L’enchantement de Chartres

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Geneviève DUHAMELET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

... Et d’abord, il n’y avait rien, qu’une immense forêt, la forêt carnute, centre religieux de la Gaule. Bien avant l’ère chrétienne, au fond d’une grotte mystérieuse, les Druides honoraient une statue de bois : « la Vierge qui devait enfanter, Virgini Pariturae » et la tradition affirme que des pèlerinages se rendaient dans ce lieu saint. Ainsi, de son vivant, par l’inspiration prophétique d’obscurs prêtres gaulois, la Vierge Marie était honorée ici...

Vint la conquête romaine. Ces soldats de César étaient, sans le savoir, les fourriers des soldats du Christ, tant il est vrai « que tout concourt et tout sert ».

Les premiers prédicateurs de l’Évangile arrivèrent à Chartres dès les temps apostoliques et leur édification fut grande de trouver en ce lieu le culte de la Vierge. Mais la persécution ne tarda pas à sévir. Les premiers martyrs chartrains, parmi lesquels une jeune fille, Modeste, fille du préfet Quirinus, furent jetés en un puits proche de la grotte sainte et ce fut le puits des Saints-Forts, qu’on vénère encore aujourd’hui.

Sang de martyrs, semence de chrétiens... une église pouvait s’élever en ce lieu où des milliers de fidèles, au cours des siècles, viendraient chercher la lumière de la foi et l’ardeur de la charité.

Le premier évêque de Chartres, Adventus, la construisit au IIIe siècle. Humble sanctuaire, étroit, sombre et bas, mais où s’affirmait déjà la réalité du mystère marial. Cette « Vierge qui devait enfanter », l’obscure idole de bois, la Dea Incognita, elle avait à présent un nom adorable, une réalité, une sublime et ravissante réalité. Elle était la Femme aux douze étoiles de l’Apocalypse, celle qui met en fuite le Dragon.

Aussi l’enfer s’acharna-t-il sur le pauvre sanctuaire, ce grain jeté, d’où devait surgir un jour, comme dira Péguy,

 

            ... l’épi le plus dur qui soit jamais monté

            Vers un ciel de clémence et de sérénité.

 

La foudre ravagea maintes fois l’édifice et l’incendie et la méchanceté des hommes. Et chaque fois, l’évêque du temps – Frobold, Gislebert, Fulbert – reconstruisait.

Fulbert surtout. Après l’incendie de 1020, il fit établir la crypte et une nouvelle église par-dessus. Un manuscrit nous en a conservé l’image magnifique, avec ses deux clochers et sa nef longue de plus de cent mètres.

En moins de trois siècles, l’église fut encore détruite trois fois par le feu. Or une relique insigne reposait à présent dans la cathédrale : au IXe siècle, l’évêque Gislibert avait reçu, des mains de l’empereur Charles le Chauve, le voile de la Sainte Vierge. En 911, lors d’un assaut furieux des Normands, la châsse contenant le voile avait été, par l’évêque Gantelme, exposée du haut des remparts, mettant en fuite les hordes ennemies. Palladium de la cité, la relique ne cessait d’être entourée de vénération.

Lors de l’incendie de 1194, par lequel toute la ville fut détruite, les habitants de Chartres, sans égard pour leur propre malheur, ne s’inquiétèrent que de leur bien-aimée relique. On pensait qu’elle avait été la proie des flammes. « Ah Dieu !, dit un manuscrit du temps, ce malheur est arrivé à cause de nos péchés... c’était la gloire, la dignité et l’honneur de notre cité. C’était la lumière et le miroir de Chartres. Comment pourrions-nous vivre après un si grand malheur ?... 1 »

Mais Dieu ne voulut pas infliger une si grande épreuve à son peuple fidèle. Au plus fort de l’incendie, des clercs s’étaient précipités pour sauver la châsse et tandis qu’on les croyait ensevelis sous les décombres, ils s’étaient enfermés avec elle dans la crypte ; trois jours durant, tandis que le feu faisait rage au dessus d’eux, ils demeurent en sûreté veillant sur leur trésor. Quand ils reparurent au jour, portant la châsse sur leurs épaules, l’allégresse éclata au milieu des ruines. Puisque le voile de la Vierge lui était rendu, Chartres allait construire à Marie une nouvelle église, un temps digne d’Elle. Et ce fut un autre miracle.

