Baudelaire
par
T. S. ELIOT
Tout ce qui pourrait passer pour une appréciation judicieuse de Baudelaire a été très lent à se produire en Angleterre, et cela manque, ou reste partial, même en France. Il y a, je pense, des raisons spéciales qui expliquent la difficulté à juger de sa valeur et à lui trouver sa place. D’une part, Baudelaire était en quelque sorte très en avance sur le point de vue de son temps et, cependant, s’y intégrait et partageait largement ses mérites limités, ses fautes et ses modes. D’autre part, il joua un grand rôle dans la formation de la génération des poètes qui vient après lui ; et, en Angleterre, il eut l’infortune d’être lancé d’abord, et d’une façon extravagante, par Swinburne, et adopté par ses disciples. Il était universel et, en même temps, réduit à une mode qu’il contribua lui-même beaucoup à créer. Dissocier le permanent du temporel, distinguer l’homme de son influence et, finalement, le détacher de ces poètes anglais qui l’ont admiré les premiers n’est pas une petite tâche. Sa diversité même rend la chose difficile, car c’est une tentation pour le critique aux vues partisanes, même aujourd’hui, d’adopter Baudelaire comme le patron de ses propres articles de foi.
Le but de cet essai est d’affirmer l’importance des œuvres en prose de Baudelaire, but justifié par la traduction de l’une de ces œuvres indispensables à qui veut cultiver sa poésie. C’est voir Baudelaire comme quelque chose de plus que l’auteur des Fleurs du Mal et, par conséquent, reviser quelque peu notre jugement sur ce livre. La vogue de Baudelaire date du jour où la doctrine de « l’art pour l’art » était un dogme. Le soin avec lequel il composa ses poèmes et le fait que, contrairement à la facilité de son temps, à la fois en France et en Angleterre, il se restreignit à cet unique volume, encouragea l’opinion que Baudelaire était exclusivement l’artiste de l’art pour l’art. La doctrine, naturellement, ne s’applique pas réellement à qui que ce soit ; personne ne la suivit moins que Pater, qui passa de nombreuses années non seulement à l’illustrer, mais à l’exposer comme une théorie de la vie, ce qui n’est pas du tout la même chose. Mais ce fut une doctrine qui affecta la critique et le jugement, et qui fit obstacle à un jugement correct sur Baudelaire. En vérité, il fut un bien plus grand homme qu’on ne l’avait imaginé, bien que, peut-être, il ne soit pas un si parfait poète.
On a, je crois, appelé Baudelaire un Dante fragmentaire, et cette définition vaut ce qu’elle vaut. Il est vrai que beaucoup de gens qui goûtent Dante goûtent Baudelaire, mais les différences sont aussi importantes que les similarités. L’enfer de Baudelaire est très différent en qualité et en signification de celui de Dante. Plus vraie, je crois, serait la définition de Baudelaire qui ferait de lui un Goethe tardif et plus limité. Comme nous commençons à le voir, maintenant, il représente son époque un peu de la même façon que celle dont Goethe représente une époque plus ancienne. Critique de la génération actuelle, M. Peter Quennell a dit récemment dans son livre, Baudelaire et les Symbolistes :
« Il avait su goûter le sens de son époque, il avait su reconnaître son dessein alors qu’il était encore incomplet, et – parce que seule la fausse idée que nous nous faisons du présent nous empêche de voir l’avenir immédiat, notre ignorance d’aujourd’hui et de sa réalité en tant qu’elle se distingue de ses tendances et de ses exigences sans substance – il avait prévu bien des problèmes, à la fois sur le plan moral et sur le plan esthétique, qui peuvent encore décider du destin de la poésie moderne. »
Or l’homme qui possède à ce degré le sens de son époque est difficile à analyser. Il est exposé à ses folies autant que sensible à ses inventions ; et, chez Baudelaire comme chez Goethe, on rencontre quelques-unes des inepties de leur temps qui ont fort vieilli. Le parallèle entre le poète allemand qui a toujours été le symbole de la « santé » parfaite dans tous les sens, aussi bien que de la curiosité universelle, et le poète français qui passe pour le symbole de la morbidité de l’esprit et de la concentration des sujets d’intérêt dans son travail, peut paraître paradoxal. Mais, après ce laps de temps, la différence entre la « santé » et la « morbidité » chez ces deux hommes devient plus négligeable ; il y a quelque chose d’artificiel, et même d’un peu fat, dans la « santé » de Goethe aussi bien que dans la « morbidité » de Baudelaire. Nous avons dépassé les deux modes de la « santé » et de la « maladie » ; et tous deux sont simplement des hommes à l’esprit critique, curieux, toujours éveillé, avec le « sens de leur époque » ; tous deux des hommes qui ont beaucoup compris et beaucoup prévu. Goethe, il est vrai, s’intéressa à bien des sujets auxquels Baudelaire fut indifférent. Mais, à l’époque de Baudelaire, il n’était plus nécessaire qu’un homme embrassât tant de sujets variés afin d’avoir le sens de son époque ; et, rétrospectivement, quelques-unes des études de Goethe nous apparaissent (et ce n’est plus absolument juste) n’avoir été que des simples distractions de dilettante. La plus grande partie des écrits en prose de Baudelaire (à l’exception des traductions de Poe, qui ont moins d’intérêt pour un lecteur anglais) sont aussi importants que la plupart de ceux de Goethe. Ils projettent certainement de la lumière sur Les Fleurs du Mal, mais aussi accroissent immensément l’appréciation que nous avons de leur auteur.
