L’Orestie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon ÉMERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au VIe siècle, les cités d’Asie-mineure, berceau du cycle homérique, sont de plus en plus soumises à la puissance perse. Une partie de la population reflue vers la Grèce d’Europe, se mêle aux habitants que les invasions nordiques avaient fixés sur son sol. De cette nouvelle migration résulte le développement d’Athènes qui, au Ve siècle, connaît son apogée.

La cité des cultivateurs, des négociants, des marins, des citoyens libres, des beaux parleurs et des lettrés, aime les fêtes. Il n’en est pas de plus importantes que les représentations théâtrales organisées pour tous à certaines dates solennelles. Imaginons, sur les gradins semi-circulaires qui escaladent la colline, la foule de vingt ou trente mille spectateurs. Au centre, sur la petite scène, un ou deux acteurs, rarement trois, évoluent avec une lenteur sculpturale. Drapés de robes blanches, grandis par les cothurnes, portant un masque qui stylise et accentue les expressions de la douleur et de l’angoisse, et qui tient lieu du petit porte-voix nécessaire pour que la voix porte au loin, ils récitent, chantent et miment, comme dans les opéras d’aujourd’hui, le tragique malheur des héros que le sort persécute et immole. Autour d’eux, douze choristes, soutenus par la flûte et la lyre, encadrent et accompagnent l’action de leurs strophes méditatives, ardentes, plaintives ou funèbres.

Il va de soi que la tragédie – faite pour toute une cité – ne saurait se plier à n’importe quel sujet. Elle traite les grandes légendes d’autant plus émouvantes qu’elles sont déjà bien connues ; elle choisit les infortunes illustres, images magnifiées de la condition humaine aux prises avec la fatalité.

Elle les fait revivre pour l’édification collective, en approfondit le sens moral et religieux. Eschyle, le premier des grands tragiques athéniens du Ve siècle, puise donc naturellement dans le cycle homérique ses plus belles inspirations. La seule œuvre complète qui nous reste de lui, la trilogie de l’Orestie, nous ramène une fois encore aux héros de la guerre de Troie.

Parallèlement à la légende du retour d’Ulysse, s’étaient formées des histoires de retours des autres chefs Achéens. Si le texte en est perdu, le souvenir en est resté, surtout en ce qui concerne le retour et le sombre destin d’Agamemnon. Le récit était d’abord simple : pendant l’absence du roi des rois, un voisin perfide s’emparait de sa ville et à son retour le faisait tomber dans un piège et le tuait. Le fils de la victime, Oreste, vengeait plus tard son père et reprenait son héritage. Mais cette donnée, transportée chez des peuples de la Grèce d’Europe d’esprit complexe et farouche, était devenue peu à peu une effroyable histoire de famille maudite dans laquelle le crime se transmet comme une fatalité, le sang versé appelle le sang, les générations les unes après les autres sont broyées par la roue du destin. L’ancêtre est Tantale, perdu par le délire d’orgueil et qui, ayant voulu s’égaler à Zeus, commet un acte monstrueux. Ses deux fils, Atrée et Thyeste, sont l’exemple de la haine fratricide et se livrent une guerre inexpiable. Agamemnon, fils d’Atrée, sacrifie sa fille Iphigénie pour obtenir un vent favorable et pouvoir conduire sa flotte vers Troie. Lorsqu’il revient à Argos, il est victime moins de l’usurpateur que de son épouse, Clytemnestre, qui ne lui pardonne pas la mort d’Iphigénie. Pour le venger, Oreste devra tuer sa mère : à son tour il tombe sous le coup de la loi du talion. On croit vivre dans un cauchemar engendré par une imagination barbare et puissante. Ces atroces enchaînements, ces accumulations de forfaits écrasent l’homme sous une impression de désespoir, car si le sang versé appelle toujours le sang, il ne peut y avoir de fin au malheur. De cercle en cercle ce sera toujours la même malédiction, la soumission à une loi inflexible. Eschyle nous sauve de cet enfer par la grâce d’une pensée très haute, très pieuse et très humaine.

