Le sens réel du folklore
ILLUSTRÉ D’UN CONTE RECUEILLI PAR MARIUS BARBEAU
par
Jean-Claude DUSSAULT
On recherche de nos jours, en art, un langage universel ; mais ce qu’on qualifie ainsi n’est le plus souvent que conventions de petites sectes particularistes qui se reconnaissent d’un pays à l’autre et ne s’imposent que grâce à la bienveillance du monde tout-puissant et capricieux de la finance internationale (combien de petits artistes d’aujourd’hui croient porter en leur besace, comme les soldats de Napoléon un bâton de maréchal, une valeur de Bourse !). D’ailleurs, l’universalité serait bien mesquine d’une forme d’art qui n’affecterait que quelques centaines, ou même quelques milliers de personnes dans cinq ou six pays différents, tous pays évidemment soumis aux mêmes influences culturelles et financières. Il y aura toujours le reste du monde’ ! Et ce qui fut avant aujourd’hui, et ce qui sera demain...
Pourtant ce langage universel existe, sans qu’on veuille trop s’en apercevoir. Il nous a été transmis partiellement et se conserve à l’état diffus dans les couches populaires que n’a pas affectées encore le chantage de la « culture » et de « l’évolution historique ». On aura compris qu’il s’agit du « folklore » qui, en ses diverses manifestations, tient d’un symbolisme universel, s’habillant en chaque pays selon les us et coutumes du lieu. « Ce qui a réellement été conservé, note A. K. Coomaraswamy, dans les contes et l’art populaire n’est nullement un ensemble de fables distrayantes et enfantines, ni un art décoratif primitif ; mais un corps de doctrines profondes et de symboles qui ne sont en rien d’invention populaire » (Nature of Folklore and Popular Art).
La mémoire populaire est le réceptacle d’une sagesse dont elle est souvent inconsciente ; mais qu’elle transmet fidèlement d’une époque à une autre. Il arrive aussi qu’à certaines époques se produise un fructifiant échange entre les différentes traditions, l’une s’éclairant par l’autre. Il n’est que de rappeler le XIIIe siècle, siècle par excellence de l’universalité, où les sagesses chinoise (il y avait incidemment, plus d’Occidentaux en Chine qu’il n’y en a de nos jours), indienne, arabe et européenne s’échangeaient leurs symboles sous le couvert d’oppositions extérieures qui nous paraîtraient, aujourd’hui, irréductibles. De ces symboles, qui véhiculent toujours des connaissances d’un ordre supérieur, la sculpture gothique est la transposition chrétienne (cf. Le Moyen Âge fantastique par J. Baltrusaitis). Rappelons, en passant, l’histoire d’Albert le Grand s’habillant en Arabe, lors de son arrivée à Paris en 1245, pour y donner un cours sur Aristote, rendant ainsi un hommage symbolique à ceux qui le lui avaient transmis ; mais les Arabes n’avaient pas transmis que la philosophie grecque au Moyen Âge chrétien et à Albert le Grand en particulier. Ce dernier avait à son arc plusieurs cordes dont certaines seraient peu prisées des modernes si elles étaient connues, de ces choses qui ont été depuis reléguées au « folklore ». Cela n’est qu’un exemple entre mille.
Il y aurait une étude intéressante et assez ardue à poursuivre sur les origines et les cheminements des contes « folkloriques » les mieux connus. Ainsi, dans tel recueil canadien de Marius Barbeau, trouve-t-on le récit de la farce de Maître Pathelin, écrite en France vers 1464. Ainsi, de Cendrillon connaît-on plus de trois cent quarante-cinq versions trouvées dans le monde entier. Ainsi, nombre de fables européennes viennent des Grecs ; nombre de fables grecques se retrouvent dans le Pancatantra hindou. Sans parler des contes chinois au Moyen Âge, de la légende du Saint-Graal, des influences celtiques, etc.