Ce fut autrefois la mode de prendre au sérieux le satanisme de Baudelaire, comme la tendance est aujourd’hui de présenter Baudelaire sous l’aspect d’un chrétien, catholique, et sérieux. C’est surtout pour préluder à la lecture des Journaux Intimes que cette diversité d’opinions nécessite quelque discussion. Je pense que la seconde vue – que Baudelaire est essentiellement chrétien – est plus proche de la vérité que la première, mais elle exige des réserves considérables. Lorsque l’on a dissocié le satanisme de Baudelaire de son attirail le moins honorable, il n’est rien d’autre qu’une vague intuition d’une partie, mais partie très importante, du christianisme. Le satanisme lui-même, dans la mesure où il n’est pas simplement une affectation, fut une tentative pour accéder au christianisme par l’arrière-porte. Le blasphème authentique en esprit, et non purement verbal, est le produit d’un foi partielle, et il est aussi impossible à l’athée complet qu’au parfait chrétien. C’est une façon d’affirmer sa croyance. Cet état de croyance partielle est manifeste d’un bout à l’autre des Journaux Intimes. Ce qui est significatif chez Baudelaire, c’est son innocence théologique. Il découvre le christianisme tout seul ; il ne l’adopte pas comme une mode, ou pour des raisons sociales ou politiques de poids, ou pour toute autre raison accidentelle. Il commence, en un certain sens, au commencement, et, comme il s’en va à la découverte, il n’est pas du tout certain de ce qu’il explore, et où cela va le mener ; on pourrait presque dire qu’il refait tout seul les efforts de dizaines de générations. Son christianisme est rudimentaire, ou embryonnaire ; au mieux, il a les excès d’un Tertullien (et même Tertullien n’est pas considéré comme complètement orthodoxe et bien équilibré). Son affaire n’était pas de pratiquer le christianisme, mais – ce qui était beaucoup plus important pour son époque – d’affirmer sa nécessité.
La morbidité du tempérament de Baudelaire ne peut pas, bien entendu, être laissée de côté, et quiconque a jeté les yeux sur l’ouvrage de Crépet ou la petite étude biographique récente de François Porché ne peut l’oublier. Nous serions mal avisés de la traiter comme une affection malheureuse dont on ne peut pas faire état, ou si nous tentions de détacher le sain du malsain dans son œuvre. Sans la morbidité, rien dans son œuvre n’aurait été possible ou significatif ; ses faiblesses peuvent être harmonisées en un tout plus important et plein de vigueur, et c’est ce qui implique mon affirmation que ni la santé de Goethe ni la maladie de Baudelaire n’ont d’importance en soi : seul a de l’importance ce que les deux hommes ont réussi à faire de leurs dons naturels. Aux yeux du monde, et très justement pour toutes les questions de la vie privée, Baudelaire fut foncièrement pervers et intolérable. C’était un homme qui avait le talent de l’ingratitude et de l’insociabilité ; il était insupportablement irritable et, décidé jusqu’à l’entêtement à tout gâcher ; s’il avait de l’argent, à le gaspiller ; s’il avait des amis, à se les aliéner ; si quelque chance s’offrait, à la rejeter avec dédain. Il avait l’orgueil de l’homme qui sent en lui une grande faiblesse et une grande force. Comme il avait du génie, il n’avait ni la patience ni l’inclination, s’il en avait eu le pouvoir, de surmonter sa faiblesse ; au contraire, il l’exploitait dans des buts théoriques. La moralité d’une telle conduite pourrait être le sujet de disputes sans fin ; pour Baudelaire, ce fut une façon de libérer son esprit, et de nous laisser l’héritage et la leçon qu’il nous a donnés.
