Saint Martin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René DUMESNIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On pourrait croire que les églises consacrées à saint Pierre, à saint Paul ou bien encore à saint Jean sont les plus nombreuses ; il n’en est rien ; et si l’on mesure la popularité d’un saint à la quantité de paroisses qui portent son nom, on constate que saint Martin l’emporte en France, et de très loin, dans cette prédilection des fidèles. Tandis que cent-soixante-quinze communes ont saint Jean pour patron, cent-soixante saint Pierre, plus de deux-cent-cinquante sont placées sous le vocable de saint Martin, qui est en outre patron de quelque trois-mille-six-cents paroisses ; et il en va de même dans la chrétienté tout entière. D’où vient donc cette ferveur pour le pieux évêque de Tours ? Elle nous surprend un peu, aujourd’hui que la mode n’est plus de donner son nom au baptême. Et puis, comme le remarque l’un de ses plus récents biographes, Martin ne fut ni un père de l’Église ni un savant docteur. Il ne fut pas non plus un grand de la terre, ni l’un de ces fondateurs d’ordres monastiques laissant après eux une règle et des cloîtres disséminés par le monde et qui perpétuent leur souvenir ; il ne fut même point un de ces pécheurs dont la retentissante conversion reste dans la mémoire des hommes. Mais humble par la naissance, s’il ne légua nulle œuvre écrite, l’éclat de son renom n’en est pas moins égal à celui des plus illustres, et saint Martin évêque de Tours et apôtre des Gaules le doit seulement à sa légendaire bonté.

De son vivant, on le révérait déjà comme un grand saint ; on savait que Martin était celui que Jésus choisit pour instrument miraculeux parce que sa charité avait rendu digne d’une telle dilection l’obscur soldat qui, un matin d’hiver, fit don de la moitié de son manteau au pauvre grelottant, nu, sous la bise glacée des rives de la Somme. Combien d’imagiers taillant à même la pierre les figures des cathédrales, combien de peintres et de graveurs ont, au cours des âges, retracé cet épisode et célébré la gloire de saint Martin ? – et pour qui donc, depuis ces temps lointains, le manteau de saint Martin n’est-il pas devenu le symbole de la charité ?

Puis, par une coïncidence singulière, le jour de sa fête que l’Église célèbre le 11 novembre, à l’anniversaire de sa mort – d’autres disent de ses funérailles – vit se terminer la Grande Guerre ; et la fête du soldat romain, devenu par l’effet de la grâce évêque de Tours et apôtre des Gaules, est maintenant pour les peuples qui souffrirent les maux horribles de ces années de deuil, un jour de recueillement consacré à la mémoire des soldats martyrs.

 

 

C’est en Pannonie que naquit Martin, en l’année onzième du règne de Constantin, c’est-à-dire en 317. Deux villes magyares qui, l’une et l’autre, portaient en ce temps le nom de Sabaria, se disputent l’honneur d’avoir été le berceau du futur saint ; l’une est aujourd’hui Szombathely que les gens de langue allemande appellent Steinamanger et, chef-lieu du comitat de Vas, est située près de la frontière austro-hongroise ; l’autre, au sud de Gyor (en allemand Raab), plus modeste, est connue sous le nom de Szent Marton, ou Saint-Martin. Elle est dominée par un monastère que les bénédictins consacrèrent au saint. Les historiens modernes s’accordent presque tous pour voir en cette dernière la patrie de Martin. Au moment où celui-ci vint au monde, Sabaria n’était qu’une bourgade de quelques feux.

C’était l’époque où, pour la première fois, l’Empire avait pour maître un homme converti à la religion nouvelle. Constantin venait d’embrasser la foi de Jésus, et l’édit de Milan, rendu en 313, affranchissait les chrétiens et leur donnait enfin le droit de célébrer publiquement leur culte. Sans doute, des raisons politiques n’étaient-elles pas étrangères à cette mesure de tolérance : le paganisme chancelait et le pouvoir civil ne pouvait plus longtemps méconnaître une force pareille à celle du christianisme jusqu’alors persécuté, partout renaissant, et sur laquelle il semblait préférable de s’appuyer. Il importait, en tous cas, de ne point révolter les esprits encore attachés à l’ancienne religion d’État, par un édit rigoureux et changeant du jour au lendemain les persécuteurs de la veille en proscrits. Constantin, prudent en sa foi nouvelle, trouva plus sage de faire abandonner les temples que d’ordonner qu’on les fermât ; mais s’il continua de tolérer ce qui ne pouvait à ses yeux être détruit sans risquer de produire la haine du christianisme, il s’efforça d’inspirer l’amour de la religion chrétienne qui, grâce à son habileté, pénétra jusque dans le Sénat romain, si fort attaché aux croyances des ancêtres.

