L’annonciateur du corps mystique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre EMMANUEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’économie du plan divin, chacun de nous joue un rôle essentiel : Léon Bloy a-t-il jamais dit, a-t-il jamais voulu dire autre chose ? Il le dit à une époque où triomphe cet atomisme spirituel qui est un blasphème à l’individualisme véritable, et dont toute une littérature de nausée s’acharne à diagnostiquer l’effritement. Ceux qui le lisent aujourd’hui commencent seulement à comprendre la terrible présence qu’il lui fut donné d’assumer, cette taille qu’il nous restitue par son exemple à peine soutenable. Imaginez un homme souffrant la Passion du monde, communiant de toutes ses fibres à l’universelle douleur, dans le temps et hors du temps, avec cette réceptivité véritablement catholique dont ceux qui la possèdent tirent le sentiment de leur souveraine responsabilité. L’univers d’un tel homme, c’est naturellement l’Église, l’unité spirituelle du genre humain dans la faute et dans la Rédemption. Être soi-même et tout le genre humain, ce n’est plus la vision du philosophe, qui réduit à certaines constantes universelles la complexité de ses actes et de ses pensées : l’identité dont il s’agit ici ne laisse rien échapper de notre vie la plus secrète, elle innerve de notre présence l’espace et la durée. Quoi que nous fassions, nous sommes au centre de tout : sans le savoir, nos moindres gestes commandent selon d’imprévisibles rapports le cours entier de l’universelle Destinée.

Quel est l’axiome de cet ordre inénarrable (pour reprendre un adjectif de Léon Bloy), et que les anges mêmes ne contemplent qu’en tremblant ? C’est que Jésus, étant le Patient absolu, est aussi le contemporain absolu de tout homme venant en ce monde : et, par Jésus, tout homme est le contemporain de tout autre, quelle que soit entre eux la distance de temps. Nous sommes toujours à la Passion du Christ, et toute l’humanité souffre avec le Christ cette passion qui ne prendra fin qu’au jour de la Gloire. Cette douleur commune autant qu’inépuisable, c’est l’eau profonde dont nous sommes faits, et qui se distribue, selon le caractère providentiel de chacun, en de mystérieux équilibres : nous souffrons, plus ou moins, de la pression de tout l’ensemble, et tout l’ensemble pâtit de notre souffrance ou de notre péché. Plus encore, ce dernier étant le vitriol qui défigure l’image divine en l’homme, par lui c’est Jésus-Christ qu’en nous-mêmes ou en nos frères nous osons défigurer. « Jésus est au centre de tout, il assume tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, ou de tuer qui que ce soit sans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le visage du Christ pour recevoir un soufflet, de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant les siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne. »

Il n’est pas indifférent de souligner cette image, qui élargit jusqu’aux astres le geste humain : elle est pour Bloy l’expression la plus directe, la plus concrète, de la réalité. Ce symbolisme cosmique, si grandiose soit-il, est encore inférieur à la majesté du firmament spirituel : les distances entre les astres, que sont-elles auprès des étendues de temps qui séparent les individus d’un même système humain ? La loi de gravitation universelle n’est qu’un écho affaibli de l’universelle solidarité qui préside au ciel de l’homme. « L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s’agit de retourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. Aucun homme ne peut voir que ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme. »

