Louis Le Cardonnel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel DUGAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je voudrais en parler avec simplicité et, pour l’honorer, faire effort de phrases unies, dépouillées du moindre artifice. Il semble que ce doive être d’abord le premier soin du critique en abordant cette oeuvre qui se recommande par des qualités d’élégante discrétion. Que l’émotion ne couve pas sous ces accents, je me reprocherais comme un crime de n’en pas sentir la flamme discrète, mais réelle. De le pratiquer un peu en se livrant à lui, vite la conquête s’achève ; et l’âme devient captive de ces nobles cris, de ces mollesses lointaines, de tout ce sortilège du beau rêve latin réalisé. Que ne lui dois-je pas ? puisque, à l’époque où M. Olivar Asselin – maintenant rué aux oeuvres de mort – « tentait de fonder son empire », il apaisait déjà les colères du lion, et que de doux animaux couchés dans le sable, le museau tendu, inquiet, se berçaient aux accords de cette lyre. Mêlé à ces souvenirs, il garde une vertu qui dépasse la poésie elle-même.

Petit dieu placé en nos maisons errantes, il nous adoucit la tristesse de vivre, – et ces tentes de l’espoir, quotidiennes comme le jour et sans lendemain, il en protège l’entrée, dans nos imaginations ; il sourit encore ; il nous assure que le songe n’était pas vain si nous en avons emporté la divine meurtrissure. Il nous fait presque un passé glorieux de l’avoir vécu avec des chansons à la bouche, du rire, des larmes, des rages mal assouvies. L’ombre de ces jours s’allonge sur d’autres routes commencées, et nous y voyons transparaître, sous le mirage flottant, les dieux de la jeunesse et de l’orgueil.

Oui ! oui ! on se souvient de ce Le Cardonnel, de son style ailé, enveloppé de sourires et qui s’élançait, telle une gerbe d’eau pure. Rien n’était plus rafraîchissant ! Cela donnait l’impression d’une voix neuve, entendue au milieu d’un rêve. On ne pouvait se lasser d’un charme aussi délicat et prenant ; il semblait toujours trop court et l’on cherchait au bas de son nom l’écho même de ses paroles, cette âme qui ne se livre jamais tout entière.

 

* * *

 

C’est ami Mercure de France qu’il tenait ses assises, où, grâce à lui, la chronique religieuse conservait toute sa force dans l’éclat. Il avait d’abord été très lié avec les groupes symbolistes ; il fréquentait Mallarmé, Verlaine, Moréas, Viélé-Griffin, Henri de Régnier, les autres, et participa à la fièvre de réaction littéraire contre le naturalisme. Or, un jour, il dit adieu au monde et devint prêtre. Mais la poésie restait attachée à son âme et à son esprit : il en était pétri jusqu’aux moelles. Sa collaboration au Mercure se faisait mensuelle ; il publia un premier livre de poésies : Poèmes.

De l’Italie, il envoyait ses productions poétiques, depuis qu’il s’était donné à la terre classique de la beauté ; – amoureux des ciels florentins et toscans que des génies lumineux, grandioses, ont pour ainsi dire descendus sur la terre, il compose avec eux, en les encadrant dans ses oeuvres pour la contemplation des hommes. Ce pèlerin passionné des villes qui sont la gloire de l’esprit et de la piété terrestre, il est à Rome, Florence, Assise. Il remet ses pas sur les traces que François a laissées embaumées de parfums et du sang de ses blessures. L’Ombrie connaît les triomphes de sa Conversion ; il y marie la muse antique à la muse chrétienne.

Sa poésie religieuse pénétrée d’humanisme s’éloigne de l’idéalisme vague et confus que tant de poètes, et ceux qui n’étaient que des fantômes de chrétiens, mirent à la mode. Idéaliste sous les meilleurs semis du mot, il laisse en paix Mahomet, Bouddha, les Mages ; il ne crie pas avec une bouche de génisse en délire : « L’idéal, l’idéal, l’idéal ! », voire au ciel de Mahomet ! – Il ne se déshonore pas en s’ingéniant à méconnaître la pensée ; il n’imite pas certaine littérature de terne religiosité, futile et oléagineuse. Enfin, faut-il le dire, il n’a pas cru que des vers sur le Titanic seraient le comble de l’art. Non ; il tire du catholicisme ce qu’il a de sain, de fort et de vrai, de belles images et de hautes pensées qu’il couronne de pudeur. Il est magnifique et châtié !