Il était un de ceux qui ont une grande force, mais seulement de la force pour souffrir. Il ne pouvait pas échapper à la souffrance, et il ne pouvait pas la transcender ; il attirait donc la douleur à lui. Mais ce qu’il pouvait faire avec cette immense force passive et cette sensibilité qu’aucune douleur ne pouvait altérer, c’était d’étudier sa souffrance. Et avec cette limitation, il est tout à fait différent de Dante, il ne ressemble même pas à quelque personnage de l’Enfer de Dante. Mais, d’autre part, une souffrance de cet ordre implique la possibilité d’un état positif de béatitude. En vérité, dans sa façon de souffrir, on trouve déjà comme une espèce de présence du surnaturel et du surhumain. Il rejette toujours ce qui est purement naturel et humain ; en d’autres termes, il n’est ni « naturaliste » ni « humaniste ». Soit qu’il ne puisse pas s’ajuster au monde réel, il lui faut le rejeter en faveur du ciel et de l’enfer ; soit parce qu’il a la perception du ciel et de l’enfer, il rejette le monde actuel, et les deux positions sont possibles. Il y a dans ses déclarations pas mal de détritus romantique ; ses ailes de géant l’empêchent de marcher, dit-il du poète et de l’albatros, mais pas d’une façon convaincante ; mais il exprime aussi la vérité à son propre sujet et au sujet du monde. On peut, bien entendu, expliquer son ennui comme l’on peut expliquer toutes choses en termes psychologiques ou pathologiques ; mais c’est aussi, du point de vue opposé, une forme authentique de l’acedia, qui naît d’une lutte infructueuse pour accéder à la vie spirituelle.
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Les poèmes seuls ne suffisent pas, j’ose dire, à nous faire appréhender ce qui m’apparaît être le sens et la signification véritables de l’esprit de Baudelaire. L’excellence de la forme, la perfection du style, leur cohérence superficielle peuvent donner l’apparence de la présentation d’un état d’esprit défini et achevé. En vérité, ils me semblent avoir la forme extérieure, mais non la forme interne, de l’art classique. On pourrait même hasarder la conjecture que le souci de perfection de la forme, chez quelques-uns des poètes romantiques du XIXe siècle, fut un effort pour soutenir, ou pour dissimuler, un désordre intérieur. Or le titre véritable de Baudelaire à être un artiste n’est pas qu’il a trouvé une forme superficielle, mais qu’il était en quête d’une forme de la vie. Dans la forme mineure, il n’a jamais en vérité égalé Théophile Gautier, auquel il est significatif qu’il ait dédié ses poèmes : dans les meilleurs des poèmes légers de Gautier, il y a une satisfaction, un équilibre du contenu et de la forme que l’on ne trouve pas chez Baudelaire. Il avait une capacité technique plus grande que Gautier, et pourtant le contenu de sentiments fait constamment éclater le vase. Son appareil, par quoi je ne désigne pas sa maîtrise du vocabulaire et des rythmes, mais sa réserve d’images (et la réserve d’images de chaque poète trouve quelque part sa limite), n’est pas complètement durable ou adéquat. Ses prostituées et ses mulâtresses, ses juives, ses serpents, ses chats constituent un attirail qui n’est pas à l’abri de l’usure ; son poète ou son Don Juan possèdent des ancêtres romantiques qu’il est trop facile de retrouver. Comparez aux oripeaux de Baudelaire la réserve d’images de la Vita Nuova, ou de Cavalcanti, et vous vous apercevrez que les images de Baudelaire ne tiennent pas partout aussi bien que celles plus vieilles de plusieurs siècles ; comparez-le avec Dante ou Shakespeare, pour autant que vaille cette comparaison, et vous trouverez qu’il est non seulement un bien moins grand poète, mais un poète dans l’œuvre duquel bien plus de matière périssable est entrée.