Toute la chrétienté s’associa au vœu de Chartres. Des quêteurs parcoururent l’Europe et, sur place, mes et femmes, prêtres et laïcs s’enrôlèrent à la besogne, transportant des matériaux, aidant à les mettre en place, hâtant par leurs efforts unis la construction de l’église. Moins de trente ans après l’incendie, s’élevait le gros œuvre de l’édifice actuel et, le 16 octobre 1260, l’évêque, Pierre de Mincy, en présence du Saint Louis, consacrait la cathédrale neuve ;... agenouillée en sa robe de pierre...

Un chroniqueur du temps, Guillaume Le Bret pouvait affirmer :

« Entièrement rebâtie à neuf en pierre de taille et terminée par une voûte que l’on peut comparer à une écaille de tortue, la cathédrale de Chartres n’a plus rien à craindre du feu temporel, d’ici au jour du jugement et elle sauvera du feu éternel les chrétiens qui, par leurs aumônes, ont contribué à sa reconstruction. »

Et ce fut, plus que jamais, le pèlerinage national par excellence : Philippe-Auguste était venu y prier avant Bouvines et Saint Louis avant Damiette. Philippe le Bel, Philippe de Valois y firent leurs dévotions. Au plus fort de la guerre de Cent ans, Notre Dame de Chartres sauva miraculeusement le pays. L’armée du roi Édouard III d’Angleterre, en vue de la cathédrale fut assaillie par un ouragan si épouvantable qu’y prit peur. « Alors, dit Froissart en ses Chroniques, le roi d’Angleterre regarda devers l’église de Notre Dame de Chartres et se dévoua dévotement à Notre Dame : en même temps, il promit qu’il accorderait la paix à la France. » Cette paix, ce fut celle de Brétigny et, l’an suivant, Jean le Bon, délivré de captivité, s’en vint, à pied, en actions de grâces et laissa dans la cathédrale son bourdon de pèlerin. Charles V, Charles VI, Charles VII, Louis XI continuèrent la tradition. En 1568, Chartres résista à l’assaut des huguenots. Vingt-cinq ans plus tard le roi Henri IV était sacré dans la cathédrale. « Le protestantisme, écrivait le Cardinal Pie, venait donc se briser aux pieds de Notre Dame Chartres, comme le paganisme y avait expiré par la défaite des Normands, comme y avait échoué, à l’époque du traité de Brétigny, l’invasion des Anglais qui nous eussent infailliblement dotés, deux siècles après, de leur schisme et de leur hérésie. »

Au voyageur qui arrive par la route, la cathédrale montre de loin ses deux clochers. Elle est bâtie, comme le rappelle Péguy, au bord de la « plate Beauce » sur une faible colline qui limite la vallée de l’Eure.

Ainsi elle apparaissait à Péguy lorsqu’il partait demander à Notre-Dame la guérison de son enfant malade et qu’il implorait

 

            ... une fidélité plus forte que la mort.

 

Ainsi elle apparaît, aux matins de Pentecôte, à ces jeunes étudiants et étudiantes de France qui, à pied et sac au dos tout au long des quatre-vingt-huit kilomètres, reprennent tous les ans la route traditionnelle, et viennent confier à Notre Dame leurs espoirs, leurs désirs, leur conversion parfois, leur avenir toujours.

Ainsi avait fait ce charmant Saint Gilduin que, tout récemment, S. E. Mgr Harscouët, évêque de Chartres, donnait pour patron aux pèlerins. Jeune diacre breton (il naquit à Combourg en 1052, dans le château même où huit siècles plus tard, vivra Chateaubriand) Gilduin est élu, à vingt-trois ans, évêque de Dol. Mais il fuit cet honneur et cette charge et s’en va, pèlerin, vers Rome en passant par Chartres. Il y reviendra mourir deux ans plus tard.

