Christkindel et Hans Trapp

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice ENGELHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA FÊTE ANNIVERSAIRE de la naissance de Jésus-Christ est célébrée dans toute la chrétienté le 25 décembre, et s’appelle Noël en France, Christmas (la messe du Christ) en Angleterre et Weihnachten (la nuit sacrée) en Allemagne. Dès le VIe siècle s’introduisit l’usage de célébrer trois messes à l’occasion de cette solennité, l’une à minuit, l’autre au point du jour, la troisième le matin. Au Moyen Âge, cette fête était reproduite par des spectacles en plein vent où figuraient divers personnages et où l’on voyait un petit enfant dans une crèche, la Sainte Vierge et saint Joseph à ses côtés. L’on chantait en patois des cantiques appelés noëls, sur des airs spécialement composés pour la célébration de la Nativité. Dans quelques pays, ces fêtes dégénérèrent en mascarades. Le peuple dansait dans l’intérieur même des églises, portant à la main des bougies allumées, chantant des chansons, battant du tambour, raclant du violon, le tout avec accompagnement de l’orgue qui jouait des chaconnes.

Les réveillons d’aujourd’hui sont le dernier vestige de ces festivités populaires, car la messe de minuit est presque généralement abolie.

En Alsace et dans toute l’Allemagne, Noël est la fête des enfants. En commémoration de ces paroles du Christ : « Laissez venir à moi les petits enfants ! », l’usage s’est établi de donner à Noël des cadeaux à la marmaille, et pour exhorter les enfants à se bien conduire, la mère ne manque jamais de dire que, s’ils sont sages, l’Enfant Jésus, le Christkindel, leur apportera des joujoux à Noël. Il paraît que, sur cette promesse, l’immense majorité des enfants est très sage, car la quantité des joujoux distribués est énorme. En Alsace, il se tient, aux approches de Noël, des foires tout spécialement consacrées à la vente des joujoux. Comme cette foire coïncide avec l’anniversaire de la naissance de l’Enfant Jésus, on l’appelle Christkindelsmarkt.

Là viennent s’étaler tous les produits de l’industrie bimbelotière : les pièces en étain et en plomb, coulées dans des moules, colorées et vernies, dont on compose les petits ustensiles de cuisine et les soldats à pied et à cheval ; les jouets en bois sous forme de meubles, de sabres, de fusils, de grands chevaux qui galopent en basculant ; les joujoux en carton figurant des oiseaux, des chiens, des chats qui chantent, aboient et miaulent sous la pression des doigts… et des poupées !… il y en a de toutes grandeurs et pour toutes les bourses, depuis le petit squelette en bois jusqu’à la poupée grande dame, couverte de velours et de dentelles, avec une tête en porcelaine, des yeux en émail et des cheveux frisés ; puis, tous les instruments tapageurs qui font la désolation des locataires paisibles : trompettes, tambours, accordéons, flageolets, mirlitons ! et les canons en bois, les chariots, les équipages, les cerceaux, les toupies, les quilles, les balles, la poterie avec ses tasses, ses assiettes et ses plats en miniature ; tous ces articles enfin que l’industrie a imités des joujoux de Nuremberg.

On conduit les enfants à la foire du Christkindel, on leur fait admirer toutes ses merveilles, et on leur répète ce qu’on leur a dit pendant l’année entière, que, s’ils sont sages, l’Enfant Jésus leur enverra la veille de Noël un ange pour leur distribuer des joujoux. Cependant, comme les parents ont remarqué, depuis bien longtemps, que l’espoir des cadeaux du Christkindel ne suffisait pas toujours pour rendre les enfants dociles, ils ont imaginé de leur faire peur par l’annonce d’un personnage diabolique qui accompagne le bon ange et qui est chargé de fustiger les petits polissons. C’est l’idée des récompenses du paradis et des punitions de l’enfer rendue sensible et mise à la portée des enfants.

En Allemagne, ce compagnon du Christkindel porte le nom de Pelznickel ou Pelzmichel (Nicolas ou Michel le Velu), dénomination qui vient de ce que ce personnage est d’ordinaire enveloppé de fourrures. Dans la basse Alsace, dans le Palatinat et dans une partie du duché de Bade, il porte un nom tout spécial ; il s’appelle Hans Trapp.

