Rivarol

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DUTOURD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOUT N’ÉTAIT PAS ROSE pour la noblesse française à la fin de l’Ancien Régime. On croit communément que la Révolution l’a fait périr de mort violente. En fait, elle se mourait depuis cent ans. Le XVIIIe siècle offre une curiosité aux sociologues : ce que l’on pourrait appeler le « prolétariat aristocratique ». Ce prolétariat était formé de nombreuses familles titrées mais ruinées, contraintes de travailler pour manger, c’est-à-dire devenues inférieures à la robe, à la bourgeoisie, même aux négociants ; tombées au niveau du peuple. Dans la Vie de Marianne de Marivaux (1731), on voit une dame de condition sans le sou se placer comme femme de chambre.

Les contemporains de Rivarol se sont beaucoup moqués de sa petite naissance ainsi que du titre de comte qu’il se donnait. Son père était effectivement cabaretier à Bagnols, et doté de seize enfants, fécondité bien populaire, mais il ne s’appelait point Riverot comme le prétendaient les coquins des lettres de 1785 ; il descendait d’une bonne famille du Piémont, les Rivaroli. Son grand-père avait été officier du duc de Milan.

Voici un croquis de Rivarol dû à son ami, le baron de Théis : « Il était grand et beau, avait de nobles façons. C’était l’homme le mieux coiffé de son temps. » Il existe un portrait de lui exécuté par Wyrsch en 1784. On ne se représente pas autrement les héros de roman de la fin du XVIIIe siècle. C’est une belle figure, superbement modelée, avec un front vaste et une bouche très ironique, quoique charnue. Cette bouche-là a été saisie au vol par le peintre entre deux épigrammes. On peut lire dans les Rivaroliana les paroles brillantes qu’elle prononçait. Le nez n’a rien de mièvre. Les yeux regardent un peu vers le bas, sans rien dire de précis, avec quelque rêverie au fond. Ce visage est l’antithèse de celui de Robespierre. Rien du chat buvant du vinaigre. Rien du félin, d’ailleurs. C’est un visage absolument franc, d’un homme pour qui la vérité est une passion. Le contraire du politique, comme on voit. Le contraire du tyran. L’habit est charmant, à mi-chemin entre le militaire et le civil : haute cravate de batiste, redingote et gilet clair. Rivarol à trente et un ans a le plus grand air et le plus cavalier. On n’imagine pas Valmont autrement fait. Mais le style de Rivarol est meilleur que celui de Valmont. C’est l’esprit de Montesquieu sous l’apparence de Lauzun (celui des « Mémoires »).

À propos de la noblesse de Rivarol il faut encore redresser une calomnie. On répète depuis cent cinquante ans un mot de M. de Créqui. Rivarol, dans la conversation, aurait dit : « Nous autres gentilshommes... » M. de Créqui aurait répondu : « Voilà un pluriel que je trouve singulier. » Or ce mot est de Rivarol lui-même s’adressant à quelqu’un qui avait déclaré : « Nous autres gens d’esprit... » On prend ici sur le fait les méthodes de la polémique littéraire. Il est piquant de noter que la noblesse de Rivarol n’a jamais été mise en doute par les nobles eux-mêmes, mais toujours par les croquants et leurs descendants.

La jeunesse de Rivarol est mal connue. On pense qu’il étudia au séminaire de Cavaillon, car il porta quelque temps le petit collet. En 1777, âgé de vingt-quatre ans, nous le retrouvons à Paris, c’est-à-dire sur un théâtre enfin digne de ses exploits.

 

 

SON PREMIER TRAIT ADMIRABLE, c’est qu’il n’y a rien de plébéien ni de provincial en lui. C’est le contraire d’un gobe-mouches. Le contraire aussi d’un pédant. Dès son arrivée dans la capitale, il embrasse le panorama littéraire et mondain de Paris d’un œil d’aigle. Il a été tout de suite la coqueluche des salons les plus huppées : non seulement il parlait leur langage, mais encore il le parlait mieux qu’eux. Où diable l’avait-il appris ? Ni à Bagnols ni à Cavaillon, sans doute. Mais comme beaucoup de génies paresseux, c’était un grand lecteur. Entre les lignes de Voltaire, Montesquieu, voire Pascal, entre les vers de Racine, il humait le parfum des grandes époques ; il apprenait le bon ton en lisant les bons auteurs. C’est le privilège des âmes sensibles de savoir faire de ces sortes de parallèles. Ajoutez qu’aux alentours de 1780 la politesse était dans l’air, chose difficile à concevoir aujourd’hui.

