service actuel de la Cène. J’ai donc été obligé d’examiner s’il convenait que je l’administre. Mon sentiment net, c’est que je ne le dois pas... La raison de ma décision est en peu de mots la suivante : comme pasteur chrétien, je désire ne rien faire que je ne puisse faire de toute mon âme. Ayant dit cela, j’ai tout dit... Je vais résigner entre vos mains la charge que vous m’aviez confiée. »

Ainsi fut consommée en 1832 la séparation d’Emerson et de son Église, drame paisible, bien différent de celui d’un Renan ou d’un Lamennais, et où les regrets de n’avoir pas été suivi dans les voies de l’indépendance spirituelle furent compensés par le sentiment de la liberté reconquise. Comme il l’écrivait à l’un de ses frères, la rupture du lien qui le rattachait à la Second Church était pour lui un « soulagement ». Cependant sa santé qui avait toujours été délicate, et qui quelques mois auparavant avait été fortement ébranlée par la mort de sa jeune femme Ellen Tucker enlevée à son affection après trois années de bonheur, faiblit tout à coup à la suite de ces événements. Il était arrivé à l’un de ces moments de lassitude qu’il a décrits lui-même où les étoiles restent immobiles au firmament intérieur, et où l’on sent la nécessité de prévenir la stagnation. Un changement de milieu s’imposait, et quelques semaines après avoir quitté l’Église, il partait pour l’Europe.

Son voyage ne fut qu’une longue déception. Préoccupé comme il l’était des problèmes vitaux, il ne venait pas dans l’Ancien Monde pour chercher ce que Pascal appelait le « divertissement ». Tout en visitant les Musées et les galeries d’art, il était hanté par l’œuvre à faire en son pays, et en quête de lumières spirituelles. Mais en vain parcourut-il l’Italie, la France, l’Angleterre, en vain fut-il introduit auprès des hommes célèbres, s’entretenant avec les philosophes, les savants, les poètes, nulle part il ne rencontra le Voyant, aucun ne prononça le mot révélateur. Après une année de recherches, il s’embarqua pour l’Amérique convaincu que ce n’était pas de la vieille Europe qu’il fallait attendre des paroles de vie. Il emportait cependant de son voyage deux biens précieux : le premier, c’était l’amitié de Carlyle qu’il était allé voir dans sa solitude de Craigenputtock et qui, malgré des oppositions de tempérament de plus en plus marquées, lui garda jusqu’à la mort une affection fraternelle ; le second, c’était la certitude qu’à demander la vérité aux autres il y avait vanité et affliction d’esprit, et que c’était en sa conscience qu’il devait trouver la lumière.

Désormais sa route était tracée, et sa vie allait se dérouler avec une unité parfaite. Sans se préoccuper des Credo, des systèmes, des opinions reçues, il se consacrerait à la recherche de la vérité morale, et livrerait loyalement aux âmes le résultat de ses investigations. Comprenant qu’entre cette libre recherche et les Églises établies il y avait une opposition actuellement irréductible, sans sortir brusquement de la carrière ecclésiastique, et en continuant même pendant plusieurs années à prêcher en des milieux amis, il se tourna vers la chaire du conférencier libre et devint en quelque sorte un pasteur laïque.

Pour ce rôle nouveau, la vie de Boston avec son agitation de grande cité affairée lui était plutôt nuisible. Ce qu’il lui fallait, c’était une solitude où il pût méditer et préparer ses Discours à loisir. Peu après son retour d’Europe, il résolut donc de se retirer à Concord. Bien que située à dix-sept milles seulement de Boston, avec ses bois, sa rivière glissant lente entre les herbes, ses cottages disséminés le long des routes et son honnête population de fermiers, Concord, fondée deux siècles auparavant par l’un de ses ancêtres, était restée en effet le type idéal de la petite ville de la Nouvelle-Angleterre. Grâce à un modeste héritage, il pût y acheter une propriété, une simple maison de bois entourée de prairies au bas desquelles coulait un ruisseau. Là, entre sa mère et sa seconde femme Lydian Jackson, qu’il épousa en 1835, ses enfants, quelques amis de choix et ses auteurs favoris, il se créa la vie paisible qui convient au penseur. Lui-même en a fait une description dans une lettre adressée en 1838 à Carlyle, description qu’il faut lire toute entière si l’on veut se faire une idée exacte du milieu où il vécut pendant près d’un demi-siècle.

« Je n’occupe ou améliore, comme nous disons nous autres Yankees, que deux acres de la terre de Dieu, acres où se trouvent, ma maison, mon potager, mon verger avec trente jeunes arbres, et une grange vide. Ma maison est maintenant très bien au point de vue du confort, et on y a beaucoup de place. Outre ma maison, je possède, je crois, 22 000 dollars qui dans les années normales rapportent un intérêt de 6 pour 100. Je n’ai point d’autres dîme ni prébende, excepté le revenu de mes conférences d’hiver, qui l’an dernier s’est élevé à 800 dollars. Eh bien, avec ce revenu, à la maison je suis riche. Je reste chez moi ou sors à ma guise. Je suis nourri, chauffé, j’ai des loisirs, des livres, des amis. Mais que je quitte la maison, je ne suis plus riche. Je n’ai jamais un dollar à dépenser pour une fantaisie. Le flot des exigences est tel qu’aucun homme sage, je pense, n’a jamais été riche, si le mot signifie libre de dépenser ; de même, je ne le suis pas, moi qui ne suis pas un sage. Mais à la maison, je suis riche, assez riche pour faire vivre dix frères. Ma femme Lydian – je l’appelle Asie – est une incarnation du Christianisme et préserve ma philosophie de l’Antinomianisme 1 ; ma mère est la plus blanche, la plus douce, la plus conservative des ladies ; sa préférence générale pour les choses anciennes ne souffre qu’une exception, son fils ; mon petit garçon est un rayon d’amour et de soleil, bien digne que je le contemple du matin au soir ; – ajoutez trois servantes qui cousent, font notre cuisine et nos courses, et vous aurez toute la maisonnée. Ici, je médite, je lis, j’écris avec fort peu de méthode et, en ce qui regarde la composition, avec les résultats les plus incohérents : des paragraphes incompressibles, chaque phrase une molécule douée d’une force répulsive infinie. – L’été, avec l’aide d’un voisin, j’arrange mon jardin ; la maille dernière, j’ai planté du côté ouest de ma maison quarante jeunes pins vigoureux pour me protéger ou protéger mon fils du vent de Janvier. L’ornement de ma maison, c’est de temps à autre la présence de dix ou douze personnes bonnes et sages qui viennent nous rendre visite au cours de l’année. – Mais mon histoire est déjà trop longue. »

Ce que ne dit point toutefois cette aimable page, écrite avec l’intention expresse de décider Carlyle et sa femme à passer quelques mois à Concord, c’est la vie du penseur laborieux que fut Emerson. Levé tôt, car il aimait « les larges loisirs des nobles matinées », il travaillait huit ou neuf heures par jour, feuilletant la plume à la main ses auteurs préférés, Wordsworth, Swedenborg, Montaigne, Saadi, Hafiz, Plutarque, Platon, pour recueillir la leçon des âges, ou allant dans les bois communier avec la nature « où l’on perçoit des paroles douces et terribles que l’on n’entend pas dans les Bibliothèques ». De ces lectures et de ces méditations où il repensait la vie, il rapportait des observations pénétrantes, des idées inspirées qu’il consignait dans son Journal. Plus tard, il les réunissait après les avoir mûrement élaborées et, sortant tous les hivers de sa retraite, allait répandre sous forme de Conférences ce que ses disciples ont appelé « l’Évangile de l’Esprit ».

