Deux attitudes mystiques

 

DANTE ET DONNE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Thomas Stearn ELIOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’enrichissement de l’expérience humaine par la poésie peut s’accomplir selon deux modes, selon que la poésie perçoit et enregistre fidèlement l’univers de la pensée et du cœur, tel qu’il se présente à un moment donné, ou selon qu’elle en accroît le domaine. Le premier de ces modes (premier dans l’ordre chronologique, et je ne dis pas qu’il ne soit pas le premier dans l’ordre de la valeur) est celui de la poésie d’Homère. Un univers nouveau, plus vaste et plus élevé, comme celui de Dante, exige une base ferme à même le vieux monde visible ; il ne descend pas des hauteurs comme l’échelle de Jacob. Entre les poètes qui ont procédé à cette expansion de la réalité – et j’avoue que ce sont ceux qui m’intéressent le plus – le plus grand me paraît être incontestablement Dante, dans l’ordre absolu, et Baudelaire dans les temps modernes. Quant à ceux qui ont présenté la réalité telle qu’elle est, il me paraît bien difficile, pour certaines raisons, de leur assigner des rangs ; je n’hésiterais pas à mentionner Homère – même l’Homère de l’Odyssée – Catulle et Chaucer. Mais, comme toujours en critique, il importe de distinguer, lors même qu’on ne peut disséquer. On peut presque toujours considérer un poète sous des aspects contraires ; tout poète participe, peut-être, des deux. Il est une poésie mixte, comme il est une poésie impure ; car il ne faut pas confondre fusion et confusion.

Cette parenthèse tend avant tout à répondre à un préjugé qui domine l’étude de la poésie métaphysique de Dante et de son époque, et qui consiste à n’envisager toute cette littérature (la Vita Nuova, les sonnets, canzone et ballades des deux Guido) que comme pur jeu et pure fantaisie. Bien des gens n’admettent pas que c’est là le fond de leur pensée ; mais il en est tant qui ont lu, et mal lu, l’épisode de Paolo et Francesca, et si peu qui aient lu, et bien lu, le Paradis, que cette attitude est peut-être celle de la majorité. J’entends montrer que cette poésie n’est nullement l’aimable divertissement d’une époque primitive, pré-raphaélique, adonnée aux visions et aux processions célestes à la Benozzo Gozzoli, mais l’oeuvre d’hommes qui savaient à la fois penser et sentir clairement et dépasser les limites ordinaires de l’esprit. Hommes d’une haute formation intellectuelle, le pied solidement posé sur le sol quelque peu fangeux des intrigues politiques, des amours et des guerres de condottières, ils représentent, eu un mot, une civilisation souvent supérieure à la nôtre, supérieure aussi à la civilisation du monde de Donne. Leur syntaxe et leur vocabulaire font foi de leur supériorité : car on ne vit guère sur un plan élevé quand on se livre au verbalisme.

Une des meilleures vulgarisations de la Vita Nuova est la plaquette de Remy de Gourmont intitulée Dante, Béatrice et La Poésie amoureuse. Gourmont s’y applique à montrer que la Béatrice de Dante n’est en définitive qu’une construction, lors même que son nom n’aurait pas été choisi tout exprès pour le sens qu’il renferme. Argument propre à convaincre pleinement tous ceux pour qui la Vita Nuova est le récit fidèle d’une ancienne passion ; mais je ne sache pas qu’un lecteur intelligent en ait jamais douté. Gourmont en souligne l’arbitraire et le symbolisme chronologique, et, à l’appui, compare la vision de Dante à d’autres visions de la littérature apocalyptique, entre autres au Pasteur d’Hermas. Mais Gourmont ne doit jamais être accepté sans réserves. Ce critique de talent n’était pas philosophe ; et, n’étant pas philosophe, nourrissait quantité de préjugés philosophiques, notamment sur l’amour. Sa brochure pourrait nous faire accroire que la Vita Nuova n’est qu’une sèche allégorie, privée de toute vie. Il n’en est rien. À mon avis, la Vita Nuova rapporte une actualité vécue, moulée dans une forme particulière. Cela ne saurait se démontrer : il s’agit là d’un domaine de l’expérience particulier à une certaine catégorie d’esprits et que les êtres de cette nature reconnaissent immédiatement. Ainsi, les émotions et les sentiments que Dante raconte avoir éprouvés à l’âge de neuf ans n’ont rien d’invraisemblable ; ils pourraient même remonter à un âge plus tendre 1, ce qui n’implique pas qu’un enfant de neuf ans est capable de les exprimer d’une manière aussi consciente. Je fais sa part à l’allégorie : ce n’est peut-être que le mode d’expression d’un esprit passionnément attaché à la recherche, dans l’univers, d’un ordre et d’un sens qu’il trouve, ou impose, d’une manière qui n’est plus la nôtre.

