Le miracle de Josué

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean d’ESTIENNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NON moins fécond en miracles et en phénomènes merveilleux que l’Histoire de Moïse, le gouvernement du peuple juif par Josué est surtout célèbre par la prolongation de la durée du jour, que ce prince obtint en commandant l’arrêt du soleil et de la lune qui obéirent ou parurent obéir docilement à sa voix ; en sorte que cette expression « le miracle de Josué », employée communément dans la longue courante, se rapporte exclusivement à ce fait remarquable.

Cependant l’histoire de Josué compte plusieurs autres prodiges non moins extraordinaires et plus difficiles à expliquer, peut-être, humainement parlant. Les eaux du Jourdain s’écoulant en aval, s’arrêtant et se dressant en amont comme un mur ou comme une montagne liquide pour laisser passer la nation juive tout entière ; l’apparition à Josué d’un personnage céleste qui se donne comme « le chef des armées de Jéhovah » ; la chute des remparts de Jéricho à la voix du peuple et au son des trompettes, en présence de l’Arche d’alliance ; la désignation par le sort du coupable Achan qui, seul de toute la nation, avait enfreint les ordres du Seigneur en s’appropriant une part des dépouilles du vaincu ; voilà autant de faits dont l’interprétation naturelle défie toute explication de la raison humaine.

Si le rationalisme et l’incrédulité peuvent, jusqu’à un certain point, expliquer la vision de Josué par un phénomène d’hallucination, ils en sont réduits, en ce qui concerne le passage du Jourdain et la chute spontanée des murs de Jéricho, à admettre le prodige, ou bien à nier ce fait au mépris de toutes les garanties d’authenticité et de certitude des données de l’histoire. La désignation par le sort d’une seule famille coupable au sein d’une population de plusieurs millions d’hommes n’est guère plus facile à expliquer : le hasard, livré à lui-même, n’exécute pas de semblables tours de force.

Cependant tous ces évènements providentiels et miraculeux ont été plus ou moins dédaignés par la critique hostile qui a pris plus particulièrement à partie, pour en faire l’objet de ses railleries et de ses attaques, l’arrêt du soleil par Josué, pendant la durée de la bataille de Gabaon.

Nous nous proposons de rechercher, dans les pages qui vont suivre, si ces objections et ces critiques ont au moins quelque fondement apparent et si le célèbre « miracle de Josué », tout en conservant son caractère surnaturel et miraculeux tant en lui-même que par les circonstances au milieu desquelles il s’est produit, ne serait pas, quant à son mode d’exécution, susceptible de recevoir une explication en harmonie avec les données scientifiques de nos jours.

 

I

 

La défaite des Amorrhéens devant Gabaon et Macéda est d’abord inaugurée par un premier prodige : une grêle de pierres tombant du ciel au milieu des ennemis du peuple juif et augmentant la confusion de leur défaite. Laissons parler l’auteur du livre inspiré. Nous emprunterons le texte de son récit à la traduction du P. de Carrières :

 

« Et lorsqu’ils (les Amorrhéens) fuyaient devant les enfants d’Israël, et qu’ils étaient dans la descente de Béthoron, le Seigneur fit tomber de grosses pierres sur eux jusqu’à Azéca ; et cette grêle de pierres qui tomba sur eux en tua beaucoup plus que les enfants d’Israël n’en avaient passé au fil de l’épée.

« Alors, Josué parla au Seigneur en ce jour auquel il avait livré les Amorrhéens entre les mains des enfants d’Israël, et dit en leur présence : Soleil, arrête-toi sur Gabaon ; lune, n’avance point sur la vallée d’Ajalon.

« Et le soleil et la lune s’arrêtèrent jusqu’à ce que le peuple du Seigneur se fût vengé de ses ennemis. N’est-ce pas ce qui est écrit au livre des Justes 1 ? Le soleil s’arrêta donc au milieu du ciel, et ne se hâta point de se coucher durant l’espace d’un jour.

« Jamais jour, ni devant, ni après, ne fût si long que celui-là, le Seigneur obéissant à la voix d’un homme et combattant pour Israël.

« Josué revint ensuite avec tout Israël au camp de Galgala. » (Josué, chap. X, 11 à 15.)

 

Qu’était-ce que ces grosses pierres qui tombèrent du ciel sur les seuls Amorrhéens ? Était-ce une pluie de météorites, étaient-ce simplement d’énormes grêlons ? L’une et l’autre interprétation est acceptable : ici, comme en tant d’autres circonstances, Dieu aurait adapté miraculeusement un phénomène de l’ordre naturel à l’une de ses vues providentielles et spéciales ; et le fait même de cette adaptation de temps, de lieu et de personnes à l’action du phénomène, est plus que suffisante à donner à celui-ci un caractère extra-naturel. Ce caractère, du reste, ne recevrait à nos yeux aucun accroissement de l’interprétation d’après laquelle Dieu aurait créé sur l’heure, ex nihilo, les pierres qu’il voulait faire tomber sur les Amorrhéens. C’est le cas de répéter ici l’observation que nous avons déjà présentée dans notre Étude sur les objections scientifiques contre le déluge : les moyens les plus simples sont généralement ceux que préfère le Tout-Puissant ; sa Providence n’use guère du miracle pour atteindre un but particulier, que quand tous autres moyens font défaut, et quand elle recourt au miracle proprement dit, c’est ordinairement par les procédés les plus simples, par ceux qui s’écartent le moins possible des lois de la nature.

Quel but Dieu se proposait-il d’atteindre par la grêle de pierres précipitées sur l’armée en déroute des Amorrhéens et en tuant un grand nombre ?

Il voulait faire constater par les Juifs (et peut-être par leurs ennemis eux-mêmes) son intervention directe en leur faveur, la haute protection dont il les couvrait en même temps que sa juste colère contre les Amorrhéens qui l’avaient irrité par l’habitude d’abominables forfaits. Mais que les coupables aient été tués par d’énormes grêlons, au par des blocs météoriques, ou par des pierres que Dieu aurait, au moment même, créées et directement lancées sur eux, le résultat obtenu est identiquement le même. Il n’est donc en aucune façon besoin de recourir à la troisième explication, puisque les deux autres, beaucoup plus simples, satisfont également la raison et la foi.

Nous userons avec profit, croyons-nous, de considérations de cet ordre pour chercher, au miracle proprement dit de Josué, l’explication qui nous paraîtra la plus simple.

