L’université française et l’idéologie politique
par
Léon ÉMERY
Nous sommes heureux de publier, d’après la revue Le Contrat Social, l’essentiel du texte de Léon Emery que la Nation Française du 29 janvier dernier reproduisait. Nos lecteurs ne pourront manquer d’établir un parallèle entre les Universités françaises et les nôtres.
N.D.L.R.
En 1200, le pape Innocent III et le roi Philippe Auguste fondent l’Université de Paris, qui sera pendant tout le Moyen Âge le centre intellectuel de la chrétienté. En 1795, la Convention élabore un plan général d’éducation populaire qui demeure virtuel ou théorique, et l’on sait comment la jeunesse des grandes écoles participe aux insurrections libérales du XIXe siècle. Il y aurait déjà en ces rapprochements matière à bien des réflexions, mais, comme il faut abréger, courons aux années décisives, à la période 1879-1883.
Un étrange conformisme voudrait faire croire que la création, à cette époque, de l’école primaire obligatoire et laïque s’inspira de motifs qui planaient majestueusement dans le ciel des idées pures ; il saute aux yeux pourtant qu’elle était l’initiative majeure, et d’ailleurs très fortement conçue, du parti républicain qui venait de contraindre Mac-Mahon à la retraite et de s’emparer de tous les pouvoirs. Sans perdre une minute, ce parti organisait sa victoire de manière à la rendre définitive. Répéter, comme on devait le faire à satiété par la suite, que l’école laïque était la pierre angulaire de la République, ce n’était point sacrifier à la rhétorique, mais rappeler un article de foi et aussi une vérité patente.
L’histoire politique de la France républicaine est inintelligible pour les étrangers et souvent pour les Français eux-mêmes dès qu’on entre dans le dédale de ses complications byzantines ; mais elle devient étonnamment claire et rectiligne si on lui donne pour axe la bataille scolaire et donc, en dernière analyse, le conflit religieux.
À l’origine : l’anticléricalisme
L’École publique, appelée brusquement à un immense essor au niveau le plus humble, était par droit de naissance ou prédestination historique, l’instrument principal d’une politique – de gauche – que l’on déclarait émancipatrice. S’il est vrai que la gauche ne puisse jamais se définir que par opposition à la droite, à l’ordre existant, au conservatisme, on comprend que l’école, fidèle à ses origines, se soit vouée à ce qu’elle croyait être un idéal constamment progressiste. Mais encore fallait-il préciser le contenu de cet idéal. Rien de plus simple au départ ; pour bien des raisons de doctrine et de tactique, les républicains s’étaient convaincus que la force réelle des partis conservateurs résidait en leur liaison avec l’Église catholique, et ralliés d’enthousiasme au mot d’ordre de Gambetta, à la consigne anticléricale.
Il eût été contre nature en ces conditions que l’enseignement populaire, berceau du corps électoral, ne fût pas orienté dans le sens que commandait la conjoncture. C’est pourquoi l’on vit collaborer à sa création des francs-maçons, des protestants, des scientistes, unis par leur commune aversion envers les Jésuites et les ultramontains. C’est pourquoi surtout le terme de laïcité, qu’on prétendait synonyme de neutralité, ne put manquer de recouvrir certaines données très positives et très agissantes.
L’école primaire développa sa vie morale, son militantisme, son apostolat, en s’armant de deux idées-forces, l’une contingente, l’autre essentielle. La première, fomentée par la tradition révolutionnaire, par les écrits vite bibliques de Hugo et de Michelet, par le souvenir cuisant de la défaite, par l’attribution à l’instituteur allemand des mérites de la victoire bismarckienne, exaltait le patriotisme républicain, liait la cause de la liberté à celle de la France et de la revanche. La seconde pouvait être définie comme une philosophie vulgarisée du progrès ; elle annonçait le proche avènement du paradis sur terre, grâce aux vertus conjuguées de la science positive, de la diffusion des lumières et du bulletin de vote. Il va de soi que cette croyance, inculquée au nom de l’État, prêchée avec conviction par un personnel sincère et dévoué, reçue d’abord avec ferveur, devenait le moyen le plus efficace d’une large déchristianisation même si, respectant la lettre du contrat, on s’abstenait de toute attaque directe contre les religions révélées (...).