Ces temps où subsistent par le monde tant d’éléments païens, où de toutes parts se dressent encore les idoles de l’Olympe qui trouvent toujours des zélateurs, ces temps sont propices à l’apostolat. L’univers entier s’ouvre devant le néophyte brûlant de propager par le monde la vérité dont il vient d’avoir la révélation. Il ne risque plus la persécution officielle, mais il trouve sur son chemin d’autres ennemis presque aussi dangereux, la haine de la nouveauté et la défiance de ceux qui ne peuvent supposer que l’amour d’un Dieu qu’ils ignorent et des hommes qu’ils redoutent suffise à enflammer les cœurs et à faire affronter tous les périls, à braver tous les dangers.

Sulpice Sévère nous apprend que les parents de saint Martin étaient païens ; sans doute étaient-ils de race slave. Son père, soldat, parvint au rang de tribun et se retira à Sabaria, où il demeura peu, puis à Ticinum (Pavie) où il obtint des terres. C’est là que fut élevé Martin. Certains ont dit qu’il ne reçut qu’une instruction fort rudimentaire, et d’aucuns ont même affirmé qu’il resta toujours illettré. Tout ce que l’on connaît sûrement, c’est qu’à peine eut-il dix ans, il devint catéchumène par l’imposition des mains de l’évêque et, dès lors, ne rêva plus que de se consacrer tout entier au service de Dieu. Il songea même à se retirer au désert, tant la vie des anachorètes exerçait sur son imagination un puissant attrait. Ignorant les luttes intérieures et les déchirements, du jour où il est devenu chrétien, Martin va droit devant lui et sans se détourner jamais de la voie qui l’approche de la sainteté. Pour premier acte, il triomphe des résistances qu’il rencontre chez les siens, mais ce n’est point sans difficulté, car ses parents restent fort attachés au paganisme et ne peuvent souffrir que leur enfant se fasse chrétien. Une autre épreuve l’attend : comme fils de vétéran, il lui faut s’enrôler dans l’armée. Son père, qui eût perdu son bénéfice si Martin se fût dérobé à ce devoir, le livre aux autorités. Enchaîné, il est contraint de prêter les serments militaires, puis incorporé dans la cavalerie de la milice. Il part, escorté d’un seul serviteur. Mais, pour affermir en lui l’esprit d’humilité, Martin sert lui-même ce serviteur. Chaque soir il le déchausse et il nettoie ses souliers ; chaque jour il panse lui-même son cheval, et il n’est pas de besogne assez humble qu’il ne trouve agréable parce qu’elle lui donne l’occasion d’avancer vers la perfection chrétienne. Ce ne fut que trois ans après son enrôlement que Martin obtint d’être baptisé, car, en ce temps, un long stage était exigé des catéchumènes. Le jeune cavalier tenait garnison dans les Gaules, et c’est là que se place l’épisode célèbre du manteau. Pendant un hiver si rigoureux que nombre de gens périrent de froid, Martin, un jour qu’il ne portait que ses armes et une cape militaire, rencontra près de la porte d’Amiens un pauvre exténué, nu, et tremblant. Le vent soufflait, si vif et si glacial, que les rares passants allaient leur chemin sans prendre garde aux supplications du misérable, implorant pitié. Martin l’apercevant, arrête son cheval. Lui-même est blême de froid, car ses vêtements, il les a déjà donnés et il n’a conservé sur les épaules que sa chlamyde, pour couvrir sa nudité. Mais le pauvre est encore moins protégé contre les morsures de la bise. Alors Martin sans hésiter, du fil de son épée, coupe en deux l’étoffe et donne au mendiant la meilleure part. Et ce geste, aussitôt, trouve sa récompense : tandis qu’il dort, la nuit suivante, Martin voit Jésus qui vient à lui. Et le Seigneur est précisément vêtu de l’étoffe dont Martin, au midi de ce jour, enveloppa l’homme à demi mort de froid. Martin se prosterne, et le Christ, souriant, lui dit : « Regarde-moi, et reconnais le manteau que tu m’as donné. » Puis, se tournant vers la foule des anges qui lui font cortège, le Seigneur leur dit : « Martin n’est qu’un catéchumène, et c’est lui, pourtant, qui m’a revêtu de ce manteau ! » Et quand Martin se relève, la vision a disparu.