Tout d’abord, on ne l’accueillit qu’avec une sorte de curiosité, bientôt suivie d’indifférence. Le monde américain était trop absorbé par le passé et les affaires pour s’intéresser à une voix nouvelle. La première œuvre d’Emerson, publiée en 1836, un traité sur la Nature qui contenait en germe les principes de sa philosophie, ne trouva pas de lecteurs, et son grand discours de 1837 sur l’American Scholar, où il déclarait que « l’âge de la dépendance » touchait à sa fin et exhortait l’Amérique à secouer le joug intellectuel de l’Europe pour marcher dans ses propres voies, ne lui valut les sympathies que d’un groupe de jeunes gens à qui le conventionnalisme commençait à peser. Mais en 1838, la situation se transforma. À la suite d’une Allocution aux étudiants en théologie de la Faculté de Harvard, allocution où il montrait la décadence des Églises et réclamait pour l’âme l’indépendance religieuse, l’opinion s’émut tout à coup. Celui en qui on n’avait vu jusque-là qu’un innocent rêveur apparut soudain comme un hérésiarque. Toutes les forces conservatrices de la Nouvelle-Angleterre se déchaînèrent contre lui et, discuté, condamné, anathématisé, Emerson se vit du jour au lendemain désigné à l’attention publique comme le plus dangereux des révolutionnaires. Mais en même temps, il se révélait à quelques-uns comme le champion de l’Idéalisme, et voyait accourir auprès de lui les principaux représentants du mouvement transcendantal.

Ce que fut en réalité ce mouvement célèbre, qui passa alors comme une vague sur la Nouvelle-Angleterre et y bouleversa les esprits, il est difficile de l’expliquer. Les Transcendantaux eux-mêmes n’ont jamais pu le définir avec exactitude. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ce fut, sous l’influence de l’Allemagne et en particulier de Kant, dont les principes après avoir renouvelé la pensée de l’Europe venaient de pénétrer tardivement dans le Nouveau-Monde, un réveil de l’Idéalisme. Mais tandis qu’en Europe le réveil ne s’était manifesté que par le spiritualisme en philosophie et le romantisme en littérature, dans la Nouvelle-Angleterre, sous la double influence du positivisme américain et de l’ardeur puritaine trop longtemps comprimée, il aboutit à une véritable ivresse intellectuelle, une exaltation voisine de l’illuminisme et de la révolte contre le régime social. Gouvernement, famille, église, école, les Transcendantaux attaquèrent tout, prétendant tout détruire ou plutôt tout renouveler. La perfection seule pouvait les satisfaire ; et, comme il arrive toujours aux esprits qui abordant pour la première fois les grands problèmes n’en soupçonnent pas la complexité, chacun s’imaginait qu’il suffirait de corriger tel ou tel abus pour redresser l’ensemble, chacun avait une théorie simpliste pour transformer les choses. « Quelle fertilité de projets pour le salut du monde ! s’écriait plus tard Emerson avec humour. Un apôtre pensait que tous devraient retourner à la vie des champs, et un autre que personne ne devrait acheter ou vendre, que l’emploi des espèces monétaires était le vice cardinal ; un autre, que le mal était dans notre alimentation, et que nous mangions et buvions la damnation. Ceux-ci faisaient du pain sans levain et étaient des ennemis mortels de la fermentation..., d’autres attaquaient les procédés de l’agriculture, l’emploi de l’engrais animal dans les champs, et la tyrannie de l’homme sur la nature ; ces abus souillaient son alimentation. Le bœuf devait être détaché de la charrue et le cheval de la voiture, la centaine d’acres de la ferme devait être bêchée, et l’homme devait marcher partout où les bateaux et les locomotives ne le transporteraient pas... D’autres attaquaient des professions spéciales, celle du marchand, par exemple, ou du manufacturier, du clergyman, de l’homme de lettres. D’autres attaquaient l’institution du mariage comme la source de tous les maux de la société. D’autres se dévouaient à l’attaque des églises et des réunions de culte public, et les nombreuses formes de l’antinomianisme des anciens puritains semblaient avoir leur équivalent dans l’abondance de la nouvelle moisson des réformes. »

Ennemi de l’exagération, croyant avec Montaigne que tout ce qui est bon se trouve sur la grande route, Emerson, alors même que son indépendance ne l’eût pas empêché de se lier à un parti, ne pouvait se sentir d’attraits pour de telles excentricités. Mais entre l’Idéalisme qui était à la base du mouvement et sa propre philosophie, les affinités étaient trop intimes pour qu’il refusât son concours aux Transcendantaux. Pendant quelques années il se prêta à eux, collaborant à leur revue The Dial ou la dirigeant même ; et les aidant des conseils de son ferme bon sens. Toutefois ses efforts, joints aux sympathies de quelques grands esprits comme Channing, ne pouvaient sauver un parti fait de volontés bonnes, mais jetées dans la philosophie et les questions sociales sans préparation suffisante. Malgré l’éclat que son nom jeta sur le Dial, la publication s’éteignit en 1844, faute de souscripteurs ; les communautés modèles ou phalanstères fondées par les Transcendantaux, New-Harmonies, Fruitlands, Brook-Farms, finirent comme un « pique-nique prolongé qui après quelques semaines ou quelques mois renvoie les participants à leur ancienne demeure » et, dégagé d’une collaboration gênante, Emerson revint librement à son œuvre.

Elle s’étendait de façon lente, mais sûre. Après s’être fait entendre d’abord à Boston et dans les villes voisines, il gagna peu à peu les grandes cités de l’Est, New York, Baltimore, Philadelphie, Washington ; en 1847, il donna une série de « lectures » en Angleterre, et à partir de 1850 il alla faire des conférences dans l’Ouest et jusque dans le Far-West américain. En même temps, il s’adressait au public par le livre. C’est ainsi que, sans parler d’un volume de Poésies, il publia en 1841 une première série d’Essays et une seconde en 1841 ; en 1850, il fit paraître les Representative Men, six ans après les English Traits et plus tard, la Conduct of Life, Society and Solitude et les Letters and social Aims. Ces ouvrages ne reproduisaient qu’une faible partie de ses conférences, mais ils contenaient l’essence de sa pensée et la propageaient en des milieux où sa parole n’aurait pu atteindre.

Mais le meilleur de son enseignement, c’était lui-même. Bien que des deux forces qui nous sollicitent, société et solitude, action et méditation, la seconde ait toujours eu pour lui plus d’attrait que la première, il serait inexact de se représenter Emerson comme un Scholar enfermé dans sa pensée, et n’en sortant que par le livre ou la conférence. Rien n’eût été moins conforme à sa philosophie. Il désapprouvait l’écrivain et l’artiste qui, sous prétexte de servir l’Idéal, ne touchent au monde que du bout des doigts. Pour lui, il prit la vie avec fermeté et en remplit toutes les fonctions. Citoyen, il n’y eut pas de grand mouvement national auquel il ne participât, et s’il hésita pendant quelque temps à entrer dans la campagne anti-esclavagiste parce qu’il avait « les mains pleines d’obligations plus pressantes », le jour où il crut devoir intervenir, il ne ménagea pas ses efforts pour soutenir les champions de la liberté, et durant la guerre de Sécession sa parole insuffla l’héroïsme à des milliers de volontaires ; d’autre part, on le vit toujours s’intéresser à la prospérité des habitants de Concord, s’occupant le leurs Écoles, de leur Bibliothèque, de tous les détails de leur vie municipale : un mois avant sa mort, il assistait encore à une réunion de leur Social Club, dont il était un membre assidu depuis quarante-trois ans. Ami, il se dépensa sans compter pour le poète Thoreau dont il publia les œuvres, pour Bronson Alcott le réformateur original dont il prit maintes fois la défense, pour Margaret Fuller une des héroïnes du transcendantalisme sur laquelle il écrivit des Souvenirs, et surtout pour Carlyle qu’il répandit en Amérique, se transformant pour lui en agent d’affaires et s’endettant même secrètement pour éditer ses ouvrages. Maître de maison, il offrait à ses nombreux visiteurs une hospitalité cordiale et, absent ou présent, se préoccupait de leur confort avec une attention vigilante. De Manchester, il écrit à Mrs Emerson pour lui recommander de chauffer la chambre d’amis : « Il se peut, dit-il, que je vous envoie un jeune M. Stansfield, marchand à Leeds, qui offre de se charger de mes lettres... J’aurais les os gelés à l’idée qu’il a passé une nuit d’hiver sans feu dans la Nouvelle-Angleterre, y étant si peu préparé chez lui par les habitudes anglaises... Et s’il vient – lui ou tout autre Anglais – offrez-lui du pain et du vin avant de se coucher, car ils ont l’habitude de souper à neuf ou dix heures du soir, et par conséquent il aurait faim à Concord, ce qui m’affamerait pour le reste de mes jours. » Il avait, de même, le souci scrupuleux du bien-être de ses domestiques, ne souffrant pas qu’on empiétât sur leur liberté ou qu’on leur alourdît la tâche. Autant que possible, il se servait lui-même :

 

            My own right hand my cup-bearer shall be 2.

