Les Évangiles

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon ÉMERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour tous les chrétiens, les évangiles sont des textes sacrés. Il ne nous appartient pas de les considérer sous cet angle. Mais ils sont aussi, du moins pour la race blanche, les récits les plus connus qui soient, ils n’ont pas cessé d’inspirer les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens ; ils ont marqué d’une profonde empreinte la sensibilité européenne. Leur valeur profane, si l’on peut la distinguer de l’autre, justifie donc à elle seule lecture et examen.

Au Iersiècle de notre ère, la Méditerranée n’est plus le champ merveilleux des aventures d’Ulysse ; elle est un vaste lac au centre de l’empire romain ; tous les peuples qui la bordent vivent à peu près en paix sous la garde des légionnaires, des juges el des gouverneurs. On se fait du monde une idée plus précise qui exclut les rêves. À l’ouest, sur les sept collines, siège la Ville des empereurs, du peuple-roi. Autour de la Méditerranée orientale, on embrasse par la pensée les cités grecques, bien déchues, les bourgades juives de Palestine, au-delà desquelles s’étend le domaine des pasteurs nomades qui conduit jusqu’à l’antique Mésopotamie ; enfin au sud, l’Égypte, riche en blés et en légendes, où se rencontrent maintenant tous les marchands d’orient, où la riche Alexandrie groupe les savants et les livres de toute l’antiquité.

Administrateurs exacts, sévères et pratiques, conscients de leur force, sûrs de l’avenir, les Romains ne soupçonnaient guère quelle fermentation morale s’accomplissait alors dans une de leurs moindres provinces, la Palestine, d’où elle avait gagné, encore obscurément, les villes et les ports de l’Asie mineure et de la Grèce. Parmi les pauvres, les humbles artisans, naissait la religion nouvelle, la foi en Jésus-Christ, fils de Dieu. Les petits groupes de chrétiens avaient besoin, pour dire leurs croyances et servir à leur propagande, de textes édifiants, lus, récités en commun, circulant d’église à église. Les plus importants de ces textes furent ceux qui annonçaient « la bonne nouvelle », c’est-à-dire, en grec, l’évangile, et qu’on prit l’habitude d’appeler de ce nom. Ils apparaissent dans le dernier tiers du Iersiècle 1 et les premières décades du second : on les attribuait à des compagnons de Jésus qui pouvaient porter témoignage, raconter sa vie et sa mort, citer ses paroles, faire écho à son enseignement. Ces narrations populaires, découpées en brefs versets, recherchant les formes monotones, régulières, fertiles en redites ou en doublets, riches de sentences, d’images familières, semblent faites pour la récitation ou la lecture publiques : elles se gravent aisément dans la mémoire, elles se déroulent comme d’émouvantes et solennelles litanies. Humbles et hautes à la fois, elles ont plus et moins que l’art de bien dire.

Il est évidemment superflu de suivre en détail le récit de la vie du Christ. Bornons-nous à souligner quelques épisodes particulièrement riches de sens humain et moral. Les évangiles synoptiques, c’est-à-dire les trois premiers, qu’on peut lire parallèlement en raison de leur concordance générale, insistent sur la venue parmi nous de Jésus. Le thème des enfances miraculeuses est à coup sûr très répandu, mais il a pris dans les évangiles sa forme parfaite. Celui qui va paraître porte sur lui une double élection, celle de la divinité, celle de la prédestination tragique. Il n’est pas encore présent que déjà la haine des méchants veut l’atteindre, que les princes sanguinaires et méfiants portent contre lui leur fureur confuse. Par ailleurs, l’enfant-dieu est, selon l’apparence humaine, fils d’un simple charpentier ; il naît au moment où ses parents ne sont que des fugitifs, jetés au hasard des chemins par la folie d’Hérode. Son trône, c’est l’asile des vagabonds, la paille de la crèche. Sur son berceau ne se penchent pas les anges ou les fées, mais le bœuf et l’âne, les compagnons obscurs de l’obscur paysan, la plèbe du bestiaire, humble, laborieuse et patiente. Selon le jugement qui s’en tiendrait aux choses matérielles, qui ignorerait la vie de l’esprit et du cœur, tout serait misérable en cette enfance. On devine pourtant que tant de faiblesse contient l’absolu de la grandeur. Du moins, les hommes pourraient le comprendre s’ils savaient être des veilleurs, lire les signes, voir la lumière qui rayonne de l’étable, l’étoile qui conduit les rois mages vers le nouveau maître du monde, pour l’adorer et se prosterner devant lui.

