La Divine Comédie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon ÉMERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque l’Empire romain s’est effondré, lorsque les invasions arabes ont recouvert l’Orient, interdit la Méditerranée au commerce européen, l’Occident reconstruit avec lenteur une civilisation terrienne, féodale, ecclésiastique, qui atteint son apogée au XIIIe siècle. L’Église y règne sur la pensée. Interprète de la foi chrétienne, elle lutte contre les déviations de l’hérésie doctrinale ou du mysticisme individuel ; elle institue un enseignement méthodique, ordonné, conduisant à un savoir qu’elle déclare nécessaire, suffisant, total, où elle fait entrer ce qu’elle a pu et voulu retenir de la science antique et de la philosophie grecque. Ses monastères, ses universités, sont les centres de la vie intellectuelle.

L’œuvre poétique la plus considérable du moyen âge fut écrite entre 1300 et 1320 par un Florentin chassé de sa ville, Dante Alighieri. Il l’avait simplement appelée une « Comédie » parce qu’elle était rédigée en langue vulgaire, en dialecte toscan, et parce qu’elle avait un dénouement favorable, ces deux traits suffisant à la différencier d’un genre noble comme la tragédie en latin ; l’admiration des lecteurs compléta le titre par l’épithète la plus louangeuse qu’elle put trouver.

Dante est une intelligence complexe autant qu’une imagination passionnée. Citoyen d’une des plus riches cités italiennes, éprouvé par les discordes civiles, il garde la nostalgie de l’unité romaine, il rêve d’un nouveau César qui rebâtirait l’empire.

Humaniste, il connaît les lettres latines, il a un culte pour Virgile. Ardent catholique, il est fort sévère pour le pape et sa cour qu’il accuse de pratiquer la simonie, le trafic des charges ecclésiastiques. Son savoir est celui des universités du temps, la morale et la théologie de l’Église, l’astronomie venue de l’antiquité. Son grand poème est, comme on sait, un voyage à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, les trois séjours des morts conçus par la chrétienté. Une fois de plus, nous voyons l’esprit des hommes se tourner vers les autres mondes, les mystérieuses demeures des âmes. Mais la descente d’Ulysse aux enfers restait relativement brève ; on revenait vite parmi les vivants. Dante est bien plus explicite : son voyage chez les morts est une immense fresque peuplée de personnages sans nombre, inépuisable en visions terribles ou sublimes. Il y met toutes ses passions, ses haines, les souvenirs de sa vie, sa science, les idées de son temps.

Selon les habitudes modernes, nous pourrions croire qu’un voyage imaginaire, accompli par l’esprit d’un poète, serait seulement déterminé par l’enchaînement capricieux des images, à la manière d’un rêve qui se déroule de lui-même. Ce serait une complète erreur. L’œuvre de Dante est bâtie avec une rigueur mathématique. Non seulement les lieux sont définis selon la cosmographie du temps, les scènes dépeintes avec précision, la succession des fautes, des châtiments, des degrés du repentir conformes à la doctrine de l’Église, mais encore la distribution des parties obéit à de minutieuses règles. Le moyen âge, très soucieux, comme certaines écoles de philosophes grecs, d’interpréter symboliquement ce qui frappait l’intelligence humaine, attachait un grand sens à des figures géométriques, telles le cercle ou la sphère, et à des nombres parfaits, tels 1 qui rappelait l’unité divine, 3 la trinité, 4 les évangiles, etc. Le nombre parfait par excellence était le nombre 10 parce qu’il est composé de 3 fois 3 plus l’unité. De semblables symboles numériques apparaissent à chaque instant dans la Divine Comédie. Par exemple, et pour s’en tenir aux plus visibles, le poème est divisé exactement en cent chants (10 fois 10) formant trois parties égales ; l’Enfer comprend, en outre du chant d’introduction, 33 chants, le Purgatoire 33, le Paradis 33. Dans chacune de ces grandes divisions, le voyage nous conduit à travers 10 étapes nettement marquées, la strophe employée d’un bout à l’autre du poème est faite de 3 vers de 10 syllabes. Jamais poète n’a soumis une inspiration aussi vaste à une aussi stricte ordonnance. C’est qu’il n’a jamais pensé, comme nos artistes modernes, à traduire à sa guise de libres fantaisies. Il ne rêve pas, il sait et il croit. Ses visions sont un enseignement pour le salut des hommes ; elles ont la netteté didactique d’un traité de morale ou de logique ; les rapports entre les éléments de l’œuvre parlent à l’intelligence ; ils révèlent des harmonies mystiques imposées à l’univers par l’architecte divin.