Mystérieuse analogie, seule clef de ma solitude ! Tout se tient dans l’univers de la présence absolue : l’ordre des âmes se projette selon l’ordre du monde ; cet abîme de signes dont je suis le soleil figure la totalité de mes rapports avec l’abîme essentiel, l’Humanité insondable. Et l’énorme Mystère, qui défie les calculs des plus audacieux observateurs du monde astral, ce mystère de la solitude infinie et de l’infinie solidarité (l’une impliquant l’autre, toute vie étant unique au sein de l’universelle harmonie), est consommé dans l’acte rédempteur par excellence, le sacrifice de la Croix. Si la Croix n’avait été dressée au cœur de l’histoire, l’absurdité de l’homme fût demeurée sans espoir. Mais le Christ rassemble les membres épars de l’analogie universelle, afin que le Corps mystique soit cloué avec lui sur la Croix. L’astronomie sublime que Léon Bloy nous invite à pratiquer, c’est la contemplation incessante des souffrances de Jésus, à travers lesquelles s’établit « le miracle constant d’une balance infaillible entre les mérites et les démérites humains », selon des lois d’affinité merveilleuse, infiniment plus exactes que celles qui règnent au firmament, et cohérentes de la cohésion même du Corps adorable dont les échanges par elles sont régis.

Qu’on lise, dans les Méditations d’un Solitaire en 1916, les pages sur la Communion des Saints. Dans un raccourci d’une densité surprenante, elles résument toute la théologie de l’auteur du Désespéré. Le dogme de la Communion des Saints et ses corollaires indispensables : la réversibilité du temps et le mystère de toute véritable identité, y sont épousés dans la profondeur avec une prescience frémissante. N’est-il pas naturel qu’un prophète comme Bloy (car, au sens biblique, au sens éternel, il fut avec Dostoïevski le grand prophète de l’Apocalypse présente) fasse éclater l’absolue simultanéité de tout acte humain, et, d’une manière définitive, démasque l’imposture du temps ? Kiriloff, dans les Possédés, dit du temps qu’il est le « vaudeville du diable ». Et Léon Bloy, de même : « le temps est une imposture de l’Ennemi du genre humain que désespère la pérennité des âmes ». D’ailleurs, tout ce qui dans la pensée du XIXe siècle pressent d’une manière quelconque la catastrophe, insiste sur la nocivité du temps, mirage perfide d’une réalité qui se dérobe sans cesse : la force successive, entraînant l’homme à sens unique vers sa mort, défait ses identités l’une après l’autre, et, fleuve au peu profond courant, précipite ces images de fuite qui masquent la permanence de la véritable durée. Certes, il serait vain de nier l’accélération propre à l’histoire que Bloy lui-même, à propos du XVIIIe siècle, nous rappelle en termes saisissants : mais cette accélération n’est que le signe de l’aveuglement de l’homme, trop occupé du but immédiat de ses actes pour en saisir les effets dans leur irradiante multiplicité. Ce temps vers la mort dont le sens nous obsède est la faux qui tranche une à une nos racines, nous retranche de notre identité, soit dans la fausse sécurité d’un isolement illusoire, soit dans le désespoir d’une solitude qui, sans le savoir, fait trembler toute l’humanité de froid.

Mais si, nous recueillant dans la durée œcuménique, nous comprenons que le courant qui nous emporte, en apparence frisson superficiel, n’en ébranle pas moins la figure entière de l’étendue ; que l’éternité sans cesse en attente dispose, d’après des équivalences inconnues, les séries d’évènements empruntés à des époques différentes ; que toute vie est une résultante de forces dont certaines ne se sont pas manifestées encore, et qui convergent en éternité pour créer une forme singulière dans le temps ; que cette forme, – chacun de nous –, de par son libre arbitre, possède le pouvoir de modifier, d’une manière qui lui est d’ailleurs imprévisible, l’ensemble du devenir, par l’introduction d’une composante décisive, divine ou démoniaque, – par la prière ou par le péché ; alors s’éclairera pour nous le sens de ce passage essentiel : « Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire. Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d’autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu’on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées. La révélation de ces prodiges sera le spectacle d’une minute qui durera l’éternité. »