 

Il est peu de difficultés morales, philosophiques, même politiques qui résistent à une analyse grammaticale sérieuse. Les hérésies et les catastrophes qui bouleversent le monde viennent ordinairement de ce que les hommes se servent mal de leurs langues, ou les entendent de travers. Penser, et même bien penser, cela n’est ni difficile ni rare. Ce qui l’est, c’est d’exprimer avec exactitude ce que l’on pense, ou de ne point se tromper sur ce qu’on lit. En cherchant bien dans l’histoire, je suis sûr qu’on découvrirait que des guerres ont été déclarées à cause d’un pronom relatif mal placé. La grammaire et la linguistique sont deux sciences éminentes, grâce auxquelles on peut descendre jusqu’aux dernières profondeurs de l’esprit humain. Elles permettent de saisir les arcanes, supérieures en cela, pour la formation de l’intellect, aux mathématiques, qui se contentent d’établir des rapports de forces et d’ordonner le chaos. L’une des raisons pourquoi Rivarol est un penseur si solide et si lumineux, c’est qu’il eut toujours, et dès son plus jeune âge, la passion de la grammaire.

Ses premières œuvres sont une grande traduction de Dante et le fameux discours « De l’universalité de la langue française » proposé par l’Académie de Berlin. C’est à lui qu’on doit cette belle formule, vraie déclaration d’amour d’un écrivain à son langage : « La langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie. » Une probité, cela signifie que le français donne aux pensées leur poids exact, qu’il interdit de tricher sur la marchandise. Autre passage bien émouvant du Discours : « C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français. » Les philologues d’aujourd’hui méprisent le Discours de 1783. Ils en trouvent les thèses contestables ou fausses. Un écrivain français, toutefois, ne peut le lire sans émotion, car c’est, d’un bout à l’autre, un prodigieux acte de patriotisme littéraire.

Grammairien et homme du monde : ces deux qualifications paraissent antagonistes. Elles ne le sont pas quand on a affaire à un grand esprit, ce qui est le cas. Sans compter que le XVIIIe siècle fut l’âge d’or de la grammaire. Les illettrés eux-mêmes respectaient la concordance des temps. Les pêcheurs de la Grenouillère n’hésitaient pas à employer l’imparfait du subjonctif quand il le fallait. Qui ferait montre aujourd’hui d’un tel courage ? Les salons (mais sait-on, aujourd’hui, ce que pouvait représenter un salon ?) ne le cédaient en rien aux marchands de bois de la paroisse du Gros Caillou : on parlait encore mieux chez les Polignac et les Mortemart. Rivarol est monté tout de suite à l’assaut des salons, et les a enlevés en un tournemain parce que c’était les premières et les seules redoutes à prendre pour s’imposer à l’opinion. En d’autres termes, ce petit homme de lettres n’est point passé par les chemins obscurs de la profession, il a dédaigné sa classe et ses pairs, il s’est mis de plain-pied en quelques mois avec le gratin.

 

 

« QUAND RIVAROL ENTRE DANS LA LITTÉRATURE, dit Sainte-Beuve, les grands écrivains qui avaient illustré le siècle étaient déjà morts ou allaient disparaître : c’était le tour des médiocres et des petits. » C’est un profond malheur pour un grand artiste de tomber dans une basse époque de son art. La décadence du goût met des entraves à son épanouissement. En outre il vit dans un état d’irritation et de querelle permanente avec ses petits confrères, étroitement unis contre lui. Rivarol a commencé sa carrière par la critique littéraire, sentant probablement qu’avant de se hasarder dans une création originale, il fallait faire le ménage des idées pauvres et du style plat.

Un grand écrivain qui daigne être critique se constitue aussitôt un nombre incalculable d’ennemis pour deux raisons : premièrement parce que sa critique est en soi une œuvre d’art, une forme littéraire inédite 1 ; secondement parce qu’elle frappe juste et sans pitié. Les auteurs critiqués s’aperçoivent avec stupéfaction que ce nouveau critique n’est point des leurs, qu’il est d’une autre race. Ce n’est pas un moucheron dissertant sur d’autres moucherons afin d’exposer à l’univers la pensée des moucherons ; c’est un jardinier qui répand de l’insecticide et qui ne vise qu’à l’extermination des moucherons.

