Le fondement psychique de la religion

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rudolf EUCKEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les conférences qui suivent ont besoin, sous plus d’un rapport, d’une amicale indulgence. Elles en ont besoin notamment parce que leur objet, de par sa nature, exigerait d’être traité d’une manière plus pénétrante et plus approfondie qu’il n’est possible de le faire en quelques heures. Mais les indications et les vues auxquelles nous devrons nous borner ici auront peut-être l’avantage de faire ressortir nettement l’essentiel. Nous nous proposons de commencer par le fondement psychique de la religion, puis de traiter des rapports de la religion et de l’histoire, enfin d’examiner la question de l’essence du christianisme. Nous irons ainsi du général au particulier, de la base au sommet, et nous espérons pouvoir, en ce faisant, développer une conception générale fondamentale à travers la variété des sujets.

Celui-là seul peut considérer comme simple et facile la question du fondement de la religion, qui commence par affaiblir la notion de religion. Qu’au-delà du domaine que nous atteignons subsistent d’obscures profondeurs, que tout connaissable suppose un inconnaissable, personne n’en saurait guère douter ; mais cela ne nous donne encore aucun rapport avec cet inconnaissable, par conséquent, aucune religion.

Même en tombant d’accord sur le fait que l’inconnu doit être regardé comme une puissance supérieure qui passe notre pouvoir et dont l’action s’étend à notre sphère d’existence, nous n’obtiendrions encore de cette façon aucune religion. Car la religion implique nécessairement une présence vivante, et pas seulement un effet quelconque de cette puissance supérieure dans la sphère humaine ; elle implique non seulement une relation quelconque, mais un rapport de notre être tout entier avec elle. Il n’est pas tellement aisé de voir comment on peut arriver à une sûre conviction à cet égard ; il faut d’abord nous efforcer de nous placer au point d’où la question peut être abordée, et cela est difficile, à moins de donner une forme particulière aux concepts fondamentaux de vie et de réalité.

On s’accorde à reconnaître aujourd’hui que l’étude du monde qui nous entoure ne nous mène pas au but ; à supposer solidement prouvée l’excellence de ce monde, nous ne pouvons conclure en statuant une raison supérieure qui en serait la cause. La critique kantienne a ruiné par la base les entreprises que l’« Aufklärung » avait tentées dans cette direction avec une hardie confiance en elle-même. Au surplus, les expériences du dix-neuvième siècle nous montrent trop clairement la puissance du fait aveugle et les dures résistances opposées aux fins de la raison pour que nous osions nous confier à cette méthode pour conduire à la religion. Même en cas de plein succès, elle ne nous offrirait pas une religion de tout l’homme, un affermissement et une élévation de l’âme, mais simplement une conception religieuse du monde.

Aussi, par un revirement assez général, on a cherché la base de la religion dans le propre fond de l’âme, dans les expériences et les découvertes particulières de la vie intérieure. Une pensée s’est imposée à nous avec une force convaincante, à savoir que nous ne pouvons démontrer d’abord la réalité, au-delà de notre sphère de vie, d’un ordre supérieur et ensuite le mettre en rapport avec nous, mais que le seul point de départ possible nous est fourni par le processus vital lui-même, que seule la claire connaissance de ce qui le constitue peut nous certifier la présence d’un ordre nouveau.

Mais si inattaquable que soit cette idée dans son sens général, on s’égare facilement en essayant de la développer. Ce qui se présente comme une victoire sur l’intellectualisme risque de devenir une simple réaction contre l’intellectualisme. Plusieurs, en effet, n’échappent à l’intellect, avec son travail objectif, que pour se jeter juste à l’opposé, dans la subjectivité du pur sentiment, dans l’isolement de l’âme détachée le plus possible du monde. Il y a ici des besoins et des exigences variés ; ceux qui se manifestent avec une force spéciale et ne se laissent point écarter à volonté paraissent avoir le droit d’être satisfaits sûrement. En particulier, la réalité des postulats de notre affirmation morale personnelle semble s’imposer à notre confiance ; or ceci nous mène à la religion, attendu qu’une puissance supramondiale est seule capable de nous élever au-dessus des dangers d’un monde étranger et hostile.