De l’esprit libéral à l’esprit libertaire
Aux alentours de 1900, l’occasion parut bonne de franchir une nouvelle étape. Une fois de plus, l’étincelle étant produite par une affaire judiciaire qui passionna l’opinion, on avait revécu le conflit multiforme et cependant monotone entre la gauche réunifiée d’une part, les éléments conservateurs et cléricaux de l’autre, une fois de plus on avait évoqué le spectre du coup d’État, pour l’exorciser sans doute, mais aussi pour s’en servir. Lorsque les républicains – groupés dans le Bloc des Gauches – eurent remporté pleine victoire, les électeurs qui les portaient au pouvoir étant déjà en grande partie d’anciens élèves de l’école primaire, ils se hâtèrent de prendre de nouvelles garanties. On n’a pas assez remarqué que les lois anticléricales édictées par Combes furent principalement dirigées contre les congrégations enseignantes. Appliquées avec rigueur, elles privaient l’Église catholique d’un personnel spécialisé qui avait fait ses preuves et elles portaient à l’école confessionnelle un coup qu’on pouvait croire mortel ; l’instauration du monopole semblait superflue.
En vingt ans, l’école primaire et la cohorte des instituteurs avaient légitimement acquis force et prestige ; elles participaient ardemment à l’œuvre d’éducation démocratique qui s’accomplissait dans tous les pays civilisés. Ce qui était propre à la France, pourtant ou du moins plus accentué que partout ailleurs, c’est l’alliance reconnue entre l’école populaire et une certaine idéologie politique, c’était la propension à se dire laïque, rationaliste, libre penseur. Il est temps de préciser que cette attitude ne se traduisait pas de la même manière à tous les niveaux. Au sein de l’intelligentsia de gauche, elle engendrait comme il est de règle l’individualisme, le scepticisme et ce qu’on pourrait appeler l’anarchisme des intellectuels ; on passait doucement de l’esprit libéral à l’esprit libertaire.
Mieux que toute analyse, instruit ici l’exemple de l’idolâtrie dont fut l’objet Anatole France, considéré comme le successeur de Montaigne et de Voltaire ; il ne cessait de refaire Candide en une note plus nonchalante et plus négative. Un peu plus tard Alain devait conférer à la doctrine radicale une signification purement critique et n’y plus voir que l’affirmation d’une autonomie personnelle. Ces élégances ou ces hardiesses séduisaient nombre de professeurs dans les Facultés où régnait une assez heureuse diversité des pensées, dans les lycées, qu’on accusait de rester fidèles à la bourgeoisie. Plus plébéiens, plus impatients, imbus encore du zèle des néophytes et d’une dogmatique candeur, les instituteurs primaires mêmes quand ils se piquaient d’admirer Anatole France, poussaient avec une énergie croissante en une tout autre direction et témoignaient d’une foi plus constructive.
Or voici que se présentait un nouveau centre de ralliement, le socialisme marxiste, d’autant plus convaincant qu’il se donnait pour une science de l’homme, pour une physique des sociétés et simultanément pour une infaillible technique d’instauration de la justice ; on voit en lui un éclatant renouveau de la philosophie du XVIIIe siècle, mère de la Révolution française, une décisive confirmation du prophétisme scientiste et laïque. Tout ce qui était vague acquiert une netteté géométrique et, du coup, l’Université se regroupe.
