Au pays du Couserans
par
Marguerite d’ESCOLA
Aimez-vous les légendes ?
Un soir, le Seigneur et Pierre, son vieux disciple, traversaient à pas légers les profondes vallées ariégeoises. L’heure sonnait où les montagnes étincellent sous la lune ; le vent soufflait tout doux, tout doux, et l’on sentait, le long des pentes, une grande fraîcheur répandue.
Le Seigneur s’arrêta et dit à Pierre :
– Ce lieu me plaît et j’y veux créer une race.
Alors Pierre, levant au ciel son bâton de voyage, hocha la tête et s’écria :
– Gardez-vous en bien, Seigneur ! C’est un ordre mendiant que vous institueriez là !
Mais le Seigneur dit :
– Fiat !
Alors on vit sortir de terre un petit homme tout fin, tout râblé, à la barbe de chardon, aux yeux de chaude escarboucle ; il portait de grandes braies rouges et un pittoresque justaucorps. Aussitôt qu’il se fût éveillé à notre monde de misère, il envisagea le Créateur, d’un seul geste enleva son grand chapeau de feutre, puis s’étant courbé au niveau des genièvres qui embaumaient tout le mal, modula d’une voix geignarde :
– La charité, s’il vous plaît, mon bon Monsieur !
Et saint Pierre gémit :
– Hélas, Seigneur, ne vous l’avais-je point dit ? Voilà ce que c’est de ne pas écouter les anciens !
Ainsi parle la légende, maligne et trompeuse… Et, dans les veillées de Novembre, au doux bruissement des épis de maïs qu’on effeuille ou des tiges de chanvre qu’on teille, les vieux aux gestes las, les vieilles qui entourent de leurs bras frêles leurs genoux tremblants et noués, redisent la méchante histoire, tandis que l’ombre d’un sourire flotte au bord de leurs lèvres radoteuses.
Cependant, le feu de genêts brasille sous la cheminée au lourd manteau de bois noirci ; au bout de la crémaillère, le « casset » de cuivre se balance et jette des éclairs rouges sur la figure d’une jeune femme agenouillée qui prépare le souper de minuit selon les rites anciens. Au fond du chaudron, elle a déposé, soigneuse, une couche de paille blonde ; ensuite, ayant rempli la grande « cosse » d’étain d’une pâte de maïs jaune et filante, elle la verse dans le casset et la recouvre d’un second lit de paille. Le premier « liouret » cuit doucement.
Dehors, le vent d’Espagne souffle, étouffant et chaud. Il glisse sous la porte et fait voleter les coiffes brodées des vieilles. Au coin de l’âtre, une ancienne au teint de roses sèches file sa quenouillée en silence ; ses yeux noirs brillent vivement sous les paupières à demi retombées ; les gens de la veillée la considèrent avec un respect effrayé ; un cercle d’isolement s’est formé autour d’elle. Dieu nous garde des « brouichos », jeteuses de sorts, qui mènent la ronde du sabbat avec Lucifer !
Et maintenant, voici l’Avril !… Les montagnes, qui tout l’hiver avaient pâli et grelotté sous leur masque de neige, ont senti éclater en leur sein les germes d’un renouveau. Leurs lignes, dont les courbes souples courent et sinuent sur le ciel troublé du printemps, dessinent dans l’air plus clair des architectures nobles et pures, sereines à la fois et tourmentées, qui donnent au même instant une impression de définitif repos et de vie ardente et complexe. Déjà le soleil a dévoilé et baisé l’une après l’autre chacune de leurs cimes ; déjà, les premiers dégels les ont baignées et rajeunies. Voici l’heure où, sentant monter de la terre l’haleine chaude de la vie qui renaît, les bergers ceignent leurs reins de fruste et brillante laine, chaussent leurs sabots, se passent au col la bandoulière où pend leur gourde, puis, la houlette en main, poussant leurs troupeaux mêlés, s’en vont comme pour une fête. Leurs cornes emplissent les vals d’une rude et sauvage harmonie ; sous les pas de leurs moutons s’écrasent les premières anémones ; bientôt, au détour du sentier, leurs silhouettes s’effaceront brusquement, et, pour deux saisons, la montagne les aura pris.
Et deux saisons ils vivront la vie solitaire et farouche des pâtres. Groupés par cabanes autour de ces rois élus par eux, les « majouraous » respectés, ils se partageront la garde et le soin des troupeaux. Ils vivront de longues heures, des jours interminables, couchés à l’ombre des fourrés d’où montent de subtiles odeurs de fruits sauvages et de réglisses ; ils verront le vent d’antan, « le vent des fous », secouer comme des grelots les herbes fleuries des pentes, noircir violemment les gorges, dessécher les pâtures, amasser au fond du ciel des flammes d’or ourlées d’encre et rayées de pourpre livide. Ils connaîtront l’angoisse des nuits d’orage, et, sur les forêts voisines, regarderont distraitement glisser le fugitif pinceau des saisons. Ils se révéleront fiers à l’étranger qui passera le seuil de leur hutte de terre ; leur cercle, pourtant, s’élargira pour lui faire place ; ils lui donneront part au bidon commun et à la commune couche de foin et de planches ; mais ils n’accepteront ni ses présents ni sa pitié. Cependant, une gourde de vin sera toujours chez eux la bienvenue ; et, l’ayant vidée à la ronde, ils achèveront la nuit dans les éclats de cette gaîté à la fois saine et grossière qui est la leur, et dont le chaud reflet colore encore les refrains de nos vieilles chansons…
Puis, quand viendra Octobre, alors que les montagnes frissonnantes s’enveloppent de leurs gazons fanés comme d’une peau d’ours aux riches nuances, ils redescendront, les bergers, avec les premières neiges. Ils regagneront les vals où fument les toits de leurs maisons, où bruissent, au fond d’une gorge, les claires sources venues de là-haut…
Marguerite d’ESCOLA, Les Sources Claires.
Recueilli dans Conteurs français de terroir,
Duvivier, 1920.