C’est là dire que Baudelaire appartient à un moment défini du temps. Inévitablement rejeton du romantisme, et, par sa nature, le premier antiromantique en poésie, il ne pouvait, comme quiconque d’autre, que travailler avec les matériaux à sa portée. Il ne faut pas oublier qu’un poète de l’âge romantique ne peut être un poète « classique », sinon de tendance. S’il est sincère, il faudra bien qu’il exprime l’état d’esprit général avec des différences individuelles – non pas que ce soit un devoir, mais simplement parce qu’il ne pourra s’empêcher d’y participer. Avec de tels poètes, nous pouvons souvent nous attendre à tirer grand profit de la lecture de leurs œuvres en prose et même de leurs notes et de leurs journaux intimes, profit à déchiffrer les écarts entre la tête et le cœur, les moyens et la fin, les matériaux et les idéaux.
Ce qui sauve la poésie de Baudelaire du destin de la plus grande partie de la poésie française du XIXe siècle jusqu’à son époque, et ce qui a fait de lui, comme M. Valéry l’a dit dans sa récente introduction aux Fleurs du Mal, le seul poète français moderne qu’on lise largement à l’étranger, n’est pas très facile à décider. C’est en partie cette maîtrise technique que l’on ne saura jamais trop louer et qui a fait de sa poésie un inépuisable sujet d’études pour les poètes qui lui ont succédé, et pas seulement dans sa langue. Lorsque nous lisons :
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes...
nous pourrions, pour un moment, penser que c’est un morceau plus clair de Mallarmé ; et l’arrangement des mots est si original que nous pourrions facilement oublier l’emprunt qu’il fait à l’Élégie de Gray. Lorsque nous lisons
Valse mélancolique et langoureux vertige !
nous sommes déjà dans le Paris de Laforgue. Baudelaire a donné aux poètes français aussi généreusement qu’il a emprunté aux poètes anglais et américains. La rénovation de la versification de Racine a été assez souvent mentionnée : elle est tout à fait authentique, mais court le risque qu’on la souligne trop, car elle est parfois bien près d’être du procédé. Mais, même sans cela, la variété et la fertilité des ressources de Baudelaire seraient encore immenses.
De plus, outre la réserve d’images dont il a usé, qui paraît déjà vieillie, il a donné de nouvelles possibilités à la poésie grâce à une autre réserve d’images nouvelles de la vie contemporaine.
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poète.
Voilà qui apporte quelque chose de nouveau et quelque chose d’universel dans la vie moderne. (Le dernier vers cité qui, dans son élégance ironique, anticipe Corbière, pourrait être contrasté avec tout le poème Bénédiction, qui ouvre le volume.) Ce n’est pas seulement dans l’usage qu’il fait d’images tirées de la vie commune, pas seulement dans l’usage d’images tirées de la vie sordide d’une grande métropole, mais dans le fait qu’il élève de telles images à la plus haute intensité – représentant cette vie telle quelle, et pourtant lui faisant représenter quelque chose de beaucoup plus qu’elle-même – que Baudelaire a créé un mode de libération et d’expression pour les autres hommes.
Cette invention du langage à un moment où la poésie française, en particulier, était affamée d’une telle invention suffit à faire de Baudelaire un grand poète, un grand moment décisif de la poésie. Baudelaire est, en vérité, le plus grand et le plus exemplaire dans la poésie moderne et dans toutes les langues, car son vers et sa langue sont le plus près qu’il soit possible d’une complète rénovation. Mais sa rénovation de l’attitude envers la vie n’est pas moins radicale et pas moins importante. Dans sa poésie, il est maintenant moins un modèle à imiter ou une source où il faille puiser qu’un memento du devoir, de la tâche sacrée, de la sincérité. Il ne pouvait s’écarter d’une sincérité fondamentale. Sa sincérité (et je crois qu’on ne l’a pas toujours remarqué) n’est pas toujours de grande superficie. Comme je l’ai donné à entendre, beaucoup de ses poèmes sont encore trop proches de leur origine romantique, de la paternité byronienne et de la fraternité satanique. Le satanisme de la messe noire était dans l’air. En l’affichant, Baudelaire se fait le porte-parole de son temps, mais j’aimerais remarquer que chez Baudelaire, comme chez nul autre poète, il se trouve