 

était une de ses devises favorites. « Respect au fardeau ! » en était une autre, et il l’inculquait à ses enfants. « Lors d’une fête d’anniversaire ayant lieu dans sa maison », raconte un de ses amis, James Elliot Cabot, « les jeunes invités renversèrent en jouant des tas de foin, au grand mécontentement de l’homme de journée ; il s’en plaignit, et Emerson arrivant à grands pas : “Enfants, vous ne devez pas défaire le travail ! Voici un homme qui a peiné tout le jour sous la chaleur : maintenant, vous allez tous vous mettre à l’œuvre et refaire les tas !” Et il resta jusqu’à ce qu’il vît la besogne faite, y travaillant lui-même. » On éprouve à peine le besoin de dire qu’il fut un père affectueux, toujours préoccupé de sa « petite trinité ». – « Papa ne les oublie jamais », leur mande-t-il lors de son second voyage en Europe, « ne cesse jamais de désirer les voir, et est souvent tenté de fuir ignominieusement l’Angleterre et la France pour le faire. » Plus tard, il écrit à Carlyle qu’il est « absorbé par son petit monde ». « Les enfants inconscients prennent la plus forte prise sur la vie, lui dit-il, et les fous de papas s’attachent à l’existence à cause d’eux comme ils ne l’ont jamais fait pour eux-mêmes. » Il n’est pas inutile d’ajouter que, de son propre aveu, il fut « toujours victime d’un certain charme de formes et de manières » qui le poussait d’instinct vers tout ce qui était jeune ou doué de grâce. Un de ses plus grands plaisirs était de réunir autour de lui des enfants qu’il emmenait dans les bois de Concord pour leur faire admirer le paysage ou les plantes, et un jour que Mrs Emerson montrait dans son parterre une rose rouge d’une beauté rare, il se découvrit spontanément devant la fleur, disant avec respect : « Je salue cette rose. » Traits aimables, prouvant, après tant d’autres, que chez lui le scholar n’avait pas tué l’homme.

Il ne diminua pas non plus le philosophe. Indépendant, modeste, sans aucune ambition personnelle, Emerson ignora toujours ce désir du succès, ce besoin de subjuguer ou d’endoctriner qui se retrouve parfois chez les Maîtres, et semblent le tribut que le génie paie à l’humaine faiblesse. Nul ne fut plus détaché de lui-même, plus soucieux de s’effacer devant la vérité. « Je n’ai jamais eu le désir d’amener les hommes à moi, écrivait-il dans son Journal. Ce m’est un orgueil de n’avoir ni école ni disciple. Je considérerais comme une marque de l’impureté de la vue intérieure de ne pas créer l’indépendance. » L’équilibre de sa pensée était inaltérable. Entouré d’esprits absolus et simplistes qui allaient tranquillement au bout de leurs idées, si en théorie il se permit quelquefois le paradoxe, en fait, jamais il ne se laissa entraîner hors du bon sens. En toute question d’ordre pratique, il examinait le pour et le contre avec impartialité, et se tenait en un juste milieu. La sagesse qui veut être trop sage ne lui paraissait pas éloignée de la folie, et dans les exagérations de l’austérité, il voyait moins de vertu que d’amour-propre. Au temps où, parmi tant d’autres « Évangiles », le Gospel of cold bathing s’étant répandu dans la Nouvelle-Angleterre nombre de gens se plongeaient tous les matins dans l’eau de puits ou la glace, il disait en souriant : « Je crois que l’eau se compose d’un quart d’hydrogène, et de trois quarts de suffisance ». Son caractère n’était pas moins ferme que son jugement. Envahi dans sa retraite par une légion de philanthropes, de réformateurs et de gens du monde, dure épreuve pour un penseur à qui la société n’était bonne que « diluée de neuf dixièmes de solitude », jamais on ne le vit se laisser aller à l’impatience. « Son principe en agissant avec eux, rapporte son fils, se trouvait dans les mots suivants : “Je prends pour accordé que toute personne étrangère est judicieuse et bienveillante. Si elle l’est, cela la maintiendra en ces dispositions. Si elle ne l’est pas, cela contribuera à la former. » Cette attitude avait d’autant plus de prix qu’Emerson était doué, et à un degré rare chez un idéaliste, de la finesse d’impressions qui rend sensible au ridicule. Incongruités, bizarreries, manques de tact, rien ne lui échappait, et les impudents qui s’invitent eux-mêmes à votre foyer, les bavards qui vous octroient leur société à larges doses saturantes, les sentimentaux qui parlent amour et clairs de lune en mangeant le potage, les rustres qui hennissent comme un cheval quand on les contredit, ou seulement quand on avance quelque chose qu’ils ne comprennent pas, les femmes dont la toilette n’est pas en harmonie avec la personne et qui portent leur chapeau avec un air de soumission, et « Élise qui semble avoir pris un rhume de cerveau en venant au monde et l’avoir toujours accru depuis », se seraient singulièrement mépris sur la clairvoyance du philosophe s’ils s’étaient imaginé que leurs vulgarités ou leurs fautes de goût passaient devant lui inaperçues. Mais, tempéré par la bonté, ce sens aigu du ridicule qui a conduit un Swift ou un Nietzsche au sarcasme, n’aboutissait chez Emerson qu’à un humour fin, une malice ingénue se traduisant par des épigrammes candides ou un sourire à demi voilé. Le plus souvent même, surtout lorsque les travers ou la sottise l’atteignaient d’une manière directe, il ne laissait voir aucune impression. C’est ainsi que chaque fois que le parti des conservateurs le dénonça comme un incrédule, un athée, un perturbateur de l’ordre, il n’opposa aux attaques qu’une impassibilité sereine. Il avait le dédain absolu de tout ce qui était récriminations ou plaintes. Une noblesse native le mettait d’ailleurs au-dessus de ce qui préoccupe le vulgaire. Les régions supérieures de l’âme, où les meilleurs eux-mêmes ne s’élèvent qu’à de rares intervalles, étaient sa sphère habituelle, et telle était sa pureté qu’il n’avait aucun effort à faire pour s’y maintenir. La vertu, une vertu à la fois austère et aimable, où la bonhomie s’alliait à une dignité aristocratique et une fermeté stoïcienne, lui était comme instinctive, et l’on peut affirmer qu’il a été un sage dans toute la grandeur de ce mot. Encore n’est-ce pas assez dire. « Il a plus que la sagesse », écrit avec raison George Willis Cooke : « Il a cette hauteur et cette intégrité de caractère, cette loyauté et cet oubli de soi, cette simplicité, cette largeur de sympathie, et en particulier ce sens de la fidélité au divin, qui est la marque de la vie sainte. »

Quand un enseignement moral est soutenu par une personnalité d’une telle grandeur, si hostile que soit l’adversaire, il finit par désarmer. Traité d’abord en ennemi social et seulement écouté d’un petit nombre de jeunes gens, Emerson vit peu à peu le monde venir à lui, et avant la fin de sa carrière il connut la gloire. Il l’accueillit avec simplicité et poursuivit son œuvre. Ce ne fut que vers 1875, quand sa mémoire et ses forces faiblirent, qu’il renonça aux conférences régulières et se décida à ne parler en public que de loin en loin.