Le saint, de cet éloge, ne tire nul orgueil ; mais il se hâte vers le baptême, ou, comme dit son biographe, il y « vole ». Il a vingt-deux ans quand il le reçoit, au temps de Pâques 339, à Amiens.

Dès lors, le faix des armes lui devient plus lourd et l’amitié seule le retient à la milice : son tribun, qui est pour lui comme un frère, demeure encore lié pour deux ans au service et Martin ne le veut point quitter. Mais, alors que tous deux vont être libérés, les barbares envahissent la Gaule, au commencement du règne de Constant, profitant de la querelle qui divise celui-ci et son frère Constantin II. Le César réunit à Worms une nombreuse armée pour arrêter les Alemans et distribue des présents aux troupes qui vont se battre. Quand arrive le tour de Martin, celui-ci juge que c’est l’instant de demander le congé, désiré depuis si longtemps, car il ne peut accepter un don au moment qu’il va quitter l’armée. Quand le César est auprès de lui, Martin rassemblant toute son audace, lui dit : « Jusqu’à ce jour, César, c’est toi que j’ai servi. L’heure est venue pour moi de servir Dieu, souffre que j’obéisse au Christ dont je suis le soldat : il ne m’est plus permis de combattre ! » Mais l’Empereur frémissant : « Lâche, dit-il, c’est parce que tu as peur de mourir demain que tu veux quitter l’armée et ce n’est pas ta religion qui te le commande ! » Alors Martin répond d’un ton humble et ferme à la fois : « Si tu peux croire que c’est couardise et non sentiment de mon devoir chrétien qui me pousse à te faire cette demande, César, si tu doutes de ma foi, et si tu doutes aussi de ma sincérité, envoie-moi demain sans armes à la tête de tes troupes. J’irai ainsi au-devant de l’ennemi sans autre protection que le signe de la croix. La foi en mon Seigneur Jésus me préservera des coups mieux qu’un casque et qu’un bouclier ! » Prenant ces paroles pour une bravade, Constant, fort irrité, fait jeter Martin en prison. Quand se lève l’aurore, il ordonne qu’on l’aille chercher et lui dit : « L’heure est venue de montrer ton courage, Martin. Tu parlais bien hier, agis donc aujourd’hui et fais nous voir si le signe de la croix vaut un bouclier ! » Mais, au moment que Martin nu-tête et sans armes prend le devant des légions, on voit arriver des parlementaires. Les Francs intrépides demandent la paix et offrent à César leur soumission…

Car Dieu ne voulut point, ajoute Sulpice Sévère, que son serviteur fût exposé aux coups des Barbares. Et l’empereur, touché de cette grâce, et heureux de voir terminée à si bon compte une campagne dont l’issue demeurait douteuse, libéra Martin qui résolut de ce jour de se consacrer au service divin.

 

 

