Le mont Athos

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Claude DUSSAULT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paysage

 

 

IL est plutôt rare que nous soit donnée, au vingtième siècle, l’occasion de refaire un pèlerinage dans les conditions mêmes du moyen-âge. C’est pourtant l’impression qui se dégage d’un voyage au Mont-Athos.

Le premier pas, bien moderne celui-là, consiste à obtenir du Gouverneur de Salonique une permission écrite et une lettre d’introduction auprès de la Sainte Communauté, puis un permis de la police pour les étrangers. Ces tracasseries préliminaires terminées, on peut toujours essayer de prendre un bateau pour le petit port de Daphni si le caprice de ses départs irréguliers correspond à ceux du permis de séjour ; le plus sûr sera cependant de prendre le vieil autobus qui de Salonique mène à Ierissos, par des chemins impossibles, coupés de ruisseaux jaunâtres. L’autobus nous transporte ainsi de village en village comme une troupe de saltimbanques. Enfin, à la brunante, on arrive à Ierissos, petit village côtier. Du coup, nous voilà retournés plusieurs siècles en arrière. Quelques barques s’inclinent sur une plage qui rappelle les splendides plages du sud de l’Espagne. Déjà, c’est un monde sans femmes ; c’est la communauté rude des pêcheurs au doux parler (car la langue grecque est sûrement l’une des langues les plus mélodieuses).

Au petit matin, nous nous embarquons pour la presqu’île des moines où aucune femme n’est admise. La Vierge seule domine en reine sur la montagne sainte qui lui est consacrée. On raconte qu’elle y vint échouer aux premiers temps de l’Église alors qu’elle cherchait à rejoindre saint Jean qui prêchait à Éphèse. Dans chaque monastère, les icones de la Théotokos assurent sa présence « immédiate ».

Le mont Athos est une république théocratique autonome sous la souveraineté de l’État grec représenté à l’Athos par un gouverneur. La « Sainte Communauté », composée de vingt membres représentant les vingt monastères souverains, exerce l’autorité absolue sur la sainte montagne ; quatre membres choisis parmi ces représentants forment un pouvoir exécutif permanent : la Sainte Épistasie. C’est à Karyes, au centre de la presqu’île, qu’est établie la « Sainte Communauté ». Karyes est un petit bourg d’artisans et de marchands ; c’est un comptoir d’échanges, pittoresque mais sans gaîté. On y voit déambuler les mulets dans des petites rues aux pavés mal ajustés. C’est à Karyes que tout visiteur ira chercher la lettre, porteuse du sceau et de quatre signatures, qui lui ouvrira les portes de tous les monastères. C’est donc de là aussi qu’on entreprend la dure marche qui nous mènera d’un monastère à l’autre, tout autour du mont Athos, par un sentier rocailleux où l’on risque de s’égarer à chaque moment. Le tour complet de la presqu’île prend à peu près une semaine, en marchant en moyenne de six à sept heures par jour. C’est une joie toujours nouvelle, sur cette route ardue, que de voir soudainement poindre au loin une forme austère qui, le plus souvent, tient beaucoup plus de la forteresse que du monastère.

L’hospitalité y est généreuse selon la coutume du pays : café turc et un petit verre d’oozo (liqueur grecque très populaire) tout d’abord, en attendant le repas qui sera toujours composé de légumes bouillis : courges, concombres, etc. Mais ce ne sont là que des à-côtés ; la vraie vie d’Athos commence quand, vers trois heures du matin, le bruit sec et cadencé d’un morceau de bois frappant sur un autre nous réveille en sursaut. C’est le « canonarque » (chargé des offices) qui fait trois fois le tour du « Katholicon » (chapelle centrale du monastère), soutenant le simandre (épaisse pièce de bois rectangulaire) de la main gauche et frappant avec un petit maillet de la main droite. Il appelle ainsi les moines au premier office qui ne se terminera pas avant six heures du matin. La liturgie paraît, à première vue, très compliquée ; il semble d’ailleurs que chaque monastère ait sa tradition liturgique particulière. On y retrouve le faste oriental de l’Église grecque avec sa richesse de couleurs et sa profusion de symboles dont le sens se laisse assez difficilement percer par qui n’en a pas une connaissance préalable.

Les monastères de l’Athos se divisent en deux grandes catégories. Le premier groupe comprend les monastères cénobitiques, qui vivent selon l’antique règle des premières communautés du désert. Les moines ne possèdent rien en propre, ils mangent tous à la même table et assistent aux offices. C’est un peu le mode général des monastères catholiques. Le deuxième groupe comprend les neuf monastères « idiorythmiques ». Chaque moine y mène une vie indépendante de la communauté. Il peut prendre un disciple qu’il fera travailler pour lui ; il peut aussi exercer un métier pour le compte du monastère, qui lui versera alors un salaire. Les plus grands monastères de l’Athos, Lavra (premier monastère fondé en 963 par saint Athanase), Vatopédie, Pantokratoros, vivent sous cette règle.

En plus des vingt monastères souverains, on trouve de petites communautés, skites ou kalyves, qui vivent dans la dépendance des grands monastères. Ils représentent souvent des réactions contre la vie trop facile des monastères. On trouve aussi des ascètes tapis dans la montagne ; ceux-là sont déjà passés dans l’autre monde et n’entretiennent que des rapports très restreints avec la vie « organisée » de l’Athos.