Ses années de vieillesse furent paisibles. Entouré de sa famille et d’amis, il continua à converser, lire, méditer presque jusqu’à la dernière heure. Un soir de printemps, le 27 avril 1882, après avoir pu parler aux siens, s’entretenir avec sa femme de leur longue vie passée ensemble, il entra dans la mort « comme un enfant dans le sommeil. » Une foule d’admirateurs accompagna la dépouille mortelle de ce grand esprit au cimetière de Concord, saluant en lui un prophet of righteousness, un Maître de la pensée et de la vie morale.

 

 

 

II

 

 

Quelles idées avait-il répandues ou, pour employer une expression plus conforme au sentiment américain, quel avait été son « message » ?

D’aucuns prétendent qu’il est impossible de le dire, et l’impartialité oblige à reconnaître que l’Emersonianisme ne se définit pas aisément. Emerson, en effet, n’appartient pas à la famille des esprits qui éprouvent le besoin de donner à leur pensée une forme nette et méthodique. Mystique et poète, préférant l’envolée de l’intuition aux lentes démarches du raisonnement, il jette ses aperçus eu un désordre génial où les théories littéraires se mêlent aux données de la science, et les maximes de la sagesse aux effusions du lyrisme. L’art de la composition lui est inconnu, et la règle des vieux rhétoriciens enseignant que le premier devoir d’un auteur est d’éclaircir ses idées le ferait sourire. Sachant que dans l’ordre moral la vérité ne se démontre pas, qu’elle est plus grande que les mots, plus grande que la pensée, il vise moins à la présenter à la Raison qu’à la suggérer par des symboles qui la rendront sensible au cœur. Non seulement il serait donc vain de chercher dans son œuvre un corps de doctrines philosophiques comme en ont laissé Platon ou Hegel, mais au premier abord on a l’impression qu’aucun principe ne s’en peut dégager. Incohérents et sublimes, ses Essais semblent le monologue d’une âme devisant sur les hauteurs, et à qui il ne faut demander que des inspirations.

Cependant il n’est point de penseur qui n’ait deux ou trois idées auxquelles il revient toujours, et Emerson ne fait pas exception. Quand on s’est familiarisé avec les formes mystérieuses où il s’enveloppe parfois et ses allures un peu fuyantes, on ne tarde pas à découvrir qu’en dépit des fluctuations d’une pensée qui va tour à tour du stoïcisme au kantisme et du Bouddha à l’Évangile, il a des principes dont il ne se détache jamais, qu’il tire tout d’eux par une logique secrète, envisage tout à leur lumière, et que son œuvre, en apparence, complexe et insaisissable, n’est en réalité qu’une série de variations sur un petit nombre de thèmes.

Le premier, c’est la médiocrité de l’esprit moderne, médiocrité telle qu’il semble que l’homme ait été touché en ses forces vives et ne soit plus que « le nain de lui-même ». Emerson n’ignore pas tout ce qu’une pareille assertion semble avoir de paradoxal. – Quand les intelligences ont-elles été plus actives et les inventions plus grandioses ? N’avons-nous pas construit des machines qui fabriquent plus de toile en un jour que les tisserands du passé en un an ? N’avons-nous pas « appris à la rivière à faire des chaussures, des clous et des tapis », et à l’électricité à porter nos lettres ? Nous avons la photographie, le stéréoscope, la vapeur, le gaz, les locomotives. Demain nous aurons mieux encore, et voyagerons dans les airs. Et éblouis par les découvertes de la science, voyant l’homme maître de la nature et disposant d’elle au gré de son bien-être, les thuriféraires de la civilisation exaltent l’âge moderne et font croire à la foule que jamais l’esprit humain n’a atteint ce degré de puissance et de force. Mais pour le penseur qui ne se laisse pas décevoir par les apparences, télégraphes, ballons, appareils électriques, ne sont que des choses secondaires, des « jouets » qui n’ont aucun rapport avec la valeur réelle de l’homme. Socrate et Marc-Aurèle ont été grands sans eux. On peut avoir de hautes inventions et de petits caractères, et il n’est que trop visible que le progrès moral ne marche pas de front avec le progrès matériel. Sauf dans la science, toute empirique d’ailleurs et manquant d’élan, les preuves d’affaiblissement se manifestent partout. C’est dans l’Église la décadence et presque la mort de la foi ; dans la politique, l’obéissance aux vulgaires girouettes des partis ; dans le gouvernement, la religion des baïonnettes ; dans la littérature et l’art, la pauvreté de l’imagination, la stérilité des tentatives pour adapter les anciennes formes aux besoins nouveaux ; dans la conduite individuelle, l’acceptation des idées de la rue, la basse prudence qui adore la règle de trois et en face de tout projet ne sait poser qu’une question : « Combien cela rapportera-t-il ? » En l’absence d’une idée supérieure, on ne s’applique qu’aux besognes sur lesquelles s’édifie la richesse, on n’a que le culte de l’argent et de ce qui peut augmenter la vie animale. Et si tous ces signes ne paraissent pas concluants, il en est deux autres qui convaincront les plus incrédules de l’abaissement de notre niveau. L’un, c’est le manque, non seulement d’inspirés, de législateurs, d’artistes comme les Moïse, les Platon, les Michel-Ange dont la race est éteinte, mais d’hommes. Il n’y a plus que la foule, « les masses », le troupeau des médiocrités que l’on appelle la Démocratie : « Notre âge est celui de l’omnibus et de la troisième personne du pluriel. » L’autre, c’est cette mélancolie inconnue aux anciens qui pèse aujourd’hui sur tous, même sur les peuples jeunes. Lassée, apitoyée sur elle-même, trouvant l’existence banale et insipide, l’âme moderne a perdu la joie de vivre. « Je crois que les hommes n’ont jamais moins aimé l’existence... Cet Ennui pour lequel nous, Saxons, n’avions pas de nom, ce mot de la France, a pris une signification terrible. Il abrège la vie et prive le jour de sa lumière. »

D’où vient cet affaissement des esprits ? Alors que le soleil continue à nous envoyer sa chaleur et les blés à mûrir, d’où vient que la race humaine soit comme atteinte en ses énergies vitales ?

Si nous interrogeons les sages selon le monde, ils nous diront que tout le mal procède de l’Individualisme. – L’homme, expliquent-ils, est un être trop faible et trop peu éclairé pour se passer d’autorité extérieure. Jadis, il s’en était rendu compte et, se tournant vers la Tradition, il en avait reçu direction et soutien. Mais aujourd’hui, il n’en est plus de même. Les règles et les usages fixés par les siècles pour servir de discipline aux esprits ont été abandonnés. Cédant aux tentations de l’orgueil, chacun prétend se conduire d’après ses propres idées, trouver sa propre voie, construire son propre univers. Ce que coûte cette indépendance illusoire, nous le voyons maintenant par le désarroi des consciences. Livrés à eux-mêmes, sans autre guide que le jugement personnel sujet à l’incertitude et à l’erreur, les hommes ont perdu le vrai et n’ont plus qu’une vie diminuée. Le remède ne peut être que dans un retour à la Tradition. Que l’esprit moderne renonce à un vain individualisme, qu’il obéisse à la sagesse lentement élaborée par les âges, qu’il se conforme aux croyances et aux coutumes qui forment les caractères et dont nos pères ont vécu, et il retrouvera lumière et force. – Ainsi parlent les scribes et les pharisiens et, agissant en conséquence, ils s’appliquent à dépouiller l’être humain de toute spontanéité, à le plier aux gestes séculaires, et à convertir toute créature nouvelle qui entre virilement dans le monde en « cariatide du Temple des conventions. »