Le changement si profond et, semble-t-il, si brusque, de l’esprit provençal à l’esprit du trecento tel qu’il se révèle dans la Vita Nuova, a des causes si obscures que la plupart des historiens se bornent à le relever sans en donner une explication. Aussi est-ce avec beaucoup de circonspection que je hasarde l’hypothèse que les poètes du trecento participent au grand courant de la pensée européenne de leur temps alors que les Provençaux n’y participent pas. On est autorisé à croire que la meilleure noblesse provençale jouissait d’une culture d’un niveau très élevé, plus élevé sans doute que le reste de l’Europe à la même époque ; et, d’ailleurs, une noblesse qui lit Ovide et Virgile est toujours digne de respect. Mais il semble bien que cette culture ait été toute classique, qu’elle ait eu pour base tous les classiques latins connus à cette époque. Il s’agit donc d’une petite renaissance latine au douzième siècle. Mais la source vive de la pensée de ce temps partait de l’Église ; et c’est peut-être aux hérésies qui y florissaient que la Provence a dû d’être isolée du reste de l’Europe. La génération de Dante était nourrie d’une culture classique médiévale ; et il suffit d’avoir abordé le latin du douzième et du treizième siècle pour voir dans ce fait l’origine de ce goût des idées, de cette subtilité dialectique, de cette intensité de pensée, de cette expression claire et précise.

Il est une mystique religieuse qui avait déjà trouvé à s’exprimer au douzième siècle, et qui fait corps avec le système que saint Thomas d’Aquin a formulé au treizième. Son point de départ est dans la Métaphysique d’Aristote (1072 B. et passim), dans l’Éthique à Nicomaque, et c’est l’inverse du bergsonisme. L’absolu de Bergson s’obtient, on le sait, en remontant le cours de la pensée, par un dépouillement spirituel de tout l’appareil de la distinction et de l’analyse, par un plongeon dans le courant de l’expérience immédiate. Au douzième siècle, la vision divine, ou jouissance de Dieu, exigeait un processus auquel l’intelligence devait participer ; l’homme n’atteignait à la béatitude qu’à travers, par, et par delà la pensée discursive. Telle est la mystique de l’époque de Dante. Elle paraît très différente de la mystique de saint Ignace de Loyola, de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix.

L’examen de cette mystique du douzième siècle va nous permettre de distinguer certaines variétés de mystique qui faciliteront une confrontation de la Vita Nuova de Dante avec l’Extase de John Donne.

Richard de Saint-Victor est un des mystiques les plus intéressants du douzième siècle, et son cas éclaire Dante d’un jour considérable. Richard, comme le grand philosophe Hugues de Saint-Victor, était un Écossais qui était devenu abbé du monastère de Saint-Victor. Ses œuvres, assez volumineuses, occupent une bonne partie d’un volume de la Patrologie de Migne ; mais elles paraissent peu connues, et j’avoue que je n’en connais moi-même qu’une partie. La plus intéressante pour nous est son De Gratia Contemplationis, qu’on désigne sous le nom de Benjamin Mineur. C’est un traité des opérations et des étapes de l’âme dans son progrès vers la vision béatifique. Il présente une analogie, d’ailleurs tout extérieure, avec les classifications de certaines mystiques hindoues. On y note aussi un ton aussi résolument impersonnel que celui d’un manuel d’hygiène, et l’absence de toute indication biographique, de toute apparence de sentiment ou d’émotion : cela suffit déjà à le distinguer des écrits des mystiques espagnols du seizième siècle. On conviendra enfin qu’il est écrit dans un style clair, simple et concis, si toutefois l’on veut bien admettre une latinité qui ne soit ni celle de Cicéron, ni celle de Tacite, ni celle de Pétrone. J’en cite un passage où il cherche à distinguer les trois étapes du progrès de l’esprit : la cogitation, la méditation, la contemplation :