 

II

 

Les physiciens, dit Voltaire, auront quelque peine à expliquer comment le soleil qui ne « marche pas » (sic) peut arrêter sa course. Le patriarche de Ferney demande aussi comment cette journée, qui fût « le double » des autres, peut s’accorder avec le mouvement des planètes et la régularité des éclipses.

Un grand nombre d’héritiers ou de successeurs de Voltaire ont reproduit, sous une forme ou sous une autre, ces vaines objections. Mais les physiciens et les astronomes n’auraient pas plus de peine à expliquer comment le soleil arrêterait sa course qu’ils n’en ont à expliquer comment il la poursuit. La Bible ne se sert pas, ici, d’un autre langage que de celui qu’ils emploient eux-mêmes. Aujourd’hui nul n’ignore, au moins dans le public instruit, que l’alternative des jours et des nuits résulte du mouvement de rotation de la terre sur son axe, et les saisons de sa révolution autour du soleil : cependant tout le monde parle du lever et du coucher du soleil, de l’élévation plus ou moins grande de cet astre au-dessus de l’horizon suivant les saisons, de ses divers mouvements par rapport à la terre, etc. Cette manière de s’exprimer a cours non seulement dans le langage usuel, mais également, pour plus de commodité, dans la langue technique des savants eux-mêmes. Josué, à supposer qu’il eût eu, contre toute probabilité et toute vraisemblance, connaissance des véritables lois de la mécanique céleste, et alors qu’il se fût adressé non à des Orientaux d’il y a plus de 3,000 ans, mais à des Européens du XIXe siècle, Josué n’aurait pas employé un autre langage que celui qui lui est attribué par le livre inspiré. Autrement personne ne l’eût compris 2.

Quant à la seconde objection fondée sur la prétendue impossibilité de faire concorder l’existence d’une journée d’une durée « double » de la durée ordinaire avec le mouvement des autres planètes et la régularité des éclipses, elle a moins de valeur encore, s’il est possible, que la première. Nous y reviendrons plus loin.

Mais d’ailleurs, – en faisant abstraction même de l’explication du texte biblique par la nécessité d’employer le langage usuel, le seul que de nos jours encore tout le monde comprenne, – Josué aurait-il donc parlé d’une manière aussi absurde que Voltaire, avec son sarcasme, aurait voulu l’insinuer ? Et Voltaire, au contraire, ne trahit-il point ainsi sa propre ignorance ?

L’immobilité du soleil n’est plus admise aujourd’hui si ce n’est d’une manière relative et par rapport seulement à son cortège planétaire. Nul n’ignore maintenant que le soleil tourne sur lui-même en une durée approximative de vingt-cinq de nos jours terrestres. On sait de plus qu’il parcourt – avec une vitesse au moins égale à celle de 232 millions 1/2 de lieues (930,000,000 kilom.), que la terre emploie chaque année à accomplir son mouvement de révolution – une trajectoire de rayon inconnu, qui se dirige vers un point de la constellation d’Hercule situé entre la belle étoile Véga, de la Lyre, et le groupe stellaire de la Couronne boréale.

Les physiciens, pour emprunter au prétendu philosophe de Ferney son langage, n’ont donc pas quelque peine à expliquer que le soleil « qui ne marche pas » arrête sa course, attendu que le soleil marche, et avec une grande rapidité.

On admet généralement aujourd’hui que le soleil est le générateur de toutes les planètes qui gravitent autour de lui et de leurs satellites. Nous n’avons pas à rappeler ici la théorie bien connue de Laplace, d’après laquelle les mouvements des planètes dérivent du mouvement même qui animait la nébuleuse solaire, au moment où elles s’en sont détachées.

Mais si l’on veut absolument prendre au pied de la lettre le texte des versets 12 et 13 du chapitre X de Josué, ce qui n’est d’ailleurs, selon nous, aucunement nécessaire, on est assez naturellement amené, en l’état actuel des connaissances astronomiques, à l’interprétation suivante.

Josué, en commandant au soleil de s’arrêter, n’aurait pas seulement usé du seul langage qui pût être compris des troupes qui l’entouraient, ainsi, du reste, que du public de tous les temps et de tous les pays. Il aurait, jusque dans l’accomplissement du miracle par lui réalisé, recouru à une véritable méthode scientifique. Il aurait arrêté pendant quelques heures toute la machine du système solaire, en commandant l’immobilité aux deux causes principales des divers mouvements du sphéroïde terrestre : le soleil, cause originelle de ses mouvements de rotation et de translation, la lune cause de ses mouvements secondaires de précession, de nutation, de variation d’excentricité, etc. Josué aurait procédé à la façon d’un horloger qui, voulant arrêter les aiguilles d’une montre, ne touche pas aux aiguilles, mais, arrête le ressort et le balancier de la montre.

Hâtons-nous d’ajouter que la comparaison n’est pas tout à fait exacte, de même que l’interprétation qui la motive laisse prise tout d’abord à deux objections : l’une exégétique, l’autre scientifique, et toutes deux fort sérieuses.

L’objection scientifique est celle-ci. Les deux mouvements principaux, rotation et translation des planètes, proviennent bien, à l’origine, du mouvement giratoire de la masse nébulaire, aujourd’hui soleil, dont elles sont issues : mais une fois ces corps détachés du noyau primitif et lancés dans l’espace, ils continuent, en vertu des lois de l’inertie et de la vitesse acquise, les mouvements dus à l’impulsion initiale. La masse solaire ou centrale les retient dans leurs orbites et détermine ainsi la forme elliptique de leur mouvement de translation ; mais elle est devenue indépendante de l’existence même de ce mouvement et à plus forte raison de celui de rotation. Que la masse du soleil vienne subitement à être supprimée, tout aussitôt les planètes s’échapperont par la tangente de leurs orbites et poursuivront, en continuant à tourner autour de leur axe, cette nouvelle direction. Mais que, la masse solaire ne subissant aucune modification, l’astre cesse de tourner sur lui-même et devienne immobile sur son axe, on ne voit pas que la rotation et la trajectoire des planètes aient à en éprouver une modification quelconque.

Au point de vue de l’exégèse, on objectera aussi et non sans raison, que le procédé employé par Josué, d’après l’interprétation que nous examinons, serait sans proportion avec l’effet à produire. De quoi s’agissait-il ? D’augmenter la durée du jour sur un point de la terre pour parachever la victoire et montrer aux Hébreux, par un prodige de nature à les impressionner vivement, que cette victoire était due beaucoup moins à leur valeur militaire qu’à l’intervention apparente et visible de Jéhovah. Pour atteindre ce résultat, mettre en interdit le jeu de toutes les forces cosmiques du système planétaire, était-ce vraiment chose nécessaire ?