Il n’est pas facile de séparer brièvement ce qu’il y a de juste et de faux, de nécessaire et de problématique dans ce raisonnement ; ce qu’il est permis de dire, c’est qu’il expose au danger de tomber dans la pure subjectivité. On ne conclut valablement de l’homme à quelque chose qui le dépasse que si l’homme est plus qu’un point en face de l’infini, si l’on peut distinguer en lui une nature particulière et un élément universel, et si l’on y peut découvrir une participation intérieure à une vie universelle quelconque. Il faut que l’homme appartienne par le dedans à un univers pour faire des expériences de l’univers telles que les demande la religion ; seul l’ensemble d’un monde surgissant du dedans peut se mesurer avec celui du dehors et l’emporter sur lui. L’homme est-il par contre détaché de toute relation avec la vie universelle et réduit à son être propre et individuel, il pourra s’y créer un royaume des désirs, des espérances, des imaginations, mais jamais il ne communiquera à ce royaume une réalité suprahumaine. Or le point capital dans la religion, c’est que quelque chose de supérieur à l’homme agit en l’homme et l’élève au-dessus de lui-même, fait de lui un être nouveau et le met dans un rapport nouveau avec les autres hommes. Si nous constatons en l’homme des mouvements universels, c’est qu’il peut faire des expériences sur le Tout ; mais pour le sujet détaché du monde, le mot de Voltaire demeure vrai : l’intensité d’un besoin ne prouve nullement la possibilité de le satisfaire. Celui-là seul aux yeux de qui une organisation rationnelle de la réalité est chose certaine, peut conclure d’un besoin subjectif à sa satisfaction ; mais celui qui a d’abord à prouver cette organisation ferait, en concluant ainsi, un cercle vicieux, s’il prenait son point de départ dans un besoin de l’homme.

Mais même si nous devions tenir cette voie pour praticable, nous n’obtiendrions en la suivant qu’une religion incapable de suffire à sa propre idée. La religion serait par trop une vie de sentiments et de dispositions intimes, elle craindrait de se mêler des problèmes touchant le monde et aussi d’entrer en un contact trop étroit avec le travail de la culture, elle construirait un royaume à part que les émotions subjectives n’empêcheraient pas d’être spirituellement vide. L’homme ne se réduit pas à la subjectivité pure ; l’objectif aussi est de son essence et doit l’occuper ; le problème du monde appartient à la nature la plus intime d’un être spirituel, d’un microcosme tel qu’est l’homme. La méthode intellectualiste risquait de rabaisser la religion à n’être qu’une simple conception du monde ; celle qui part de la pure subjectivité, qu’on nomme cette méthode volontariste, affective ou de quelque autre nom, en fait volontiers une série de fluctuations du sentiment. Cette dernière variété a, il est vrai, plus de chaleur ; en revanche, la largeur lui fait défaut, elle manque aussi d’un essor vigoureux pour se dégager des éléments purement subjectifs ; elle ne permet pas à l’homme de se libérer suffisamment de la pure humanité.

 

On le voit, il ne sert de rien de passer d’un côté au côté opposé, nous n’avancerons que si nous trouvons le moyen de surmonter l’antithèse ; or cela ne se peut qu’en pénétrant par-delà les manifestations psychiques considérées isolément, par-delà les prétendues facultés de l’âme séparées l’une de l’autre, jusqu’à l’unité autonome et originale dont toute variété se présente comme le déploiement. C’est dans cette unité que devrait se révéler la participation de l’homme à une vie universelle, c’est ici qu’il devrait pouvoir faire des expériences du monde : de cette façon seulement il deviendrait possible de donner à la religion un fondement interne, car de pareilles expériences seraient fort propres à nous certifier la présence d’un ordre supérieur. Notre vie étant ramenée à l’unité, une telle vie universelle en devient-elle visible en nous ? Telle est la question dont la réponse décide de la possibilité d’un fondement psychique de la religion.