Quelle éclatante leçon ! c’est un défi aux apparences et au sens commun ; c’est, comme on dit fortement, le monde renversé. L’enfant est loin d’avoir dévoilé tout son mystère ; déjà il nous a appris que les grandeurs de chair sont une illusion, que l’ordre du monde est à réviser, que la richesse et le pouvoir doivent être dépassés, que la vraie suprématie peut se trouver chez celui qui n’a rien. En quoi donc consiste-t-elle ? Nous allons l’apprendre, si nous en sommes dignes. Mais nous savons déjà pourquoi les hommes ont tant aimé l’histoire de la Nativité, pourquoi elle est si chère aux foules naïves et aux enfants, pourquoi sa commémoration s’est fixée au cœur de la plus longue nuit de l’année. Ce moment où l’on subit les ténèbres et le froid, mais en sachant que le soleil va désormais, de jour en jour, monter plus haut sur l’horizon, est celui de l’espérance contre la réalité hostile, contre l’apparente évidence de la nature. Aux glaces, aux douleurs du dehors et du dedans, le pressentiment joyeux oppose la lumière, les chants, les offrandes. Car l’enfant divin, né dans le dénuement, va nous combler de ses trésors.

Suivons-le dans sa brève carrière terrestre. Une prodigieuse iconographie qui va des plus hauts chefs-d’œuvre à une banale imagerie populaire nous a donné de son corps une représentation très connue : le visage de tendresse émaciée, les yeux profonds, la barbe en pointe et la chevelure blonde. Mais il n’y a rien de tel dans les évangiles. Il passe comme une lumière céleste dans une enveloppe charnelle, et ce ne sont pas les yeux de chair qui le reconnaissent le mieux. Ceux qui le nient, le raillent, le détestent, sont les hommes butés, bornés, à l’esprit aigre et sec, qui ne savent juger que selon les textes officiels, les mesures normales, les faits bien établis, les habitudes d’un monde positif, orgueilleux, égoïste. Ceux qui le suivent sont ceux qui écoutent parler leur cœur, que l’amour et la confiance illuminent, qui se sentent ainsi détachés de la terre en train de mourir pour eux. Jésus fait des miracles et les donne comme preuves qu’il est bien fils de Dieu. Ces miracles, par leur forme, n’ont rien d’inédit : les légendes avaient maintes fois mis en scène des enchanteurs capables de guérir les incurables ou de ressusciter les morts. Mais il faut remarquer ici un trait essentiel. Ce n’est pas tellement parce qu’ils sont guéris que les malades croient en Jésus ; c’est aussi et surtout parce qu’ils croient en lui qu’ils sont guéris. Ainsi la maladie, la paralysie, la cécité – la mort peut-être – sont des faits symboliques autant que réels. Ils sont notre impureté, notre imperfection, notre refus de la parole de vie ; en ce sens on peut dire qu’ils viennent de nous, par notre faute. Le miracle libérateur, c’est d’abord celui qui se produit en notre esprit, nous ouvre à la vérité, nous met sur la voie de notre salut. Au sens plein du mot, la guérison est ce qui nous donne à Jésus pour en attester l’entier pouvoir.