Je voudrais transcrire en entier le poème qu’il a consacré au saint d’Assise. Mais il est trop long, vous le lirez dans le volume... François a commandé le sommeil à ses frères et il adresse un discours à la cigale :

 

          Ô toi, dit-il, ô toi, stridente dès l’aurore,

          Harmonieuse enfant, créature sonore

          Que bercent les grands pins dans leur chaude épaisseur,

          Musicienne d’or que je nomine ma sœur,

          Ô cigale, en vigueur allègre, qui t’égale ?

          Vibrante, crépitante, exultante cigale,

          Ta voix infatigable est l’hymne de midi :

          En t’écoutant crier, mon cœur rouge a bondi,

          Bénissant la lumière illimitée et blanche,

          Qui, royale du sein des Rois s’épanche.

 

Il parle longtemps ainsi, soulevé par l’inspiration ; les dernières syllabes viennent de s’éteindre.

 

          Il dit, il se découvre le sein,

          Car son cœur brûle. Alors, s’envolant d’un vieux pin,

          La cigale, tandis qu’il se pâme extatique,

          Vient chanter sur le cœur du Père séraphique.

 

On remarquera la simplicité de ce style poétique. Nous n’avons plus affaire à un parnassien : les vases vernissés, les potiches, toutes les chinoiseries sont laissées dans l’arsenal des choses vieillottes. Il ne s’agit plus d’un peintre qui se grise de couleurs et se perd dans la magie de sa palette. Les mots font office de vérité, et, si la tentation nous suggère de les ouvrir, nous y découvrons autre chose que la grimace du rien, ou les crispations du sempiternel gobeur. Il y a, dans ces deux livres de poésie, Poèmes et Carmina Sacra, la volonté précise d’atteindre aux vraies sources de la vie. Sous des objets divers et au cœur des rythmes qui varient en noblesse, nous saisissons la figure innombrable de l’homme. Les sentiments benêts d’un patriotisme de tous les jours, faux, ridicules, grotesques, si bien en cours dans un pays comme le Canada, sont étrangers à ces inspirations. La théorie bornée d’une littérature essentiellement autochtone, sacrifiant la gamme infinie des expériences humaines, l’histoire des peuples et des individus, les civilisations contraires, à un désir niais de se contempler dans l’œuvre d’un poète comme en un miroir, ce n’est pas ici qu’on la pourrait voir poindre. Que si l’amour du ciel français s’exprime, il a la pudeur de sa force ! Mais je crois que Pierre me présente des objections ; il écume même ; il s’apprête à me décerner un brevet d’hérésie patriotique. Il voit dans ces ligues la condamnation d’un sentiment qui lui a fourni des phrases et des périodes. Je touche à son trésor. Il s’exalte, il me menace. Vous m’aurez mal lu, Pierre, si vous me prêtez des désirs d’iconoclaste ; je voudrais simplement vous rappeler que l’impudeur en littérature devrait exciter votre indignation, tout comme l’autre. Vous résistez, je le sais, car vos intempérances, vos passions, vos vices ont raison. De la sorte, vous êtes comme le reste des hommes, et c’est ce qui rend votre conversion plus difficile. Je parlerai cependant et, si je pouvais avoir raison, je souffrirais d’être accablé par vous... La nature canadienne, le patriotisme, le Saint-Laurent, notre histoire, nos lacs, nos montagnes, voilà des thèmes capables de devenir sublimes sous la main d’un homme de génie. Nous connaissons des individus aux opinions exclusives qui s’en vont prêchant une poésie essentiellement canadienne. C’est restreindre l’horizon. Deux ou trois poètes – les découvrira-t-on jamais ? – pourraient incarner ce miracle. La Provence a son Mistral ; le Canada attend encore et attendra longtemps. Pourquoi ? Mon Dieu ! les difficultés, les insuffisances dans un pays qui n’a que le culte matériel de l’argent et de ses nombreuses hypocrisies, qu’il transforme en vertus ; mon Dieu ! l’horreur de penser, jointe à une vanité stupide de marchand de bretelles hindou, entre pour empêchement dans la création d’une véritable littérature. D’autres causes existent... Dédaignons d’y appuyer : ce serait inutile. L’initiative de Fréchette, quelque louable qu’elle soit, est manquée ; il faut la reprendre à neuf. Nous savons cela. Le lyrisme de notre poésie officielle sur la France et différents sujets patriotiques, où tout est soufflé, déclamatoire, vain, ne mérite que la juste défiance des hommes de goût. Ce n’est pas rabaisser l’action d’un poète que de la reconnaître insuffisante. Ce faisant, nous parquons dans les compartiments de l’histoire littéraire le butin qui ne sert plus. Nous voulons prétendre que cette influence, de moins en moins sentie par tout jeune poète canadien qui s’efforce d’être, n’est guère digne de nous donner quelques remords si nous nous refusons à son étreinte. Bien ! ici nous paraissons peut-être accorder crédit aux apologistes de la poésie essentiellement canadienne. Ils voudront répondre que si Fréchette reste au-dessous de la tâche entreprise, il y a une raison pressante pour que d’autres s’y essaient. Que non pas !