racheté parce qu’il signifie quelque chose d’autre. Il se sert du même attirail, mais ne peut pas limiter son symbolisme à tout ce dont il est conscient. Comparez-le avec Huysmans dans À Rebours, En Route et Là-Bas. Huysmans, qui est un réaliste de premier ordre de son époque, ne réussit à rendre son diabolisme intéressant que lorsqu’il le traite de l’extérieur, que lorsqu’il se borne à décrire une manifestation de sa période (s’il est cela). L’intérêt qu’il porte à une telle matière, comme son intérêt pour le christianisme, est une petite affaire. Huysmans se borne à nous fournir un document. Baudelaire ne nous aurait même pas fourni cela, à supposer qu’il se fût réellement intéressé à cette ridicule tromperie, mais Baudelaire, en réalité, s’intéresse non pas aux démons, aux messes noires et aux blasphèmes romantiques, mais aux problèmes réels du bien et du mal. Le fait qu’il se serve des images et du vocabulaire blasphématoire courant est tout juste un accident. Au milieu du XIXe siècle, époque que Goethe, dans ses meilleurs moments, avait préfigurée, époque des turbulences, des programmes, des plates-formes électorales, du progrès scientifique, d’un humanitarisme et de révolutions qui n’avaient rien amélioré, époque de dégradation progressive, Baudelaire avait compris que ce qui a vraiment de l’importance, c’est le péché et la Rédemption. C’est une preuve de son honnêteté qu’il est allé aussi loin qu’il pouvait honnêtement aller, et pas plus loin. Pour un esprit attentif à la France post-voltairienne (Voltaire... le prédicateur des concierges), esprit qui vit dans le monde de Napoléon le petit, avec plus de lucidité que Victor Hugo, esprit qui, en même temps, n’avait aucune affinité avec la Saint-Sulpicerie du jour, reconnaître la réalité du péché signifie une vie nouvelle ; et la possibilité de la damnation est un soulagement si immense dans un monde de réforme électorale, de plébiscites, de réformes sexuelles, de réformes de costume, que la damnation elle-même est une forme du salut – du salut de l’ennui de la vie moderne, parce qu’elle donne enfin quelque signification à l’existence. Voilà, je crois, ce que Baudelaire essaie d’exprimer, et c’est ce qui le sépare du protestantisme moderniste de Byron et de Shelley. C’est apparemment le péché au sens de Swinburne, mais c’est réellement le péché au sens chrétien permanent qui occupe l’esprit de Baudelaire.
Et pourtant, comme je l’ai dit, le sens du mal implique le sens du bien. Là aussi, de même que Baudelaire confond apparemment, et peut-être réellement, le mal avec ses représentations théâtrales, il n’est pas toujours assuré dans sa notion du bien. L’idée romantique de l’Amour n’est jamais exorcisée tout à fait, mais non plus acceptée tout à fait. Dans Le Balcon, que M. Valéry considère, et, je crois, avec raison, comme l’un des plus beaux poèmes de Baudelaire, il y a tout l’idéal romantique, mais quelque chose de plus, l’élan vers quelque chose que l’on ne peut pas posséder à l’intérieur de ses relations personnelles, mais que l’on peut avoir en partie par elles. En vérité, dans beaucoup de poèmes romantiques, la tristesse est due à l’exploitation du fait que nulle relation humaine n’est adéquate au désir humain, mais aussi au refus de croire à tout autre objet des désirs humains plus éloignés que celui qui, parce qu’il est humain, ne réussit pas à les satisfaire. Une des nécessités malheureuses de l’existence humaine est qu’il nous faut trouver les choses par nous-mêmes. S’il n’en était pas ainsi, l’affirmation de Dante aurait, au moins pour les poètes, réglé la chose une fois pour toutes. Baudelaire a tout le chagrin romantique, mais il invente une nouvelle espèce de nostalgie romantique, un dérivatif de sa nostalgie étant la poésie des départs, la poésie des salles d’attente. Dans un magnifique paragraphe du volume en question, Mon Cœur mis à nu, il imagine les vaisseaux au port, disant : Quand partons-nous vers le bonheur ? et son successeur de moindre envergure, Laforgue, s’écrie : Comme ils sont beaux, les trains manqués. La poésie de la fuite – qui, dans la France contemporaine, doit une si grande dette aux poèmes de A. O. Barnabooth de Valéry Larbaud – est, à son origine, dans ce paragraphe de Baudelaire, une obscure reconnaissance de la direction de la béatitude.