Si l’on a la curiosité d’ouvrir le Petit Almanach des Grands Hommes publié en 1788, on pourra voir six cent cinquante moucherons exterminés d’un seul coup. Cet Almanach est un ouvrage étonnant où Rivarol, sur un ton apparemment sérieux, fait l’éloge des auteurs en vogue à Paris à la veille de la Révolution. La trouvaille diabolique du critique est de discourir gravement avec des louanges tantôt mesurées, tantôt massives sur des écrivains minuscules, de traiter Berquin, Duchozal, Fabre d’Églantine, Minau de la Mistringue, de la même façon que Corneille et Racine. On observe mieux qu’ailleurs dans le Petit Almanach, parce qu’elle est systématique, la méthode critique de Rivarol. Jamais d’indignation, toujours de l’ironie. L’indignation est de mauvais ton, et d’ailleurs elle s’essouffle vite ; tandis que l’ironie possède un poison inépuisable. L’ironie est le meilleur des insecticides. Il y aurait toute une étude à faire sur cette ironie de Rivarol qui est plus qu’un procédé, mais véritablement un tour d’esprit, une manière métaphysique de voir et de montrer les choses. Ironie ambiguë, à moitié masquée, d’apparence indulgente, et d’autant plus meurtrière. On en trouvera des exemples par centaines dans ce volume.

Je parle d’insecticide. Rivarol ne s’est pas contenté des moucherons. Cet aristocrate intrépide, ce chevalier de Maison-Rouge de la littérature s’est aussi attaqué à des monstres. Mais qu’est-ce qu’un monstre ? C’est souvent un moucheron démesuré. Un homme tel que Rivarol, qui n’a peur de rien, reconnaît parfaitement la morphologie du moucheron dans le monstre. Comme complément à son Petit Almanach des Grands Hommes pour 1788, il écrivit en 1790 un Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution. On conçoit mal que cet ouvrage ne serve point de base à tous les historiens qui s’intéressent à cette période. Je doute même que Michelet l’ait jamais lu. Cependant il est d’un enseignement terrible, car on y contemple au naturel, malgré l’esprit de polémique, les gens qui siégeaient à l’Assemblée et qui gouvernaient la France. Qui les contemple ? Un homme qui était de plain-pied avec eux, qui avait l’œil perçant et qui leur était supérieur intellectuellement. Mais le sort posthume de Rivarol semble de n’être jamais pris au sérieux, lui qui a toujours raison. Il a trop d’esprit, et cela rend méfiants les compilateurs, qui jugent sans doute qu’on ne peut pas être à la fois brillant et véridique. Enfin on oublie souvent ceci, que beaucoup d’hommes politiques de la Révolution étaient des écrivains ratés, y compris Robespierre, auteur d’un madrigal « qui a fait le désespoir de la vieillesse de M. de Voltaire ».

Quand on sait ce que c’est qu’un écrivain raté, on comprend la méfiance et le sarcasme de Rivarol. Un homme qui écrit mal est un homme qui pense mal. En outre, le bouleversement d’une société ne coûte rien à un écrivain médiocre qui se croit incompris par elle. Sainte-Beuve dit avec justesse que Rivarol « a trouvé une des causes profondes de la Révolution, et si bien dans le caractère français : la vanité ».

En 1791, Rivarol, ayant quitté la France, tira une conclusion très philosophique de ses espiègleries : « Si la Révolution s’était faite sous Louis XIV, Cotin eût fait guillotiner Boileau, et Pradon n’eût pas manqué Racine. En émigrant, j’ai échappé à quelques jacobins de mon Almanach des Grands Hommes. »

Pour en terminer sur ce sujet voici encore un mot profond de lui, et qui explique la haine dont est encore poursuivie cette victime d’un complot républicain qui dure depuis cent soixante ans : « Enfermé dans ma paresse, je voyais croître autour de moi ma réputation de méchant sans qu’il m’en coûtât d’autres crimes que quelques gaietés, et je me disais : les Néron, les Caligula commettaient bien des crimes pour se faire craindre et haïr, tandis qu’avec quelques plaisanteries, ils auraient passé pour des monstres. »

 

 