En quittant l’armée, Martin se rendit à Poitiers auprès de saint Hilaire, évêque de cette ville. Certains affirment qu’auparavant, il fit, en compagnie de saint Maximin, un voyage à Rome, et peut-être même est-ce l’évêque de Trèves qui le conduisit à Poitiers. Quoi qu’il en soit, dès qu’il le vit, saint Hilaire considéra Martin comme l’homme que Dieu lui envoyait. Il voulut l’ordonner diacre ; mais l’extrême humilité de Martin lui fit refuser cet honneur, et le pieux évêque dut se contenter de placer le jeune clerc au plus bas degré et de le faire exorciste, en lui conférant le premier des ordres mineurs. Cependant Martin, en un songe, reçut la visite de l’Esprit qui lui commanda d’aller en Pannonie pour y retrouver ses parents, retournés à Sabaria, et les évangéliser ; car ceux-ci étaient demeurés païens. Docile à la voix d’en-haut, Martin se mit en route ; mais tandis qu’il franchissait les Alpes, il perdit le bon chemin et tomba dans les mains de voleurs. Déjà l’un d’eux brandissait sa hache et menaçait de trancher le col du voyageur ; mais un autre brigand détourna le coup, et Martin connut encore que le Christ gardait souvenir du pan de manteau dont le saint avait couvert la nudité du pauvre : au lieu de mettre à mort le captif, les voleurs le lièrent et le confièrent à la garde de l’un d’eux. Celui-ci, mû par la curiosité, emmena son prisonnier à l’écart pour le questionner tout son saoul : « Qui es-tu, lui demanda-t-il, d’où viens-tu, où vas-tu ? » Et Martin répondit : « Je suis chrétien et je vais en Pannonie pour y porter la parole de Dieu. » Alors le voleur demanda encore : « Et pourquoi, tout à l’heure, sous la hache qui menaçait ton chef, n’as-tu pas tremblé ? – Je n’ai pas peur pour moi, car Dieu assiste dans le danger ceux qui ne doutent point de lui ; mais c’est pour toi que je tremble, car tu es indigne de la miséricorde de mon Seigneur le Christ, et tes méfaits te vaudraient de connaître sa colère. » Lors Martin apprit au larron quel était ce Dieu de justice et de miséricorde dont l’autre n’avait jamais ouï le saint nom. Il lui prêcha l’évangile, et si éloquemment, que l’homme délia Martin, le remit en bonne route avec toutes sortes d’excuses, puis au moment qu’il allait le quitter supplia le saint de prier pour que le voleur fît son salut. Et Martin sut plus tard que celui-ci, en effet, avait quitté la montagne et vivait honnêtement après avoir reçu le baptême. Les biographes ajoutent qu’après avoir passe Milan Martin fit rencontre plus terrible encore : au détour d’un chemin il se trouva en présence d’un personnage d’aspect sinistre qui lui dit : « Où vas-tu ? – Je vais où m’appelle le Seigneur, répondit le saint. – Sache donc que partout, où que tu ailles et quoi que tu fasses, tu me trouveras en travers de ta route, car je suis Satan. » Mais saint Martin, sans perdre contenance, rapporte la légende, repartit : « Avec l’aide du Créateur, que craindre de la Créature ? » Et il poursuivit son chemin tandis que s’évanouissait la forme prise par le démon.

Quant il arriva chez ses parents, il trouva Sabaria en proie à l’hérésie arienne. Il eut le bonheur de convertir sa mère, mais ne put décider son père à se faire chrétien, et finalement, fut lui-même en butte aux attaques haineuses des hérétiques : appréhendé un soir, il fut fouetté publiquement et chassé de la ville. Alors, il voulut rejoindre saint Hilaire à Poitiers. En chemin il apprit que celui-ci, persécuté par les Ariens, avait été banni. Martin demeura donc quelque temps en Lombardie ; mais les Ariens y étaient maîtres et bien qu’il s’efforçât de vivre dans la solitude, à Milan, Martin fut bientôt connu de l’évêque hérétique Auxence qui le fit jeter hors de la ville. Il se retira dans une petite île de la rivière de Gênes, habitée seulement par des oiseaux de mer et vécut là, en compagnie d’un prêtre, la vie des anachorètes. Pourtant le bruit lui parvient que l’évêque de Poitiers avait été rappelé et qu’il était déjà sur le chemin du retour ; il se remet en route pour le rejoindre à Rome, mais le manque et finalement ne le retrouve qu’à Poitiers.

 

 

C’est de ce retour à Poitiers que commence pour saint Martin une vie plus active : à peine est-il arrivé en Poitou qu’il fonde à Ligugé un monastère. Le monachisme était alors en Occident chose assez nouvelle. Il y avait dix-sept ans à peine qu’Athanase, patriarche d’Alexandrie, était venu à Rome, en l’année 340, accompagné de quelques moines égyptiens. Martin comprit les services que l’institution monastique pouvait rendre à l’Église dans les Gaules, et son avis rencontra l’approbation d’Hilaire. Martin choisit un site charmant tout près de Poitiers, sur la rive du Clain. Les moines qu’il y groupa vécurent comme lui-même, en des cabanes de branchages ou dans des grottes, se réunissant dans l’oratoire pour les exercices communs. Il y a bien loin de cette conception de la vie cénobitique à la règle, qu’un siècle et demi plus tard, fixa saint Benoît, et il y a bien loin aussi, de ce décor rustique au merveilleux cloître que les bénédictins édifièrent en ces mêmes lieux et près duquel Huysmans devait écrire l’Oblat... Et depuis ces humbles débuts des ordres réguliers dans les Gaules jusqu’à la floraison cistercienne sous l’impulsion de Bernard, au XIIe siècle, que de chemin parcouru !