Le message de Jésus s’exprime à travers les formes éternelles de la pensée populaire, les images proverbiales et les apologues qu’on appelle plus couramment des paraboles. Il se condense dans le fameux Sermon sur la Montagne, psalmodie chantante et limpide des béatitudes réservées aux croyants. La loi mosaïque est une suite d’interdictions tranchantes portant surtout sur les rapports sociaux ; la morale évangélique est faite d’exhortations, d’appels et de promesses, Elle n’est ni précise, ni close ; elle ouvre devant l’homme les champs du renouveau spirituel.

L’annonce la plus nette qu’elle contienne est celle du Royaume qui va venir remplacer le monde existant et qui réservera ses grâces à ceux qui auront su s’y préparer. Une fois de plus réapparaît en toute sa force l’idée d’une rupture avec les habitudes et même les nécessités de la vie terrestre, cette vie qui nous apprend l’égoïsme, l’âpreté dans le travail et la lutte, le culte de l’argent, du pouvoir, de la force. Ceux qui jouiront des imminentes béatitudes du Royaume seront au contraire les simples de cœur, les pauvres en esprit, les hommes détachés des biens concrets et d’eux-mêmes, ceux qui portent en eux les richesses de l’humble amour. L’auréole des élus sera donnée aux miséricordieux, à ceux qui souffrent et pleurent, à ceux qui s’interdisent toute violence, qui ne savent que pardonner, prier, aimer, croire en Jésus de toute leur candeur.

On voit dans quel domaine aérien, en dehors de toute réalité immédiate nous transportent les évangiles. Jamais on n’a plus audacieusement nié la sagesse commune, rejeté les leçons de l’expérience courante. Le disciple est invité à vivre dans un miracle déjà présent ou, ce qui revient au même, dans un rêve qui se substitue à la nature et à la société. Qui donc peut méconnaître après cela que la religion est sans commune mesure avec l’ordre matériel ou rationnel ? Elle est favorisée par tout ce qui semble venir des profondeurs mystérieuses de l’homme pour le subjuguer, l’exalter, l’emplir d’une ivresse sacrée, lui donner le sentiment d’une communion avec ce qui le dépasse. Ce sont de tels états mystiques qui exercent sur l’âme la plus puissante sollicitation. On comprend bien, en effet, que le Royaume ne viendra pas, que le monde ne sera pas changé tant que l’homme ne se sera pas changé lui-même, tant qu’il n’aura pas en lui réalisé le miracle de sa régénération morale. L’image de la perfection évangélique inscrite en son cerveau est une constante invite à dépouiller le vieil homme, à commencer une nouvelle vie dont le modèle est fourni par l’Homme-Dieu qui est venu prêcher, enseigner, sauver. Pour le croyant tout se passe en esprit ; c’est en l’esprit que chacun prépare l’avènement du Royaume.

L’efficacité sur les cœurs et les mémoires des enseignements de Jésus tient avant tout à sa mort, telle qu’elle est rapportée. Les récits évangéliques dans leur naïveté, leur gaucherie familière, ont fait de cette mort une scène sublime, où chaque trait s’est chargé d’émotion. Eschyle avait déjà su ce qu’était la passion d’un dieu : il nous avait montré Prométhée cloué sur le Caucase ; mais la prose des évangiles va bien plus loin que les vers du grand poète. Elle amalgame de façon bien plus pathétique la majesté du dieu et la douloureuse humanité dont il s’est revêtu pour souffrir. Le drame se dessine devant nous avec tous ses éléments : il y faut la poignante attente, la solitude de l’angoisse, l’abandon, la trahison, le reniement. Jésus est moralement supplicié par les siens avant de connaître la torture physique. Qui le trahit, qui l’abandonne ? Ceux qui justement n’ont pas encore su se délivrer des instincts matériels, celui qui est resté cupide, mesquinement intéressé, ceux qui ont besoin de dormir alors que l’âme devrait veiller toujours, celui qui se laisse envahir par la peur et se défend par le mensonge. Agir ainsi, c’est contribuer à pousser Jésus vers le Calvaire. Le jugement, la condamnation font apparaître d’autres acteurs qui à leur manière participent au déicide. D’un côté la foule juive, fanatique, haineuse, déchaînée contre celui qu’elle n’a pas compris, flattant le pouvoir pour obtenir le sang de la victime, si bien évoquée dans sa fureur impatiente et basse ; de l’autre le magistrat romain, froidement raisonnable, fermé aux violences des uns comme à la divinité de l’autre et se désintéressant enfin d’une affaire qu’il ne peut comprendre. Les mouvements de passion collective qui, dans la foule, font remonter la bête hurlante, la sèche intelligence politique qui ne voit rien au-delà de l’art de gouverner et se blase par la pratique, sont forcément incompatibles avec les illuminations du cœur.

