Le capitaine à la barre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Roger DUHAMEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À notre époque, les figures d’hommes d’État se ramènent, compte tenu des différences secondaires, à deux types principaux. Il y a les conducteurs d’hommes, sur qui pèsent peu les constitutions et les impératifs moraux ; nous évoquons Mussolini, Hitler, Staline et, à un moindre degré, Franco. Ces fortes individualités tracent leur sillon dans l’histoire, toutes préoccupées de leur gloire, au sens que l’entendait Corneille. Les ruines qu’ils accumulent autour d’eux alourdissent peu leur conscience ; d’entrée de jeu, ils se sont situés en marge. Leur fidélité à eux-mêmes exige qu’ils demeurent hors la norme commune. Comment, pourquoi respecteraient-ils les scrupules vulgaires, c’est-à-dire ceux du vulgum pecus ? Point n’est besoin que Carlyle leur ait enseigné qu’ils devaient accrocher leur char à une étoile ; ils le savent d’instinct, de science sûre : et c’est déjà fait, du moins l’imaginent-ils complaisamment. Dans le demi-clair matin où ils ont éprouvé en leur chair l’appel irrésistible de leur destin, peut-être ont-ils un instant tremblé devant l’ampleur de la tâche ; peut-être même ont-ils souhaité, plus que tout, le bien du peuple. Mais bientôt s’est effectuée une indissoluble synthèse entre la nation et l’homme ; une identification aboutissant le plus souvent à un leurre et à une imposture.

L’échantillon parlementaire du gouvernant nous est plus familier ; au fond, il gouverne peu, il dirige encore moins. Il est tiré à des milliers d’exemplaires. S’il se conforme moins rigoureusement à un type défini que l’apprenti sorcier de la dictature, les différences sont plus des nuances que des oppositions ; plus des chocs de rivalités que des conflits de principes. L’élu du peuple fait une grande consommation de formules abstraites et nobles, malheureusement vidées par l’usage – par l’usure – de toute signification féconde. Que la démocratie était belle, sous Clovis ou sous Louis XIV ! Le vice secret du parlementaire, sous toutes les latitudes, c’est de rapetisser tout ce qu’il touche, de rechercher le nivellement par le bas. Toute grandeur, dirait-on, lui est comme une injure personnelle. Vite, que tout rentre dans le rang... Aurea mediocritas. Le génie est en résidence surveillée, le talent est vu d’un mauvais œil. D’un député analphabète et peu futé, on dira volontiers : « Ah ! il n’est pas très fort, mais on peut compter sur lui ! » C’est-à-dire qu’on peut compter qu’il ne sera jamais encombrant.

Ne poursuivons pas davantage cette analyse ; un livre y suffirait à peine, mais il serait savoureux. Ce n’est pas ici mon propos, qui vise seulement à jeter un regard sur l’un de nos plus étonnants contemporains. Cette épithète déplairait à Salazar, qui veut être, qui est l’homme effacé par excellence, d’une réserve pudique, peu enclin aux démonstrations bruyantes, aux vaines fanfares de la publicité, à l’éloquence verbeuse et populacière. Je maintiens toutefois qu’il est étonnant. De s’être maintenu si longtemps au pouvoir ; de ne l’avoir jamais recherché ; de ne pas en avoir abusé ; d’avoir rejeté toute violence dans un monde dur ; d’avoir été et de demeurer un chef « bénévolent », au sens latin, plénier, du terme.

Je le connaissais par ses discours, des textes denses ne sacrifiant rien à la facilité et au charme ; je le connaissais aussi par le livre que lui consacrait, il y a bien une quinzaine d’années, Antonio Ferro. Mais l’homme demeurait officiel, un peu guindé ; il ne se livrait point, n’exposant que ses idées. Pour pénétrer dans son intimité, percer ses sentiments, comprendre son univers personnel fermé sur ses méditations, il aura fallu l’admirable livre de Christine Garnier, Vacances avec Salazar (Grasset, Paris, 1952). Ce récit est le fruit d’un coup d’audace. Par sa simplicité, par son intelligence vive, par son don de la réplique pertinente, l’auteur a gagné la confiance de cet homme secret. Pendant un mois, elle a vécu dans sa quinta de Vimieiro, s’entretenant quotidiennement avec lui au cours de longues et rêveuses promenades.

Ce n’est pas la beauté grave de ce livre qui surtout me retient. J’aime prêter l’oreille aux propos de Salazar. Des confidences à peine murmurées, des pensées justes et fortes ; les unes et les autres réhabilitent l’espèce. L’exercice du pouvoir ne l’a pas retranché des hésitations communes. « Je suis, de nature, un insatisfait, un homme que ronge le doute. » Un autre jour, il explique les sources profondes de cette insatisfaction, qui est la conscience aiguë de l’inadéquation de l’homme à la tâche imposée.