Aveugles qui ne voient pas que c’est de leur système que l’humanité meurt ! Le vice de notre époque – et c’est là une seconde idée fondamentale de l’enseignement d’Emerson – le mal qui mine les volontés et met un nuage sur le front des meilleurs, c’est précisément ce Conformisme qui nous oblige à refaire ce qui a été fait, à garder le statu quo alors qu’autour de nous tout évolue dans la nature, « tout est en croissance comme un champ de maïs en juillet, tout devient autre, est en métamorphose rapide ». S’immobiliser dans le Passé alors que le torrent de la vie se précipite, c’est, par la force même des choses, se condamner à l’écrasement. – Mais, objectent les Conformistes, la vérité est stable, et le Passé, c’est le vrai ! Certes, le Passé avec ses grands esprits, ses philosophes, ses voyants, n’a pas été sans idées vitales ; mais immuable en son essence, le vrai ne l’est point dans ses formes ; elles aussi sont soumises aux lois du devenir. Il n’est point d’idée définitive, point de symbole, si juste qu’il soit, d’où la vérité ne se retire à la longue et qui ne tombe au rang des erreurs : « Le plus vrai des états d’esprit devient faux quand on s’y repose. » Vouloir arrêter ces formes transitoires et se fixer dans la Tradition, c’est donc à la fois renoncer aux vérités nouvelles et perdre celles qu’on possédait. Que penserait-on d’ailleurs d’un homme qui pouvant s’abreuver à des sources vives préférerait mendier quelque verre d’eau stagnante ? Or c’est précisément à cette folie que le Conformisme nous engage en nous renvoyant au Passé et à ses expériences, au lieu de nous convier à puiser directement aux Forces morales et divines qui ont inspiré le Passé et d’où ses expériences ont jailli. Mais nous touchons ici au centre de la question, à l’idée qui éclaire tout le problème. Ces forces divines on morales, le monde moderne n’en reconnaît pas l’existence : « Il croit à la chimie, à la viande, au vin, à la richesse, aux machines, aux engins à vapeur, aux batteries électriques, aux roues de la turbine, aux machines à coudre, mais non aux causes divines. » C’est un myope qui limite sa foi à ce que son regard peut atteindre. Ne lui parlez pas de la conscience, d’une Loi qui nous dépasse, des révélations intérieures du Devoir. Il ne vous comprendra pas, il ne connaît pas l’âme. Même s’il se dit croyant et invoque la Vérité invisible, il la nie en fait, car il professe que cette Vérité s’est manifestée jadis à certains hommes, mais que depuis elle s’est toujours tue. S’imaginer l’entendre encore, c’est de l’illuminisme : la Bible est close, l’inspiration muette, le divin mort. – Quand on a ainsi étouffé les voix intérieures, obstrué les canaux par où la Force morale peut descendre dans l’humanité, comment s’étonner de l’affaiblissement de l’être ? « Que la foi à l’Esprit disparaisse, et les formules mêmes qu’il a prononcées et les choses qu’il a faites deviendront fausses et nuisibles. Alors, c’est la décadence de l’Église, de l’État, des arts, des âmes, de la vie. La doctrine de la nature divine oubliée, une maladie infeste et rapetisse la constitution humaine. »

C’est par la rupture avec les théories indigentes du Traditionalisme et la revendication de ses droits spirituels que l’homme retrouvera la grandeur. Certes, il ne saurait âtre question de renier le Passé. Nous sommes faits de sa substance, et rejeter son héritage intellectuel serait méconnaître les lois de la vie. Mais la sagesse des siècles ne doit être qu’un point de départ. Nous ne devons pas essayer de marcher la tête en arrière, et mimer nos ancêtres. Aujourd’hui est un jour nouveau, qui doit être vécu en nouveauté d’esprit. Il nous faut « refuser les bons modèles, même ceux que l’imagination tient pour sacrés ». À ceux qui prétendent imposer les saints et les grands hommes à notre imitation, le devoir est de répondre : « Moi aussi, je suis un homme ! » Est-ce à dire que désormais chacun doive tirer tout de soi ? Nullement. Pas plus que les plantes ne peuvent extraire la sève de leurs propres racines, l’homme ne peut subsister de ses propres ressources. Ce qu’il faut, c’est, rejetant un Individualisme aussi appauvrissant que le Traditionalisme qu’il prétend remplacer, retourner à la Réalité spirituelle d’où procèdent toute force et toute vie. En dépit d’un matérialisme anti-scientifique qui, ignorant que les atomes ne sont en dernière analyse que des centres d’énergie, déclare que le tangible seul est réel, ce n’est pas en effet la matière qui est l’élément primordial des choses, mais une Force impondérable, une Loi invisible, une Intelligence mystérieuse. Cette Puissance qui fait croître les fleurs et qui meut les soleils est toujours à l’œuvre dans l’humanité. Elle parle aujourd’hui comme à l’aurore du monde : « Tendrement, tendrement, de chaque objet de la nature, de chaque fait de l’existence, de chaque pensée de l’âme, l’appel nous recherche et nous sollicite. » Et ce qu’elle offre, c’est la santé morale, la Vérité qui apprend à voir disparaître les formes des croyances sans perdre la foi, l’Amour qui noie les intérêts particuliers dans le sentiment de l’universel, et aussi l’individualité pure, car en s’écoulant en nous selon le mode qui lui convient, ce Pouvoir original, qui n’a pas fait deux feuilles ni deux brins d’herbes pareils, constitue à chacun sa propre personnalité, affranchie de tout reste d’égoïsme ou d’orgueil : « Cette Force subtile, irrésistible, ascensionnelle, en pénétrant dans notre pensée y détruit l’individualisme ; la puissance est si grande que le potentat n’est rien. » La seule condition requise pour participer à ce pouvoir immense est de nous ouvrir à lui dans un esprit de docilité, ses suggestions devenant toujours plus claires et plus profondes, à mesure qu’on leur obéit passivement. Là est le secret de toute grandeur et de toute béatitude. Pour atteindre l’océan, la barque se laisse porter par le fleuve ; pour arriver au divin, il ne faut que s’abandonner à l’influx spirituel : « Placez-vous au milieu de ce courant de Sagesse qui anime tout ce qu’il fait flotter et, sans efforts, vous êtes poussés vers le vrai, le bien, et un contentement parfait. »

Mais entre cette Sagesse à laquelle nous devons nous unir sans intermédiaires, car « les relations de l’âme et de l’Esprit divin sont si pures qu’il est profane de chercher à interposer des aides », et notre propre conscience, ne se dresse-t-il point l’obstacle que la philosophie a appelé le mal moral, et le Christianisme « le péché » ? Emerson ne le pense pas et, par réaction sans doute contre les doctrines puritaines qui obsédaient l’âme de scrupules, il n’aime point qu’on soulève la question. « Moins nous nous occupons de nos péchés, mieux cela vaut, dit-il. Nous n’avons pas les moyens de gaspiller notre temps en componctions. – Nous désavouons notre dette vis-à-vis du mal moral, écrit-il encore. Pour la science, il n’y a pas de poison, pour la botanique, point de mauvaises herbes, pour la chimie, point de boue. » Ce n’est pas qu’il nie les fautes ou les crimes de la race humaine : il reconnaît au contraire que l’histoire est un drame sanglant, la civilisation une suite de hontes, et que nous avons « violé loi sur loi jusqu’à ce que nous soyons au milieu de ruines ». Mais, pour lui, le bien seul étant au fond des choses, le mal ne peut pas être ; ce n’est qu’une apparence, sans réalité substantielle. « Le bien est positif, le mal est simplement une privation ; il n’est pas absolu ; c’est comme le froid, qui n’est qu’une privation de chaleur. » De même qu’il n’y a ni écran ni plafond entre nos têtes et les cieux infinis, il n’y a ni barrière ni mur entre nos âmes et le divin. Le seul effet du mal, au point de vue qui nous occupe, c’est d’obscurcir l’intuition spirituelle. Il fait l’ombre en nous, et nous empêche de lire les Lois de la vie telles qu’elles sont gravées dans la conscience. Mais l’univers est là pour les enseigner à nouveau. Courte serait en effet la vue de ceux qui ne verraient dans la nature que des nébuleuses et des planètes, des terres et du blé, une succession de faits cosmiques ou physiques sans aucun lien avec l’esprit. Émanant des mêmes Forces que l’homme, étant comme lui la manifestation d’une pensée, la nature obéit aux mêmes lois. Entre le monde matériel et le monde moral il y a identité, correspondance absolue : « Le monde est emblématique... Toute la nature est l’image de l’esprit humain. Les lois de la nature morale répondent à celles de la matière, comme le visage au visage dans un miroir. Le monde visible avec les rapports de ses parties est le cadran solaire de l’invisible. Les axiomes de la physique traduisent les lois de l’Éthique. » Mais entre la nature et l’homme, il est toutefois une différence capitale : l’homme est tombé, tandis que la nature est restée droite. N’ayant pas de volonté propre, elle n’a pu violer sa Loi : « C’est pourquoi elle est pour nous un interprète de l’Esprit divin. » Là est en dernière analyse la pierre d’angle de l’enseignement d’Emerson, l’idée centrale où il revient toujours. Pour lui, la nature est notre éducatrice, un paysage est « une face de Dieu », l’arbre ou la fleur, un commentaire muet de la Loi morale. « L’office le plus noble de la nature est de se présenter comme l’apparition du divin, écrit-il. C’est l’organe par où l’Esprit universel parle à l’individu et s’efforce de le ramener à lui. – Le critique suprême des erreurs du passé et du présent, c’est cette grande nature dans laquelle nous reposons, comme la terre gît doucement dans les bras de l’atmosphère. – Nous pouvons nous servir de la nature comme d’un modèle commode, une mesure de notre élévation ou de notre chute. Quand l’homme blasphème, la nature continue à rendre témoignage en faveur de la vérité et de l’amour. Aussi ne pouvant regarder l’Esprit fixement en lui-même, pouvons-nous l’étudier en sûreté dans la nature, comme nous regardons le soleil dans un étang quand nos yeux ne peuvent supporter directement sa splendeur. » Le problème de la restauration de l’âme dans le monde des énergies morales sera donc résolu par un retour à la nature. Si nous allons à elle dans un esprit de vénération, elle nous révélera son essence, et la lumière des Lois rayonnera à travers les choses.