L’humanité est un corps unique, avec ses différents membres adaptés à différentes fonctions ; les rapports d’un membre à l’autre sont organiques et ne peuvent être conçus sans une certaine hiérarchie. Malgré tout le pathos et les idéologies modernes, jamais l’humanité n’a été autant divisée ; jamais il n’y eut autant de frontières quasi infranchissables, aussi bien physiquement que psychiquement. Et ce morcellement s’est aussi produit en l’homme même, avec la conséquence, évidente pour ceux que n’aveugle pas le préjugé de l’évolution, que tout un ordre supérieur de connaissance est devenu obscur et incompris faute d’une certaine lumière intellectuelle qui s’est éteinte en l’homme.
La symbolique universelle tient justement d’un tel ordre de connaissance, et c’est ce langage que parle la vieille sagesse du monde qui n’est plus maintenant comprise, dont on a catalogué les diverses manifestations sous l’appellation générale de « folklore », comme une curiosité parmi d’autres.
Ce langage se retrouve aussi bien dans les « modes » du chant et les « figures » de la danse dits « folkloriques », que dans les « motifs » des contes authentiques (non de ceux inventés pour enfants). Chaque mode, chaque figure, chaque motif a son climat émotif et ses correspondances universelles. Le rythme qui les lie tenait jadis d’un art traditionnel ; facteur d’ordre et de cohésion dans la société, mais aussi facteur de connaissance supérieure, car il permettait à l’âme de se ressouvenir. Platon le savait bien, pour qui changer la musique, c’était bouleverser la société. Nous en avons fait la douloureuse expérience ; inutilement, semble-t-il, car on continue de toute part à parler d’invention dans le domaine des arts. On a d’abord inventé « l’art pour l’art », puis « l’art engagé », puis « l’art sans art » et toute la série des « ismes » à la mode. Notre siècle, qui ne croit plus à la « réminiscence », met toute sa foi dans les « trouvailles » et les « inventions ».
Pourtant, il n’est pas sans intérêt de remarquer que le mot « invention » signifia d’abord « recouvrement », sens conservé dans l’expression « invention de la sainte Croix » ; ce qui nous rapproche étrangement de la « réminiscence » platonicienne dont nous parlions plus haut. Du coup apparaît, d’une part, la différence essentielle entre le « folklore » (ou « l’artisanat », dans le domaine de la production) et l’art moderne ; d’autre part, le sens réel du folklore, comme de l’art traditionnel, qui est d’aider au « recouvrement » de ce qui a été perdu, cette pierre ou cette parole perdues dont parlent les contes et qui n’est autre que le « centre » de soi-même. C’était le sens de la parole inscrite sur la façade du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même. » Il ne s’agit évidemment pas ici d’une connaissance plus ou moins superficielle de son individualité ; pour le faire mieux comprendre, nous poserons, à ceux qui ont des oreilles pour entendre, la question suivante : de quoi s’agit-il quand il est dit dans saint Luc (XVII, 21) : « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous (intra vos est) » ? Ce royaume, des mystiques l’ont aussi appelé « le château fort de l’âme ».
Platon, ce philosophe que depuis la Renaissance on prend pour un littérateur, nous raconte dans Phèdre que Theut présenta au roi Thamous sa dernière invention, les lettres de l’écriture, disant : « Voilà la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède ! » Le roi répondit : « Ô Theut, découvreur d’arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est d’apprécier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir. Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l’écriture, tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire de celui qu’il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au dedans et grâce à eux-mêmes, les moyens de se ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas pour la mémoire, c’est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans engagement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusion qu’ils seront devenus ! » (trad. Léon Robin.)