Le mont Athos, depuis sa fondation, a toujours alimenté la vie spirituelle de l’Église grecque ; il a été durant plusieurs siècles et demeure, même aujourd’hui, le lieu de pèlerinage et de retraite privilégié. Malheureusement, à moins d’un revirement exceptionnel, on ne peut plus espérer que la sainte montagne continue encore longtemps sa fonction de foyer spirituel. Les moines actuels sont tous d’origine grecque à l’exception des moines russes de quelques monastères en dépérissement depuis l’instauration du régime communiste en Russie. Tous les monastères d’ailleurs sont plus ou moins en dépérissement. Lavra ou Simonos Petras, qui comptait autrefois plusieurs centaines de moines, n’en comptent plus aujourd’hui qu’une vingtaine. Cette vie athonite, qui étendit son influence à toute l’Église d’Orient, semble en voie de s’éteindre doucement après avoir pendant près d’un millénaire résisté à toutes les attaques extérieures, rejeté les Turcs de la sainte montagne et avoir même servi de noyau à la résistance grecque.

 

 

 

Spiritualité

 

 

Plus intéressant, cependant, que ce côté « nationaliste » qui se manifeste encore aujourd’hui à propos de la crise de Chypre, est pour nous la splendide réalisation spirituelle qui s’est cristallisée sous forme de la « prière du cœur » ou « prière de Jésus » ; Athos s’en est fait à la fois le réceptacle et le défenseur, à un tel point qu’on a pu, à un certain moment, identifier la spiritualité de la sainte montagne à cette « mystique » de la « prière du cœur », appelée communément l’hésychasme (de « esychia », silence, tranquillité). La méthode en est décrite succinctement dans le texte suivant de saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) :

 

« Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline la tête, ferme les yeux ; respire plus doucement, regarde par l’imagination, à l’intérieur de ton cœur, rassemble ton intelligence, c’est-à-dire ta pensée, de la tête dans ton cœur. Dis sur la respiration : « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi », à voix basse ou simplement en esprit. Efforce-toi de chasser toutes pensées, sois patient et répète souvent cet exercice. »

 

Et, sous une autre forme, dans le texte suivant de saint Grégoire le Sinaïte (XIVe) :

 

« Plié en deux, tu rassembleras ton esprit dans ton cœur, si toutefois il est ouvert, et tu appelleras Jésus-Christ à l’aide. Les épaules et la tête douloureuses, persévère laborieusement et ardemment, occupé à chercher le Seigneur au-dedans de ton cœur. »

 

On aura remarqué l’insistance sur certaines attitudes physiques et l’association du rythme de la respiration à la récitation de chaque invocation. En fait, cette prière ressemble d’une façon assez particulière à la méthode du « dhikr intérieur » (ou souvenir de Dieu), qui se pratique « dans le cœur », propre à certaines sectes de soufis, dans l’Islam ; elle rejoint aussi partiellement les méthodes traditionnelles hindoues pour la récitation du « mantra » ou parole sacrée, par l’étroite relation qu’elle établit entre le rythme du souffle et la « descente » du Nom dans le cœur.

L’invocation à Jésus doit être reprise des milliers de fois jusqu’à ce que la « prière perpétuelle » naisse dans le cœur, s’y développe et emplisse l’être tout entier de la « lumière spirituelle du Thabor » aussi appelée « la lumière invisible ». C’est pourquoi Jean Climaque a écrit : « L’Hésychaste est celui qui aspire à circonscrire l’incorporel dans une demeure de chair. »

Bien sûr, cela pourra sembler quelque peu ridicule ou chimérique à l’esprit moderne qui n’a pour contrebalancer le matérialisme qu’un « spiritualisme » abstrait à contrepartie moralisante. D’ailleurs l’hésychasme a été fort combattu dans l’Église grecque elle-même dès le XIVe siècle ; car, au fond, l’esprit occidental a toujours porté en lui les germes de ce spiritualisme éthéré qui sépare matière et esprit comme deux mondes autonomes qu’il espère circonscrire par la suite avec les seules lumières de sa raison. Descartes et un certain protestantisme n’ont été que l’aboutissement normal de cette tendance. Saint Grégoire Palamas s’est fait, contre les théologiens orthodoxes qui l’attaquaient, le défenseur de l’hésychasme et lui a permis de se perpétuer jusqu’au siècle dernier, tout au moins. Les récits d’un pèlerin russe, publiés en français par Jean Gauvain, retracent pas à pas l’extraordinaire aventure, en notre temps, d’un homme lancé à la recherche de la « prière perpétuelle », poussé par l’exhortation de saint Paul : « Priez sans cesse. » Il parvint, en sa quête, à renouer le fil de la tradition dont la « Philocalie de la prière du cœur » lui transmit le secret.

Lors du voyage décrit plus haut, il nous est arrivé de faire allusion à la « prière du cœur », dans le but de savoir si la pratique en était continuée ; jamais, sembla-t-il, on n’avait entendu parler de rien de semblable. En conclusion, si la survivance de la « prière du cœur » demeure toujours hypothétiquement possible, ce n’est plus dans les grands monastères qu’il la faudrait rechercher.

 

 

Jean-Claude DUSSAULT.

 

Paru dans Nation nouvelle

en août 1959.

 

 

 

 

 

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