Ce qu’elle nous apprendra, après avoir brisé notre Dieu de tradition et de rhétorique pour y substituer l’Esprit universel dont la présence élargit le cœur, le « doue d’une nouvelle force de croissance qui l’étend de tous côtés vers un nouvel infini », c’est la grande Loi des Compensations, qui résulte de la « polarité » ou dualisme des phénomènes. En vertu de cette polarité, toute chose se compose de deux moitiés indissolublement unies et l’on ne peut avoir une partie sans l’autre, le dessus sans le dessous, l’action sans la réaction, la cause sans l’effet ou l’effet sans la cause. C’est là « la Loi des lois », loi de fer qu’on ne peut fléchir, car c’est l’axe même de la réalité. Cette loi ne nous est point tout à fait inconnue. Nul n’ignore, par exemple, qu’on ne peut allumer du feu sans produire de la chaleur, frapper un coup sans qu’il y ait contrecoup, ou soulever un fardeau sans dépenser de la force. Mais, par un étrange aveuglement, tandis que dans l’ordre matériel nous nous montrons positifs et tenons compte de la dualité des choses, dans l’ordre moral, nous apportons une fantaisie, une sorte de sentimentalité qui nous fait oublier leur Loi. De là procèdent toutes les erreurs de jugement et de conduite. On s’imagine pouvoir couper la réalité en deux et n’en prendre que le côté agréable, avoir la puissance sans fournir le travail attaché aux grandeurs, vivre dans le désordre sans souffrir des suites de l’immoralité, nourrir des pensées perverses sans cesser de passer pour honnête ; et il n’est pas jusqu’à l’homme de bien lui-même qui en voyant le coquin l’emporter sur lui n’estime en son cœur qu’un tort lui a été fait et ne parle avec amertume de « l’injustice » du sort. Mais la Nature n’a rien d’injuste. Matérielles ou morales, les rétributions viennent toujours rétablir l’équilibre de sa balance. La règle est celle-ci : Vous paierez pour tout ce que vous voudrez avoir, et à chacun il sera rendu ce qui lui revient. Vous ne pourrez être riche sans supporter les responsabilités inhérentes à la fortune, obtenir le dévouement d’autrui sans vous donner vous-même, faire le mal, ou seulement le concevoir, sans en subir les conséquences et sans que les autres le sachent, car c’est en vain que l’homme dissimule : il porte sur son visage l’histoire de ses fautes, et son regard indique exactement la valeur de sa pensée. Et en vertu de la même Loi, bienfaisante dans sa rigueur, vous ne pourrez vouloir le bien sans en éprouver de la joie, faire un sacrifice sans vous sentir enrichi, et si vous aimez et servez les hommes, à quelque retraite ou stratagème que votre modestie vous fasse recourir, vous ne pourrez vous soustraire à la rémunération. Et ce n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, dans un autre monde que la Loi s’accomplira dans sa plénitude : c’est ici-bas, sur la terre même, que chacun recevra ce qui lui est dû : « L’homme ne peut échapper à la rétribution de l’acte, parce qu’il est transformé en son action même, laquelle porte ses propres fruits, comme le fait toute autre semence. »

Ce que la Nature nous apprendra encore, c’est la Loi de l’Amélioration universelle qui oriente tous les êtres, et non pas seulement l’homme comme notre orgueil s’est plu longtemps à le croire, vers une existence de plus en plus haute. Au-dessus de chaque forme, il est une forme supérieure où elle tend, mue par une force constante. Partout, il y a développement du moins au plus, partout la création est dans l’enfantement de quelque chose de meilleur. Et dans cette poussée ascensionnelle, chaque forme ne fait pas effort pour elle seule, mais la flore soutient la faune, la matière inorganique vient en aide à la matière organique, et tout concourt à l’élévation commune. « Le secret du monde, c’est que ses énergies sont solidaires, qu’elles travaillent ensemble d’après un système d’aide mutuelle, toutes pour une, et une pour toutes. » Aucune théorie de l’univers et de la vie ne peut avoir de justesse si elle ne tient compte de la Loi d’amélioration des êtres, s’élevant solidairement vers un ensemble de plus en plus harmonieux. Or cette Loi, l’humanité la méconnaît sans cesse. « Quadrupède mal déguisé, à peine changé en bipède », non seulement l’homme n’aspire pas à devenir plus humain, mais la solidarité ne consiste pour lui qu’à faire tout concourir à son propre intérêt. S’il le pouvait, il mettrait la main sur l’étoile du matin et l’accaparerait pour son usage personnel. Mais ici encore, la Nature nous avertit qu’elle ne laissera pas contrecarrer sa Loi. – Par vos tentatives pour résister aux courants qui m’emportent vers l’amélioration générale, vous n’aboutirez, nous dit-elle, qu’à vous exclure des conditions de la vie et à dégénérer. Dans l’ordre moral, qui cesse d’acquérir perd, qui n’avance pas recule. Accepter d’être à demi homme, c’est tomber au-dessous de l’humain. Et si chacun veut monter seul, il ne réussira pas davantage. À qui prétend faire servir les autres à son bien propre, le bien ne tarde pas à échapper. Il y a plus. Alors même que vous vous proposeriez une fin supérieure, relèvement des déchus, diffusion de la culture, réforme sociale, si vous la poursuivez isolément, sans la relier dans votre pensée au progrès de l’ensemble, vous n’aboutirez qu’à une « pourriture ». La santé, la force, est dans la subordination du particulier au général, l’oubli du moi dans l’Universel : « La vie du Tout doit circuler en nous pour donner à l’homme et au moment de la grandeur. »

La rupture avec les doctrines de mort du Traditionalisme, le retour au divin retrouvé dans la nature et aux Lois simples et terribles qui, vues ou non, pénètrent et gouvernent le monde moral comme le monde matériel, telles sont donc les idées maîtresses de l’enseignement d’Emerson. À leur lumière, il repense tous les problèmes et, examinant toutes les formes de l’existence individuelle et sociale, toutes les manifestations de l’activité, il montre ce que chacune devrait devenir pour que la vie soit vraiment humaine.