De même que dans une cathédrale, le plan d’ensemble, les statues, les vitraux, parlent simultanément à nos yeux et à notre esprit, sont à la fois des formes concrètes et des symboles religieux, de même chaque détail de la Divine Comédie doit être non seulement vu, senti, mais traduit selon sa signification morale. On n’en finirait pas de citer toutes les interprétations allégoriques des vers de Dante. Lui-même, en son subtil dogmatisme, affirme qu’il faut partout voir quatre sens superposés, en allant du plus clair au plus caché. Il suffit de comprendre que, selon l’évidence, le poème est un voyage à travers les séjours des morts, mais qu’on peut aussi le considérer comme l’histoire d’un relèvement spirituel. Après avoir connu l’enfer des passions et des vices, le poète parvient à purifier son âme, accède enfin à la béatitude, est admis à contempler Dieu. Ce qui s’entend de Dante lui-même et se rattache à des faits connus de sa biographie peut aussi s’entendre de l’homme en général. D’autre part, il n’est pas douteux que nombre de passages s’expliquent par l’état de l’Italie comme de l’Église romaine au début XIVe siècle et sont en réalité des prophéties politiques.

Nous pouvons maintenant, au rythme régulier et lent des roides tercets, suivre le voyageur vers l’autre monde. Le prologue est fait de symboles assez clairs. Au milieu du chemin de la vie, donc, selon les croyances du temps, à trente-cinq ans, Dante s’aperçoit qu’il est perdu dans une forêt obscure, évidemment celle des péchés qui l’empêchent de voir la lumière. Il est là, frissonnant devant le fourré sombre, la montagne escarpée, les fauves menaçants : toutes ces images s’entendent sans peine. Au moment où il s’abandonne à la détresse et à la peur, une présence, une voix l’encouragent ; avec transport, il reconnaît Virgile, chargé de le secourir et de le conduire vers ce qu’il doit voir pour son salut. Il importe moins de s’attarder au dessin extérieur du récit que d’en saisir les traits les plus significatifs. Déjà, nous voyons en Dante ce mélange si humain d’orgueil et d’humilité, de sensibilité naïve et d’enthousiasme intellectuel. Accablé sous le poids de ses erreurs, il n’en ose pas moins penser, comme les prophètes, que Dieu lui a réservé un destin sublime, va lui dévoiler les secrets de sa justice et le charger de les révéler ; prompt aux larmes et à l’effroi, il se donne pour guide et protecteur, non – chose curieuse – un ange chrétien ou un saint familier, mais son poète préféré, le dieu de sa pensée, de son art ; il lui suffit que selon une tradition illustre ce païen délicat, ce chantre de la Rome impériale, ait pressenti – du moins le croyait-on – l’avènement du Christ.

Le soleil apparaît derrière la montagne, et Virgile entraîne son compagnon vers un but extraordinaire mais précis.

Depuis les astronomes d’Alexandrie dont l’Église avait utilisé le savoir, on n’ignorait plus que la terre était sphérique ; on la plaçait, immobile, au centre de l’univers. Pour les contemporains de Dante, l’hémisphère austral inconnu d’eux était celui des eaux marines ; l’hémisphère nord groupant les terres émergées autour d’un centre approximatif, Jérusalem. En un point non désigné s’ouvre le lugubre entonnoir qui conduit au centre de la terre et qui est le séjour d’en-bas, l’Enfer. Il est piquant de constater comment la pensée scientifique réagit sur l’imagination des poètes. Pour Homère, l’enfer, placé sous le disque terrestre, ne pouvait être qu’une prairie plate où, dans un jour pâle, se dispersaient les ombres. La sphéricité du globe permet à Dante d’en étager les profondeurs, d’y déployer largement l’échelle des peines et des châtiments.