La poésie homérique est largement ouverte sur l’extérieur : on y respire l’air libre et la salure des flots, on y voit vivre les paysages et les hommes. L’Orestie d’Eschyle est plus soucieuse des idées et des sentiments généraux que des évocations concrètes. Le décor est indiqué d’un mot, les personnages dessinés avec une juste vigueur sont réduits à quelques traits fort simples. L’essentielle réalité est au-delà des apparences, dans le secret des âmes, dans la profondeur des cœurs, parmi les dieux obscurs et les lois qui gouvernent notre monde.

Cet art austère, élevé, est, au sens religieux du mot, celui d’un mystère. Il nous fait comprendre que tout ne se borne pas à ce que voient nos yeux, il entraîne nos âmes dans la redoutable solennité de l’infini caché.

C’est dans la nuit que s’ouvre l’action, à Argos, au moment où le signal du feu, transmis de cime en cime, annonce la chute de Troie et le retour d’Agamemnon. On pourrait s’attendre à une explosion d’enthousiasme. Pourtant, le soliloque du veilleur qui, du toit du palais a vu luire le feu lointain, est plus lourd d’angoisse que de joie. Entre le chœur des vieillards argiens ; ses amples strophes où brille la sombre splendeur des images sont comme une douloureuse méditation lyrique. Au moment où la guerre est terminée, où le roi revient, le chœur chante ses appréhensions. Il sait trop que la victoire est sortie d’un crime. Au départ de l’expédition, le roi, pris dans le piège du sort, égaré par son orgueil, a osé sacrifier sa fille pour obtenir des vents favorables. Le sang innocent ainsi répandu est une malédiction qui pèse sur toute l’aventure et sur le principal responsable, déjà soumis à la malédiction de sa race. L’œil de l’esprit devine au-dessus du palais-royal les sombres déesses de la vengeance qui attendent leur proie. Des forces plus puissantes que nous pèsent sur notre vie ; nous ne savons jamais que trop tard l’entière portée de nos actes.

L’inquiétude continue donc à serrer les cœurs malgré l’arrivée triomphale d’Agamemnon – présentée avec une rapidité conventionnelle qui dédaigne la stricte vraisemblance matérielle – et malgré la flatteuse louange d’accueil de Clytemnestre. Bien plus, notre attention, excitée par la crainte, discerne encore un mauvais signe. Tenté par sa femme, le roi entre chez lui sur un tapis de pourpre, s’arrogeant ainsi des honneurs divins, cédant à l’orgueil gigantesque des fils de Tantale, commettant la faute de démesure que les dieux ne pardonnent pas. Et voici la scène formidable où sa captive, la prophétesse Cassandre, fille de Priam, qu’il a ramenée dans son butin, cède à une crise de délire visionnaire, flaire le sang qu’on va répandre, rappelle les forfaits déjà commis dans ce palais, décrit avec des spasmes d’épouvante le destin qui va frapper Agamemnon et elle-même. À l’écouter, nous sentons bien que déjà tout est accompli ; le cri de mort d’Agamemnon dans le palais ne fait que nous confirmer enfin ce qui était écrit dans les choses. Il serait presque inutile de lire la dernière scène où apparaissent Clytemnestre et son complice Égisthe devant les cadavres de leurs deux victimes, si elle ne campait la terrible figure de l’épouse meurtrière altière et farouche, grande dans l’horreur, forte de sa haine satisfaite contre celui qui avait immolé sa fille. Ce n’est pas une criminelle vulgaire ; elle croit sentir en elle la dignité, la nécessité d’une justice barbare.

Dans une nuit plus lugubre encore, dans une véritable atmosphère d’occultisme, commence la seconde tragédie.