 

Cogitatio per devia quaeque lento pede, sine respectu perventionis, passim huc illucque vagatur. Meditatio per ardua saepe et aspira ad directionis finem cum magna animi industria nititur. Contemplatio libero volatu quocumque eam fert impetus mira agilitate circumfertur. Cogitatio serpit, meditatio incedit, et tumultum currit. Contemplatio autem omnia circumpolat, et cum poluerit se in summis librat. Cogitatio est sine labore et fructu. In meditatione est labor cum fructu. Cogitatione permanet sine labore cum fructu. In cogitatione evagatio, in meditatione investigatio, in contemplatione admiratio. Ex imaginatione, cogitatio, ex ratione meditatio, ex intelligentia, contemplatio. Ecce tria ista, imaginatio, ratio, intelligentia. Intelligentia obtinet supremum locum, imaginatio infimum, ratio medium. Omnia quae subjacent sensui inferiori, necesse est ea etiam subjacere sensui superiore. Unde constat quia cuncta quae comprehenduntur ab imaginatione, ea etiam aliaque multa quae supra jam sunt comprehendi a ratione. Similiter ea quae imaginatio ve1 ratio comprehendunt, sub intelligentia cadunt, et ea etiam quae illae comprehendere non possunt. Vide ergo contemplationis radius, quam late se expandat, qui omnia lustrat.

 

Style monotone et diffus, semble-t-il ; on voit bientôt cependant que chaque phrase explicite quelque peu celle qui la précède, et qu’il n’y a pas un mot de trop. En outre, Richard est très avare de tropes et de métaphores, et son traité comporte une allégorie unique qui est une comparaison entre les étapes de l’esprit et les parties de l’Arche de l’Alliance, allégorie qui n’a rien de déconcertant. Sa prose me paraît répondre aux canons essentiels du style : il écrit ce qu’il pense dans les termes mêmes qui servent à le penser, sans enjolivement, métaphores ou figures, et en faisant abstraction de tout sentiment (car le sentiment, s’il est assez fort, se fera jour de toute façon ; et, sinon, n’est pas à sa place). Elle pourrait servir de modèle de style aux écrivains anglais, au même titre, à mon avis, qu’Aristote, The Drappier’s Letters de Swift, The Principles of Logic de F. H. Bradley et le premier volume des Principia Mathematica de Bertrand Russell.

Je note aussi que la méthode et l’intention sont, en somme, les mêmes chez lui que chez saint Thomas et chez Dante : la contemplation divine, la sublimation et la subordination de l’émotion et du sentiment par l’intelligence dans la vision de Dieu. Saint Thomas dit en effet : « Il apparaît clairement que la vision divine donne seule aux êtres intelligents la véritable félicité. »

Mais je ne m’occupe pas de l’influence de Richard de Saint-Victor sur Dante, encore que celui-ci parle de lui, dans une de ses lettres, comme d’un auteur qu’il connaît bien, et le place au Paradis. Je n’ai voulu, en le citant, que donner un spécimen de la pensée et du style qui ont contribué à la formation de la pensée et du style de Dante.

Gourmont note dans sa plaquette que, chez les trecentisti, l’amour n’implique point l’idée de possession ; et, pour hasardée que soit cette généralisation, il est exact de dire que les trecentisti se soucient plus de la contemplation de l’objet aimé que des sentiments et des sensations d’union ; ce qu’ils rapportent, ce sont les sensations et les sentiments de l’amant qui contemple l’objet de son amour.