Jaurès et l’évangile des temps nouveaux
En son détail administratif la réforme de 1902 est sans intérêt ; il la faut noter pourtant, car elle ouvre une première brèche dans la ceinture fortifiée de l’humanisme secondaire à base de latin, elle inaugure les empiétements de l’enseignement moderne plus sympathique à l’école primaire et populaire. Mais il est clair que le fait probant, le fait symbolique, c’est la montée au zénith de Jaurès dont la riche personnalité gratifie le socialisme français d’un style à la fois populaire, universitaire et cicéronien. Lorsqu’il fonde son journal L’Humanité, on s’amuse ou l’on s’émerveille de voir enseigner l’évangile des temps nouveaux par un ancien professeur de faculté de très grande classe, que secondent des écrivains renommés, un bibliothécaire de l’École normale supérieure et une imposante équipe d’agrégés (...).
Il serait très exagéré d’en conclure que l’Université dans son ensemble fut convertie au socialisme, mais désormais, du sommet à la base, ses éléments les plus actifs ou les plus remuants se tournèrent vers lui : une fraction extrémiste des instituteurs le jugea même trop enlisé dans le marais parlementaire et donna son adhésion aux thèses du syndicalisme révolutionnaire. Cette mutation ne s’exprime pas seulement par un glissement électoral vers la nouvelle gauche jauressiste. Si l’animosité des militants universitaires à l’égard de l’Église n’a pas faibli, un autre ennemi, le capitalisme, inspire maintenant leur colère vengeresse. Surtout, et comme par l’effet de la loi du balancier, le nationalisme, le patriotisme se reportant vers la droite, l’esprit laïque communie volontiers avec le pacifisme et l’internationalisme, l’instituteur se fait de plus en plus, selon le mot de Jules Romains, le calme fantassin de la République universelle. Brandir comme on l’a fait cent fois la funèbre statistique des instituteurs et professeurs tombés sur les champs de bataille de la première guerre mondiale ne prouve rien que les désaccords entre l’idéologie d’une part, la discipline et les sentiments subconscients de l’autre. Le sens général de l’évolution que nous retraçons ne fut pas altéré par la catastrophe. L’assassinat de Jaurès, les horreurs du conflit ne firent qu’accélérer le rythme de l’histoire et, dans ces conditions, la Révolution russe à ses débuts fut accueillie par nombre d’universitaires au moins avec une curiosité bienveillante, souvent avec une espérance passionnée.
Du gauchisme au Front populaire
La paix revenue, les lignes du tableau s’accusent en pleine lumière. Quoi de plus clair que l’adhésion de la majorité des enseignants à la forme syndicale et à la C.G.T., malgré les interdictions gouvernementales, l’affirmation qu’un tel geste était illégal et le recours du pouvoir à des foudres mouillées ? La preuve était faite que l’Université gauchiste formait désormais un État dans l’État. Des cent vingt mille instituteurs, les trois quarts faisaient partie du puissant Syndicat national, vingt mille au moins du parti socialiste où ils jouaient un rôle des plus actifs. Encore convient-il d’ajouter que parmi ces derniers comptaient la plupart des dirigeants et que beaucoup d’entre eux se montraient adeptes de l’internationalisme prolétarien, de la destruction du traité de Versailles et des insurrections coloniales. Deux épisodes illustrent suffisamment les conséquences de ces attitudes.
D’abord l’action menée en faveur de ce qu’on appelait l’école unique. Dans son livre sur la République des professeurs, Albert Thibaudet a montré que le grand public s’était en somme désintéressé de cette querelle de pédants à laquelle il n’avait rien compris ; elle n’en fut pas moins très vive, fertile en équivoques et en obscurités. Il s’agissait de faciliter l’accès des pauvres aux degrés moyen et supérieur de l’enseignement, chose louable pourvu qu’on la réalisât avec mesure et prudence en tenant compte des exigences d’une vraie culture. Mais on eut, en bien des milieux, l’impression que l’esprit primaire et scientiste cherchait à se frayer des voies plus larges vers les sommets de la hiérarchie universitaire et que la démagogie s’insinuait de plus en plus dans les discussions. D’autre part, l’occasion était bonne d’utiliser des termes ambigus et de soutenir que la seule école unique digne de ce nom, c’était l’école du peuple, égale pour tous, qu’avait préconisée Michelet, donc le monopole universitaire. Nul doute que si des soucis plus graves ou plus pressants n’avaient sollicité l’attention, on aurait vu se développer une nouvelle manœuvre visant à donner enfin aux lois Ferry ce que certains disaient être leur achèvement logique.