Voilà, sous le couvert d’un mythe, illustrée la différence entre une société où l’intellectualité véritable est respectée et où les diverses manifestations que nous appelons aujourd’hui « folkloriques » sont le pain quotidien, et une autre qui a mis toute sa confiance dans la science mécanique et l’art individualiste. Différence qui réside essentiellement en ceci que, dans le premier cas, les phénomènes extérieurs « harmonisés » par le rythme servent d’appui à une connaissance « intériorante » et « sublimisante » ; tandis que, dans le deuxième cas, c’est le dynamisme intérieur qui s’épuise en pure perte à produire des phénomènes extérieurs plus ou moins extravagants où l’homme s’oublie lui-même. Dans l’art traditionnel ou « folklorique » (les deux ont une étroite parenté, on l’a vu), la Forme ou l’Idée est transmise, comme un support squelettique, à l’artisan qui exerce sa spontanéité naturelle dans les cadres prévus et, délivré par le rythme des étroites limites de son individualité, retrouve les rapports fondamentaux qui le relient à la Totalité. Un pareil art peut être exercé aussi bien individuellement que collectivement, comme il apparaît clairement dans le « folklore » canadien. Quant aux contes, ils sont le plus souvent transmis presque intégralement, en leurs figures symboliques, agrémentés, selon le conteur, de quelques fioritures qui illustrent bien la broderie de la vie individuelle dans les cadres immuables de l’universalité.
Il faudrait, pour être complet, s’appliquer à rechercher les origines, qui se confondent ici avec les principes, de ces Formes immuables transmises durant des siècles. Il serait cependant trop long d’en traiter ici. Aussi nous contenterons-nous, pour l’instant, d’illustrer ces quelques notes par un exemple où la vieille sagesse d’un temps oublié se répétait en mil neuf cent quinze, par la bouche d’Achille Fournier de Sainte-Anne de la Pocatière (Kamouraska). Le conte figure dans Les rêves des chasseurs par Marius Barbeau, chez Beauchemin, 1942.
Il s’intitule Prince, la nuit et comporte quatre parties principales, dont chacune pourrait se rattacher à un cycle de légende.
La première partie est l’histoire de La Belle et la Bête telle qu’illustrée par le film de Cocteau, avec seulement quelques variantes. L’histoire est connue nous passerons vite ; non cependant sans nous demander quelle est cette Cadette (la Belle) ou cette Cendrillon des contes de fées, l’humble, la délaissée, prédestinée aux plus merveilleuses aventures.
La deuxième partie nous pourra peut-être éclairer là-dessus. Il s’agit, cette fois, en son essence, de la première partie du récit mythologique Cupidon et Psyché tel que rapporté par Apulée dans L’âne d’or. Cupidon, c’est ici le beau prince qui n’apparaît que la nuit et dont il ne faut pas, sous peine de le perdre, révéler le secret ; Psyché, c’est Cadette qui se laisse gagner par la vieille sorcière et révèle le secret. Or, Psyché est l’âme, comme chacun sait, et Cupidon, le dieu de l’amour... Cette deuxième partie se termine par la fuite du prince qui « comme un éclair, disparaît dans la nuit ».
La troisième partie raconte la quête merveilleuse où Cadette rencontre d’abord une première fée qui lui dit : « Pour le retrouver, il faudrait que tu uses une paire de sabots de fer dont la semelle a six pouces d’épaisseur. » Notre héroïne devra rester un an et un jour chez le forgeron de la forêt noire pour payer les sabots de fer. La forêt noire, comme la caverne ou simplement l’obscurité, est toujours, en pareil cas, symbole d’un « passage ». Dans Les rites secrets des Indiens sioux, par Hehaka Sapa, on lit la réflexion suivante : « L’assistant ferme la loge à transpirer, la plongeant ainsi dans l’obscurité complète ; cette obscurité représente celle de l’âme, l’ignorance dont nous devons nous purifier maintenant pour recevoir la lumière » (p. 62, Payot 1953). Puis Cadette « purifiée » reprend la route où elle rencontre successivement trois fées ressemblant étrangement aux trois Parques : la première douce, la seconde rigoureuse, la troisième terrible. Chacune prête à Cadette une paire de sabots de bois ; ceux de fer étant trop lourds pour ses pieds, elle les traînera derrière elle. Chaque fée lui fait aussi cadeau d’un objet miraculeux qui l’aidera dans la dernière phase de son aventure. La dernière fée lui explique, en plus, de quelle façon elle pourra rejoindre le château de son prince.