 

        Chi e questa che vien, ch’ogni uom la mira,

        Che fa tremar di claritate l’aere ?2

 

dit Cavalcanti dans son célèbre sonnet ; et on constatera que ce vers n’est pas qu’une flatteuse hyperbole, mais la notation exacte de l’impression visuelle de l’être aimé sur l’amant. Ce fait est très significatif. Dans leurs meilleurs vers d’amour, Dante, Guinizelli, Cavalcanti et Cino ne se bornent jamais à faire acte de courtoisie ou d’hommage, à décrire l’objet de leur amour, ou à noter complaisamment leurs émotions et leurs sensations, mais ils cherchent à suggérer la beauté et la dignité de l’objet contemplé en en rapportant l’effet sur l’amant en contemplation. Nous allons voir que cette attitude est plus éloignée de celle de Donne et de Lord Herbert de Cherbury que de celle des Provençaux.

Cette différence n’est pas de celles que peut expliquer la biographie concrète de nos deux poètes ; puisque aussi bien Donne est, en quelque sorte, le poète de l’amour conjugal, au même titre qu’un Coventry Patmore, tandis qu’à cet égard la vie de Dante est plutôt irrégulière. Mais la vie intérieure de Dante, plus vaste que celle de Donne, a atteint par ailleurs à une élévation de sentiment que celui-ci n’a pas connue.

Analysons l’Extase de Donne3 et l’Ode de Lord Herbert de Cherbury.

 

        Sur la rive enceinte qui s’enfle

        Comme un oreiller sur un lit,

        Appui du chef penchant de la violette,

        Nous étions assis, deux amants.

 

C’est ainsi qu’un des plus beaux poèmes de Donne, qui est aussi un des plus beaux poèmes qui soient, s’ouvre par un des plus fâcheux mélanges de comparaisons.

Il n’est ni édifiant ni particulièrement utile de comparer une rive à un oreiller, et il est bien inutile d’ajouter : sur un lit, car il est raisonnable d’admettre qu’un oreiller a toujours la même forme. D’autre part la comparaison vient se heurter à une métaphore ; la rive est enceinte ; nous savions déjà que la rive avait la forme d’un oreiller, aussi n’avions-nous nul besoin de savoir qu’elle était enceinte, à moins que cet état n’ait été dû à un tremblement de terre, ce qui n’est pas le cas. Je m’abstiens d’apprécier la beauté des métaphores obstétriques en général : elles sont du goût de l’époque, qui n’est plus le nôtre. La rive enceinte s’enfle, et c’est précisément ce qu’elle ne doit pas faire, puisque toute la scène qui suit est donnée comme statique, sans quoi ce ne serait plus une extase. On nous dit maintenant pourquoi la rive s’est enflée : c’est pour servir d’appui au chef penchant de la violette. Mais cette attention délicate ne s’explique que si la violette pousse à côté et non pas sur la rive ; et, si cette rive ne s’est enflée que juste ce qu’il faut pour servir d’appui à sa tête, elle ne mérite guère le nom de rive. Enfin, c’est violer l’ordre de la nature que de nous faire accroire que la violette est antécédente à la rive, à moins d’admettre que la cause finale des rives est de servir d’appui aux violettes.

En somme, quatre lignes ont été gâchées pour nous faire savoir que les amants étaient assis sur la rive.

 

        Nos mains fortement cimentées

        Par un suc ferme qui provenait d’elles,

        Nos regards s’entrelaçaient, et enfilaient,

        Nos yeux sur un même fil double.

 

Voilà bien cette insistance, cette tendance à impressionner plutôt qu’à décrire, qui est la malédiction du dix-septième siècle, en Angleterre comme ailleurs. Les deux premiers vers sont plausibles, parce que l’on conçoit que les amants sentent comme un lien matériel entre leurs mains : ce serait donc comme la description d’une sensation. Quant à l’image des yeux enfilés comme des boutons sur un fil double partant de chaque oeil, elle ne rend nullement le sentiment d’extase d’amants qui se perdent, dans leurs regards, et ajoute à la difficulté de comprendre ce dont il est question.

 

        Nos mains, ainsi entregreffées,

        Faisaient notre seule union,

        Et les images procréées dans nos regards,

        Notre seule reproduction.