L’origine de ce nom est assez curieuse et remonte au XVe siècle. En l485, Jean de Dratt (ou de Trott), maréchal de la cour de l’Électeur palatin, fut investi du commandement du château de Bärbelstein, situé entre Landau et Wissembourg. Du haut de son château, le maréchal de Dratt vexait de toutes les manières les gens de l’abbaye de Wissembourg. Il rançonnait les voyageurs, pillait les villages, s’emparait des droits de chasse et de pâturage, barrait le cours de la Lauter pour empêcher le flottage des bois et la marche des moulins, et prenait un plaisir infernal à entendre les malheureux paysans gémir sous le poids de sa tyrannie. Aussi devint-il bientôt la terreur du pays, et longtemps encore après sa mort les parents faisaient trembler leurs enfants en disant : Prenez garde, Jean Dratt va venir ! Le nom a été peu à peu corrompu et est devenu Jean (en allemand, Hans) Trapp.

Aujourd’hui, le château de Bärbelstein ne présente plus que des ruines ; les exactions et les crimes du féroce maréchal sont oubliés, et son nom ne sert plus qu’à faire peur aux petits enfants.

La soirée du 24 décembre, si impatiemment attendue par les mioches et les bambins, est enfin arrivée. Les parents ont été en cachette acheter des joujoux à la foire. Dans une chambre, l’on a érigé un petit sapin surmonté d’un ange aux ailes d’or, tout chargé de petits cierges, de bonbons, de pommes d’api, de pains d’épice, de noix d’or et d’argent. Tout autour sont disposés les joujoux de grande dimension : les chevaux de bois, les brouettes les cuisines complètes. Sur des tables, éclairées par une multitude de bougies, sont rangés en bataille des soldats en carton avec leurs canons en bois et leurs forteresses garnies de ponts-levis. Les poupées, les pantins, les fusils, les tambours sont accrochés aux murs.

Les enfants sont partagés entre l’espérance et la crainte. La petite fille compte sur une belle poupée, mais elle a quelquefois trempé les doigts dans le pot aux confitures, et quoique sa maman l’ait ignoré, Hans Trapp pourrait bien s’en être aperçu. Le petit garçon rêve fusil, tambour, canon en bois, mais il sait qu’il a souvent polissonné, et il n’ose pas trop compter sur les largesses de Christkindel. Chacun fait son petit examen de conscience et tous sont inquiets.

Tout à coup l’on entend une clochette aux sons argentins. La porte s’ouvre et Christkindel paraît. C’est une femme vêtue de blanc, aux longs cheveux blonds, d’ordinaire figurés par une perruque de chanvre. Sa figure est enfarinée pour la rendre méconnaissable, et elle porte sur la tête une couronne de papier doré. D’une main elle tient la clochette d’argent ; de l’autre, une corbeille qui renferme des bonbons.

Derrière Christkindel, la porte ouverte laisse apercevoir les bougies qui illuminent les joujoux étalés dans la pièce voisine. La joie des enfants est au comble, mais soudain elle se change en épouvante. Un grand bruit de ferraille s’est fait entendre, et bientôt apparaît Hans Trapp, le corps couvert d’une peau d’ours, la figure noire, avec une grande barbe, et tenant à la main une verge menaçante.

Les enfants tremblent et se cachent. Hans Trapp demande d’une voix caverneuse quels sont ceux qui n’ont pas été sages, et leur distribue quelques tapes avec sa verge. Mais bientôt Christkindel intervient : les enfants lui promettent d’être bien sages à l’avenir ; l’ange chasse le démon, et les conduit devant l’arbre de Noël pour leur distribuer les précieux joujoux en leur disant de douces paroles.

Les bambins et les bambines s’emparent des jouets, sonnent de la trompette, battent du tambour, habillent et déshabillent les poupées, tirent les ficelles du pantin, font manœuvrer les soldats de carton…

Au milieu de ces joyeux ébats, Christkindel a disparu et les enfants ont bien vite oublié les terreurs que Hans Trapp leur a causées. Les années se passent, les enfants deviennent hommes, mais pour beaucoup ces premières impressions subsistent, et combien n’en voit-on pas qui comptent sur les joujoux du paradis et qui tremblent devant les Hans Trapp de l’enfer !

 

 

 

Maurice ENGELHARD,

Souvenirs d’Alsace, Berger-Levrault, 1890.

 

Recueilli dans :

Histoires et légendes de l’Alsace mystérieuse,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Sand, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

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