La mort amplifie merveilleusement les suggestions morales de la naissance. Celui qui est né sur la paille de la crèche est bafoué, flagellé, condamné au supplice des esclaves. Et l’on sait qu’il est dieu. La pensée ne peut concevoir d’antithèse plus grandiose, ni être sommée plus fortement de réviser ses jugements coutumiers. Aucune idée ne peut en même temps émouvoir plus intensément homme que celle d’un dieu qui accepte, prend sur lui la souffrance et la mort, se laisse revêtir de notre pire condition. Ce mystère déconcertant ne peut signifier que l’absolu du sacrifice et de l’amour. Si le dieu s’est fait homme, pourquoi serait-ce, sinon pour sauver les hommes ? Cette immense conception religieuse nous montre l’insuffisance des dieux homériques ; indiquée dans certains mythes grecs, dans les religions de salut de la Méditerranée orientale, elle trouve dans le christianisme son expression définitive.

Elle est pour le croyant principe de gratitude et d’amour infini. Celui qui croit en Zeus le révère et le redoute ; celui qui croit en Jésus l’aime et se donne à lui.

La vie et la mort de Jésus ainsi contées ont exercé sur la conscience des hommes – sur celle des ignorants autant ou plus que sur celle des lettrés – une action si continue qu’on ne saurait en tracer les limites. N’oublions pas que les textes qui passent de génération en génération s’enrichissent sans arrêt, chacune y découvrant de nouvelles beautés, y ajoutant quelque chose de sa propre sensibilité. Les Évangiles, le livre le plus lu du monde, ne sauraient échapper à cette loi. C’est ainsi qu’on a souvent célébré leur charme idyllique ; on en a parlé comme d’une « pastorale galiléenne ». Les rédacteurs se souciaient fort peu, certes, d’évoquer des paysages ; ils se contentaient à ce sujet d’indications très sommaires. Il est vrai pourtant que la prédication de Jésus nous entraîne souvent loin des villes, au bord d’un lac, sur une montagne, parmi les paysans et les pêcheurs ; il est vrai aussi que ses discours font grand usage des comparaisons rustiques – les lys des champs, l’ouvrier dans la vigne – que ses actes suggèrent le décor de la vie campagnarde, le figuier stérile, la femme qui vient au puits, la pêche miraculeuse. Une poésie de nature se dégage de la biographie divine.

De même, les scènes pathétiques ou simplement frappantes ont fini par acquérir une précision visuelle qu’elles n’avaient sans doute pas à l’origine. Le récit évangélique n’est pas composé à la manière d’un conte ou d’un roman, selon les nécessités d’une intrigue ; il se borne à juxtaposer de brefs épisodes, nettement définis, des conversations, des rencontres, des miracles. Chacun semble fait pour être détaché en tableau, pour avoir son titre. Il est donc naturel que les imagiers en aient tiré tant de motifs plastiques, que les yeux naïfs et extasiés aient pu voir vivre cette illustration jusqu’à l’incorporer au texte.