Mais de ce que cette interprétation laisse prise à certaines objections, il ne s’ensuit en aucune façon qu’elle répugne à la raison : elle y répugne si peu qu’elle séduit l’esprit tout d’abord et qu’il faut recourir, pour la combattre, à des considérations qui ne s’offrent pas nécessairement et d’elles-mêmes à la pensée ; elle suffit donc pleinement à renvoyer à ses auteurs le reproche d’absurdité adressé bien inconsidérément au passage du récit biblique dont nous nous occupons.

 

III

 

Il est à l’arrêt brusque du mouvement de la terre, de quelque manière qu’il eût été provoqué, une objection bien autrement sérieuse, bien autrement grave, la seule sérieuse et grave, à vrai dire, que l’on puisse formuler. Admettons, pour un instant que Josué, en condamnant le soleil à une immobilité temporaire, ait produit par cette voie l’arrêt instantané et absolu du globe terrestre, et examinons ce qui dans l’hypothèse, aurait été la conséquence forcée de ce phénomène.

Tous les corps existant sur la périphérie de notre sphéroïde participent aux mouvements dont il est lui-même animé. Ne nous occupons que des deux mouvements principaux, rotation et translation. Les molécules situées dans le cercle équatorial parcourent, pour faire en 24 heures le tour de ce cercle, sa longueur linéaire, laquelle est, en nombre rond, de 9000 lieues : chaque molécule, ou plus simplement chaque corps, situé sur la ligne équinoxiale parcourt donc en une heure 9000/24 ou 375 lieues, soit 6 lieues par minute ¼ par minute, 1/10 de lieue par seconde, un peu plus que la vitesse d’un boulet à la sortie du canon. Cette vitesse décroît de l’équateur au pôle où elle est nulle. Voilà pour le mouvement de rotation.

Celui de translation est bien plus considérable, et il est le même pour tous les points de la sphère, aussi bien pour les pôles que pour l’équateur le trajet accompli en un an par notre sphéroïde est de 232 millions et demi de lieues, ce qui donne par seconde une vitesse moyenne, non plus de 1/10e de lieue, mais bien de 7 lieues et un tiers (71, 36 ou 29 k. 45) : c’est 75 fois la rapidité d’un boulet de 24 à sa sortie de la gueule du canon (360 m par seconde).

Ces formidables mouvements de notre globe se trouvant brusquement, soudainement arrêtés, aussitôt tous les objets situés à sa surface, continuant, en vertu de la vitesse acquise, les mêmes mouvements pour leur propre compte, sont lancés avec une rapidité vertigineuse dans l’espace. Les hommes, les animaux, tous les objets non adhérents au sol ou n’ayant avec lui qu’une adhérence insuffisante, comme les maisons, les monuments, les arbres même, quittent la terre et tourbillonnent dans l’espace avec une rapidité dont nous ne pouvons nous faire une idée ; en même temps les eaux de l’océan se précipitent sur les continents avec une vitesse de 400 mètres par seconde et les inondent tous en moins d’une journée.

Il y a plus et mieux. En vertu du théorème incontestable et incontesté de l’équivalence du mouvement et de la chaleur, la terre, privée instantanément des mouvements effroyables qui l’animaient le moment d’auparavant, verrait aussitôt chacune de ses molécules s’élever à une température telle que la masse entière se volatiliserait et passerait à l’état de vapeur.

Ce n’est pas encore tout. Le mouvement de translation de la terre étant le résultat de la force centrifuge qui contrebalance la force centripète ou centrale, celle-ci, par le fait de l’arrêt supposé, agirait seule, et la masse terrestre vaporisée se précipiterait en ligne droite sur le soleil où elle viendrait s’engloutir comme un seau d’eau dans l’océan, en l’espace de 64 jours.

Ainsi, peuvent dire nos adversaires, en admettant pour un instant que Josué ait réellement pu arrêter le mouvement de la terre, tout eût été aussitôt anéanti et le monde entier eût péri dans une catastrophe instantanée et sans nom, pour s’en aller ensuite, réduit à l’état de nuée cosmique, se perdre dans la profondeur de la masse solaire.

Voilà l’objection présentée, croyons-nous, dans toute sa force ; et l’on ne voit guère par quel côté elle serait atténuée dans les lignes qui précèdent. C’est du reste la seule, nous l’avons dit, qui ait quelque importance et quelque valeur. Nous espérons montrer qu’elle ne résiste pas à un examen sérieux et approfondi.

Les exégètes qui tiendraient à prendre le récit du chapitre X de Josué, 12 et 13, au pied de la lettre ont à opposer à l’objection une réponse péremptoire. Du moment que l’on admet le principe même du miracle accompli à la sommation du général juif, la logique veut qu’on en admette aussi toutes les conséquences ; et s’il a plu à Jéhovah d’arrêter pour un jour le mécanisme du système planétaire, il a prévu en même temps, de manière à y parer, toutes les conséquences qui pouvaient en résulter. Ou la terre n’a pas été brusquement et effectivement arrêtée dans son double mouvement de rotation et de translation, ou Dieu, en permettant cet arrêt subit, en a arrêté également tous les effets cosmiques.

Ce raisonnement est inattaquable. Le pouvoir que possède l’Éternel de suspendre, quand il lui plaît, les lois naturelles qu’il a faites, est un des attributs de sa sagesse. Supposer qu’il aurait consenti au prodige d’une suspension dans les mouvements sidéraux pour prolonger la clarté du jour terrestre sans songer en même temps à empêcher celles des conséquences de ce miracle qui auraient eu pour effet non seulement de l’annuler, mais encore d’en faire la cause d’une catastrophe sans exemple et qui eût détruit toute son œuvre, c’est supposer possible, dans l’Être infini et parfait en lui-même, une imprévoyance grossière et que saurait éviter un enfant pour peu qu’il fût doué d’une intelligence moyenne.

 

IV

 

Mais est-il vraiment besoin de recourir à une série de miracles aussi compliqués et aussi extraordinaires pour réduire à rien l’objection développée en dernier lieu ?

L’acte mémorable de Josué ne peut-il s’expliquer d’ailleurs par un prodige local et sensible seulement au peuple juif, ou même aux seuls acteurs du fait de guerre qu’il était destiné à favoriser ? Mais n’anticipons pas.