Voici donc à travers les dix cercles que constituent les limbes et l’enfer proprement dit, sous les brumes, les pluies de feu, dans les fanges, les prisons de glace, les carcans de la pierre, la sinistre légion des damnés en proie aux monstres et aux démons. Nous voyons leurs corps se tordre, leurs larmes couler, nous avons l’oreille pleine de leurs lamentations ; comme l’enfer odysséen nous paraît discret et presque élégamment pittoresque par rapport à cet étalage d’horreurs ! Les Grecs croyaient-ils vraiment en lui, ou se plaisaient-ils à l’imaginer seulement ? La sombre conviction de Dante ne fait pas question. Son Enfer n’est pas une rêverie vague, un cauchemar dont on se délivre par le réveil. Tout y a la consistance du réel, les lieux, les noms, les corps, les diables hideux ; tout est dessiné d’un trait inflexible, en ce style florentin, sec et dur qui allait de plus en plus s’affirmer sur les médailles et les statues de bronze. Dante reconnaît les damnés ; il leur parle et, tout en défaillant d’horreur, il recueille leurs aveux. Ces morts ne sont nullement des fantômes, flottant dans le clair-obscur ; ils ont dans le bagne éternel leur entière forme d’hommes. On les sent d’autant plus vrais que Dante retrouve en eux ses ennemis d’hier, ceux qu’il déteste, les seigneurs qui déchirent l’Italie de leurs discordes, les prélats qui souillent l’Église de leur corruption. Et sa haine satisfaite s’exprime en sentences de justicier. Nul désordre d’ailleurs dans la sinistre revue ; ne croyons pas que les images s’appellent d’elles-mêmes au hasard de l’inspiration. Les crimes et les sanctions se répartissent dans les provinces de l’Enfer selon une méthode empruntée aux classements moraux de la scolastique. Une loi implacable gouverne tout. Ces scènes de tortures ne sont pas faites pour nous émouvoir, mais pour nous instruire. Des membres qui saignent, des figures convulsées, notre pensée doit sans cesse remonter à l’économie morale de l’univers ; rien ne peut se détacher des solennels décrets qui ont fait le monde, l’homme, la faute et la sanction.

L’esprit de Dante discerne partout cette logique de fer en sa terrible majesté, en sa minutieuse rigueur.

Elle n’interdit pourtant pas l’espérance à travers l’angoisse, puisqu’on sait que l’Enfer n’est pas le seul séjour des morts, donc qu’on peut être sauvé de la damnation sans appel. Les voyageurs sont arrivés au centre de la terre. Dans le vent glacé de ses six ailes, ils ont vu le prince du mal et, dans ses trois gueules, les suprêmes criminels, Judas qui a livré Jésus, Brutus et Cassius qui ont tué César. Les deux grandes adorations de Dante, l’Église chrétienne, l’Empire romain, s’unissent à nouveau en ce choix délibéré. Glissant le long du corps du démon et se retournant la tête en bas, puisqu’il faut passer dans l’autre hémisphère, les deux poètes arrivent enfin à l’antipode du gouffre où ils ont plongé. Un vers naïf et lumineux qui, au-dessus de leurs têtes, leur montre les étoiles, semble nous délivrer des horreurs infernales et clôt la première partie de l’exploration.

Nous sommes sur la grève de la seule île qui émerge de l’océan austral, dont l’origine tient à une fable, précise comme une explication scientifique. Au Zénith est la demeure de Dieu ; lorsque Satan en fut chassé, il tomba la tête en bas jusqu’au centre de la terre et l’effroi de sa chute fut tel que les continents qui en avaient été témoins s’enfuirent dans l’autre hémisphère, laissant la place à l’Océan. Mais au point où il vint s’engloutir surgit cette île, pyramide dressée vers le ciel. C’est l’île du Purgatoire, puisque d’étage en étage, on s’y rapproche de Dieu.

Escaladant à grand’peine les dix terrasses de l’île, Dante sait fort bien que s’accomplit en même temps son relèvement moral. Chaque péché s’efface tour à tour du front où il a marqué son empreinte, du cœur qu’il a souillé. C’est que des scènes d’une cruelle netteté rappellent à chaque étape le souvenir des tourments de l’enfer, tandis que des images symétriques, commentées par des voix célestes ou des cantiques, disent l’attirante joie des vertus. Mais ces figurations seraient évidemment impuissantes, s’il n’y avait chez le pécheur la volonté obstinée d’aller à Dieu sur la dure pente de la montagne. Plusieurs fois, Dante perd force et courage ; il faut que Virgile le soutienne, l’exhortant comme un frère et comme un maître. L’Enfer semble agir sur toute notre pesanteur, la route paraît s’interrompre, nous ne savons plus comment passer. Enfin l’épuisante ascension s’achève par une scène merveilleuse, peut-être la plus belle de toute l’œuvre.