Elle nous introduit dans la religion des morts ; les mânes des disparus sont autour de nous, reviennent nous visiter comme des fantômes, inspirent, menacent, exigent. Les années ont passé. Or voici que les nuits de Clytemnestre sont troublées par l’effroi des visions funestes. Pour apaiser l’âme irritée d’Agamemnon qui la tourmente, elle envoie au tombeau du mort le cortège des pleureuses conduit par sa fille Électre. Peut-être les rites funèbres, les libations, les gémissements rythmés, les gestes montrant le deuil, battant les poitrines haletantes satisferont-ils le mort, dieu domestique plus fort que les vivants. Au tombeau de son père, Électre reconnaît son frère Oreste, le jeune prince qui rentre furtivement de son exil. Alors commence une prodigieuse scène lyrique qui est aussi une longue incantation. Les deux jeunes gens, le chœur, chantent leur douleur, leur haine des meurtriers, leur désir de vengeance. Passionnément, ils font appel au mort, ils se courbent vers sa tombe, ils le supplient, le conjurent ; c’est lui qui doit les guider, leur donner force et résolution, agir par eux. Quelle sombre et frémissante prière, toute secouée de fureur et de crainte, primitive et sacrée à la fois ! Jamais on n’a mieux montré que des esprits invisibles peuvent être présents autour des hommes et leur dicter leurs gestes.

Une fois de plus, l’acte est déjà tout entier dans les croyances et les sentiments qui le commandent ; l’exécution est brève comme une rapide traduction matérielle. Notons seulement le court recul d’Oreste devant sa mère suppliante à ses pieds. Mais le devoir de vengeance est inexorable : « Tu as tué le père, tu mourras par le fils. » Cette sentence tombe comme un glaive.

Le jour se lève sur la victoire d’Oreste, le peuple accourt pour saluer son libérateur. Hélas ! la roue fatale continue à tourner. Meurtrier de sa mère, Oreste sent monter en lui une houle de terreur. En vain, comme Clytemnestre autrefois, veut-il prouver, se prouver, qu’il a agi avec justice ; en vain son désespoir s’exprime-t-il en rappels pressants du crime ancien, Sa fièvre monte irrésistiblement ; autour de lui surgissent les terribles Érynnies, les déesses chargées de le punir et que sa pensée hagarde imagine sans que l’entourage puisse sentir leur présence. Un vertige de fuite l’emporte et le coryphée ne peut que gémir l’éternelle plainte humaine : « Quand donc la violence du Sort s’apaisera-t-elle enfin ? »

Jusqu’à présent, Eschyle n’a fait que mettre en scène – avec quelle grandeur ! – les données traditionnelles de la légende. La plus haute invention personnelle éclate dans la troisième tragédie qui est une montée vers l’espérance, un passage progressif des ténèbres à la clarté. Après nous avoir montré les hommes comme les jouets de destins mystérieux, le poète les libère.

Rien de plus beau que cette victoire de l’esprit. De tout temps s’est manifesté en nous le besoin de croire que le cycle des évènements est régi par des lois éternelles et ce sont ces lois que nous appelons la justice.

Nous disons qu’une chose est juste lorsqu’elle nous paraît conforme aux lois inscrites dans notre esprit, injuste lorsqu’elle les dément. Mais il y a bien des façons de concevoir ces lois. La dernière partie de l’Orestie est, sous forme mythique, une sublime méditation sur la justice.

Cette fois, les dieux entrent en scène. Oreste avait été poussé à agir par les oracles d’Apollon ; c’est donc auprès de lui qu’il a cherché refuge. Apollon est un dieu de la lumière, guérisseur et sauveur. Ce n’est pourtant pas sur la cime éblouissante de l’Olympe que nous allons le chercher, mais dans le recueillement du vallon de Delphes, dans l’ombre du sanctuaire où les âmes qui commencent à se purifier discernent confusément la vérité à travers les oracles de la Pythie. Oreste a trouvé asile dans le temple ; Apollon le protège, ce qui montre assez que l’acte du meurtrier est, en un sens, compréhensible et justifié. Mais le dieu n’a pas tout pouvoir. Autour du sanctuaire sont arrivées, suivant la piste, les noires déesses à chevelure de serpents, les sanglantes Érynnies, stimulées par l’ombre plaintive et furieuse de Clytemnestre, comme Oreste l’avait été lui aussi par l’esprit de son père. Car juste est la Roue. La victime veut que le criminel paie à son tour ; le sang versé fera verser le sang. Les Érynnies incarnent cette loi antique ; elles accomplissent un devoir sacré en voulant déchirer Oreste.