Peut-être y aurait-il là un danger. À revêtir ainsi de formes concrètes les données des évangiles, on les fait mieux pénétrer en soi, mais on risque, si l’image est un peu grossière ou lourde, d’en affaiblir le sens spirituel. Si nous étions tentés de nous arrêter au pittoresque et au dramatique, il nous faudrait reprendre conscience de la vérité, en lisant l’évangile selon saint Jean, qui se distingue nettement des synoptiques. Pour tout ce qui touche au récit des faits, il est étrangement laconique ; il passe sous silence quelques-uns des épisodes les plus célèbres, tels la Nativité, la veillée au Mont des Oliviers. Par contre, il insiste beaucoup sur tout ce qui est d’ordre mystique ; il est révélateur d’une forme de pensée que nous avons grand intérêt à connaître, qui, en dehors même de son sens religieux, explique bien des périodes de l’histoire, bien des chefs-d’œuvre de la poésie et de l’art.

L’évangéliste ne s’attarde pas à la généalogie humaine de Jésus ; tout de suite, il va à la source : Jésus, c’est le Verbe qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous. Les érudits nous ont montré les rapports de cette doctrine avec la philosophie néo-platonicienne enseignée par les docteurs d’Alexandrie. Mais cela ne nous importe guère ; nous n’avons pas non plus la prétention de comprendre clairement ce qui est donné comme un solennel mystère. Bornons-nous au plus simple. Pour les esprits qui se disent positifs, la réalité est seulement dans ce qu’on voit, ce qu’on touche, ce qui pèse sur la terre : les émotions, les idées sont inséparables d’organismes matériels et vivants. Nous n’avons pas à dire s’ils ont tort ou raison ; mais c’est un fait que cette manière de penser est loin d’être universelle et qu’elle n’a pas dominé à beaucoup près tous les âges de l’histoire, ni toutes les hautes intelligences. On a souvent considéré que les réalités les plus précieuses sont celles qui échappent à nos sens, à commencer par la réalité suprême, Dieu, inconnaissable et inaccessible. Ce sont elles qui descendent, qui pénètrent dans les corps matériels à la manière d’un effluve, d’un souffle, d’un rayon. Encore ces comparaisons ne sont-elles qu’un moyen très approximatif de suggérer cette alliance. Le Verbe est ainsi une émanation de Dieu, insérée dans une forme humaine pour que notre nature bornée puisse être consciente de sa présence.

Pour quiconque vit dans cette certitude, l’habitude se crée naturellement de chercher à voir au-delà des apparences, puisque les seules réalités dignes d’être adorées sont celles dont les corps matériels ne sont que les signes très imparfaits et les enveloppes très précaires. Ces enveloppes peuvent se dissoudre : il importe peu, pourvu que leur impérissable contenu rejoigne le monde idéal ou trouve un nouvel habitat charnel. La même réflexion vaut pour l’homme ; le vrai de sa nature, c’est ce qui en lui comprend les vérités éternelles, c’est l’esprit ; le corps n’est qu’une nécessité impure et éphémère. Aveugles sont ceux qui ne savent voir que le dehors des choses et des êtres ; le salut exige qu’on perce ces voiles par l’intuition ou la foi.

L’évangile johannique est un constant appel à cette espèce de double vue qu’est la vue de l’esprit. Sans cesse Jésus invite les hommes à s’éveiller, à ouvrir les yeux, à reconnaître en lui sous la figure humaine le Verbe incarné, sans cesse il se compare à une lumière qui brillerait un moment dans notre nuit. « Marchez pendant que vous avez la lumière. » Qu’est-ce à dire, sinon que les hommes vivaient plongés dans la nuit de l’esprit, que, croyant connaître le monde autour d’eux, ils étaient aveugles pour l’essentiel ?

La lumière de la révélation, cette lumière que les êtres obtus, épais, ne savent pas voir, accomplit parmi eux son rapide passage. Que ce soit au moins pour les meilleurs, avant qu’elle ne disparaisse, l’occasion de prendre la bonne route. Ainsi leur salut sera devenu possible.