Et d’abord remarquons que pour arriver à faire luire le soleil sur un même hémisphère du globe terrestre pendant une durée plus longue que la durée ordinaire, il n’est besoin de rien changer au mouvement de translation du sphéroïde sur son orbite. Ce mouvement, combiné avec l’inclinaison de l’axe de la terre sur le plan de l’écliptique, détermine la succession des saisons, non celle des jours et des nuits. Quand Voltaire demande comment cette journée, « double des autres », peut s’accorder avec le mouvement des planètes et la régularité des éclipses, il fait preuve d’ignorance cosmographique, mais n’apporte pas une objection réelle. Le mouvement diurne apparent du soleil autour de notre sphéroïde n’a rien à voir avec la révolution annuelle de celui-ci, et au rebours les éclipses et le mouvement des autres planètes n’ont à s’accorder qu’avec cette révolution et restent indépendants de la rotation de notre globe sur son axe.

Voilà donc déjà une part considérable de la difficulté à reléguer au nombre des objections nulles.

Toutefois l’on doit convenir que le seul arrêt brusque du mouvement giratoire de la terre laisse, considéré en lui-même, subsister cette difficulté dans une mesure considérable encore. Il ne faut pas perdre de vue que, même réduite aux latitudes de la Judée, la vitesse du mouvement de rotation à la surface du globe est encore près de vingt fois celle d’un train de chemin de fer lancé à toute vapeur. Si nous bornons au seul théâtre de la bataille de Gabaon l’examen des effets de la brusque suppression d’un tel mouvement, nous sommes forcés de conclure que la conséquence naturelle et inévitable d’un tel arrêt eût été – à moins d’une série de miracles successifs – la projection violente en avant des combattants, vainqueurs et vaincus, de leurs chevaux, de tout leur matériel de guerre, suivie d’un choc indescriptible à la rencontre du premier obstacle et de l’écrasement, de l’anéantissement pour mieux dire, de tous ces êtres : l’élévation extrême de la température, par suite de la transformation en chaleur d’une quantité de mouvement aussi énorme, aurait allumé partout de violents incendies que n’aurait pas tardé à éteindre, du reste, l’irruption de la mer sur le continent, balayant tout de ses ondes irrésistibles.

On peut répondre, à la vérité, qu’il n’est pas absolument nécessaire d’admettre un arrêt brusque et instantané de la rotation du globe, qu’un simple ralentissement de ce mouvement pouvait suffire à prolonger la durée du jour, sinon du double de sa durée normale, ce qui ne résulte pas nécessairement de l’interprétation du texte, du moins d’un temps suffisant pour permettre à l’armée victorieuse d’achever la bataille et de compléter sa victoire. Mais cette réponse, pour amoindrir la difficulté, ne la supprime point. Pour ne rien produire, même dans une mesure affaiblie, des effets que nous venons d’indiquer, il fallait un ralentissement à peine sensible, et alors ni la prolongation du jour n’eût été suffisante ni l’arrêt apparent du soleil, destiné à frapper plus particulièrement l’esprit des combattants, n’eût été remarqué. Si peu au contraire que la diminution de la vitesse de rotation eut été plus accentuée et assez grande pour se manifester bien clairement par l’immobilisation relative apparente du soleil et de la lune, une partie au moins des perturbations énumérées tout à l’heure se fût produite sur toute la surface du globe, dans une mesure sensible quoique non assez considérable pour que la sagesse de Dieu l’obligeât à les empêcher par un second miracle ; et l’histoire en eût conservé le souvenir. Tout au moins quelques érosions eussent-elles rongé, dans la direction de l’orient, les rivages des mers, et des émersions d’importance analogue eussent-elles paru aux rivages opposés ; des fleuves auraient changé de lit, des tremblements de terre se seraient fait sentir simultanément sur un certain nombre de points, et le souvenir de tous ces phénomènes concomitants aurait laissé quelque trace. Josué florissait dans la seconde moitié du XVe siècle avant notre ère ; l’histoire, même profane, a déjà des racines à cette date ; elle nous a conservé la mémoire de faits bien moins considérables que n’eussent été les innombrables perturbations et désordres partiels produits par un ralentissement tant soit peu sensible dans la vitesse de la rotation terrestre.

Sans doute on retrouve bien, dans les traditions de différents peuples et plus ou moins défigurée par les jeux de leur imagination, l’idée confuse d’une immobilisation momentanée du soleil, d’où serait résulté la prolongation chez les uns du jour, chez les autres de la nuit. Mais ce souvenir ne nous paraît pas avoir toute la portée qu’on lui prête.

 

V

 

Passons rapidement en revue les différentes traditions invoquées.

On cite d’abord le témoignage de Josèphe 3. Mais Josèphe, historien juif, ne pouvait pas s’abstenir de rapporter un fait aussi considérable dans l’histoire du peuple juif. Un tel témoignage vient à l’appui de la réalité du phénomène miraculeux ; il ne prouve rien quant au mode de sa réalisation. Cette observation s’applique également à la tradition musulmane du même fait rapporté dans le Dictionnaire turc (Turiik montekeb) de d’Herbelot, laquelle tradition est presqu’identique, en substance, à celle de la Bible 4.

D’après Plutarque, Xénophon avait parlé d’une éclipse de soleil qui avait duré un mois et d’une autre éclipse qui avait changé le jour en nuit 5. M. l’abbé Gainet cite cette indication de Xénophon au nombre des témoignages en faveur du miracle de Josué. N’est-ce pas aller chercher bien loin les analogies ? Passons sur la durée évidemment fabuleuse de ces deux éclipses vraies ou prétendues : quel rapport veut-on établir entre la suppression momentanée du jour par la disparition du soleil deux fois éclipsé, et la prolongation de ce même jour par la visibilité du disque solaire au-dessus de l’horizon à l’heure où il aurait dû disparaître au-dessous ? Faut-il rapprocher ces soi-disant éclipses des allusions à une prolongation de la nuit faite par quelques poètes de l’antiquité ? Homère à propos des épanchements conjugaux d’Ulysse et de Pénélope après vingt ans de séparation 6, Ovide 7, Properce 8, à l’occasion d’amours mythologiques, parlent l’un du retard de l’aurore à dispenser la lumière aux hommes, les autres d’une nuit de longueur double.