Comment trancher le débat ? Apollon pour le moment ne peut que l’éluder en assurant la fuite d’Oreste. Il l’envoie à Athènes, sur la colline sacrée, près de la déesse Athéna qui décidera. Eschyle a tenu à placer dans sa patrie le dénouement qu’il rêve, à lui donner comme auteur la déesse protectrice de la cité. Mais l’idée va bien au-delà de ce désir. Athéna, nous l’avons déjà vu, c’est la claire raison, la sagesse calme, mesurée. Or, elle décide de réunir, sous son inspiration, un tribunal de douze Athéniens qui appréciera la cause. Idée simple et merveilleuse, qui nous relève soudain. La loi était jusqu’à présent un enchaînement de faits que l’homme subissait, acceptait, dans la crainte. Il l’attribuait à des dieux cachés, à une écrasante fatalité : il se soumettait à l’ordre du monde comme à une tyrannie ; lorsqu’il essayait de comprendre et de formuler cette sombre justice, il n’arrivait qu’à des préceptes aussi sommaires que la loi du talion et de la vengeance, générateurs de violences sans fin. Quel beau jour que celui où la raison, la conscience, entendent vraiment juger, c’est-à-dire peser, apprécier, mesurer, selon les lumières qui sont en elles.

Soyons fiers d’un tel avènement, mais ne cédons pas à l’illusion.

Le génie d’Eschyle est un équilibre ; il nous met en garde contre l’excès de confiance en nous, il sait que nos lumières sont faibles, qu’un acte est toujours complexe, que la justice est toujours difficile. Le procès d’Oreste se déroule devant nous : Apollon plaidant pour son protégé, les Érynnies rappelant son forfait. On vote et la raison humaine hésite : six voix contre six ! Il y a autant de raisons de condamner le parricide que d’excuser le vengeur d’un père assassiné. Les balances de la justice ne parviennent pas à pencher d’un côté.

La décision revient à Athéna ; c’est elle qui se prononce pour l’acquittement. Oreste n’est pas innocenté, car rien ne peut faire approuver le meurtre d’une mère ; il est seulement pardonné. C’est l’unique moyen de mettre fin à une série de crimes se commandant les uns les autres : si Oreste était tué, il susciterait des vengeurs qui s’en prendraient aux parents vivants de Clytemnestre et l’on ne sortirait jamais du cercle infernal. Assez, assez d’horreurs ! Ainsi la forme suprême de la justice est la clémence. Gardons-nous de la ramener à une sèche comptabilité du bien et du mal, des fautes et des excuses. Toutes les fois qu’on examine à fond un acte humain, on comprend que la souveraine équité est de faire pencher la balance du côté de la bonté, car la meilleure justice est dans la limitation de la souffrance, dans la conquête d’une vie plus digne et plus libre.

Ainsi, de degré en degré, s’opère l’ascension spirituelle. Oreste gracié, tout paraît terminé. Mais il reste à donner à la pensée du poète son épanouissement final. La grande idée qui gouverne l’œuvre veut une apothéose ; elle la trouve en un rêve radieux et puissant.