 

Cette strophe pèche tout d’abord en ce que l’image des mains cimentées, au lieu d’être isolée, pâlit devant l’image plus complexe de la greffe ; d’autre part, la procréation des images est une métaphore contre nature ; enfin, le poète ne parvient pas à s’en tenir à l’extase et tend même à comparer cet état à l’union physique ordinaire.

 

        Comme entre deux armées égales

        Le sort suspend l’incertaine victoire,

        Nos âmes en reconnaisse

        Flottaient entre elle et moi.

 

L’intention de cette belle image n’est pas claire, en dépit du sentiment de frémissement et de suspens qu’elle communique. Je ne crois pas que le poète envisage un combat entre l’homme et la femme ou entre l’âme et le corps ; mais il n’est pas d’autres interprétation, et celle-là semble confirmée par la strophe suivante.

 

        Et cependant que nos âmes négociaient,

        Nous sommes demeurés comme des statues funéraires

        Tout le jour, notre pose fut la même,

        Et nous n’avons rien dit tout le jour.

 

Cette strophe m’a toujours paru singulièrement harmonieuse. Rien de plus heureux que l’usage du mot « négocier », ou que l’image des statues funéraires ; et le « tout le jour » du début du troisième vers, auquel répond le « tout le jour » de la fin du quatrième vers, est une véritable trouvaille euphonique qui contribue à faire de cette strophe un des plus parfaits quatrains du genre que je connaisse. De même la simplicité presque affectée de « et nous n’avons rien dit », si caractéristique de Donne est une perfection. Les strophes qui suivent exhibent ce jeu de l’idée, cette manipulation de curiosité complaisante, qui est le fort de Donne et de son école. Elles nous mènent à l’introduction d’une idée nouvelle et très importante.

 

        Quand ainsi l’amour de deux âmes

        Les fait ainsi s’entr’animer,

        L’âme plus haute qui naît d’elles

        Remédie à sa solitude.

 

Donne s’avise parfois, avec beaucoup de succès, de placer un mot latin assez lourd et plus ou moins philosophique, parmi des mots saxons très simples. L’idée de ce quatrain est, peut-être, la clef de voûte de tous l’édifice : idée qui a pu lui être suggérée par le Banquet de Platon ; l’isolement de l’âme, sa quête des rares moments où elle semble se fondre avec une autre âme. Et c’est là un sentiment auquel l’ancienne poésie amoureuse italienne ne présente rien d’analogue. Je doute même que, d’un point de vue strictement orthodoxe – et je n’ai à cet égard aucune compétence – ou même du point de vue d’un mystagogue d’Éleusis, l’union de deux âmes humaines soit intelligible. Il n’en demeure pas moins que c’est là le thème fondamental de la littérature amoureuse des trois derniers siècles.

Cette idée si étrange et peut-être même hérétique, du point de vue du treizième siècle, est le prélude naturel au thème de la suite du poème.

 

        Mais, hélas, pour un temps si long,

        Pourquoi délaissons-nous nos corps ?

        Ils sont nôtres sans être nous

        Nous sommes les intelligences, ce n’en sont que les sphères.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 

        

        Aussi doit s’incliner l’âme des purs amants

        Aux passions et aux affections

        Que le sens atteint et comprend :

        Autrement un grand Prince dépérit en prison.

        

        Alors c’est à nos corps que nous nous adressons

        Où les faibles pourront voir Amour révélé ;

        Les mystères d’Amour grandissent dans les âmes,

        Mais le corps est son livre.

        

        Et si quelque amant comme nous

        A pu entendre ce dialogue d’un seul être,

        Son attente sera déçue, car il ne verra guère plus

        Quand nous serons devenus corps.

