Au poète

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel DUGAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Repose. Que le rêve divin hante ton cerveau sous la nuit de l’éternité. Pourquoi, d’ailleurs, fatiguerais-tu à nouveau l’espace de ta plainte, de ce murmure qui souleva ta poitrine où mourait, en se tordant, ton inexprimable douleur ?

Audacieux chercheur d’infini, penché sur des soirs inspirateurs et que l’indicible nuance torturait, tu as parlé, tu as tout dit.

Repose : tes mains mortes ne connaissent plus le frémissement de la prière ou du désir ; ton cœur ardent s’est envolé, « parmi l’étreinte des brises ».

Tu gis dans l’immobilité des espaces, ayant épuisé le soupir de ta peine.

Des fantômes, multiples et subtils, te composent un lit de mystères sur lequel, allongé pour des siècles dans le silence, tu endors ton âme saoule des tendresses de la terre.

Repose.

La poésie avait élu en toi ses retraites d’élection ; le cri n’eut jamais une bouche plus apte à le moduler, et la mélancolie, mère prodigue des poètes, fit don à ton génie d’un cantique où vivent les échos des lointains et de l’infini.

Nul, dans le monde où s’ébattent les vaniteux poètes ivres de mots et de phrases, n’a su leur conférer un esprit plus vrai et plus souple.

Les finesses y côtoient les parfums, et les roses s’effeuillèrent sous tes doigts avec des flétrissures infiniment douces.

« Endormeur de râles » si bien nommé par toi-même ! Jardinier qui erre en des jardins idéaux où succombent de langueur la jeune fille et le damoisel.

Que tes marquises en robes à paniers froissent délicieusement leur tissu ! Et ton Scaramouche et ton Pierrot, quels amours !

Mais ce n’est là que le décor de ta fantaisie, jamais pauvre en surprises ; c’est là le tableau où grouillent tes marionnettes auxquelles tu as insufflé une âme et de l’esprit.

Un monde minuscule est sous ta main que tu diriges selon ton caprice. Et il accomplit par des mimiques répétées l’acte vital ; un monde, à coup sûr, vivant, d’où s’élancent des exemplaires choisis, façonnés de rêve et de réalité.

Tu les endors avec des mots pareils à des musiques.

Pour eux, la vie prend un sens qu’elle n’a point dans le cours habituel des choses. Ils ne vivent pas de la vie de tous les jours et, s’ils y sont soumis, ils savent s’en échapper par les portes de l’imagination et du rêve.

Et là, au seuil du réel abandonné, sachant que les réalités offrent quelque chose de résolu, tu les arraches à eux-mêmes, aux lois, aux entraves, pour les précipiter dans le factice, l’oubli des servitudes.

Tu promènes sur eux la baguette merveilleuse qui crée l’Illusion aux mille visages de joie et de tristesse.

À travers les fictions en qui s’incarnent ta pensée et tes fièvres, c’est toi-même, apparaissant, qui parles par ces bouches, et c’est ta tristesse, déployée et chantante, qui s’exhale et vibre.

C’est le rêve s’exprimant par ta poésie ; c’est l’âme humaine qui s’exaspère en plaintes et en sanglots.

Là, tu règnes avec des défis à la sagesse et à la raison ; tu ne te soucies pas d’apprivoiser ces déesses. Et tu sais qu’elles sont servies par des adorateurs ingéniés à leur culte.

Pour être moins sévère et moins sûr, ton domaine est néanmoins sauvé du néant par des créations amusées d’elles-mêmes, par le cri d’un cœur traversé de la peine quotidienne.

Des photographes appliqués s’opposent à ton art en réduisant au concert l’humanité idéale et littéraire, et en fournissant une image finie, sans reflets comme sans suggestions.

Art fermé qui s’efforce d’empêcher l’idéalisation de la tristesse et qui ligote systématiquement l’être pensant dans les mailles de la réalité.

Toi, tu fleuris les choses, leur donnes une âme variée, harmonieuse.

Des poètes issus de ton génie, fécondés par lui, exploitent dans ce siècle qui ne vit pas seulement pour la matière, les filons que tu avais su découvrir.

Ils ont un autre génie, mais, sous les différences, transparaît quelque chose de ta sensibilité.

Ils existent parce que tu as chanté et que, dans l’univers de la poésie, tu apportas de nouvelles manières de sentir.

Dévoués à l’art, ils ajoutent à l’héritage des rêves accumulés le long des siècles ; ils servent l’Olympe décrié. La Muse, à leurs yeux, ne garde pas sous ses lèvres des secrets qui furent bons seulement pour des siècles jeunes et croyants. Ils tentent de lui arracher d’autres hymnes, un cantique accordé à notre âge de tourments et de doute, où affleurent l’inquiétude et les aspirations d’un monde vieilli.

Grâce aux évolutions successives, l’âme humaine ne demeure-t-elle pas un vaste champ de trésors encore ignorés ?

Repose donc enveloppé des ombres paradisiaques, riche de tes conquêtes, derrière l’horizon qui bruit de tant de chansons inédites et de toutes celles qui s’en vont mourir au sein de l’éternité.

 

 

Marcel DUGAS, Paroles en liberté, 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 

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