Tout le monde a lu, dans le Désespéré, les splendides réflexions de Marchenoir sur l’histoire. Elles sont comme l’épanouissement de cette vision de la Communion des Saints, dont, cinquante années durant, Léon Bloy fit dans la douleur l’expérience quotidienne. Le Solitaire de 1916 ne fera que réitérer, au cœur d’une catastrophe attendue, la prophétie du Désespéré de 1886. Tous deux enveloppent l’histoire du monde dans le mystérieux filet d’un Vouloir providentiel. Tous deux y voient « un acte unique, indéfiniment réfracté dans (les) créatures... un seul GESTE infini, produit par un Être absolu, et répercuté dans l’innumérable diversité apparente des symboles ». Cette « Identité surnaturelle », loin de s’inscrire par un développement continu dans la logique de l’histoire (comme le voulait Bossuet, pour qui le temps était la révélation des desseins de Dieu), calcine la durée de telle sorte que tous les évènements soient « contemporains et simultanés ». L’histoire étant synoptique par essence, chaque point du temps devient « le centre de l’univers... le passé et l’avenir (irradiant) lumineusement de ce foyer et (convergeant) en frémissant vers cet ombilic ».

De la sorte éclate l’ubiquité de chacun dans le jeu total de l’histoire : ubiquité « parfaitement inconnue de nous-mêmes », et que Dieu seul peut contenir. « En réalité tout homme est symbolique, et c’est dans la mesure de son symbole qu’il est un vivant. Il est vrai que cette mesure est inconnue, aussi inconnue et inconnaissable que le tissu des combinaisons infinies de la solidarité universelle. Celui qui saurait exactement, par un prodige d’infusion, ce que pèse un individu quelconque, celui-là aurait sous les yeux, comme un planisphère, tout l’Ordre divin. »

Dans la hiérarchie des correspondances morales, notre être entier s’établit selon une infinie multiplicité de plans. Les plus hautes activités spirituelles (parmi lesquelles Léon Bloy rangeait la Poésie), révèlent certains des échanges de cette formidable unité : mais si vive que soit l’intuition de celle-ci, le « sommeil prodigieux » qui suivit la Chute ne nous en laisse, au mieux, que ces confuses images du rêve, dont la réalité même est mise en cause par l’incohérence de leur déroulement. Nous avons perdu la clef de notre propre réalité : mais cette clef existe, elle est le Nom qui nous profère, l’intégrale de notre présence temporelle. Au centre de la Communion des Saints, notre identité (c’est-à-dire notre ubiquité) est une forme de participation absolument singulière, une énergie à laquelle nulle autre ne saurait se substituer. Ce que nous nommons conscience représente une approximation nécessaire (quoique toujours infiniment éloignée) de notre vérité. En ce sens, toute conscience est prophétie, et, dans la mesure où elle révèle son caractère surnaturel, prière. Le plus haut degré de la conscience, selon Léon Bloy, c’est la foi. Le croyant prend part à cette Révélation de l’énergie universelle que tout moment de l’histoire fait éclater aux yeux de Dieu, et que nous nommons l’éternité, le nom même de notre inconnaissance ! Ainsi, sans du tout savoir qui nous sommes, le sommes-nous du moins positivement : « l’homme de prière », dit Léon Bloy presque comme Baudelaire, « est... le concentrateur de toute puissance naturelle ou surnaturelle. Il fait ce qu’il veut, comme il le veut, parce que, participant de l’omnipotence de Dieu, il est encore plus son ami que son créancier, ou plutôt c’est un créancier amoureux de son débiteur, un créancier à genoux et tout en larmes ». Pèlerin de son identité perdue, pèlerin de l’absolu, l’homme de foi se reconnaît en tout homme, il assume l’histoire entière comme la sienne propre, ne sachant qu’une chose, mais la sachant infiniment : « il y a dans tout chrétien un homme de douleurs et c’est celui-là qui est Dieu », proposition dont nous ne connaissons que trop le corollaire : il y a en chacun de nous un homme de péché, et c’est celui-là qui est le bourreau de Dieu.

 

 

 

Pierre EMMANUEL.

 

Paru dans Léon Bloy,

édition du centenaire 1846-1946,

onzième Cahier du Rhône,

Éditions de la Baconnière, 1946.

 

 

 

 

 

 

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