La quatrième partie se situe dans l’ambiance du château sans porte ni issue, situé sur des falaises escarpées. « Impossible d’en approcher, si ce n’est par l’air » : c’est donc que les moyens ordinaires, terre à terre, deviennent ici impuissants ; il faut avoir recours à des moyens d’un ordre supérieur. Cadette est arrivée dans « la plaine lugubre, au sable jonché de crânes et de squelettes » : on dirait un cimetière. Les sabots de fer sont maintenant usés. L’effroi saisit Cadette. Au milieu de la tempête, un corbeau géant s’abat auprès d’elle. Elle saute dessus pour qu’il l’enlève jusqu’au-dessus du château. Après une dure lutte avec le corbeau, qui rappelle l’ascension légendaire d’Alexandre, elle tombe finalement dans la cuisine du château où tout s’affaire pour la noce. C’est maintenant la triple épreuve finale : durant trois nuits Cadette tentera, grâce à une liberté obtenue en échange de ses trois objets miraculeux, de se faire reconnaître du prince, son fiancé, que la princesse-sorcière a endormi de son eau de sommeil. À la troisième nuit le prince s’éveille. « Mon prince, dit-elle, le temps est venu de te réveiller. Me voici, Cadette, ta fiancée. J’ai usé une paire de sabots de fer pour te rejoindre, dans ton lointain exil. »
Le lendemain, le prince réunit ses gens et leur propose l’énigme des clefs : devra-t-il prendre la première clef et la plus belle, maintenant qu’il l’a retrouvée, pour ouvrir la porte du bonheur ?
Il semble que nous assistions, tout au cours du récit, au constant passage d’un plan de vie à un autre, supérieur chaque fois ; ce qui explique la division que nous avons suggérée et qui s’impose presque d’elle-même.
La première vie, c’est celle que l’on pourrait appeler « naturelle », la vie humble et simple de Cadette, la recherche « inconsciente » de la rose qui déclenchera toute la merveilleuse aventure.
La deuxième vie, c’est celle de l’âme, comme on l’a vu plus haut. Cadette ne possède encore son prince que la nuit. Le désir de connaître son secret, pour le posséder en entier, la pousse à commettre la faute de Psyché, et elle perd son bonheur.
La troisième vie commence par une « épreuve » purificatrice, ce qui indique une nouvelle naissance. C’est maintenant la vie de l’esprit qui commence. D’abord « incarné », en rapport analogique avec la première vie, en tant que toutes deux sont recherches : inconsciente dans le premier cas et volontaire dans celui-ci. C’est la raison discursive qui poursuit avec ténacité le fiancé perdu ; elle doit passer par les trois phases souffrantes de la vie, la voie des Parques. À chaque étape elle acquiert un pouvoir magique, pouvoir qu’elle devra sacrifier successivement au plan suivant. Les sabots de fer sont le poids de cette vie qu’on ne saurait porter si elle n’était allégée à chaque âge par les Parques.
La quatrième et ultime vie, celle qu’il est impossible d’approcher, si ce n’est par l’air, n’est nulle autre que la vie de l’intuition intellectuelle, en rapport analogique avec la vie de l’âme, en tant que toutes deux se placent sous le signe de l’amour victorieux ; elle s’élève en sacrifiant tout et parvient finalement à la contemplation, puis à l’union suprême avec le Fiancé (l’ieros gamos).
Beaucoup de points resteraient à éclaircir ; nous croyons cependant avoir dégagé un peu le conte merveilleux de sa gangue symbolique.
« Meilleur est le mariage de celui qui comprend cela », dit un Brâhmana hindou.
Jean-Claude DUSSAULT,
dans Les Cahiers de la Nouvelle-France,
avril-juin 1957.