Peut-on, en quelques pages, décrire Chartres ? Gageure impossible à tenter. Contentons-nous de quelques notations, de quelques impressions.

La cathédrale vue de dehors, d’abord. La petite place balayée par le vent mais sur laquelle on s’arrête longuement parce que, devant vous, se dresse la façade aux deux clochers levés vers le ciel comme deux bras implorants.

Façade plate et qui déçoit ceux qui sont habitués aux profonds portails d’Amiens, de Reims, de Paris, de Bourges. Un mur roman à trois baies surmontées de trois fenêtres entre deux tours massives. C’est l’ancienne façade du XIIe siècle. Au-dessus, une rosace du XIIIe, et, couronnant les tours, deux extraordinaires clochers, qui montent à plus de cent mètres : le clocher vieux, strictement uni, le clocher neuf, splendidement ouvragé, l’un du début du gothique, l’autre déjà renaissance par son ornementation, flèches jumelles dont l’une est moniale et l’autre une princesse de cour.

Approchons du portail occidental, celui qu’on appelle Portail Royal.

On a dit que la cathédrale du Moyen Âge était une Bible de pierre. Elle est cela et encore autre chose, une Somme des connaissances humaines et divines et une théologie. Chartres est une théologie mariale, se souvenant du lieu prédestiné où elle fut édifiée. Huysmans a pu, dans une description fameuse, y voir l’image même de Marie : « La basilique où elle réside et qui se confond avec elle, s’illumine de ses grâces... » Une seule loi, une seule devise s’impose à l’architecte comme aux verriers et aux sculpteurs : « Carnutum ubi omnia Mariam sonant... Chartres où partout résonne le nom de Marie. »

C’est ce qu’il faut savoir, c’est ce qu’il faut comprendre lorsque, guide en mains, on scrute les portails, on déchiffre les vitraux, on analyse le moindre détail des voûtes et des chapelles. Il me souvient de trois jours passés autour et entre ces murs, trois jours... et une nuit, car la complaisance d’un gardien m’avait ouvert la porte après souper. Ô la bouleversante lumière de la dune, vue à travers les gemmes des verrières, les grandes ombres bleues, vertes, jaunes, rouges sur les dalles et, dans l’entrebâillement des portes, l’attitude presque humaine des statues sous le manteau d’argent d’un rayon lunaire !

Portail Royal : statues-colonnes aux poses hiératiques, aux socles ornementés comme des tapisseries. Depuis sept cents ans, debout sur leurs pieds écartés, sans déranger un seul pli de leurs draperies, avec un demi-sourire sur leurs bouches closes, dans leurs yeux sans prunelles et qui pourtant regardent, elles veillent l’entrée du Temple : des rois, des reines de Juda, les ancêtres du Sauveur.

La porte de droite évoque la Vierge et l’Enfant, celle de gauche Jésus ressuscité. Au tympan central, un Christ en majesté entre les quatre animaux, idéale image pleine de force, de douceur triomphante, et vers quoi toutes les figures semblent se tourner dans une silencieuse acclamation d’amour.

Le portail nord est consacré à la Vierge, avec d’admirables statues, moins figées que celles du Portail royal, moins confondues avec la colonne à laquelle elles s’adossent. On les dirait imitées de l’antique, cette Vierge de la Visitation, cette Élisabeth, cette Reine de Saba au visage énigmatique, cette Modeste, type idéal de la vierge chrétienne. Le portail sud est dédié au Christ qui enseigne et qui juge. Il est au trumeau central, majestueux et rayonnant, entouré des apôtres, des martyrs, des confesseurs. Remarquons ce délicieux saint Théodore, au visage illuminé de jeunesse et de pureté, chevalier chrétien qui tient la lance et l’écu.

Mais les grandes statues que l’on remarque d’abord ne peuvent faire oublier, aux voussures, aux chapiteaux, entre les colonnes, le peuple charmant des petites figures : des centaines et des centaines de personnages, anges, vieillards de l’Apocalypse, vierges sages et vierges folles, laboureurs vignerons, femmes du peuple qui composent un calendrier rustique avec les travaux des champs, et les arts et les sciences, et les vertus et les vices... comment décrire tout cela ?...