L’ITINÉRAIRE DE RIVAROL peut se résumer ainsi : de la grammaire à la politique. Il est rare de voir un « grammairien engagé ». C’est cependant ce que fut notre héros. Il a prédit, puis observé, le tremblement de terre social de 1789, et il a appliqué les règles les plus strictes de l’analyse logique à la situation de la France et de l’Europe. C’est à lui qu’on doit cette définition nostalgique du conservatisme : « Le génie, en politique, consiste non à créer, mais à conserver ; non à changer, mais à fixer ; il consiste enfin à suppléer aux vérités par des maximes : car ce n’est pas la meilleure loi, mais la plus fixe qui est la bonne. » Une telle lucidité, devant un monde qui s’effondre, un tel courage, dans un temps, précisément, où la mode est au changement effréné, forcent l’admiration. Non seulement Rivarol, par son honnêteté d’esprit, a fait fi de sa tranquillité de son vivant, mais encore il a compromis sa gloire posthume en disant obstinément le contraire de ce que proclamait son siècle.

Gourmont a bien vu le fort et le faible de cette attitude. Dans ses Promenades littéraires il écrit : « Tandis que tant d’hommes distingués, intelligents même, allaient à la Révolution, poussés par le sentiment, Rivarol restait au rivage attaché par la logique. C’est un état d’esprit dans lequel on a toujours tort, parce que le maître de la vie, c’est le sentiment. »

Certains grands hommes n’ont pas de chance. Ils ne naissent ni où il faut ni quand il faut. Le destin a envoyé Rivarol sur la terre un siècle trop tard et à deux cents lieues de sa patrie, c’est-à-dire du Faubourg Saint-Honoré. Il a mis vingt-cinq ans pour parcourir ces deux cents lieues. Cet écrivain des temps classiques ne trouve sa société que pour la perdre. Il l’aura connue à l’extrême bord du chaos, et lui survivra. En ce sens, on peut dire que la vie de Rivarol a été tragique et malheureuse. Lui, toutefois, ne s’est jamais pris au tragique. Il avait bien trop d’esprit pour cela.

Il avait surtout le regard bien trop perçant. Quand on a le regard perçant, on aperçoit immédiatement sous les évènements le fatal, l’inéluctable ; cela économise le désespoir. La malédiction de la monarchie, en France, ce fut de voir, pendant ses cinquante dernières années, les grands hommes se tourner contre la civilisation qu’elle avait édifiée, et tout entreprendre pour la jeter par terre. Rivarol, esprit de premier ordre, mais tout à fait solitaire, ne fut aucunement dupe de ce formidable mouvement d’opinion. C’est que son cœur était plein des maximes fortes, parfois sublimes du siècle précédent. Bref, il était réactionnaire, dans ce que ce terme peut avoir de beau, c’est-à-dire qu’il admirait sincèrement une certaine perfection sociale obtenue grâce aux efforts de plusieurs siècles. « La Noblesse est un instrument brillanté par le temps », disait-il, entre autres. Être réactionnaire en 1784, c’était embrasser une cause perdue. S’affubler du titre de comte, ce n’était plus du snobisme, c’était déjà de l’héroïsme. Mais les causes perdues, quand elles ont quelque beau côté, présentent un attrait irrésistible aux cœurs généreux. Rivarol ne se faisait aucune illusion sur la noblesse et le roi ; il voyait leur dégradation profonde, leur sottise, leur incapacité à remplir leur rôle éminent ; et cependant il se jeta de toutes ses forces dans le parti de ces vaincus qui n’avaient plus que six ou sept ans à exister. On peut mépriser les hommes et respecter l’idée. Jusqu’à la Révolution il n’approcha pas le roi, qui admirait le Discours de l’universalité de la langue française et lui faisait secrètement tenir une pension. Nul n’est plus que lui de la race des aristocrates et moins que lui de leur parti. Il ne commence à aller aux Tuileries que quand ils sont entourés par l’émeute. Parmi les admirables réflexions que lui inspira cette expérience (qui se termina mal, puisqu’il fut obligé de s’enfuir à Londres, puis à Hambourg pour échapper à la guillotine), en voici une, au sujet des nobles, qui résume en une phrase toute une philosophie historique : « Ils prenaient leurs souvenirs pour des droits. »