La plus haute terrasse de l’île est ce qu’il peut y avoir de plus parfait sur notre globe, c’est-à-dire, logiquement, le Paradis terrestre. Au-delà, il n’y a plus que le Ciel. Virgile, non baptisé, ne peut y pénétrer ; il abandonne son compagnon pour retourner dans les limbes.

Alors apparaît celle qui va guider la dernière étape du poète, Béatrice. Nous savons par Dante lui-même que Béatrice avait été une jeune femme qu’il avait aimée d’un amour lointain, tremblant, mystique, que la vie lui avait refusée, que la mort avait prise très tôt. L’image de Béatrice, idéalisée par ce destin pathétique, était restée en lui comme celle d’un ange gardien. Virgile était le maître de l’intelligence ; dans l’ordre de la raison humaine Dante ne connaissait rien de plus grand ; mais Béatrice vivait plus mystérieusement pour l’âme et pour le cœur. Sans doute l’avait-elle soutenu dans ses traverses et lui était-elle apparue pour lui éviter les chutes irréparables. En tout cas, il l’évoque maintenant comme celle qui peut intercéder pour lui, obtenir son salut, l’introduire au Paradis.

Nulle part le puissant vers dantesque, sobre et plein, ne se détend, ne s’allège autant que pour évoquer la rencontre entre le poète et Béatrice. Elle apparaît comme une sainte, dans un décor somptueux de visions allégoriques ; mais, lorsqu’elle parle, que de traits simplement humains ! Elle est d’abord sévère, hautaine, non sans une pointe d’irritation jalouse ; elle reproche à Dante ses abandons, ses infidélités, ses vices ; et le poète, humble comme un enfant, éperdu de honte, incapable même de parler, détourne le regard et pleure amèrement. Car après les longs efforts pour se purifier, il faut encore la contrition. Alors Béatrice semble touchée ; elle accepte de conduire celui qui se repent vers la pleine lumière. Avant que nous quittions la terre pour le Ciel, nous voyons se développer devant nous des visions étranges et des prophéties enflammées. Les commentateurs ont accumulé à leur sujet des interprétations nombreuses et parfois divergentes. La pensée de Dante semble ici à dessein s’envelopper de voiles. Bornons-nous à en retenir l’annonce de la venue prochaine d’un personnage, désigné par le signe D X V, qui chassera les pervers, effacera les abus. Qu’on voie en ce personnage, comme certains, l’empereur Henri VII, ou comme d’autres, le Saint-Esprit, il suffit de comprendre que Dante le charge de réaliser toutes ses espérances terrestres, de délivrer l’Église de ses mauvais bergers, d’instaurer en Italie un ordre inspiré du césarisme romain. Il ne s’agit donc pas de prédire le Royaume de Jésus, au sens évangélique du mot. La pensée de Dante est plus concrète, plus politique, tournée vers la rénovation de la société autant que vers les purifications personnelles préparatoires à l’autre vie.

Comment passer de la terre au Ciel ? De nouveau, l’imagination de Dante est à la fois limitée et soutenue par la science de son époque ; la poésie repose sur la cosmographie. Autour de la terre sont, en effet, les sphères concentriques et transparentes, tournant de plus en plus vite, qui constituent la série des cieux superposés.

Les sept premières portent les sept planètes, y compris le Soleil à son rang ; la huitième est celle des Étoiles fixes ; la neuvième, qu’on appelle le premier mobile, est celle qui donne l’impulsion à l’ensemble ; la dixième, l’empyrée ou ciel de feu, est la demeure de Dieu, le Paradis où les élus peuvent s’anéantir dans sa contemplation.

Suivant Béatrice, Dante monte de sphère en sphère, mais sans avoir recours à une grossière figuration matérielle. Tout le monde connaît les états de rêverie qui sont le premier degré de l’extase. La fascination d’un grand spectacle, d’une lumière, d’une eau qui court ou miroite, d’un chef-d’œuvre musical, peuvent nous donner l’impression que nous sommes comme aspirés hors de nous-mêmes, que notre esprit se libère et s’envole. Devant les cieux sublimes qui se découvrent à sa vue et où il a maintenant l’espoir de s’élancer, debout sur ce haut promontoire de l’île d’où il peut maintenant oublier le monde, Dante éprouve cet enivrement mystérieux qu’il rend par un verbe très expressif : transhumaner. Il est bien au-delà de ce que permet normalement la condition d’homme, il est un corps subtil, sans poids, qui pénètre sans heurt dans la-matière des planètes, comme on entre dans un nuage. Dans la Lune seulement, il distingue encore des êtres ayant vaguement figure d’hommes. Au-delà, il n’y a plus que des apparences lumineuses d’où sortent des voix et des chants. Elles s’ordonnent en cortèges, en processions, en cercles, en étoiles. Elles dessinent autour du voyageur une géométrie mouvante, radieuse et musicale, enchantement du regard, mais aussi enchantement de l’esprit. Cette féerie ne cesse jamais d’être une harmonie.