Devant l’arrêt qui leur enlève leur proie, les Érynnies sont restées un moment muettes de stupeur ; puis elles éclatent en imprécations sauvages, menaçant la ville de leur courroux. Alors la noble Athéna entreprend de les apaiser. Elle ne répond pas par le défi, par la violence mauvaise. Précisément parce qu’elle est juste et sage, elle comprend que les Érynnies ont à leur manière représenté la justice, une loi sans doute cruelle et simpliste, mais qui, en son temps, à sa place, avait déjà la légitime majesté d’un ordre nécessaire. Aussi leur parle-t-elle avec respect, écartant d’elles toute humiliation, rendant hommage à leur antique pouvoir, leur demandant de le purifier, de devenir des déesses protectrices et bienveillantes, assurées de l’amour des hommes. Et le symbolique miracle de la persuasion s’accomplit, la grâce du cœur et de la pensée dissipe les fureurs sauvages. Le chœur des divinités farouches qui d’abord semblait ne rien entendre que sa rage, s’apaise et cède. Après avoir châtié, puni, imposé aux hommes sa loi de fer, régné sur eux par l’épouvante, il consent à veiller sur leur bonheur. Les Érynnies sont devenues les bonnes déesses, les Euménides.

De leur présence honorée dépendra maintenant la prospérité d’Athènes. II leur revient d’assurer la croissance des moissons, l’heureuse vigueur des familles, la concorde entre les citoyens, la gloire de la cité. Athéna les conquiert en les associant à son propre rôle. Ainsi l’Orestie qui nous avait si longtemps tenus dans les ténèbres s’achève par la vision d’une humanité illuminée de confiance et réconciliée avec ses dieux. Le cortège d’un peuple enthousiaste conduit à leurs demeures souterraines, dans l’éclat des torches, dans la joie des acclamations ct des chants, les bonnes déesses qui désormais veilleront sur lui. Essayons de sentir ce que le spectacle réel, devant la foule promise à un tel destin, devait ajouter à cette imagination radieuse.

Le théâtre d’Eschyle est monumental comme une épopée, lyrique et solennel comme une succession d’hymnes. Il ne s’adresse pas à la curiosité vulgaire des spectateurs, puisque tous connaissent la légende mise en scène. Ses figures d’une sobre puissance, ses chœurs majestueux parlent à l’âme. Ainsi quand nous assistons à une cérémonie dans une cathédrale, nous sentons bien que l’éclat des vitraux, les sons de l’orgue, ne sont pas destinés simplement à réjouir nos veux et nos oreilles, mais à faciliter notre recueillement. En ses meilleurs moments, l’homme sent qu’il est un esprit et qu’il comprend par l’esprit bien autre chose que de simples faits matériels. Qui sait même si les réalités les plus importantes ne sont pas celles qui ne sauraient toucher nos sens ? L’art peut avoir pour fonction de nous ouvrir la porte du monde idéal. Les images qu’il nous présente, belles et émouvantes par leur forme, sont aussi des signes ; elles nous font penser à ce qui les dépasse, à ce dont elles sont la révélation visible. En ce sens, le poète est celui qui du réel tire des symboles. Dans l’Orestie, les personnages se découpent sur un fond d’obscurité mystérieuse que le dénouement illumine. Ces obscurités, cette clarté finale, nous révèlent quelque chose de divin ; les paroles, les actes éveillent en nous des échos profonds, une tragique piété et, pour finir, un chant d’actions de grâce.

Le problème qui s’agite en notre conscience quand Eschyle nous parle est peut-être le premier que l’esprit ait pu concevoir. Le spectacle du soleil qui monte et descend, des saisons qui se succèdent, des cycles de l’eau et de la végétation, suggère l’idée que l’univers a un plan, que les dieux en règlent la vie par leurs décrets. En est-il de même du monde moral, de ce qui se passe en nos cœurs, en nos cerveaux, des actes, des joies, des souffrances qui constituent notre vie ? L’homme sent en lui cette conviction, mais ici que de liaisons incertaines, que de ténèbres, que de faits incompréhensibles ! La loi qui nous régit est cachée dans d’épaisses ombres.