Le grief majeur que l’on a contre Rivarol (mais que l’on garde soigneusement secret) c’est qu’il a, comme on dit aujourd’hui : démystifié la Révolution française. Il l’a vue et peinte à la fois en réaliste et en poète, c’est-à-dire évidemment telle qu’elle était, pleine d’absurdités et d’horreurs, détruisant plus qu’elle ne construisait, vouée enfin elle-même à l’anéantissement. Il l’a dénoncée comme une époque de meurtres et de sottises. Il en a prévu les conséquences ultimes. En 1790 il sent déjà Napoléon : « Ou le roi aura une armée, ou l’armée aura un roi. » Lui qui mourut en 1801, il prophétisa l’empire et même Waterloo : « Il serait plaisant de voir un jour les philosophes et les apostats suivre Bonaparte à la messe en grinçant des dents, et les républicains se courber devant lui. Ils avaient pourtant juré de tuer le premier qui ravirait le pouvoir. Il serait plaisant qu’il créât un jour des cordons et qu’il en décorât les rois ; qu’il fît des princes et qu’il s’alliât avec quelque ancienne dynastie... Malheur à lui s’il n’est pas toujours vainqueur ! »

Ce que les historiens ne pardonneront jamais à Rivarol, sans doute, en dépit des preuves réitérées qu’il donne de sa clairvoyance, c’est son irrespect. Les historiens de droite eux-mêmes, s’ils vomissent la Constituante, la Convention, les sections, les Sans-Culottes et le reste, n’osent pas faire de l’ironie. À travers le temps, la Révolution leur apparaît comme un bel orage, avec des nuages rouge-sang et des catastrophes majestueuses. Pour Rivarol qui était, si j’ose dire, sur le tas, la Révolution n’était qu’un évènement contemporain, fait ou subi par des hommes qu’il avait connus et qu’il jugeait selon leurs normes réelles. Dans un évènement contemporain, il n’y a jamais de poésie. La poésie vient ensuite ; elle naît du recul, qui efface des milliers de détails vulgaires, qui dénature les causes, qui patine les faits.

Et puis nous n’avons pas connu l’ancienne France ; nous n’avons plus l’idée de ce que fut cette civilisation compliquée, vénérable et exquise. Rivarol l’a connue, lui ; il voyait ce que le monde perdait par sa destruction, et vers quelle décadence on se dirigeait. Il était frappé par la grandeur des ruines et la petitesse des démolisseurs. Il était tout occupé du contraste entre le dérisoire de l’ensemble et l’horreur quotidienne. Ces sortes de disparates amusent immanquablement les hommes supérieurs, tout en les affligeant. « La populace, dit Rivarol, est toujours cannibale, toujours anthropophage. Pour elle, il n’y a pas de siècle des lumières. » C’est du même œil non prévenu qu’il lit la Déclaration des droits de l’homme et qu’il l’appelle « Préface criminelle d’un livre impossible ». Il y a là plus que de la polémique, certainement, puisque de telles paroles irritent encore, après cent soixante ans. Je ne connais que la vérité pour rester scandaleuse aussi longtemps. « Quant à la prise de la Bastille, écrit Rivarol, je vois bien que les Français y tiennent comme autrefois au fameux passage du Rhin, qui ne coûta pourtant de peine qu’à Boileau. » Voilà l’homme véridique. Tout le monde le honnit parce qu’il détruit les contes de fées nationaux.

 

 

RIVAROL n’est plus guère connu aujourd’hui. Ce n’est qu’un nom dans les manuels littéraires. Il y a là beaucoup d’injustice. Plus profond et plus divers que La Rochefoucauld (cet autre amoureux des causes perdues), plus pur et plus inspiré que Chamfort, plus brillant que Vauvenargues, capable de s’élever à des hauteurs de grand écrivain, sinon de s’y maintenir, il mériterait qu’on le lût assidûment. C’est un merveilleux compagnon pour les époques instables et troublées, comme celle que nous vivons, par exemple, car il montre d’une façon éclatante comme il est à la fois grand et périlleux de garder et d’exprimer la sagesse quand tout le monde est saisi de folie. Sa gloire, en outre, est d’avoir alimenté le fonds commun des maximes de l’humanité. Il a créé quelques dizaines de proverbes à l’usage des hommes supérieurs.