De ce jour la vie de saint Martin apparaît à ses biographes comme une succession de miracles : à Ligugé, un catéchumène meurt subitement pendant que Martin était parti pour fonder une église. La communauté est rassemblée autour du défunt quand Martin rentre. On le met au fait ; il renvoie tous les assistants et, demeurant seul avec le cadavre, il prie si ardemment, pendant deux longues heures, étendu près du corps glacé, qu’il croit le sentir se réchauffer ; il ne se trompe pas : le miracle s’accomplit et le catéchumène se lève pour demander le baptême. « J’étais bien loin, dit-il, dépouillé de mon corps et j’allais, avec d’autres âmes, comparaître devant le Souverain Juge, quand deux anges sont venus vers moi. Et me désignant, ils ont dit : Voilà celui pour qui Martin prie avec tant de foi ! Le Souverain Juge a aussitôt ordonné de me ramener sur terre pour que je sois rendu à Martin ! » Et la cellule où s’accomplit ce miracle fut transformée en oratoire ; et depuis seize cents ans, en ce lieu une chapelle du catéchumène en perpétue le souvenir.

Martin trouvait dans la vie des solitaires le bonheur qu’il avait souhaité. La vénération où le tenaient les Poitevins l’en arracha. Hilaire vint à trépasser le 13 janvier 368. Or, en ce temps de la primitive église, les fidèles élisaient leurs évêques, et tout désignait Martin aux suffrages des Poitevins ; il réussit cependant à esquiver l’honneur que son humilité lui faisait craindre. Mais trois ans plus tard, comme l’évêché de Tours était devenu vacant à la mort de saint Lidoire, les Tourangeaux usèrent de ruse pour amener Martin à coiffer la mitre : ils envoyèrent à Ligugé un certain Ruricius. Il se jeta aux pieds de Martin et le supplia de l’accompagner ; sa femme, lui dit-il, était malade et en danger de mort. Martin, n’écoutant que sa charité, sortit. Il ne fut pas éloigné d’un quart de lieue du monastère, que des hommes embusqués derrière un boqueteau le cernèrent et l’emmenèrent jusqu’à Tours, en dépit de ses protestations. Arrivé dans cette ville, il trouva les habitants rassemblés pour l’élection de leur évêque, et cette foule, le voyant, l’acclama, saluant son nom comme celui d’un envoyé de Dieu. Cependant, plusieurs évêques dont celui d’Angers, du nom de Défenseur, protestèrent qu’un homme aussi rustique d’aspect ne pouvait être élevé à pareille dignité. Mais un prodige le confondit : comme on allait commencer l’office, le lecteur qui devait dire à haute voix la leçon tirée des prophètes ne put, en raison de l’affluence lui barrant le chemin, approcher du psautier ; un des clercs prit donc le livre et, ne sachant quel passage lire, l’ouvrit au hasard. Et ce fut ce verset que l’on entendit : « Ex ore infantium, perfecisti laudem propter inimicos tuos, ut destruas inimicum et defensorem. » « De la bouche des enfants qui ne savent encore parler, vous avez tiré louange parfaite pour anéantir l’ennemi et son défenseur... » Le peuple à ce mot de « défenseur » ne douta pas que le Seigneur voulût réduire à néant la protestation de l’évêque d’Angers par le moyen de ce prodige issu du Saint Livre. Une clameur immense emplit l’église et Martin ne put retourner à Ligugé parmi ses frères comme il en conservait l’espérance : il était évêque de Tours, mais moine il devait rester.

Il s’établit dans une cellule au voisinage de son église et comme la cellule est trop encore pour abriter son humilité, c’est dans la solitude de Marmoutier qu’il résout de passer tout le temps que la charge de son diocèse lui laisse pour la prière et la méditation. Quatre-vingts frères l’y suivent, creusant des abris dans la montagne ou construisant des cabanes de branchages. Et Marmoutier devient un autre Ligugé.