Plus ostensible et plus fracassante fut, à partir de 1934 l’intervention du monde universitaire dans la bagarre entre fascistes et antifascistes. Il parut évident que la foi laïque et socialiste ordonnait de s’engager contre les imitateurs français de Mussolini et de Hitler. Ne voyait-on pas d’ailleurs se ranimer, se colorer tous les souvenirs fournis par la tradition libérale et radicale du siècle précédent ? On constatera sans surprise que les dirigeants du Syndicat national des instituteurs travaillèrent au lancement de ce qui allait être le Front Populaire bien avant que les communistes se fussent, par ordre, ralliés à l’opération pour la faire servir à leurs fins propres. N’oublions pas de situer au centre du grand rassemblement une organisation nouvelle qui eut presque valeur de symbole, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes – dont il convient de préciser tout de suite qu’il se recrutait à peu près exclusivement dans le monde des écoles ; plus tôt, plus clairement qu’aucun autre groupement, il fut conçu de manière à signifier la fraternelle alliance des radicaux, des socialistes et des communistes. C’est à son président que revint l’honneur de patronner le premier et sensationnel meeting parisien où Daladier, Blum et Thorez conclurent dans l’émotion générale, le pacte d’amitié des partis de gauche (...).
La situation présente
Ce retour sur le passé était indispensable. Il permet de mieux comprendre la situation présente et, sous le paradoxe choquant, de retrouver une logique explicative. Nul doute que le communisme subisse déjà un vieillissement morbide, qu’en Russie même il soit ébranlé, que les satellites tirent sur les liens qui les rattachent à la planète centrale, que dans les démocraties d’Occident les ouvriers ne croient plus guère à lui. Il spécule, comme cela va de soi, sur l’entrée en lice des peuples affamés et ignorants, mais on s’étonne de voir qu’en France notamment, ses positions les plus fortes sont celles qu’il conserve ou améliore parmi les intellectuels et les universitaires.
Faisons le point en quelques mots. Admettons que trois cent mille fonctionnaires dépendent aujourd’hui du ministère de l’Éducation nationale : cinquante mille d’entre eux pour le moins cotisent au parti communiste ou à ses filiales. L’enseignement technique, les grandes écoles ont été particulièrement colonisés. Au dernier congrès du Syndicat national des instituteurs, il est apparu que les communistes détenaient le quart des mandats. L’arithmétique ne dit pas tout, à beaucoup près ; un marxisme plus ou moins diffus, plus ou moins sollicité à l’avantage de l’Union Soviétique, tend à se répandre du haut en bas de l’Université comme s’il s’agissait d’une vérité indubitable qu’on donne ouvertement pour telle sans cesser pour autant de jeter feu et flamme au nom de la neutralité scolaire contre quiconque prétendrait enseigner le thomisme ou l’idéalisme chrétien. Soit consciemment et méthodiquement, soit dans le demi-jour des formules scientistes et d’un progressisme mal défini, l’école accorde à la propagande communiste un concours d’une inestimable importance. On se doit d’analyser avec le plus grand soin un fait aussi inquiétant.
Le communisme héritier de la tradition anticléricale
Une fois de plus il faut commencer par l’obsession laïciste. Les grandes espérances suscitées par le triomphe électoral du Front populaire aboutissent en quatre ans et presque jour pour jour à la défaite, à l’invasion et aux funérailles de la République. Selon le sentiment de nombreux instituteurs et professeurs, un nouveau Mac-Mahon règne à Vichy et instaure un nouvel « ordre moral ». Cette conviction, d’abord hésitante ou muette, se renforce lorsqu’on voit se développer contre les universitaires d’extrême-gauche une persécution relativement bénigne, mais souvent injuste et presque toujours maladroite, lorsque est annoncée l’intention de supprimer les écoles normales ; enfin et surtout lorsque s’accuse le dessein de redonner place officielle à l’Église. Dans ces conditions, la libération prit valeur d’une éclatante revanche républicaine, antifasciste et anticléricale, à laquelle les communistes se flattaient d’avoir décisivement contribué ; elle devait pourtant être suivie d’amères déceptions.