 

Ce qui nous est donné ici, de toute évidence, c’est une dissociation, une disjonction entre l’âme et le corps, que le trecento n’a, je pense, jamais exprimée et à laquelle vient s’opposer l’autorité de saint Thomas. Voyons d’abord ce que dirait saint Thomas de l’idée d’une fusion de deux âmes appartenant à des corps distincts. À la suite d’une réfutation de saint Augustin, où il invoqua l’autorité du De Anima, il conclut :

 

« Comme il est impossible que plusieurs êtres numériquement distincts n’aient qu’une seule forme, aussi bien qu’il est impossible qu’ils n’aient qu’un seul et même être, il faut que le principe intellectif se multiplie suivant le nombre des corps4. »

 

Et, de la différence de l’âme et du corps, il dit :

 

« L’âme diffère extrêmement du corps, si l’on considère séparément leur nature ; si donc ils avaient une existence distincte et séparée, il faudrait une infinité de moyens pour les réunir. Mais en tant que l’âme est la forme du corps, elle n’a pas son être séparément de l’être du corps ; c’est par son être au contraire qu’elle est unie au corps d’une manière immédiate. Il en est de même d’une forme quelconque, considérée comme acte ; elle est extrêmement distante de la matière qui n’est un être qu’en puissance5. »

 

Saint Thomas cherche évidemment à concilier les nécessités théologiques de sa théorie de l’âme avec la doctrine aristotélicienne, mais, même à défaut de cette préoccupation, il n’aurait jamais admis la possibilité de cette dissociation, qu’implique le poème de Donne, de l’animal humain en deux entités : l’âme et le corps, qui ne se distinguent qu’en ce que l’une est admirable et l’autre quelque peu honteuse. Mais saint Thomas ne nous intéresse ici que par rapport aux trecentisti, et, je le répète, on ne trouve pas chez eux ombre de dualisme. Ils ne font de différence qu’entre le supérieur et l’inférieur, l’amour plus digne et l’amour moins digne : différence que Dante et ses amis sentaient et concevaient avec toute la plénitude de leur expérience. Ils n’imaginaient point de combat du corps et de l’âme ; mais un effort identique des deux vers la perfection.

Ce dualisme de l’âme et du corps est une idée moderne : la seule analogie antique qui me vient à l’esprit serait l’attitude de Plotin d’après Porphyre. Mais, dans la forme qu’il prend chez Donne, il représente même un moment de la pensée philosophique bien plus grossier que celui de la pensée de saint Thomas. En réalité, la prétendue glorification du corps que tant d’admirateurs de Donne croient trouver chez lui se ramène à l’attitude des puritains. Et l’idée d’une extase d’union entre deux âmes est à la fois grossière, philosophiquement parlant, et étroite au point de vue affectif. L’idée de l’amour-contemplation, plus aristotélicienne, est aussi plus platonicienne, car c’est à la contemplation de l’absolue beauté et de l’absolue bonté que permet d’atteindre l’objet humain, limité mais digne d’amour. Que pense Donne ? L’extase est une union complète, et, en définitive, comme ils ne cherchent rien qui soit hors d’eux-mêmes, les deux êtres humains se maintiennent dans sa jouissance. Mais le sentiment ne saurait se maintenir : pour ne pas dépérir, il doit se dépasser. Moderne, Donne est prisonnier de l’étreinte de ses propres sentiments. Aucun signe chez lui, ou presque, d’adoration. Et voici l’alternative qui s’offre à lui et à ses successeurs : le bon mariage à la Tennyson, qui n’est pas si différent du mariage même de Donne, et qui est une espèce de faillite ; ou bien la débâcle du héros de En Route : « Mon Dieu, que c’est donc bête ! » On retrouve en fin de compte le thème fondamental de la littérature moderne : il importe peu, en effet, que ce soit dans l’adultère et la débauche ou dans le mariage que l’on cherche l’absolu : ce n’est pas là qu’il faut le chercher.

Cette même recherche du permanent dans la fixation de l’éphémère est reprise d’une façon admirable dans l’Ode d’un contemporain de Donne, Lord Herbert de Cherbury. Il m’arrive parfois de trouver cette Ode plus belle que l’Extase de Donne, quand elle me prend au dépourvu ; quand j’y réfléchis je trouve plus de substance, plus de solidité, plus de perfection technique, et aussi plus de défauts impardonnables dans le poème de Donne. C’est le même cri :

 

        Ô vous où il est dit que les âmes demeurent

        Avant que de descendre en de célestes flammes,

        Votre graine immortelle mettra-t-elle sa grâce

        Sur la concupiscence et la chair du désir ?