Mais, dans l’ajustement du naturel au spirituel, du bestial à l’humain et de l’humain au surnaturel, Baudelaire est un maladroit comparé à Dante. Le mieux que l’on puisse dire, et c’est dire beaucoup, est qu’il découvrit sa connaissance tout seul. Dans son livre les Journaux Intimes, et surtout dans Mon Cœur mis à nu, il a beaucoup à dire sur l’amour de l’homme et sur la femme. Un aphorisme qu’on a spécialement remarqué est le suivant : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Cela veut dire, je pense, que Baudelaire avait aperçu que ce qui distingue les rapports de l’homme et de la femme de la copulation des bêtes, c’est la connaissance du bien et du mal (et du bien et du mal moral, qui ne sont pas le bon ou le mauvais naturel, ou ce-qu’il-faut et ce-qu’il-ne-faut-pas-faire des puritains). Ayant une conception romantique vague et imparfaite du bien, il pouvait au moins comprendre que l’acte sexuel considéré sous les espèces du mal a plus de dignité, est moins ennuyeux que sous les espèces de l’automatisme jovial, naturel et donneur de vie, du monde moderne. Pour Baudelaire, l’acte sexuel, au moins, est quelque chose qui n’est pas analogue aux Sels Kruschen.
Dans la mesure où nous sommes humains, ce que nous faisons doit être ou bien ou mal : dans la mesure où nous faisons le bien ou le mal, nous sommes humains, et il vaut mieux, de façon paradoxale, faire le mal que ne rien faire du tout ; au moins, nous existons. Il est vrai de dire que la gloire de l’homme est sa capacité pour le salut, il est aussi vrai de dire que sa gloire est sa capacité pour la damnation. Le pire que l’on puisse dire de la plupart de nos malfaiteurs, des hommes d’État aux voleurs, est qu’ils ne sont pas assez hommes pour être damnés. Baudelaire était assez homme pour la damnation : qu’il soit damné est naturellement une autre question, et rien ne nous empêche de prier pour son repos. Tout au long de son trafic humiliant avec d’autres êtres, il a marché dans cette haute vocation, à savoir qu’il était capable de mériter une damnation refusée aux politiciens et aux rédacteurs des journaux de Paris.
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L’idée que Baudelaire se faisait de la béatitude tendait certainement à l’insipidité ; et même dans un de ses plus beaux poèmes, L’Invitation au Voyage, il dépasse à peine la poésie des départs. Et parce que sa vision est ici si étroite, il y a pour lui un abîme entre l’amour humain et l’amour divin. Son amour humain est défini et positif, son amour divin vague et incertain : d’où cette insistance qu’il met sur le mal dans l’amour, d’où ses vitupérations constantes sur la femme. Ici point n’est besoin de chercher des causes psycho-pathologiques, qui, au mieux, seraient hors de propos ; car son attitude envers les femmes s’accorde avec le point de vue auquel il était arrivé. Il était arrivé à l’idée qu’une femme doit, dans une certaine mesure, être un symbole ; il n’arriva jamais au point où il aurait pu harmoniser son expérience avec ses besoins idéaux. Le complément et le correctif aux Journaux Intimes, dans la mesure où ils traitent des rapports de l’homme et de la femme, se trouvent dans la Vita Nuova et La Divine Comédie. Mais – et on ne saurait y insister trop fermement – la conception de la vie de Baudelaire, telle qu’elle est, est objectivement compréhensible, c’est-à-dire que ses particularités peuvent partiellement expliquer cette conception, mais non d’une façon entièrement satisfaisante. Et cette conception de la vie comporte de la grandeur et ne manque pas d’héroïsme. Elle avait forme d’évangile pour son époque et pour la nôtre. La vraie civilisation, écrivait-il, n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel. On ne voit pas bien clairement ce que le mot « diminution » implique dans ce cas, mais la tendance de sa pensée est claire et le message est toujours valable pour quelques-uns. Plus d’un demi-siècle plus tard, T. E. Hulme nous a laissé un paragraphe que Baudelaire aurait approuvé :
« À la lumière de ces valeurs absolues, l’homme lui-même se révèle essentiellement limité et imparfait. Le péché originel est son apanage. Tandis qu’il peut quelquefois accomplir des actes qui relèvent de la perfection, il ne peut jamais lui-même être parfait. Certains résultats secondaires en rapport avec les actions ordinaires de l’homme dans la société en sont la conséquence. Un homme est essentiellement mauvais, il ne peut rien faire de valable que grâce à une discipline – qu’elle soit éthique ou politique. C’est alors seulement que l’ordre n’est pas purement négatif, mais créateur et libérateur. Les institutions sont nécessaires.
Thomas Stern ELIOT.
Paru dans Hommes et mondes
en décembre 1948.