Saint Martin en établit la règle : travail manuel et travail intellectuel, au moins pour les jeunes clercs qui doivent copier les manuscrits ; prière en commun, à l’oratoire ; vêtements grossiers, faits de poil de chameau ; repas frugal, pris en commun après le jeûne, au milieu du jour... Cette règle, sage et sévère, inspira saint Benoît quand il s’agit pour le « père des moines d’Occident » de doter la communauté bénédictine d’une loi qui devait servir de modèle à tous les fondateurs d’ordres religieux dans la suite des temps. Car saint Martin, en cela comme en toutes choses, fit voir combien grande était sa sagesse.

Le renom de cette sagesse lui attira nombre de disciples à Marmoutier, parmi lesquels certains s’illustrèrent à leur tour par la pratique de la vertu : saint Maurille, évêque d’Angers, saint Victorius, évêque du Mans, que Martin lui-même consacra, saint Patrice, apôtre de l’Irlande, saint Corentin, évêque de Cornouaille, un autre, saint Martin, archevêque de Lyon, saint Clair, saint Mesme, saint Romain, saint Brice qui fut le successeur de Martin, après avoir été un moine révolté. Un jour, inspiré par le diable lui-même, Brice ne se jeta-t-il pas sur son évêque, et l’accablant d’outrages, ne leva-t-il pas la main sur lui ? Mais Martin, quand il en fut quitte, pria pour que Dieu pardonnât. Et comme un de ses disciples s’étonnait devant saint Martin que celui-ci supportât Brice, qui, publiquement, le traitait de « vieux fou », Martin répliqua : « Jésus a supporté Judas. Comment ne supporterais-je point Brice ? » Quand Brice, conscient enfin de l’énormité de sa faute, vint implorer grâce aux pieds de Martin, celui-ci, le relevant, lui dit : « J’ai prié Dieu pour qu’il te pardonne comme je t’ai moi-même pardonné. Tu seras mon successeur sur le siège épiscopal de Tours, mais tu auras à subir bien des épreuves. » Brice, en effet, une fois élu, accusé injustement d’avoir séduit une fille et d’en avoir eu un enfant, dut aller à Rome, accablé d’injures, faire pénitence pour ses péchés.

De son élection à l’évêché de Tours, commence pour saint Martin une tâche nouvelle, ou plutôt la tâche qui a toujours été sienne devient pour lui de ce jour plus impérieuse encore, parce que l’épiscopat, en lui donnant de nouveaux moyens, lui crée de nouveaux devoirs : il veut purger son diocèse d’abord, puis les Gaules tout entières des restes du paganisme. Et pour cela, ce sont à travers les provinces des courses incessantes, et ce sont aussi, à chaque instant, des périls à braver. À partir de ce moment, son biographe Sulpice Sévère nous laisse ignorer le détail de la vie du saint ; en revanche, il nous conte les miracles accomplis à chaque étape, pour ainsi dire, de cette longue tournée entreprise en modeste équipage, si modeste, même, que cette simplicité vaut à Martin d’être parfois fort mal traité. Un jour, des soldats manquent de l’assassiner ; sa douceur les irrite, et ses compagnons, devant le danger, l’abandonnent. Mais les assassins et les fuyards, pris soudain de remords, viennent demander pardon à leur victime, car, n’ayant pu retrouver leur route, ils ont compris que Dieu ne permettrait point qu’ils s’échappassent qu’ils n’aient auparavant exprimé le regret de leur intention criminelle. Une autre fois, l’évêque se trouve enfermé dans une chambre que les flammes entourent de toute part, le feu ayant pris à un tas de paille accumulé dessous son gîte. Il ne peut sortir, et déjà ses vêtements flambent. Alors, se reprochant d’avoir oublié Dieu en une conjoncture aussi pressante, il reprend ses esprits, tombe à genoux et prie. Et le feu s’éteint aussitôt.