 

                    Et notre amour si transcendant

                    Au désir vil et moribond,

                    Uni par de si chastes liens,

                    N’est-il pas à jamais noué ?

                    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

        Car si les esprits imparfaits

        Font d’Amour ici-bas le terme de Sagesse,

        Quelle perfection n’attend pas notre amour

        Au jour où l’imparfait lui-même est purifié !

 

Et, en regard, je place un passage de la Vita Nuova (XVIII) :

 

Certaines dames s’étaient réunies pour jouir d’une mutuelle compagnie. L’une d’elles, tournant son regard vers moi, et m’appelant par mon nom, me dit ces mots : « À quelle fin aimes-tu ta Dame, puisque tu n’en peux soutenir la présence ? Dis-le-nous, car la fin d’un tel amour est, certes, digne d’être connue. Lors je leur dis ces mots : « Dames, la fin de mon amour n’a jamais été que le salut de la dame dont j’imagine que vous parlez, c’est en cela qu’est toute la béatitude qui est la fin de tous mes désirs. Et puisqu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur Amour, dans sa miséricorde, a placé toute ma béatitude en un lieu où elle ne saurait m’abandonner. » Alors ces dames commencèrent à parler entre elles, et comme j’ai vu tomber la belle neige parmi la pluie, ainsi il me semblait que leurs paroles étaient mêlées de soupirs. Et, après avoir conversé entre elles, celle qui m’avait parlé la première me dit ces mots : « Nous te prions de nous apprendre le lieu de cette béatitude. » Et, en réponse, je dis seulement : « Elle réside en toute parole à la louange de ma dame. » 

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

En résumé, j’ai cherché à poser le rapport entre la mystique de Richard de Saint-Victor et la poésie de Dante d’une part, et, de l’autre, la mystique du seizième siècle et la poésie de John Donne ; et à indiquer que, de Dante à Donne, il y a une différence dans la conception de l’âme et du corps, qui correspond à une différence entre les philosophies des deux époques.

 

 

Thomas Stearn ELIOT.

 

Traduit par Jean de Menasce.

 

Paru en 1927 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

 

1. Je pense même, avec le psychologue I. A. Richards, que cet ordre d’expérience est plus répandu à l’âge de quatre ou cinq ans.

2. Variante : Che fa di clarita l’aer tremare.

3. On possède déjà deux versions françaises de l’Extase de John DONNE (1573-1631), poème intraduisible entre tous : l’une de Miss RAMSAY, dans sa thèse intitulée Les idées médiévales chez John Donne (Oxford, 1918 ; 2e édit., Paris, 1924) ; l’autre, du présent traducteur, a été publiée, avec quelques autres traductions de DONNE, dans la Nouvelle Revue Française (avril 1923). C’est cette version qui est ici reproduite en partie, avec d’importantes modifications inspirées par le désir de serrer le texte de plus près. D’autres traductions de Donne ont été données par M. A. MOREL (Le Navire d’Argent, No I), M. KOSZUL (dans son Anthologie de la Littérature Anglaise), et M. Émile LEGOUIS (Dans les Sentiers de la Renaissance Anglaise). (N. d. T.)

4. Cum impossibile sit plurium numero differentium esse unam formam, sicut impossibile est quod eorum sit unum esse ; oportet principium intellectivum multiplicari secundum multiplicationem corporum. [Summa Theologica. Qu. LXXVI. Art II.]

5. Anima distat a corpore plurimum, si utriusque conditiones seorsim considerentur ; unde si utrumque ipsorum separatim esse haberet, oporteret quod multa media intervenirent. Sed in quantum anima est forma corporis, non habet esse seorsim ab esse corporis, sed per suum esse corpori unitur immediate. Sic enim et quaelibet forma, si consideretur ut actus ; habet magnam distantiam a materia, quae est ens in potentia tantum. [Ibid. Art. VIII.]

 

 

 

 

 

 

 

 

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