Louis Fréchette – je suis désolé que ce soit lui – nous sert à montrer la banqueroute d’une telle poésie. De même Chapman : nous le mettons à côté de Fréchette. Là où ces deux poètes ont échoué, mille autres succomberont. Une grande poésie autochtone ne peut être du ressort de tous, et un génie, qui n’est pas encore, pourra seul nous dresser ce monument... Il est plus facile d’être un bon poète dans l’orbe des vérités qui appartiennent à toutes les époques et la perfection a chance de naître à travers des tentatives plus modestes 1. C’est ce que je voulais dire. Le Cardonnel m’aura permis d’aller au-delà de lui-même, de gloser un peu pour revenir à lui qui est toute poésie – le charme, la douceur, la vérité se jouant dans un beau génie.

 

* * *

 

Le Cardonnel. Voici un poète français et l’un des plus grands d’aujourd’hui, disons le plus grand. Mettons à part Madame la comtesse de Noailles. Poète français, avons-nous dit, et c’est moins paradoxal que nous ne l’imaginerions de prime abord. Il y a en France une multitude de gens qui font des vers et l’on peut dire sans erreur que la liberté la plus audacieuse et la plus débridée habite les têtes. Bien fol serait celui qui, chez nous, se consolerait de notre indigence à ce spectacle. La mêlée enfante les dieux : ce monde en travail prépare des surprises glorieuses.

Mais où sont les vrais poètes de France ? Jammes crève un peu trop de naïveté voulue. Eau de faible violette, de pervenche anémique ! Il nous arrive de le juger ainsi. Ses petites chapelles parfumées d’encens prennent l’air d’amusettes pour jeunes filles. Vit-on jamais décorations de papier de soie protéger, avec une telle complaisance, les petits troupeaux de brebis et d’agneaux confondus dans un bêlement unanime ! Il ne faudrait tout de même pas retourner à l’enfance de la terre.

Oui, nous sommes touchés, souvent, par ce virgilien, ce chantre de la terre et du triomphe de la vie. Mais il exagère, ce nous semble, la candeur de son âme ; on dirait qu’il l’emprunte à une glaneuse puérile et s’en pare avec une trop évidente satisfaction. Un grand charme, à coup sûr, mais dévoué à de petites, à de minuscules choses : un jardin ému, frissonnant de beaux lys dont la blancheur s’effare de l’indécence du soleil...

Henri de Régnier, est, lui, un magnifique exemplaire de liberté et d’audaces glorieuses. Ah ! son emprise dure, ses mélancolies qui se promènent à Versailles, sur les tapis de feuilles mortes, trouvent un chemin sûr dans l’admiration. Nous l’aimons. Mais il s’agit bien de cela ! Henri de Régnier est-il un poète français ? Vomis sentez le paradoxe ? Essayons de nous entendre. De Ronsard à Moréas, la poésie française s’est acharnée à poursuivre l’accord supérieur de l’intelligence et de la sensibilité. Dans la mesure où les poètes donnaient la prééminence à la raison qui règle, choisit, ordonne, ils accomplissaient oeuvre humaine, et par conséquent française. Le beau avait sa géométrie et il en montrait orgueilleusement les parties heureuses, glorifiées par un équilibre parfait. Ici le beau est pour ainsi dire à l’état d’anarchie 2. On le voit rarement un, total, harmonieux, mais plutôt mêlé à des éléments disparates. Et c’est ce qui éloigne Henri de Régnier de la véritable tradition française. Il est, il fut un maître. On le retrouve parmi les grands noms du symbolisme. Mais son rôle d’initiateur le tient à l’écart de la grande tradition classique. Il y entrera, sans doute, demain, à mesure que le scandale de son époque s’éteindra dans les mémoires et que ses tentatives auront apprivoisé les pires adversaires. La tradition ne se crée-t-elle pas à chaque tournant de siècle ? Et ce qui, hier encore, paraissait témérité, hardiesse condamnable, devient fait acquis. N’avons-nous pas lu que Goethe, après avoir écouté la musique de Beethoven, le traita de décadent ? Et que dût être l’opinion des moindres ? Je vous le laisse à penser.