Verrons-nous, dans ces fictions poétiques, une réminiscence d’une nuit prolongée par le fait de l’arrêt du soleil au-dessus des plaines de Gabaon et de Galgala ? Mais le théâtre des exploits des dieux et des héros de la mythologie grecque n’était situé qu’à un petit nombre de degrés à l’Ouest de la Judée. Le méridien de Jérusalem est à 35° 14’ E méridien de Greenwich 9, celui d’Ithaque à 20° 42’ E du même ; différence : 14° 32’. – Or le soleil, dans son mouvement apparent, parcourt les 360 degrés du grand cercle de l’écliptique en 24 heures, nombre rond, ce qui représente environs 4 minutes de degré par heure de temps. Il y a donc à peine une heure de différence (approximativement : 0 h. 58) pour une même position du soleil entre la contrée qui s’étend au nord de Jérusalem et l’île d’Ithaque, royaume d’Ulysse. Supposons que la bataille de Gabaon ait eu lieu à l’équinoxe du printemps : ce serait alors vers 6 h. du soir que Josué aurait commandé au soleil de rester au-dessus du plan de l’horizon ; mais 6 h. du soir pour Jérusalem, ce n’est que 5 heures pour les îles des côtes occidentales de la Grèce, situées à quinze degrés environ plus à l’ouest : le soleil arrêté réellement aurait maintenu l’ombre du style du cadran solaire sur cinq heures du soir à l’ouest du Péloponnèse et de l’Acarnanie, aux heures intermédiaires entre ces deux méridiens. On ne voit pas que la nuit ait dû en être prolongée dans ces régions. C’est à l’est de la Judée, sur l’Asie, sur l’Océan Pacifique est jusqu’à l’Amérique russe que la nuit eût été rendue plus longue, et c’est sur toute l’Europe, sur l’Atlantique, sur la plus grande partie du Nouveau-Monde, que le soleil se fût montré plus longtemps que de coutume.

Il ne nous paraît donc pas certain que les allusions mythologiques des poètes grecs et latins à des nuits allongées ou celles des Xénophon à d’interminables éclipses tiennent à un vague souvenir de la prolongation du jour à la prière de Josué.

On cite également des traditions égyptiennes rapportées par Hérodote et par Platon. D’après le premier, dans un espace de 11,340 ans, selon la chronologie des prêtres de Memphis, de Ménès à Séthos, le soleil se serait levé quatre fois hors de son lieu ordinaire, et deux de ces quatre fois là où il se couche maintenant, et il se serait couché aussi deux fois à l’endroit où il se lève aujourd’hui. La version de Platon semble être la même, quoique plus abrégée : le soleil et les autres astres se couchèrent au levant et se levèrent à l’occident 10.

Que les prêtres égyptiens aient conservé le souvenir du miracle de Josué, qui s’était accompli à une distance relativement faible de leur pays, il n’y aurait à cela rien d’étonnant. Mais comment reconnaître un simple arrêt pendant quelques heures, du soleil et de la lune, dans un bouleversement complet de l’orientation des astres ? Il paraît difficilement admissible que si, voisins du lieu où Josué commanda la prolongation du jour, les Égyptiens en aient défiguré à ce point le souvenir : car si le maintien du soleil et de la lune au-dessus de l’horizon fut réel pour toute la terre, l’Égypte en fut témoin à la même heure à très peu près que les Juifs. La tradition égyptienne que nous rapportons ici trouve d’ailleurs une autre explication chez les exégètes qui, admettant l’universalité absolue du déluge, en attribuent la cause matérielle à un déplacement de l’axe terrestre restée dans le souvenir des enfants de Cham, cette révolution écliptique aurait suffisamment modifié la position apparente du soleil et des astres pour que, l’imagination orientale aidant, on l’eût transformée en un revirement complet.

D’après l’Histoire comparée du Japon, de Kaempfer, le soleil demeura dix jours sans se coucher, ce qui fit craindre une conflagration universelle, et ce prodige se serait accompli sous le règne de Yao 11. Ici la ressemblance avec le miracle de Josué est encore bien lointaine : Josué n’avait que doublé la durée de la journée ordinaire, et encore il faut presque forcer l’interprétation pour arriver à une durée aussi longue. En Chine, on nous parle de dix jours : il est vrai que, pour les besoins de la cause, les uns transforment ces dix jours en autant d’heures 12, les autres en font dix degrés comme sur le cadran d’Achaz 13. Mais de telles interprétations sont bien arbitraires : rien ne les motive en dehors du besoin de rapprocher la tradition fabuleuse des Chinois du récit de la Bible relativement à Josué. D’ailleurs, le règne de Yao, selon la chronologie chinoise, serait antérieur à ce patriarche. Puis une prolongation de jour de dix heures seulement n’eût pas suffi à faire craindre une conflagration générale. Enfin, si le mode d’accomplissement de l’ordre donné par Josué eût été un arrêt véritable du soleil, c’est une prolongation de la nuit, non du jour, on l’a vu plus haut, qui en fût résultée pour la Chine comme pour toute l’Asie, ses extrémités occidentales exceptées.

Les Indous ont, il est vrai, une légende qui s’éloigne un peu moins du récit de Josué et où il est aussi fait mention d’une tentative pour arrêter la lune. On peut assurément y voir un écho du miracle opéré contre les Amorrhéens en admettant même que la réalisation de ce miracle ait eu lieu suivant un mode qui ne le rendit sensible qu’aux seuls acteurs de la bataille de Gabaon, la renommée d’un fait aussi extraordinaire aurait bien pu pénétrer jusqu’à la péninsule transgangétique. Cette explication semble même bien préférable à celle d’un souvenir direct, puisque dans l’Inde, comme en Chine, l’arrêt véritable du soleil au-dessus de l’horizon se fût traduit par une addition à la durée des ténèbres de la nuit.

Avec Bonnetty, avec Gainet, avec Darras, passons à l’Amérique et à l’Océanie.

En Amérique, les anciens habitants des monts Appalaches dans la Floride, nous dit-on 14, avaient une légende d’après laquelle le soleil ayant disparu pendant vingt-quatre heures, aux temps passés, une inondation terrible s’ensuivit qui, ayant amené le débordement du lac Théomi, couvrit toute la terre et les montagnes les plus élevées à l’exception d’une seule, le mont Alaïmi, qui sauva de la mort tous ceux qui purent se réfugier à son sommet. Au bout de vingt-quatre heures, le soleil, qui s’était construit un temple au-dessus de l’Alaïmi, reparut dans tout son éclat, dissipa les eaux, assécha les terres, et remit toute choses en leur état ordinaire 15. Voilà pour l’Amérique.