Bien qu’une et indivisible, son œuvre est donc double, comprenant à la fois une théorie philosophique et des applications pratiques. Elle a, pareillement, deux formes, répondant à la double tendance de son esprit. Quand il traite des questions de principes, malgré un certain tour lapidaire qu’il affectionne, il reste flottant, nuageux, imprécis. C’est l’Inspiré, le frère des Platon et des Plotin qui parle, et qui sachant la vérité ineffable n’essaie d’en donner qu’une suggestion poétique. Mais quand il aborde les faits, sa pensée devient nette comme celle d’un Franklin. Non que le style soit toujours ferme : dès qu’il renonce aux raccourcis où il excelle, il ne s’attache plus à la construction de la phrase, et ses périodes livrées à elles-mêmes s’en vont à la dérive au milieu des conjonctions et des pronoms relatifs. Mais il abonde en mots piquants, en images réalistes, en traits d’humour qui gravent l’idée dans l’esprit. Parlant des pères ou des maîtres qui s’efforcent d’imposer leurs idées aux enfants, il dira, par exemple : « Vous essayez de faire de cet être humain un autre vous. C’est assez d’un. » Pour rendre l’impatience avec laquelle Napoléon courait à son but, ou le positivisme religieux des Anglais et leur esprit commercial, il écrira de l’un : « Il aurait abrégé la ligne droite », et des autres : « Ils ont une perception télescopique du gain éloigné. – Ils ont essayé de domestiquer le Saint-Esprit lui-même, et de le revêtir du gros drap et des guêtres anglaises. » Veut-il stigmatiser le ridicule de ce qu’on appelait de son temps le Mesmérisme, il remarquera que « le Mesmérisme, c’est le high life au bas de l’escalier, Momus jouant à Jupiter dans les cuisines de l’Olympe ». S’agit-il des peintures à la fois terre à terre et sentimentales du ciel de Swedenborg ? « Les anges de Swedenborg, vous dira-t-il, ne donnent pas une très haute idée de leur éducation et de leur culture ; ce sont tous des curés de campagne : leur ciel est une fête champêtre, un pique-nique évangélique, une distribution de prix en France à des paysans vertueux... » Assurément, parmi toutes ces images concrètes, il en est d’un goût contestable et qui rappellent moins le poète que le Yankee ; mais c’est par ce ton d’homme positif qu’Emerson est parvenu à se faire écouter de ses compatriotes, et à les convaincre que l’Idéalisme n’est pas incompatible avec le sens du réel.

 

 

 

III

 

 

L’œuvre d’Emerson a été très discutée. Sans parler de ceux qui, trompés par sa forme littéraire ou ne parvenant pas à dégager sa pensée de l’enveloppe où elle est contenue, n’ont vu dans ses Essais que des effusions de mystique ou des causeries de scholar, la plupart des critiques se sont dès l’origine divisés en deux camps. Pour les uns, Emerson est un initiateur, un prophète, un voyant qui, planant au-dessus de toutes nos étroitesses religieuses, a découvert la vérité dans son efficacité pure, élargi notre horizon d’une manière grandiose, et si l’on ne peut aller jusqu’à dire qu’il a écrit une seconde Bible, du moins peut-on affirmer que son œuvre est l’expression la plus haute et la plus complète qui ait jamais été donnée aux principes vitaux de l’Humanité moderne. Pour les autres, malgré l’élévation incontestable de sa pensée et sa puissance d’observation, non seulement Emerson n’a apporté aucune clarté nouvelle sur les grands problèmes de l’âme, mais il ne va pas toujours au fond des choses. Faite d’utopies généreuses et trouée de lacunes, toute une partie de son « message » est l’œuvre d’un pieux nihiliste qui, après avoir écarté les anciennes formes de la croyance, parce que vieillies et inadéquates, ne sait que nous renvoyer à la nature parfaitement bonne et divine, et nous laisser en suspens dans un Idéalisme vague.

Une telle opposition de jugements à l’endroit d’un penseur qui, en dépit de certaines divergences, s’en est toujours tenu aux mêmes affirmations essentielles paraîtrait inexplicable, si l’on ne savait que dans l’ordre moral il est deux familles d’esprits radicalement distinctes.

Les premiers, par un mystérieux phénomène psychologique, n’ont jamais fait l’expérience de la réalité du mal. Pour eux, crimes, violences, iniquités, ne sont que des « apparences » ou de « moindres biens », et parler des cruautés de la nature ou de la corruption des cœurs, insister sur un legs positif d’égoïsme, de jalousie, d’animalité qui constituerait la tare originelle, c’est faire injure à l’homme et à l’ordre des choses dont la bonté est l’âme. Aussi savent-ils gré à Emerson d’avoir écarté de sa théorie de la vie la notion du mal moral. Voir un philosophe désavouer notre dette vis-à-vis du péché, ignorer les idées de repentir et d’expiation, déclarer que moins la conscience se préoccupe de ses fautes mieux elle s’en trouve, leur paraît un triomphe de l’esprit moderne sur la théologie déprimante du passé, et ils le saluent avec une impression de délivrance. D’autre part, comme la réalité du mal étant niée il n’est plus d’obstacle entre l’homme et la Loi, ce qu’ils demandent au moraliste, ce n’est ni de les prémunir contre les difficultés, ni de les amener à un Idéal qu’ils atteignent eux-mêmes spontanément, mais de leur donner des suggestions qui en avivent la conscience. À cet égard l’enseignement d’Emerson, tout en images et intuitions poétiques, les satisfait pleinement et quand ils l’entendent dire : « Parlez à son cœur et l’homme devient soudain vertueux », ou déclarer que « le secret du monde est l’art d’exalter une âme des inspirations de la grande âme universelle et divine dans laquelle nous vivons », ils reconnaissent en lui le véritable Maître.

Mais pour la seconde famille d’esprits, infiniment plus nombreuse, l’aisance avec laquelle l’Emersonianisme résout la question de la rentrée de l’homme dans l’ordre moral paraît singulièrement inadéquate aux difficultés du problème. Que la nature soit « l’apparition de la divinité » et son meilleur interprète, que dans la férocité ou les meurtres qui font partie de sa Loi il ne faille voir que des formes inférieures du bien, leur semble une proposition déjà dure à entendre. Mais qu’il n’y ait positivement aucun mal dans l’homme, c’est ce qu’il leur est impossible de croire. Jamais, quel que soit leur désir de s’innocenter à leurs propres yeux, leur conscience ne leur permettra de dire que la haine est un moindre amour, et le mensonge, de la vérité en voie de se faire. D’ailleurs, en admettant que le mal ne soit, en effet, qu’une « privation », un état de vide ou d’ombre, comment supposer que les causes inconnues qui ont induit l’homme à préférer cette ombre à la plénitude de la lumière ne se reproduiront jamais ? Et si, comme tout amène à le penser, elles peuvent toujours réapparaître, comment écarter de la vie morale l’idée de combats et de défaillances, et assurer qu’il suffit de se « placer au milieu du courant de la Sagesse pour être, sans efforts, poussés vers le vrai, le bien et un contentement parfait » ? Pour les hommes qui, tout en aspirant sincèrement à vivre dans l’ordre, ont senti la paresse, l’égoïsme, la sensualité, se dresser entre le devoir et eux, de telles affirmations ne sont guère que des mots. Et ce n’est pas seulement sur ce point capital qu’Emerson ne leur donne pas satisfaction entière. Croyant que « les seules choses réelles sont celles que les hommes aiment et en qui ils se réjouissent... et non les choses qui les glacent, les paralysent et les terrifient », il évite avec soin ce qu’il appelle « les propositions négatives » et garde le silence sur toutes nos misères. Ni les déceptions, ni la maladie, ni la douleur, ni la mort, c’est-à-dire la moitié de la vie, n’ont de place dans son œuvre, et c’est en vain qu’aux heures de tristesse ceux qui souffrent y chercheraient un mot réconfortant. Aussi ne peuvent-ils s’empêcher de penser que si ce doux optimiste avait pu sortir davantage de lui-même pour se pencher sur les hommes, voir quelle réalité positive et tragique le mal est pour la plupart d’entre eux, à travers quelles luttes et quels deuils ils s’élèvent à la vie morale, son « message » eût eu plus d’efficace.