Nous pourrions continuer la révision des poètes. Ces remarques nous ramènent encore à Louis Le Cardonnel, et pour le saluer comme étant le successeur de Lamartine, Moréas.

Quel ton d’autorité, dira-t-on ! Voilà la poésie française digne d’être représentée par un seul homme. L’ordre latin le veut ainsi. Il paraît ! La jeunesse néo-classique l’a décrété. Et comme j’ai là des amis qui me sont chers, je veux bien me prêter à des affirmations dont l’exclusivisme favorise la renommée d’un grand poète, sans amoindrir, par ailleurs, la force et la beauté d’un Paul Fort, d’un Verhaeren, d’un Viélé-Griffin, etc., etc. Quel latin que Le Cardonnel ! Nous le redisons. Et comme je suis heureux qu’il le soit !

À coup sûr, cette intransigeance est moins urgente au Canada qu’en France. Il n’est pas si mauvais qu’en terre d’Amérique on ne veuille pas comprendre que, tout en étant fidèles aux principes codifiés, il soit défendu d’aller au-delà des limites qu’on s’est plu à fixer d’avance. On crierait à l’ostracisme, habitués à la liberté complète et surtout à celle du rien. Un jeune pays, lancé dans l’existence et qui veut se bercer de chimères et d’ambitions impossibles, n’a pas besoin d’opposer une digue aux mouvements de son cœur. L’audace de la pensée constitue, qui sait ? qui sait ? la meilleure des vertus littéraires. Mais comme on sent bien que tout dogmatisme résoudrait mal une question d’avenir littéraire ! Il y a des intelligences qui échappent aux systèmes, aux lois, aux barrières. Leur personnalité excuse leur indépendance et souvenons-nous, suivant la parole fameuse, que « l’art vit de contrainte et meurt de liberté ». On peut sacrifier à une telle loi avec un sourire et en prenant garde de s’y soumettre avec servilisme. L’inspiration, l’élan demeurent intacts : il n’est que de les surveiller sans rigorisme. Il y a surtout des influences à souhaiter, certaines admirations à détruire.

Le Cardonnel, je m’en aperçois, est cause de mes digressions. Si elles étaient meilleures, je les lui offrirais en hommage.

Ce qui nous intéresse davantage, c’est qu’il est surtout un poète qui dépasse les écoles et les réconcilie toutes dans son art.

Maintenant soyons à lui, l’homme, à celui qui a un cœur comme le nôtre, le mien, disputé par les fantômes de la vie, broyé, suspendu dans le vide, sanglant, déchiré.

 

          Ô Toi, qu’en vain je nomme sœur

          En te cherchant au fond des âges,

          Vers le plus beau de tes visages

          Écoute enfin crier mon cœur.

 

Supplication vraie, qui passe sur les lèvres des hommes chaque jour, quoique sous des formes différentes, et, souvent, jaillie d’une intelligence amoureuse qui s’entoure de silence. Vous avez reconnu l’illusion, qu’elle se nomme amour ou femme, pareille à ce vaisseau-fantôme qui nous engloutit dans la mer, transis par la mort.

Voyez comme les thèmes épuisés de la nature refleurissent sous sa main.

 

          Ah ! mourante beauté des branches, gloire brève !

 

Et ceci, relu par quelqu’un qui croit se connaître :

 

          Après elle, traînant de pleurantes cohortes

          D’espoirs, pareils aux feuilles mortes,

          Voici qu’elle revient, la chère ensevelie ?

          Et vous pouvez bien vous enfuir, feuilles mortes,

          Lambeau du manteau d’or de l’année abolie :

          Je la verrai toujours passer, l’Ensevelie,

          Qu’environne un troupeau pâle d’extases mortes.

 

Encore :

 

          À cette heure un langage humain serait profane,

          Mais nos âmes sauront bien se parler :

          Comme les fleurs il faut eu silence exhaler

          Nos haleines, dans l’air où la sainte nuit plane

          Oublions et la chair que sa démence damne

          Et l’esprit d’où l’orgueil ne veut pas s’exiler.

 

On croirait que Béatrice et Dante vont reprendre leur colloque d’amour.

 

          Et tandis que leur vient lointainement, d’une onde

          Peut-être faite avec des larmes d’autrefois,

          Une fraîcheur plus pure aussi que toute voix,

          Même de cygne dont le dernier chant s’exhale,

          Ils regardent sur la forêt paradisale,

          Sur la forêt de lys qui parfume le ciel,

          Les nuages dormir dans le soir immortel.