On croyait, aux élections de 1946, assurer le monopole du pouvoir au front commun socialiste-communiste, mais ces prévisions furent mises en déroute par la modeste rentrée des radicaux et bien plus par le succès retentissant de la démocratie chrétienne. À travers les fluctuations ou les inversions de la vie parlementaire, il fallut désormais constamment compter avec un parti qui, si désireux qu’il fût de se tourner vers la gauche, ne pouvait trahir la religion dont il se réclamait. Les changements imposés par le rapport des forces ont ainsi créé un malaise chronique. Les milieux dont le laïcisme est la charte ne se consolent pas de voir les lois sur les congrégations tomber en désuétude, l’État subventionner les écoles confessionnelles et des catholiques avérés admis dans les conseils gouvernementaux ou même appelés à la magistrature suprême. Pour eux, que de scandales ! Or, il est patent que socialistes et radicaux, devenus ou redevenus partis de gouvernement, ont dû pactiser avec la démocratie chrétienne, tandis que les communistes, à l’aise dans l’opposition, pouvaient se prévaloir d’une farouche orthodoxie anticléricale, ce qui ne les empêchait nullement de prodiguer sur d’autres plans les avances aux « chrétiens progressistes ». Tous ceux qui n’ont pu se guérir de croire que Rome demeurait l’ennemie jurée de la liberté de conscience et que la consigne gambettiste avait toujours force impérative quémandent donc des appuis auprès de ceux qui s’offrent avec audace. Et ils paient par la sympathie, la confiance déclarée ou la connivence résignée (...).
L’avènement des révolutionnaires professionnels
Une tradition d’abord libérale, puis socialisante et ouvriériste, qui a pris la valeur d’un credo, puis un faisceau de circonstances bien faites pour jeter le trouble dans les esprits, expliquent donc les gains considérables réalisés dans l’Université par les agents du parti communiste et, ce qui revient au même, du soi-disant « Mouvement de la Paix ». Les maîtres qui refusent l’enrôlement direct n’en sont pas moins dans bien des cas préparés par la nostalgie de l’union des gauches et le rêve de l’union des peuples à des collaborations dont ils ne voient pas qu’ils sont dupes. Une fois de plus d’ailleurs, l’individualisme démontre ses faiblesses et ses vacillations. Au début du siècle Anatole France rejoignait le socialisme, ce qui était paradoxal, mais inoffensif et préfigurait des démarches moins anodines. N’avons-nous pas vu en notre temps les chefs de file du romantisme libertaire, André Gide, Romain Rolland, tomber pour plus ou moins longtemps, et non sans dommage, dans les filets du stalinisme ? Plus près de nous encore, un Sartre, ancien professeur de philosophie, ne l’oublions pas, prétend demeurer fidèle à son anarchisme, ce qui n’empêche qu’en pratique et sur presque tous les points, il s’associe aux campagnes des hommes de Moscou. On songe au raccourci prophétique et symbolique dessiné par Dostoïevski dans Les Démons : le père est un honnête professeur libéral de style quarante-huitard, vaniteux, puéril, chimérique et bonasse ; le fils est un nihiliste immoral et cynique, un révolutionnaire professionnel en quête du tyran dont il sera, s’il réussit, l’éminence grise. Comme il arrive bien souvent, l’art en ses exagérations mêmes dévoile de terribles vérités (...).