Dans un bourg du pays des Éduens (sans doute Bibracte, qui est aujourd’hui le mont Beuvray, et qui, depuis les temps les plus lointains, fut toujours considéré comme un de ces lieux sacrés où se manifestent les forces surnaturelles), un temple était consacré, probablement à Cybèle, et près de l’autel de la déesse, un pin se dressait, voué lui aussi à l’épouse de Saturne par les Éduens, redevenus à demi sauvages. Martin veut renverser l’autel et abattre le pin. Il parvient à accomplir le premier de ses desseins, mais, quand il tente de porter la hache sur le tronc du vieil arbre, la fureur populaire menace le saint. On se saisit de Martin ; en vain il représente aux paysans assemblés qu’un peu de bois n’a sûrement rien de sacré et que c’est pure superstition, ou malice diabolique, de prêter à une souche quelque chose de divin ; on ne l’écoute point, et même on le menace : « Si tu as confiance dans ton Dieu, lui dit un de ceux qui l’ont saisi, voilà belle occasion de le faire voir. Tu veux qu’on abatte ce pin ; soit. Mais c’est nous qui le couperons et tu seras dessous. Que ton dieu, s’il est aussi puissant que tu le dis, t’épargne le poids de l’arbre quand il tombera sur ton corps ! » Et les paysans, empoignant la cognée, entaillent le fût. L’arbre déjà penche, et Martin, bras et jambes serrés par une solide corde, est étendu sur le sol du côté où, tout à l’heure, le pin gigantesque va tomber. Le bois craque ; un dernier coup achève de séparer le tronc de la souche et Martin attend impassible, mais, de toute sa ferveur, il prie Dieu, non pour lui, mais pour que ces païens qui l’entourent aient un témoignage de la puissance du Seigneur. Et l’arbre tombe. Au moment que sa ramure va toucher le visage du saint, elle s’arrête, puis se renverse, comme si un vent de tempête s’était mis à souffler, et l’arbre va choir tout à l’opposé de l’endroit où son poids devait l’entraîner. Alors, criant au miracle, les païens du Beuvray se convertirent au Dieu qui avait protégé Martin.

La légende veut encore que saint Martin ait, vers le même temps, renouvelé le geste charitable qui lui avait valu, en sa jeunesse à Amiens, la bénédiction du Seigneur. Un matin qu’il s’apprêtait à dire sa messe, il vit un pauvre demi nu, qui tremblait sous la neige. L’évêque enjoignit à son archidiacre de donner des vêtements au misérable, puis il pénétra dans la sacristie ; mais, au bout d’un moment, le pauvre l’y rejoignit, réclamant les vêtements que l’archidiacre ne lui avait point donnés. Alors saint Martin retira sa tunique et en couvrit le mendiant. Cependant la foule attendait que l’évêque parût à l’autel, et l’archidiacre vint l’en avertir : « Il faut d’abord vêtir le pauvre, répondit saint Martin ; je ne puis officier ainsi. – Mais le pauvre est parti, répliqua l’archidiacre. – Qu’on m’apporte des vêtements, je le trouverai bien. » Le diacre, en maugréant, alla quérir une courte tunique chez un marchand et l’apporta. Martin s’en revêtit et pénétra dans le sanctuaire. Or, la méchante tunique ne couvrait pas même ses genoux, et les manches ne descendaient même point jusqu’au coude. Mais, pendant qu’il officiait, on vit un globe de feu scintiller au-dessus de sa tête ; et d’autres affirment qu’au moment de l’élévation, comme ses bras nus apparaissaient hors des trop courtes manches, un ange les couvrit de riches étoffes ornées de pierreries. Et cet épisode inspira le tableau d’Eustache Le Sueur qui a pour titre la Messe de Saint Martin et que l’on conserve au Musée du Louvre.

Martin, au dire de Sulpice Sévère, recevait parfois la visite de sainte Thècle, de sainte Agnès et de sainte Marie, qui venaient s’entretenir avec lui dans sa cellule. Son disciple, attiré par le bruit des voix, regarda un jour et vit pourtant que le saint était seul. Comme il s’étonnait de ce qu’il avait surpris, Martin lui dit que ce n’était pas la première fois que ces saintes lui apparaissaient. Mais le diable, lui aussi, le venait visiter ; un jour, il le fit tomber dans un escalier et Martin se releva couvert de contusions qui le firent souffrir cruellement ; alors un ange descendit dans la nuit et pansa ses plaies. Et, de ce moment, Martin fut guéri.