 

Je loue le poète de n’avoir pas oublié le roi Louis de Bavière :

 

          Ô vous, qui devançant l’inéluctable Loi,

          Avez étreint la Mort au lit d’une eau profonde,

          Bien qu’ici-bas, Louis, vous ayez été roi,

          Votre royaume, à vous, n’était pas de ce monde.

          . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

          

          Un mâle Enchanteur vint, qui, par des sons, rendit

          À vos songes l’antique et glorieux domaine,

          Et le magicien, que tous avaient maudit,

          Vous dédia son œuvre, au mépris de la haine.

          Vous fûtes entraîné par le sabbat vainqueur,

          Poussant votre cheval à travers les bois sombres :

          Les Mânes et la Nuit vous ont pris votre cœur

          Car ce n’est pas en vain qu’on provoque les Ombres.

          Vous qui les adoriez, elles vous ont dompté.

          Vous n’avez pas connu l’ardeur silencieuse

          De ceux dont l’âme étreint la chaste vérité ;

          Vous avez écouté l’Ondine astucieuse.

          Et maintenant, après tant de songes soufferts,

          Peut-être, prisonnier d’un passé qui vous brûle,

          Vous revenez, quand vibre en vos châteaux déserts

          Le cri walkyrien des paons, au crépuscule.

 

Il n’est rien d’aussi riche, d’aussi rare et de plus simple. De tels vers offrent une saveur d’idéalisme qui n’a pas encore été goûtée. Invitons ceux qui se sentent une âme poétique à venir à cette source. Gardons-nous, cependant, d’être de petits Le Cardonnels.

C’est trop facile. À un versificateur de talent, tout est possible, voire d’être tous les poètes à la fois. Quand nous parlons mal de Rodenbach, c’est dans une intention préventive, si l’on peut dire : Rodenbach a son prix. Craignons le jour où, sous les feuilles de choux de notre grand pays, fertile en légumes, l’on verra apparaître des petits Maeterlincks, des petits Rodenbachs, des petits Henri de Régniers, des petits Le Cardonnels, etc., etc., etc. Ce sera un spectacle à hérisser les cheveux des moins honnêtes gens. Le Canada, quoique jeune, a commis tellement d’indécences en raison sans doute de sa jeunesse, qu’il deviendra nécessaire, de plus en plus, de le mettre en garde contre une fécondité simiesque.

Du domaine des sensations physiques et morales, Le Cardonnel extrait le fini, le délicat, ce qui, des sentiments universels, éprouvés de tous, émerge en grandeur. Et voilà le règne de l’âme, compris, vu, cerné.

Ceux qui désirent l’empire de l’intelligence et refusent au sentiment le droit de s’épancher cependant qu’ils ne mettent aucune borne à l’intempérance de l’esprit pur, peuvent être satisfaits : Le Cardonnel, en plusieurs endroits de son œuvre, ne choque nullement ces théoriciens qui s’efforcent de substituer à l’émotion la forme géométrique de l’idée.

Toits se sentiront intéressés, séduits, remués par cette belle force poétique, idéaliste oui intellectuelle, suivant le quart d’heure, sans cesse repliée sur elle, comme une belle déesse qui se maîtrise malgré ses dons.

 

______

 

          Va, pars et meurs tout seul en récitant des vers.

          Ce sont troupeaux encore, les Cygnes du Caystre.

 

On dit que Le Cardonnel se promène dans les rues de Rome, la tête haute, murmurant des vers, perdu au milieu de la rumeur de la ville latine. Ce ciel si pur, si bleu, et sur lequel se détachent, écroulées, parlantes, les ruines des temps anciens, doit composer un cadre harmonieux à ce rêveur. Il y promène le paradoxe sanglant d’être un poète dans un prêtre, et, sous la misère de l’homme, une âme chercheuse de beauté.

Tel qu’il est, vibrant ou abattu, religieux et humain tour à tour, il réalise un dualisme commun à tant d’autres, mais qu’il finit toujours par résoudre, lui, dans un cri qui est un chant.

 

 

Marcel DUGAS, Versions,

Montréal, Maison Franco, 1917.

 

 

 

 

 



1 Je note que cette façon d’envisager le rôle de la poésie au Canada était partagée, il y a quelques années, et avant notre séjour à Paris, par un groupe de dilettantes dont nous étions.

2 Nous avons, depuis, modifié nos vues sur la poésie française. Sans méconnaître la beauté des âges classiques, noue sommes de cœur et d’esprit avec les novateurs, les créateurs de neuves esthétiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

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