Les ineffables splendeurs de l’empyrée sont décrites selon le mouvement même de celui qui en approche, par des impressions qui se succèdent en se précisant. On ne voit d’abord qu’un lac ou un fleuve de clarté, puis c’est comme une danse d’étincelles jaillissant de flots éblouissants pour s’y replonger. Enfin se forme sous nos yeux l’immense Rose mystique dont les élus, parmi lesquels Béatrice est retournée prendre sa place, sont les rayonnants pétales. Pour avoir quelque idée de la vision de Dante, il faut aller dans l’une de nos cathédrales à l’heure où le soleil embrase la grande rose de la façade et fait pleuvoir doucement dans la nef la magie colorée des fleurs de lumière.

Et Dante, enivré de joie orgueilleuse, sent qu’à son tour il devient un élu, s’absorbe dans la contemplation divine. Ici nous touchons à la limite de ce que les mots peuvent dire : le dernier vers du poème ne peut que nous suggérer l’évanouissement du voyageur de l’infini dans ce qui nous demeure inconnaissable.

Pour prendre conscience un peu mieux de l’étendue des conceptions dantesques, rappelons à notre pensée le souvenir de l’Odyssée. Assurément, il serait ridicule de la dire inférieure à la Divine Comédie ; ces classements n’ont aucun sens à partir d’un certain degré de beauté. Mais on sentira mieux par comparaison l’inimitable aisance du poème grec, son naturel, sa grâce harmonieuse et, jusque dans le grandissement épique, sa juste mesure des sentiments humains, La Divine Comédie est l’œuvre d’une imagination gigantesque, qui va de l’atroce au séraphique, qui se nourrit de peur, de haine farouche, de honte et d’orgueil, d’espoir et de joie mystique ; elle embrasse le monde entier, la terre et le ciel, les vivants et les morts, Mais on ne saurait trop répéter que jamais cette imagination ne s’abandonne à sa fièvre. Elle est tenue en bride par une volonté constamment tendue par une intelligence dogmatique et démonstrative. Dante n’a pas le sentiment de céder à des visions toutes personnelles ; il enseigne la vérité, il compose avec son génie de poète, son savoir logique, ses certitudes de croyant, une somme, une encyclopédie, dominée par un souci de stricte méthode. Vingt ans il en assemble, en ajuste, en proportionne les parties avec un zèle fervent de tailleur d’images, avec le goût sévère d’un bâtisseur romain. En ce puissant édifice intellectuel, nous rencontrons partout des figures qui parlent, définissent, annoncent, exposent la physique, l’histoire, la théologie, qui souvent aussi par leur seul arrangement font entendre au visiteur attentif et pieux bien des secrets.

Aucune œuvre n’est plus révélatrice de la haute pensée du moyen âge, cette pensée qui, loin d’être naïve, est subtile et compliquée, soumet le réel aux lois abstraites, donne aux mystères de la foi des symboles, des allégories, une rigueur de théorème. Aucune non plus ne nous montre mieux l’évolution générale du christianisme. Au temps des évangiles, il était une effusion du cœur, un essor de l’âme, une rêverie infinie, le pressentiment du miracle total qui allait s’accomplir. L’Église l’a organisé, romanisé, enfermé dans une vaste construction à la fois politique et intellectuelle ; il n’est plus un enivrement, mais une discipline, une synthèse ordonnée de tout ce qui règle la vie morale, la vie sociale et la connaissance du monde. La Divine Comédie donne à cette synthèse sa plus haute expression poétique et fait de Dante, humble pécheur et maître superbe, un pontife de la littérature.

 

 

 

Léon ÉMERY, Chefs-d’œuvre :

Introduction à l’humanisme,

Aubier / Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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