Qu’est-ce que marcher ? En ce texte, tout est symbole. Marcher, c’est faire effort pour s’élever au-dessus de soi-même, pour quitter, comme dira Polyeucte, les honteux attachements de la chair et du monde, pour vivre autant que possible selon la loi de l’esprit, selon l’enseignement de Jésus. C’est en somme accéder à une vie nouvelle par une conversion totale. C’est pourquoi, selon saint Jean, la carrière terrestre de Jésus commence par la rencontre avec Jean-Baptiste et l’adoption du baptême. Le baptême est en effet, comme on sait, le rite qui signifie symboliquement mort et renaissance. Le baptisé abandonne dans l’eau du Jourdain ce qu’il fut autrefois ; il en ressort purifié, transformé, prêt à sa neuve existence. Il serait trop simple de voir en cette opération une magie grossière : il la faut comprendre comme un engagement, comme une façon de se vouer à Jésus ; cela d’autant mieux que dans l’évangile il n’est évidemment question que du baptême des adultes.

La même interprétation vaut pour tous les détails imagés du récit. L’eau que Jésus propose à la Samaritaine auprès du puits, les cinq pains et les deux poissons dont il nourrit une foule, le pain céleste dont il parle à ses disciples, autant de métaphores pour désigner les nourritures de l’âme. Les docteurs n’ont pas cessé de tirer du moindre détail de ces figures – avec une subtilité sans limites – d’innombrables sens cachés. Il suffit que saint Jean nous apparaisse, dans sa brièveté abrupte, comme un écrivain d’une rare élévation. Les autres évangélistes peuvent être des conteurs plus vivants, plus circonstanciés, plus humains même ; aucun n’a, au même degré, cette hantise du ciel, cette hâte impérieuse, cette volonté de nous arracher à notre argile. Cette ardeur pressante le justifie d’oser se donner lui-même comme le disciple préféré de Jésus, donc comme celui qui mous apporte le plus intime de sa leçon.

Tous les évangiles se terminent – il n’en saurait être autrement – par la résurrection du dieu. Sorti de sa tombe, il apparaît encore à ses disciples, puis remonte au ciel. L’avènement du Royaume est maintenant le miracle vers lequel tendent les fidèles et que leurs vertus préparent. Il est bien émouvant de voir les hommes s’accroître, s’enrichir, tendre à l’infini, par l’épanouissement du rêve mystique. L’Iliade ne leur permettait aucune évasion heureuse hors de leur condition d’homme. Dans l’Odyssée, Antyclée apparaissait bien à Ulysse, mais sans pouvoir sortir durablement de la mort : la conclusion optimiste n’allait pas au-delà du simple bonheur retrouvé dans les limites permises par la vie réelle.

Eschyle, familier des mystères et qui connaissait par Éleusis certains rites de renaissance symbolique, n’osait encore promettre sous la protection des Euménides que l’immortalité collective et presque matérielle de la cité prospère. Les Évangiles nous libèrent de toute attache avec le monde solide et pesant, ouvrent devant nous les perspectives indéfinies de l’ascension spirituelle. Est-ce, comme on l’a dit, « la folie de la croix », le congé donné à la raison ? Est-ce le jaillissement de la vie intérieure, l’élan de la foi qui se sent capable de soulever les montagnes ? Pourquoi choisirions-nous ? Laissons parler et se concilier profondément en nous les voix des poètes et des prophètes, car tout est vrai qui nous élève.

 

 

 

Léon ÉMERY, Chefs-d’œuvre :

Introduction à l’humanisme,

Aubier / Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 



1 On sait aujourd’hui que les Évangiles ont bien plus d’ancienneté que ne l’a prétendu l’exégèse moderne pendant longtemps. À ce sujet, voir notamment les travaux de Jean Carmignac, le livre Le témoin de Jésus de Carsten Peter Thiede, ainsi que l’excellent ouvrage de Marie-Christine Cerutti-Cendrier, Les Évangiles sont des reportages. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

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