Traversons la mer des Antilles, l’isthme de Panama et franchissons, en nous dirigeant vers le sud, moitié environ de la largeur du Pacifique, nous arriverons à la petite île de Tahiti ou Otahiti, située par 17° 40’ de latitude australe et 140° 30’ de longitude ouest de méridien de Greenwich. Les naturels de ce pays racontent, d’après M. Ellis, qu’un ancien chef ou prêtre s’étant mis à construire un temple et le jour étant près de finir sans que son travail fût achevé, saisit le soleil par ses rayons qu’il attacha à un arbre voisin : le soleil, ayant été par là maintenu immobile sur l’horizon, Maui, le prêtre tahitien, put terminer la construction de son édifice avant le retour de la nuit 16.

Dans le récit floridien ou appalache, nous avons une réminiscence évidente du Déluge de Noé, laquelle suffit pleinement à expliquer la disparition momentanée du soleil. La légende tahitienne offre plus de ressemblance avec le récit de Josué, au moins dans un de ses traits : le soleil arrêté pour permettre d’achever avant le retour de la nuit une œuvre commencée.

Mais dans ces deux exemples encore la tradition est en sens précisément inverse de ce qu’elle devrait être, si elle provenait du souvenir direct d’un arrêt effectif du cours du soleil sur tout le globe terrestre. La Floride, la Georgie, l’Albanie, toute la chaîne des Alléghanys, ont 10 heures du matin environ, quand la Judée a 6 heures du soir ; l’arrêt du soleil devrait donc s’y produire en plein jour et laisser le souvenir, non de sa disparition momentanée mais au contraire de sa prolongation, de son maintien au-dessus de l’horizon. À Tahiti, 6 heures du matin correspondent à 6 heures du soir en Judée au moment de l’équinoxe ; ce n’est donc pas quand le jour était près de finir, quand le soleil déclinait que Maui aurait dû le retenir en le saisissant par ses rayons, mais bien à son lever, au moment même où il émergeait à l’orient.

 

VI

 

Nous avons rapporté précédemment les diverses traditions ou légendes que l’on a pu retrouver jusqu’ici et donner comme preuves extrinsèques à l’appui de la vérité du récit de Josué. Elles sont loin d’avoir la valeur probante des souvenirs incomparablement plus nombreux, et généralement moins éloignés de la vérité que toutes les races humaines, sauf la race noire, ont conservés du déluge de Noé.

À part le récit de Josèphe et la tradition musulmane qui constituent des documents sérieux et de valeur, à part les légendes chinoise, indoue et tahitienne qui peuvent s’expliquer par la corruption d’une tradition importée, nous ne voyons pas que les autres souvenirs invoqués, mythes des poètes et historiens latins et grecs, fables cosmogoniques des Égyptiens, légende relative au déluge des Floridiens ou des Appalaches, aient une bien grande portée en tant que preuves du fait matériel rapporté par la Bible au sujet de Josué.

N’est-il pas d’ailleurs extrêmement curieux, n’est-ce pas une circonstance digne de remarque et fort singulière que cette prétendue réminiscence du miracle de Josué, chez différentes nations, se manifeste toujours par l’effet opposé à celui qu’il aurait dû produire suivant les méridiens ? Partout où l’on trouve des traces du souvenir d’une nuit exceptionnellement prolongée, c’est la durée du jour qui devrait être accrue ; et là au contraire où la nuit devrait avoir été plus longue, c’est précisément le souvenir de la prolongation du jour qui se serait conservé !

Que conclure de là ? En l’état actuel des connaissances ethnologiques, et surtout au point de vue qui nous occupe, une seule conclusion se présente, selon nous. C’est que, en considérant toutes ces fables, toutes ces légendes, comme des réminiscences défigurées du fait merveilleux réalisé par Josué, ces souvenirs se rapporteraient non au fait lui-même, non à l’impression qu’il aurait produite sur les ancêtres des peuples auteurs de ces légendes et de ces fables, mais à la tradition qui leur en aurait été rapportée d’une manière plus ou moins fidèle ou qu’ils auraient défigurée eux-mêmes.

Ou ces légendes ne prouvent rien relativement au fait qui nous occupe, ou elles prouvent seulement que la renommée de ce fait s’est répandue au loin de diverses manières, par des voies différentes et peut-être entrecroisées. Elles viendraient ainsi à l’appui de l’authenticité du miracle, mais sans fournir de données quant au mode de son exécution.

D’ailleurs nul souvenir dans l’histoire, dans les traditions, dans les légendes d’aucun peuple, nulle trace physique ou géologique constatée de commotions partielles telles que, érosions de la mer, émersions de plages, changements de direction de cours d’eau, tremblements de terre, etc., produits simultanément sur tous les points du globe à une époque donnée, et qui eussent été le contrecoup inévitable d’un ralentissement de quelque importance dans le mouvement giratoire de la terre ; dans les vagues notions d’un jour et d’une nuit de longueur exceptionnelle qui ont pu se transmettre chez des peuples, d’ailleurs fort éloignés les uns des autres, aucune concordance d’heures même lointaine avec la position des méridiens des contrées occupées par ces peuples. Il semble donc que l’arrêt du soleil et de la lune au-dessus du champ de bataille de Gabaon se présente à l’étude de la critique avec les caractères d’un phénomène purement optique et local et que l’on puisse en donner, à ce point de vue, une explication plus simple, partant plus vraisemblable et plus plausible, que celles qu’on a essayées jusqu’ici.

En toute chose il est sage et prudent de tenir compte d’une certaine proportionnalité entre les moyens et la fin. Quelle était ici la fin ? On l’a dit plus haut, Dieu voulait impressionner vivement les Juifs, peuple grossier et tout sensuel, par une manifestation sensible de sa toute-puissance ; il voulait le pénétrer du sentiment de sa faiblesse en tant que livré à lui-même, comme aussi de la force invincible qu’il avait à attendre du seul secours de Dieu. En ces termes l’on ne saurait nier que, vainqueur par l’effet d’un secours tout divin, et voyant le soleil rester immobile au-dessus de Gabaon, la lune se comporter de même au-dessus d’Ajalon, ce peuple devait éprouver un sentiment mélangé de stupéfaction et d’enthousiasme bien capable de le pénétrer de sa propre impuissance en face de l’omnipotence divine.