C’est elle que l’homme adore et redoute sous le nom de destin et qu’il cherche à deviner en interrogeant les oracles, en suppliant les dieux. Les vies rendues illustres par le malheur, celles qui présentent le spectacle de répétitions, de symétries, d’enchaînements frappants, sont celles qu’on dit marquées par le destin parce qu’elles ont la valeur de grands exemples, parce qu’on y entrevoit un ordre un peu comparable à celui des cycles naturels. Que l’esprit veuille anxieusement connaître les lois assignées par les dieux au monde moral, cela va de soi : les connaître, c’est déjà les craindre moins, savoir comment éviter les pièges du sort et les châtiments exemplaires. Encore ne le sait-on jamais assez, puisque la loi nous apparaît à peine comme une lueur dans les nuages, puisque l’esprit est faible, inconstant, puisque la fureur, l’orgueil, la passion, l’aveuglent et nous font tomber dans la fosse. La sagesse est dans la prudence attentive, la soumission aux dieux ; la folie est dans la démesure par laquelle nous prétendons imposer notre loi au monde, l’asservir à nos caprices pour nous grandir de sa défaite. Celui qui s’abandonne à ce vertige est pour le sort une victime toute désignée.

Un tel effort pour percer le mystère, pour y déchiffrer quelque chose de saisissable par l’esprit, est peut-être le fondement de toute philosophie. Nous avons vu avec quelle hauteur Eschyle, dans l’Orestie, traduit l’éternel problème du destin et de la justice. La poésie ainsi entendue, à la fois humaine et symbolique, est donc une philosophie ; elle a pour les spectateurs un rôle d’initiation morale ; elle peut éveiller en eux de nobles méditations. Cela d’autant mieux qu’elle ne dissocie pas les idées des images pathétiques et grandioses qui les font naître. L’émotion, la terreur, la pitié fraient les voies à la réflexion.

Cette réflexion, qui prend sa source dans les sentiments simples et profonds, dans notre essentielle nature d’homme, et qui tente de s’élever vers les secrets divins, trouve dans le chant – surtout dans le lyrisme choral – sa plus magnifique expression. Le langage de l’action se limite souvent aux apparences ; celui de la pensée abstraite est trop froid. Le chant donne des ailes à l’émotion et en fait une prière. La tragédie grecque, grâce à Eschyle, son créateur, a mis au point ce merveilleux instrument, le chœur strophique, harmonieux et large. Il purifie les sentiments sans les affaiblir, il ennoblit, cadence la pensée, il porte les images comme la vague montante porte la lumière à sa cime.

Selon une tradition vraisemblable, Eschyle aurait été initié aux mystères d’Éleusis. Il était donc l’adepte d’une religion secrète, encore mal connue, mais dont l’idée essentielle était de préparer la libération, le salut de l’âme après la mort. Pendant la vie, elle est captive de la matière, du corps ; elle subit les fatalités de l’existence ; mais on peut, par des purifications et par l’effort de l’esprit, lui préparer une survie non pas triste et terne comme dans les poèmes d’Homère, mais lumineuse, allégée. Dans les cérémonies de leur secte, les mystes, les initiés traversaient des épreuves qui, dans la nuit terrible, symbolisaient la mort, puis se donnaient l’impression de renaître, tels des esprits purs, dans la clarté heureuse. L’œuvre d’Eschyle paraît fréquemment traduire des croyances analogues. Elle nous donne avec puissance la notion vraie du tragique, c’est-à-dire des limites de l’homme, victime de ses fautes, de sa condition d’homme, de son destin ; mais dans l’Orestie au moins (il ne faut pas oublier que les neuf-dixièmes de son théâtre sont perdus), Eschyle nous donne le spectacle d’une renaissance, d’un épanouissement de l’âme dans la liberté. Cette 1ongue attente dans la nuit, cette ascension merveilleuse, font de la poésie un sombre et éclatant mystère, une vision, une méditation lyrique, un élan de l’âme.

 

 

 

Léon ÉMERY, Chefs-d’œuvre :

Introduction à l’humanisme,

Aubier / Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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