Des volumes entiers ne suffiraient point pour rapporter tous les miracles, tous les prodiges, tous les traits merveilleux ou touchants que la légende attribue à saint Martin. On dit que passant à Agaune, en Valais, au retour d’un voyage à Rome, il sollicita des moines qui conservaient les reliques de saint Maurice, martyrisé en ce lieu, quelqu’un de ces pieux souvenirs. Les religieux n’ayant pu consentir à se séparer d’une parcelle de ces objets de leur vénération, Martin s’en fut sur le champ où Saint Maurice et ses compagnons avaient supporté le supplice et il pria. Alors, on vit l’herbe se couvrir de rosée, et la rosée devint sang. C’était, en effet, le sang des martyrs qui sourdait ; et Martin le recueillit en des ampoules qu’il distribua entre plusieurs églises pour que les fidèles les vénérassent.

Outré des exactions et des cruautés dont le gouverneur de la Touraine se rendait coupable, Martin résout de lui demander raison au nom de Dieu. Seul, en pleine nuit, il va frapper à la porte du palais, et, de cet homme de fer et de sang, il fait en un instant un homme doux et pacifique. L’empereur Valentinien lui-même, malgré sa réputation de farouche emporté, n’inspire nulle crainte à Martin, qui l’ose affronter à Trèves, où des ordres sévères avaient pourtant été donnés pour qu’on écartât l’évêque de Tours. Martin prie et jeûne, et, au bout de sept jours, les portes s’ouvrent, et sans rencontrer nul obstacle, il parvient jusqu’à Valentinien. Celui-ci le reçoit avec mauvaise grâce, et même affecte de rester assis à l’approche de l’évêque. Mais aussitôt, le trône impérial est environné de flammes, et Valentinien, obligé de se lever, embrasse Martin, lui avoue ses torts et lui accorde les grâces que l’évêque était venu solliciter.

Plus tard, sous le règne de Maxime, il intercéda pour qu’un châtiment trop dur ne fût point infligé aux hérétiques priscillianistes, que lui-même avait pourtant contribué à faire condamner au Concile de Bordeaux de 384. Car il était toute bonté, et s’il reconnaissait nécessaire de condamner les idées, il répugnait à ce que les pécheurs eussent à subir trop dure peine, du moment qu’ils se repentaient.

Il mourut à Candes, au confluent de la Loire et de la Vienne, le 8 novembre 397. On l’y avait mandé pour apaiser une querelle qui divisait depuis quelque temps les clercs. La concorde revenue, il se disposait à rentrer à Marmoutier quand il sentit que ses forces l’allaient abandonner. Il annonça à ses disciples que le moment de les quitter approchait, mais l’un de ceux-ci lui dit : « Pourquoi nous abandonner ? Tu vas laisser ton troupeau en proie aux loups. Nous savons ta hâte d’aller auprès du Seigneur ; mais ne t’accueillera-t-il pas aussi bien si tu retardes de quelques années ta venue ? Trouvera-t-il mauvais que tu donnes à ceux qui t’aiment cette preuve d’amour ? » Ces mots d’affection si tendre firent pleurer Martin. Il souhaitait pourtant goûter enfin le repos et il n’osait plus le dire pour ne pas contrister les siens. Alors, une prière jaillit de son cœur : « Seigneur, que ta volonté soit faite ; si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne refuse point le labeur... Mais il y a si longtemps que je lutte, et le combat a été si rude ! Pourtant, s’il faut que je serve encore dans ton armée, Seigneur, j’obéis et je suis prêt à combattre sous tes ordres... Mais si tu veux épargner cette épreuve à ma vieillesse, je bénirai ta bonté. Et ceux-ci que je laisse, leur sort m’inquiète, mais c’est toi qui veilleras sur eux ! »

La fièvre le prit. Il s’étendit sur la cendre et demeura immobile. Et comme l’un de ses disciples le priait de se tourner sur le côté pour reposer sa chair meurtrie : « Non, dit-il, laisse-moi regarder le ciel, c’est le chemin que va prendre mon âme. » Et il expira. Ceux qui l’entouraient virent alors que son visage resplendissait d’un éclat surnaturel.

Et dans la Gaule tout entière où s’étaient répandus ses bienfaits, fleurirent des légendes célébrant, entre toutes les vertus, la plus humaine et la plus belle : la bonté de saint Martin, apôtre du pays de France.

 

 

 

René DUMESNIL.

 

Paru dans La vie et les œuvres de quelques grands saints,

tome Ier, France Livre.

 

 

 

 

 

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