Nous avons différé l’examen ou du moins la mention d’un aspect du problème qui à lui seul exigerait tout un livre. L’un des fléaux de notre époque, l’une des folies les plus explosives, c’est la volonté d’accélérer outre mesure ce qui ne peut se passer du temps, c’est-à-dire l’accession à la culture. Déjà dans tous les pays, en France comme ailleurs, il en résulte la multiplication des faux lettrés, des pseudo-intellectuels, d’autant plus butés et fanatiques qu’ils savent moins et pensent peu, d’autant plus désireux aussi de faire carrière, de se classer parmi les maîtres ou les contremaîtres. On ne connaît que trop cette forme de l’arrivisme et l’on sait qu’elle est rarement féconde ; mais on la retrouve avec une virulence accrue et, disons-le sans délai, une signification bien plus haute au cœur du drame destiné sans doute à bouleverser maintenant le siècle, de la lutte qui se déroule entre les colonies d’hier et les nations colonisatrices, résignées à la retraite.
La multiplication des faux lettrés
Convenons qu’ici la position des universitaires français ne laisse pas d’être délicate. On s’est targué d’apporter les bienfaits des lumières en des régions d’Asie et d’Afrique sommairement jugées ignorantes et apathiques et qu’on ne voulait pas abandonner aux entreprises éducatives des missions chrétiennes. Il fallait dès lors choisir entre deux méthodes : ou bien concevoir un enseignement compatible avec les traditions et, lorsqu’elles possédaient une indiscutable valeur, les cultures indigènes ; ou bien imposer à d’autres clientèles scolaires dans toute la mesure du possible ce qui était authentiquement occidental et français. L’intérêt, l’orgueil pharisaïque et l’idéalisme se confondant ici sans peine, on opta naturellement pour le second parti ; mais on ne voulut pas voir qu’il impliquait et promettait une politique d’assimilation complète.
Dès l’instant qu’un Kabyle ou un Annamite parlent français, s’initient à nos sciences et à notre vie civique, conquièrent nos diplômes, la conclusion est irrésistible et l’on doit les traiter comme des Français. Nous n’avons pas su dégager à temps avec une suffisante ampleur les conséquences nécessaires de notre option première et nous avons ainsi rendu fatal le schisme que préparaient d’autres causes. Que les élites nationalistes soulevées contre notre autorité du Tonkin au Maroc aient été en grande partie formées dans nos écoles, il n’y a rien là que de parfaitement naturel : elles réclament ces droits dont elles ont, grâce à l’exemple européen, senti qu’elles avaient été dépouillé. Cette situation très classique rend compte du caractère ambigu, instable, composite, des partis nationaux qui ont surgi dans toute la zone naguère colonisée ; il s’y rencontre assurément des ambitieux sans scrupules, des fanatiques soucieux avant tout de venger d’anciennes humiliations, des néophytes du marxisme, des agents d’affaires, mais aussi des intellectuels qui, convertis à l’idéologie moderne, conservent une certaine sympathie pour le pays qui les en gratifia et souhaitent ne pas répudier son influence. Qui ne voit que les anciennes colonies anglaises répugnent à quitter le Commonwealth et qu’il en sera peut-être un jour des nôtres comme de celle de la vieille Espagne, devenues républicaines, mais fidèles à l’hispanisme ?
La politique et la justice
Si les problèmes n’étaient faussés par la menace soviétique, la crainte de périlleuses subversions et de la troisième guerre mondiale, on dirait vite conformes à la justice immanente, non pas la dislocation des empires nés de la colonisation occidentale mais de vastes réformes internes abolissant ou réduisant les différences entre les maîtres et les élèves (...).