Encore un coup d’œil sur l’extérieur, sur le profil de la cathédrale avec ses arcs-boutants et ses contreforts, et les bras du transept, flanqués de tours que devaient couronner des flèches, et l’abside, vue des jardins de l’archevêché et qui figure, dit Émile Mâle, « une nef en partance » ...

Pénétrons à présent dans la Cathédrale, l’Arche sainte qui renferme le mystère. Tout y est grandeur, harmonie, logique, les piliers aux sobres chapiteaux – sobres, mais d’une ornementation si variée – le triforium aux élégantes arcatures, la voûte enfin, d’une si noble retombée.

Les piliers du déambulatoire s’épanouissent comme des arbres aux troncs puissants, aux ramures régulières. Huysmans y voyait une forêt. Il y règne une pénombre pleine de reflets : les verrières de Chartres sont les plus belles du monde.

À deux reprises, pendant les années de guerre, les Beaux Arts avaient fait déposer les vitraux... Quelle impression d’angoisse et de nudité donnait ce vaste édifice à la lumière crue des vitres en cellophane ! Il semblait que la cathédrale n’était plus qu’un corps sans âme.

Suivons donc pieusement, dans le demi-jour reconquis, les bas-côtés et le déambulatoire avec le déroulement des vitraux. « Toute cette architecture, a écrit Louis Gillet, devait finir en verrerie. » Et c’est exact ; la paroi cesse d’être pierre pour devenir transparence, luminosité, émeraude, topaze, rubis et saphir, saphir surtout, car les bleus de Chartres sont incomparables. Et, dans le cerne délicat des plombs, ces verres diversement coloriés sont des visages, des vêtements, des fleurs, des paysages, des attributs... toute la Légende Dorée en Images d’Épinal...

Est-ce tout ? Non, pas encore. Le tour du Chœur, la clôture qui le sépare du déambulatoire est encore une autre merveille.

Au fond des niches historiées, sous une suite de petits clochetons – réplique minuscule du clocher neuf, – puis sous des baldaquins Renaissance, se déploie une étonnante série de quarante petites scènes sculptées, racontant la vie de Notre Dame et de son divin Fils. Les attitudes sont pleines de vie, les détails touchants de vérité, voire de réalisme (ô la Vierge assise, un livre ouvert sur les genoux et cousant diligemment, tandis que Joseph sommeille, la tête appuyée sur sa main...).

Cet évangéliaire de pierre, dont l’exécution dura deux siècles – de 1520 à 1714 – se complétait jadis par un jubé, détruit en 1763, non par des brigands iconoclastes, mais sur l’ordre des chanoines qui prétendaient y voir plus clair pour suivre leur office !...

... Ne quittons pas la cathédrale sans une prière à Notre-Dame du Pilier, vierge noire du XVe siècle, entourée d’ex-votos, de lampes et de cierges. Et relevons, sur le pavement, ce labyrinthe : il figurait jadis le chemin de Jérusalem que des pèlerins suivaient à genoux tout au long de ses méandres...

Enfin, plongeons au profond de la crypte – l’ancienne crypte de l’évêque Fulbert – pour une oraison dernière à Notre-Dame-Sous-Terre.

Les révolutionnaires ont, en 1793, devant le portail Royal, brûlé la statue vénérée et celle-ci n’en est qu’une copie. Mais l’atmosphère même de la crypte est chargée, depuis neuf cents ans, de spiritualité.

Tant et tant de prières ont été dites ici, tant et tant d’âmes y ont apporté leurs douleurs, leurs espérances, leur foi et leur amour, tant de grâces surtout ont ruisselé en ce lieu que cette crypte sombre est pleine de lumière, la lumière surnaturelle dont nous vivons, la Lumière du monde que Marie, éternellement, nous donne.

 

 

 

Geneviève DUHAMELET.

 

Paru dans la revue Marie

en janvier-février 1955.

 

 

 

 



1 Poème des Miracles de Notre Dame, traduit au XIIIe siècle sur un manuscrit latin.

 

 

 

 

 

 

 

 

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