Or, pour produire cette impression sur quelques milliers d’hommes, était-il besoin de troubler, de suspendre, de renverser, au moins en ce qui concerne notre globe, toutes les lois cosmiques et physiques de l’ensemble desquelles résulte l’admirable mécanisme de l’univers planétaire ? La disproportion entre les moyens et la fin semble ici évidente. On pourrait la comparer au procédé d’un homme qui, voulant allumer un flambeau, chercherait à le mettre en contact avec les flammes échappées de l’Etna ou du Vésuve au lieu de l’approcher simplement de la flamme de son foyer.

La physique nous apprend que quand la vue d’un objet lumineux, ou suffisamment éclairé, traverse des milieux transparents mais de densités différentes, notre rayon visuel trace une ligne brisée pour arriver jusqu’à cet objet. Plaçons une pièce de monnaie au fond d’un vase à parois opaques, un gobelet d’argent ou d’étain par exemple, de manière à ce qu’elle soit cachée exactement par le rebord du vase ; remplissons ensuite ce dernier d’eau claire, aussitôt la pièce de monnaie redevient visible comme si elle avait été poussée en avant et avait cessé d’être masquée par la paroi. C’est que notre rayon visuel a été réfracté par l’eau, milieu dont la densité diffère de celle de l’air. L’air lui-même, au moins considéré dans son ensemble atmosphérique, n’est pas un milieu homogène : la couche d’air qui nous entoure, ayant à supporter la pression de toute la colonne atmosphérique, est plus dense que les couches immédiatement supérieures, lesquelles sont à leur tour plus denses que celles au-dessous desquelles elles sont placées, et ainsi de suite ; enfin les couches les plus élevées elles-mêmes sont dans une condition de différence de milieu relativement au vide interplanétaire qui les environne. Un phénomène analogue à celui du déplacement apparent de la pièce de monnaie dans le verre d’eau a lieu pour les astres vus par nous au travers de l’atmosphère. Nul au zénith où les rayons lumineux arrivent normalement à la surface de l’atmosphère, l’angle d’incidence est lui-même nul, la réfraction (plus exactement l’angle de réfraction) va s’agrandissant jusqu’à la limite de l’horizon. L’on a pu, par des procédés astronomiques, se rendre compte de la loi de cet agrandissement et construire des tables des réfractions des astres à leurs diverses positions. À la position limite, c’est-à-dire à l’horizon, la réfraction est de 34, valeur supérieure à celle des diamètres apparents du soleil et de la lune. D’où il résulte que, lors du coucher de ces astres, chacun d’eux nous apparaît encore tout entier et nous envoie la totalité de ses rayons, alors qu’il est en réalité descendu au-dessous du plan de l’horizon ou du niveau de l’obstacle, montagne, édifice ou forêt, qui le limite à notre vue. Pareillement et pour la même cause, lorsqu’à la suite de l’aurore ou du crépuscule, le disque d’or de l’un, le globe d’argent de l’autre, se dressent à nos yeux, paraissant effleurer encore le plan de l’horizon qu’ils vont quitter pour s’élever plus haut ou disparaître au-dessous, ils sont en réalité cachés de toute la largeur de leur diamètre apparent. Le jour se trouve donc augmenté, chaque matin et chaque soir, d’une durée mesurée par le temps que met le soleil à parcourir une distance angulaire égale à la largeur qu’il offre à nos regards. Chaque jour donc, le soleil n’a pas encore paru que la réfraction nous le montre déjà et nous fait par anticipation jouir de sa lumière ; il s’est déjà dérobé, pour éclairer un autre hémisphère, que la même réfraction nous le fait encore voir et nous dispense encore sa lumière pendant quelques instants.

Ce phénomène remarquable ne pourrait-il nous mettre sur la voie de l’explication cherchée ? Le résultat qu’il s’agissait d’atteindre ne pouvait-il pas être obtenu par un effet, miraculeux sans doute et miraculeux à tous les points de vue, mais relativement fort simple et qui semble tout naturellement indiqué, consistant à fixer, par un phénomène de réfraction suffisamment prolongée, la vision du soleil et de la lune sur les deux points qu’ils occupaient à la voûte céleste au moment des injonctions de Josué ?

De quelle manière se serait accompli ce phénomène en dehors du cours ordinaire des choses ? Serait-ce par une variation continuelle des densités des couches d’air interposées, variation différente pour la vue du soleil et pour celle de la lune ? Ou bien, des nuées cosmiques invisibles, miraculeusement placées entre les deux astres et notre atmosphère, lui auraient-elles apporté de nouveaux éléments d’action réfringente ? Ou bien encore les lois ordinaires de la réfraction auraient-elles été modifiées momentanément pour la circonstance, et relativement à ces deux astres et au point de notre globe qu’occupaient les belligérants ? Il n’importe. Quelle que soit l’explication que l’on puisse imaginer du miracle ainsi présenté, ce miracle n’en est pas moins manifeste, évident, complet, et ne nécessite aucun bouleversement, aucune complication, aucune série de miracles subséquents pour empêcher un premier miracle d’amener la destruction de notre univers, comme dans la supposition d’un arrêt véritable des mouvements apparents du soleil et de la lune. Car dans cette dernière supposition, il faut non seulement deux ou trois miracles, afin d’empêcher les effets de la force tangentielle et ceux de la transformation du mouvement en chaleur ; mais de plus il faut le renouvellement de ces mêmes miracles en sens inverse pour une reprise du mouvement normal de notre sphéroïde non moins brusque que sa cessation quelques heures auparavant.

Cependant l’effet du prodige, pour être dû à un simple miracle de réfraction locale au lieu de l’être d’une série interminable de miracles de mécanique céleste, n’en était pas moins puissant sur l’esprit et les sens de ceux qui en furent témoins. Le jour ne fut pas moins prolongé pendant toute la durée du phénomène, au moins sur le coin de terre où il se manifesta. Enfin, en présence d’un pareil fait, il est plus que métaphoriquement vrai, il est matériellement exact de dire avec le texte sacré : « Et le soleil et la lune s’arrêtèrent jusqu’à ce que le peuple du Seigneur se fût vengé de ses ennemis » ; car l’aspect, les rayons et la clarté de ces deux astres, c’est-à-dire leurs attributs essentiels au point de vue des phénomènes de la lumière, furent immobilisés dans le ciel jusqu’à l’achèvement de la victoire.

Il ne serait pas déraisonnable d’admettre qu’un phénomène d’optique aussi extraordinaire n’eût pas été sans corrélation avec la grêle de pierres (lapidibus grandinis) qui l’avait précédé de quelques heures : celle-ci pouvait avoir apporté dans l’atmosphère une perturbation favorable à un accroissement ou à une variabilité appropriée de son pouvoir réfringent, ou bien les deux phénomènes pouvaient provenir d’une cause commune.