Par malheur, ils oublient une fois de plus que rien n’est simple et que la politique ne peut jamais se confondre avec une justice rectiligne, fille du raisonnement pur. Remonter à la source conduit à évoquer la question la plus mal famée d’aujourd’hui, celle dont, en raison de souvenirs atroces, il est à peu près interdit de parler sans passion. On entend bien qu’il s’agit du racisme auquel un professeur de Sorbonne vient précisément de consacrer tout un livre d’exorcisme en affirmant qu’il est en définitive le seul péché vraiment capital. La vigueur dans l’anathème suppose ou requiert des définitions sans équivoque. Si le racisme conduit à l’asservissement ou au massacre des races dites inférieures, alors en effet on peut se dispenser de toute discussion à son sujet, car il n’est personne qui ne le doive condamner. Mais si la négation du racisme ou de ce racisme criminel oblige à proclamer que tous les peuples se valent, que tous les hommes se valent, qu’aucune difficulté réelle ne doit naître nulle part des contacts entre les civilisations différentes, on abandonne le domaine des faits pour prêcher ou vaticiner. Nous ne sommes pas seulement en présence d’un théorème moral ou d’une affirmation de la conscience religieuse, mais aussi d’une série de situations très complexes et très différentes, un traitement spécial devant être adapté à chacune. Certes, il faut tenir largement, hardiment compte des intérêts et des droits des autochtones, mais aussi de ceux des Français lorsqu’ils sont fonction d’un labeur utile, des intrigues subversives qui se donnent libre cours partout où l’anarchie reparaît, de l’équilibre mondial, des dangers de guerre. Il est bien évident qu’en pareil imbroglio la tâtonnante recherche des ajustements et des compromis fait appel au plus tenace courage et qu’elle traîne après elle l’inévitable séquelle des brutalités et des hypocrisies. Comme on voudrait pouvoir se détourner de la jungle ensanglantée et s’en tenir vertueusement à des vœux pieux ou à des déclarations indignées ! Mais quoi ! Nous vivons sur terre et en un siècle de fer. Le vrai devoir humain n’est-il pas d’accepter dans tous les cas toutes les conditions de la tâche, y compris les plus déchirantes ?
Échapper aux pièges...
Il serait très exagéré de prétendre que le drame algérien, exemple typique des problèmes soulevées par la liquidation du colonialisme classique, soit au centre des préoccupations mondiales. Il le serait plus encore de le ramener à la seule action d’un boomerang idéologique, à l’effet d’un essaimage de la culture moderne et d’une insurrection d’élèves prenant au sérieux ce qui leur fut révélé. Mais on voit toutefois sans peine pourquoi cette question obsède cruellement beaucoup de Français et peut-être plus particulièrement d’intellectuels et d’éducateurs : elle condense en elle tout ce qui constitue la sévère mise à l’épreuve d’une foi politique universaliste aux prises avec l’égoïsme national d’une part, la prudence et le sens des réalités de l’autre. Quand les universitaires, qui, comme chacun sait, forment la clientèle principale de journaux tels que Le Monde, s’avouent très mal à l’aise devant les violences de la guerre d’Algérie, quand ils appellent de tous leurs vœux une solution dictée par les principes égalitaires et libéraux dont ils ont favorisés l’exportation, il n’est rien là que d’honorable et l’on s’en voudrait de ne pas sympathiser avec cet état d’esprit. Mais l’enjeu est si important et la valeur éclairante de cette position est si considérable qu’on n’est pas dispensé de se demander si le recours à la théorie et à ses commodités ne va pas sans simplisme ou sans présomption, n’aboutit pas à s’abstraire des réalités, à prendre la phraséologie ou la passion pour pensée cohérente, à servir inconsciemment des combinaisons machiavéliques dont la réussite porterait le coup de grâce à toutes nos espérances, à la liberté, à la paix. Échapper aux pièges, c’est d’abord étendre son regard, tenir autant que possible compte de toutes les données, obéir à la sagesse empirique en même temps qu’aux invites de la raison et du cœur.
Nous avons essayé de montrer pourquoi l’Université, en tant que corps social, n’est préparée ni par son histoire, ni par ses habitudes intellectuelles, ni par ses tendances, à remplir excellemment la fonction inspiratrice ou dirigeante qu’elle prétend assumer. Que lui faudrait-il pour en être mieux capable ? Peut-être, avant tout, une cure d’humilité ou, si l’on préfère le jargon en vigueur, une sincère autocritique...
Léon ÉMERY.
Paru dans Tradition et progrès en 1958.