 

Une œuvre de gouvernement n’est jamais complète. Il reste tant à faire encore ! Et la vie commence à nous échapper : les années passent si vite... Le pouvoir ne peut plaire qu’aux sots ou aux prédestinés. Les sots y aspirent pour les avantages qu’ils en escomptent. Les prédestinés jouissent du pouvoir en soi. Ceux qui, comme nous, ne se peuvent ranger ni parmi les uns, ni parmi les autres, se sentent mal à l’aise. Je comprends que certains aient l’amour du commandement et éprouvent du plaisir à gouverner. Mais ce n’est pas mon cas. Ne me souciant pas de la richesse et des honneurs, n’aimant pas commander, j’ai toujours travaillé sans exaltation. Je dirai : « Sous la pluie ». Croyez-moi, je n’étais pas fait pour assumer cette charge.

 

Fort de ce détachement naturel, Salazar peut se permettre d’échapper aux servitudes démagogiques, encore que sa lucidité lui enseigne que l’opinion publique a besoin d’être nourrie, qu’elle réclame une présence et des paroles. Il demeure inébranlable dans sa conviction que l’on ne peut à la fois charmer la foule et la gouverner. Deux fonctions inconciliables ; et le charme est tellement plus facile ! Qu’on ne s’y trompe pas toutefois :

 

On peut se sentir capable de gouverner tout en n’ayant nullement le goût du pouvoir ! Et je n’ai pas le goût du pouvoir, parce que le pouvoir n’a pour moi aucun attrait. Il ne m’apporte aucune satisfaction, pas même la compensation naturelle des fatigues, des désillusions et des sacrifices qu’il suppose. Une telle indifférence au pouvoir n’est d’ailleurs pas incompatible avec la possession des qualités qu’il y faut.

 

Ce célibataire de soixante ans, épris d’une solitude farouche, n’est pas fermé aux joies du foyer. Il a élevé deux fillettes ; les arbres, les fleurs, les oiseaux l’émeuvent ; il est fier de son jardin où il aime regarder mourir le jour. Comment mieux cerner le mystère d’un être qu’en mettant à jour sa conception personnelle du bonheur, cette vocation de l’homme ? Salazar s’en explique franchement, en se référant au sentiment déjà mis en évidence.

 

Le bonheur est un état d’âme et, par conséquent, d’ordre purement personnel. Le bonheur est un état de satisfaction de l’âme. L’harmonie totale entre nos aspirations et les réalités de la vie. C’est pourquoi il me paraît plus facile de parvenir au bonheur par le renoncement que par la recherche et la satisfaction de besoins chaque jour plus nombreux... L’idée que la seule possession des biens assure le bonheur est entièrement fausse. La conception politique qui méconnaît la supériorité de l’esprit et le devoir de lui subordonner la richesse peut, sans doute, conduire à l’édification d’une société brillante, mais non à une véritable civilisation. La civilisation, telle que je l’entends, doit assurer la prédominance du pouvoir spirituel. Elle est, dans son essence, la royauté de l’esprit.

 

Il faut écouter Salazar chanter le cantique de la solitude. Rien de la tour d’ivoire, qui est évasion et faiblesse, parfois lâcheté. Un repliement sur soi délibéré : le geste nécessaire de l’athlète bandant ses muscles pour mieux sauter. Et ce retrait décuple la puissance.

 

Il n’est pas impossible, dans une certaine mesure, de concilier le goût ou les plaisirs de la solitude avec les exigences de l’action. Je prétends même que la solitude facilitera parfois l’action de ceux qui gouvernent : elle les rendra plus sereins, plus indépendants dans leurs jugements, moins accessibles aux influences extérieures. Elle les libérera de toute gêne inopportune... Oui, je dois admettre qu’une vie intérieure intense est nécessaire à l’homme d’action, dans une tâche d’envergure. C’est dans sa vie intérieure qu’il trouve sa force première et cette persévérance qui conditionne la réussite. C’est même la vie intérieure qui donne l’inspiration et qui permet de retrouver, après une désillusion ou un échec, l’élan initial. S’il y avait incompatibilité, ou contradiction, entre la vie intérieure et l’action, nous ne pourrions comprendre, sur le plan humain, la vie et l’œuvre de quelques grands saints.

 

Sur combien d’autres sujets, la pensée de Salazar est enrichissante. Qu’il traite de la famille, de l’éducation, de l’art, de l’urbanisme, de l’économie domestique, il va toujours droit à l’essentiel. Aucun thème ne le prend au dépourvu, il n’improvise jamais, il a longuement exploré avant que de s’exprimer. Jusqu’aux limites du possible, point au delà. Un réalisme foncier le garde de toute chimère. À la tête de sa petite patrie sise au balcon de l’Europe, il domine, par sa noblesse, les ruines d’un continent déchiré, il regarde, au bout de la mer, les plages lointaines où s’édifie péniblement un monde nouveau. Au vivre dangereusement de Nietzsche, Salazar oppose son vivre habituellement, message de confiance calme et d’inébranlable foi en l’avenir, en la vie.

 

 

 

Roger DUHAMEL.

 

Paru dans La Nouvelle Revue canadienne

en janvier 1953.

 

 

 

 

 

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