Ce paresseux, incapable d’écrire trois cents pages d’affilée, était chaque jour traversé de lumières fulgurantes. La tradition rapporte qu’il notait ses pensées sur des morceaux de papier et les jetait ensuite dans un sac posé sur sa table de nuit. Périodiquement il renversait le sac, comme un chercheur d’or qui compte ses pépites. Nous possédons ce trésor d’intelligence à l’état brut. Il n’excède pas une centaine de pages en tout. Je ne dirai pas que toutes les connaissances y sont déposées, mais il est de fait que Rivarol a jeté son regard de feu sur une multitude de sujets, et qu’en deux ou trois phrases il a su extraire leur vérité la plus cachée. Immortel avec cent pages ! Ce n’est pas à la portée du premier venu. Ce triomphe de la paresse est unique, à ma connaissance, dans la littérature.

En 1792, Rivarol n’était déjà plus compris, même de ses compagnons d’infortune, eussent-ils du génie, comme le jeune Chateaubriand. Celui-ci, dans les Mémoires d’outre-tombe, raconte une anecdote qui montre comment deux générations, animées du même idéal et accablées du même malheur, peuvent être étrangères l’une à l’autre. Il avait vingt-cinq ans, et Rivarol quarante. La scène se passe à Bruxelles, aux avant-postes de l’émigration.

« Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil, écrit Chateaubriand ; j’y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix d’or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol que je n’ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne me l’avait point nommé ; je fus frappé du langage d’un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L’esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait à propos des révolutions : “Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu’un marbre insensible.” J’avais repris l’habit d’un mesquin sous-lieutenant d’infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J’étais encore bronzé par le soleil d’Amérique et l’air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s’apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit : “D’où vient votre frère le Chevalier ?” dit-il à mon frère. Je répondis : “De Niagara.” Rivarol s’écria : “De la cataracte !” Je me tus. Il hasarda un commencement de question : “Monsieur va... ?” “Où l’on se bat”, interrompis-je. On se leva de table.

« Cette émigration fate m’était odieuse ; j’avais hâte de voir mes pairs, des émigrés comme moi, à six cents livres de rentes. Nous étions bien stupides sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent, et si nous eussions obtenu des succès, ce n’est pas nous qui aurions profité de la victoire. »

Cette émigration fate. Voilà un jugement bien méchant. En fait, bien que Chateaubriand appartînt à l’armée des Princes, bien qu’il fût royaliste, c’était déjà un homme des temps modernes. Il ne comprenait pas le langage d’un homme de l’Ancien Régime. L’homme de l’Ancien Régime, en revanche, comprenait parfaitement, lui, le langage des temps modernes. Sans le savoir, Rivarol s’est vengé du sous-lieutenant René. Voici en effet ce qu’il écrivit en 1800 dans ses Carnets, donc pour lui seul : « On me fit lire à Hambourg une esquisse sur le Génie du Christianisme, imprimée à Londres, qui annonce un ouvrage plus complet. Il y a du Fénelon et du Bossuet dans cette esquisse, et l’auteur, qui est jeune encore, nous promet un homme religieux et un grand écrivain. »

Rivarol, de sa vie, n’avait jamais décerné le titre de grand écrivain à qui que ce fût. Il le réservait, la veille de sa mort, à un jeune homme bronzé qui revenait de Niagara et qui allait renouveler la littérature française. Cela est beau comme Haydn saluant Beethoven.

Est-il concevable qu’il n’existe pas d’œuvres complètes de Rivarol, alors que nous en possédons tant, et de bien moindres écrivains ? Tout est à recueillir de ce poète qui était traversé d’éclairs comme Pascal (qu’il lut assidûment et aima toute sa vie) et qui écrivait une prose aussi forte que celle de Montesquieu. Par les morceaux réunis dans ce volume, on verra du moins que chaque page de Rivarol est belle, et même chaque phrase. Chacune contient son moment de génie, sa fulguration particulière due à l’alliance invincible de la vérité et du grand style.

 

 

Jean DUTOURD, Les plus belles pages de Rivarol,

Mercure de France, 1963.

 

 

 

 

 



1 Dans le poème du « Chou et du Navet » que Rivarol écrivit pour se moquer de l’abbé Delille, il y a des vers de Victor Hugo :

 

Son style citadin peint en beau les campagnes

Sur un papier chinois il a vu les montagnes

La mer à l’Opéra, les forêts à Longchamp...

 

Papillon en rabat, coiffé d’une auréole,

Dont le manteau plissé voltige au gré d’Éole...

 

 

 

 

 

 

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