Mais, quelque réserve que fasse la critique, l’œuvre d’Emerson est grande et son génie bienfaisant.

Tout d’abord, il est un émancipateur. Jamais les autorités illégitimes n’ont eu de plus puissant adversaire que cet héritier de l’indépendance des premiers dissidents. Préjugés, coutumes officielles que le sentiment a cessé de vivifier, idées mortes dont la routine et l’hypocrisie essaient de maintenir le joug tyrannique, il apprend à l’homme à s’affranchir de tout pour ne relever que de sa conscience. Crois en toi-même, lui répète-t-il sous mille formes : « Ce n’est que quand l’homme rejette tout support étranger et reste seul, que je le vois prêt à être fort et à l’emporter. – Je ne vois pas que pour avoir la paix parfaite l’homme puisse marcher autrement que d’après son propre cœur. – Ayez le courage de ne pas adopter le courage d’un autre. – Ne traitez pas vos perceptions à la légère... Elles sont pour vous la porte du septième ciel, et si vous passiez outre, vous perdriez votre chemin. » Et, chose plus difficile, tout en renvoyant l’homme à sa conscience et en lui faisant un devoir de l’individualité, il le préserve de l’étroitesse et de l’attachement au sens propre en lui faisant sentir que la Self-Reliance ne signifie pas autre chose que la confiance en la Raison universelle, l’abandon à « l’Intelligence centrale où il ne saurait y avoir d’égoïsme. » Élevé à l’école d’Emerson, l’homme est réellement libre, affranchi des autres et de lui-même, et en disponibilité constante en face de la Vérité.

Et par un contraste bien fait pour surprendre ceux qui ignoreraient sa vie, cet émancipateur d’un idéalisme intransigeant est à beaucoup d’égards le plus humain des moralistes. Chez lui, point de ces altitudes de magister comme en affecte Ruskin, point de ces déclamations et de ces invectives auxquelles se laissent aller Carlyle ou Nietzsche. Il n’a rien du pédagogue ni du tribun. C’est un sage qui cause avec vous, vous communiquant simplement ses réflexions sur la vie pour vous inciter à la repenser vous-même. Si au début de sa carrière l’esprit transcendantal l’emporta trop souvent sur « l’éternelle montagne », les tendances positives du caractère américain ne tardèrent pas à le ramener sur la grande route, pour y suivre les hommes et leurs occupations. Aucune n’est trop humble pour lui, aucun sujet n’est au-dessous de sa plume. Le charpentier qui fend sa poutre avec peine l’intéresse autant que l’étudiant en théologie qui fait son premier discours, et après vous avoir parlé politique ou questions sociales, il s’inquiétera de vos lectures, vous tiendra en garde contre l’inconvénient des voyages, ou vous révélera l’art de faire des présents. Humain, il l’est encore par l’idéal qu’il prêche et l’importance qu’il assigne à certaines vertus. Il est las du formalisme qui se perd en minuties et en scrupules, las de la piété chagrine pour qui le bien a l’air d’une pénitence, las des sages qui sont « désagréablement sages, gens qui veulent être anges avant le temps ». Mais ce dont ses yeux et son esprit sont surtout fatigués, c’est de voir que la prudence, le calcul, le respect des choses établies, toutes les habitudes craintives d’une médiocrité dont les vertus ne sont pas loin de ressembler à des vices, ont pris la place de la vraie grandeur. À la perfection ecclésiastique ou bourgeoise, il substitue l’idéal viril de l’homme qui est « un maître dans l’art de vivre dignement » et, changeant ce que l’on nomme aujourd’hui « l’échelle des valeurs », il remet en honneur des vertus délaissées. C’est ainsi qu’il exalte la spontanéité, l’héroïsme, l’enthousiasme généreux qui se dépense sans compter ni songer aux conséquences, et qui aura d’ailleurs son indemnité dans la Réalité à laquelle il aspire. L’amitié, cette vertu des anciens si négligée aujourd’hui, mais qui lui paraît la douceur de l’existence, « un bonheur qui fait rejeter tous les autres au second plan », est également mise au tout premier rang dans sa conception de la vie morale. Il y fait aussi place à la joie et à la beauté, c’est-à-dire au sourire et à l’harmonie. Le philosophe dont la sensibilité esthétique était si profonde qu’il se découvrait devant une rose ne saurait admettre que la rectitude soit sans grâce. Le Beau lui paraît « la route royale pour échapper à la vulgarité des bons et à la dureté des sincères ». Aussi au cours de son œuvre recommande-t-il sans cesse la mesure, le calme, la dignité, rappelant « qu’un gentleman ne fait pas de bruit, qu’une lady est toujours sereine », qu’il y a une manière heureuse de faire toutes choses, et qu’il faut y atteindre. Et ne lui objectez pas que pourvu qu’on soit homme de bien, la façon dont on l’est n’importe guère, et que la vertu peut se passer d’élégance. Il vous répondra que les bonnes manières « forment un riche vernis qui recouvre la prose de la vie et en orne les détails. Si elles sont choses superficielles, telles sont aussi les gouttes de rosée qui donnent un aspect si profond aux prairies du matin. » Pour ce génie harmonieux comme celui des Grecs, « le Tu dois, le Devoir ne doit faire qu’un avec la Science, la Beauté et la Joie ».

Enfin et surtout, Emerson est un inspirateur. Il remarquait dans l’un de ses Discours que rien n’était plus aisé que de décourager les hommes, car l’abattement vient vite aux plus confiants. Mais aider les jeunes esprits, ajoutait-il, « ranimer les cendres et en faire jaillir la flamme bienfaisante, c’est là ’œuvre difficile ». Or cette œuvre, il l’a faite. Une force émane de lui, comme du vent des montagnes. Ce penseur qui n’a voulu enseigner aucune doctrine insuffle le courage et l’espoir. « Patience, dit-il, patience ! Nous l’emporterons à la fin !... Ne t’inquiète pas de la défaite... Relève-toi, âme fatiguée... Il y a encore des victoires pour la Justice ! » Et il ouvre les portes d’un avenir si lumineux où l’Humanité meilleure fera les cieux nouveaux et la terre nouvelle, il trouve de tels accents pour chanter le sentiment moral, béatitude de l’être, « sentiment divin et déifiant qui le fait grand et illimitable », qu’avec lui on reprend foi dans l’infini de l’homme et l’on se sent porté vers une vie plus haute.

Par là s’explique l’action immense qu’il a eue sur l’Amérique et les pays de la langue anglaise, où pour des milliers d’hommes et de femmes ses Discours ont été comme une révélation et le point de départ d’une existence nouvelle. Cette action est-elle appelée à se répandre ailleurs ? Emerson est-il un de ces génies cosmopolites qui peuvent subir toutes les transplantations, ou bien son optimisme, son esprit d’indépendance, son impatience du passé n’en feraient-ils pas plutôt le philosophe d’une race, et surtout d’une jeune Démocratie ? Et en France, particulièrement, où toute morale qui ne relève point de la raison pure et ne se « démontre » pas paraît un démarquage inefficace de la religion, son spiritualisme ne fera-t-il pas toujours obstacle à son influence ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre. La seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que ceux qui se familiariseront avec son œuvre s’en trouveront enrichis, car s’il est des esprits plus logiques, il n’en est pas qui fassent penser davantage ni qui inspirent mieux l’amour de la vie noble.

 

 

 

M. DUGARD, Pages choisies des grands écrivains : Emerson,

4e édition, Librairie Armand Colin, 1931.

 

 

 

 

 



1 Théorie d’après laquelle le Nouveau Testament, en proclamant le valut par la foi, aurait rendu la Loi inutile.

2 Pour moi, ma propre main me tient lieu d’échanson.

 

 

 

 

 

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