On a proposé aussi d’expliquer par une sorte de parhélie la prolongation de la durée du jour et l’arrêt apparent du soleil. Les parhélies, les halos, l’arc-en-ciel sont, comme la réfraction, des jeux de la lumière à travers les couches de densités inégales du milieu aérien, et cette nouvelle explication ne serait pas sans quelque parenté avec la précédente. Cette dernière cependant nous paraît plus naturelle, plus vraie, plus respectueuse, dirons-nous même, du texte sacré. Un parhélie n’est pas le soleil ; ce n’est qu’une copie, une sorte de contrefaçon de son image. Mais le soleil, mais la lune vus par réfraction, c’est bien le soleil lui-même, la lune elle-même, perçus par la vue en une place autre que celle qu’ils occupent réellement, ainsi qu’il arrive chaque soir et chaque matin pendant quelques instants à leur lever et à leur coucher.

Nous croyons avoir, dans les lignes qui précèdent, fait bonne justice des objections que l’incrédulité, la libre pensée – appelons les choses par leur nom –, la haine de la vérité ont tenté d’opposer à l’un des faits les plus remarquables et les mieux établis de l’histoire du peuple de Dieu.

Nous serions heureux d’avoir également calmé les inquiétudes que les clameurs de l’impiété auraient pu faire naître à ce sujet dans l’esprit de quelques croyants.

Pour tout esprit sincère qui croit en Dieu – au Dieu personnel, libre, parfait, omnipotent et omniscient des théistes –, il nous semble que la possibilité du miracle est une conséquence, et une conséquence de logique rigoureuse, de sa croyance. Le miracle étant reconnu possible et étant historiquement certain, on ne peut élever contre lui une objection sérieuse, fondée sur les difficultés d’application du principe, aucune limite ne pouvant être apportée à la puissance de Dieu. Mais il est permis de penser que Dieu ne se plaît pas à bouleverser, sans motif suffisant et plus qu’il n’est nécessaire pour le but qu’il se propose, les lois naturelles que lui-même a créées. Lors donc que plusieurs explications plausibles peuvent être données d’un fait miraculeux, nous croyons que la plus simple, celle qui s’écarte dans la moindre mesure de l’ordre habituel, celle qui résout le plus aisément les difficultés des incrédules, est généralement l’explication la plus conforme à la vérité et celle, par conséquent, qu’il est préférable d’admettre.

Telle nous a paru être l’hypothèse que nous proposons ici pour rendre compte du miracle de Josué.

 

Jean d’ESTIENNE.

 

Paru dans La Controverse en 1881.

 

 

 

 

 



1 On croit que Josué, pour célébrer sa victoire, avait compose un cantique qui fût jadis conservé dans un recueil de poésies nationales, intitule le livre des Justes. C’est ce recueil que cite la Bible. Mais il est bien évident que l’intention de l’écrivain sacré est de rapporter un fait miraculeux, la prolongation du jour accordée par Dieu à la demande de Josué (L’abbé F. R. Salmon : la Sainte Bible, récit et commentaire, Paris, Didot).

2 Dans la 3e édition, parue ces jours-ci, de sa Cosmogonie (première partie de LA RELIGION EN FACE DE LA SCIENCE), M. l’abbé Arduin fait remarquer, pages 501 et 502, que cette objection a été réfutée par Arago lui-même au tome III de son Astronomie populaire (p. 23). L’illustre astronome ajoute cette réflexion pleine de justesse et qu’oublient ou négligent trop souvent les détracteurs plus ou moins sincères de nos livres saints : « Il faut remarquer que la Bible n’est pas un ouvrage de science, et que le langage vulgaire a dû y remplacer souvent le langage mathématique. »

3 Cf. Bonnetty, Annales de philosophie chrétienne, tom. X, p. 321. – Gainet, La Bible sans la Bible, 1re édition, tom II, 1867 (Guenot édit.), p. 195. – Darras, Histoire de l’Église, tom. II, 1870 (Vives édit.), p. 64. – Moigno, Splendeurs de la foi, t. III, 1879 (Blériot édit.), p. 1040. – Ce dernier auteur, ainsi que l’abbé Gainet, fait remarquer que Josèphe renvoie aux archives du Temple où était conservé le Yusohar ou Yaschar, ce Livre des Justes cité par Josué lui-même et signalé par d’anciens commentateurs (Procope, Théodoret) comme existant encore de leur temps.

4 D’après la tradition musulmane, c’était un vendredi que Ioschova (Josué) livrait bataille, et c’est afin de ne pas combattre pendant le jour du sabbat qu’il demande à Dieu de prolonger la durée du jour. La croyance à cet évènement, dit l’abbé Gainet, était si forte parmi les mahométans qu’elle a été une de leurs principales raisons pour faire du vendredi un jour consacré, de préférence au sabbat des juifs ou au dimanche des chrétiens.

5 L’abbé Gainet, op. cit., p. 197.

6 Homère, Odyssée, livre XXIII, v. 243 et suiv. 312 et suiv.

7 Ovide, Amours, livre I, Élégie 18, v. 25.

                 Commisit noctea in sua vota duas.

8 Procepere, Livre II, Élégie 18, v. 25 :

           Jupiter Alcmenæ geminas requieverat arctos

                              Et cælum noctu bis sine rege fuit.

On pourrait joindre à ces citations ce passage de Lucain :

           Cessavere vices rerum, dilataque longa

           Hæsit nocte dies : legi non paruit æther,

           Torpuit et præceps audito carmine mundus.

                                                           (Pharsale, liv. VI, v. 461)

9 Le méridien de Greenwich est à 26° 20’ à l’ouest de celui de Paris.

10 Cf. Gainet, op. cit., pp. 179 et suiv. Darras, op. cit., p. 65.

11 Les mêmes auteurs.

12 Kaempfer, loc. cit.

13 Paulthier in Bonnetty.

14 Les monts Appalaches ou Alléghanys, qui courent du nord au sud, dans la partie est de l’Amérique septentrionale, ont leur extrémité sud au nord de l’Alabama et de la Géorgie, assez loin encore de la Floride.

15 Cf. Noël, Dict. de la Fable, au mot Soleil. Cité par l’abbé Gainet, La Bible sans la Bible, t. II, p. 202, et par Darras, Histoire de l’Égl., t. II, p. 66.

16 Ibid.

 

 

 

 

 

 

 

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