Or à cette question nous répondons avec confiance par l’affirmative, en en appelant au fait de la vie spirituelle. Si nous n’apercevons qu’obscurément la signification et la portée de ce fait, c’est parce que la réalité toute proche et partout présente nous semble insignifiante et comme allant de soi ; ainsi nous ne voyons ni n’apprécions ce qui s’accomplit en nous de merveilleux avec le développement de la vie spirituelle. En contraste avec l’existence fragmentée où nous sommes d’abord impliqués et qui s’écoule en une série de rapports de succession, une vie absolument nouvelle apparaît en nous, vie empreinte d’un caractère universel et dans laquelle une tendance générale soutient et anime toutes les manifestations de détail. On peut reconnaître clairement à divers indices que la vie et l’activité spirituelles ne sont pas une simple adjonction à une réalité donnée, mais la construction d’une réalité nouvelle. Cette activité ne se limite pas à un domaine isolé, elle a la prétention d’embrasser tout ce qui existe ; si quelque chose demeure en dehors de ses prises et de sa compréhension, elle éprouve une opposition douloureuse. La pensée, aussi bien que l’action, montre comment la vie spirituelle ne se borne pas à s’assimiler et à amasser, mais aussi relie et transforme, comment elle n’en reste pas au donné, mais le dépasse et lui assigne des fins nouvelles. La pensée se dégage des enchaînements de l’existence, se pose en face d’elle et cherche à la concevoir en un tout ; déjà dans la mesure du monde extérieur, l’imagination, allant à l’infini, franchit toutes les limites du pouvoir des sens ; plus puissamment encore la pensée pénètre au-dedans, mettant en rapport réciproque les éléments juxtaposés, cherchant à sonder et à approfondir et se demandant finalement quel est le sens de l’ensemble. De même la vie spirituelle propose à l’activité des idéals et même un état nouveau du monde ; elle juge par là l’état présent, elle tend à substituer le nouveau à l’ancien et donne ainsi naissance à un mouvement incommensurable.

Dans toutes ces démarches de la pensée il y a une tendance vers un monde nouveau ; or ce qui est propre à cette manière d’être nouvelle, c’est une cohésion interne qui unit les éléments variés, une domination du tout sur le fragmentaire, un mouvement imprimé au détail par l’idée et la force de l’ensemble ; il se produit ici une combinaison du travail, non par la coïncidence des résultats, mais par une homogénéité interne qui agit de prime abord. Chaque homme a son monde spécial de représentations, ses opinions et ses désirs privés, mais le monde de la vérité est unique pour nous tous, et ce qui est acquis sur un point isolé vaut immédiatement aussi pour les autres et pour l’ensemble. En dehors d’une telle communion interne, pourrait-il y avoir un système quelconque de science ? De même chacun envisage différemment, à sa manière et d’après sa situation, ce qui est utile à la conservation personnelle physique et sociale ; mais là où se déploie la vie spirituelle, on poursuit un bien qui vaut pour tous, qui est à l’avantage de tous et auquel se mesure toute activité individuelle ; le vrai et le bien nous élèvent au-dessus de la sphère étroite des intérêts et des opinions privées jusqu’en un royaume intégral, et relient l’humanité dans ure communion intérieure d’effort. Le vrai et le bien ne sont pas en cela de simples moyens et instruments de notre bien-être ; les traiter de la sorte, c’est les ruiner à fond. Ils nous ouvrent plutôt une vie nouvelle et plus noble, un monde nouveau dont la communication, avant toute autre chose, distingue essentiellement l’homme de l’animal, ou même l’être spirituel de l’être animal, et lui confère par cette spiritualité une incomparable valeur. Quand il s’agit du vrai et du bien, notre effort n’aborde pas l’objet du dehors, en s’en tenant à un simple contact, nous cherchons à l’attirer à nous tout entier et à nous développer aussi nous-mêmes en le façonnant. Ainsi notre pensée veut saisir la chose et satisfaire à ses exigences en triomphant de toute subjectivité ; ainsi la vie se trouvant élevée au-dessus de la simple nature, nous pouvons, par le sentiment, nous mettre à la place des autres et, dans la justice comme dans l’amour, faire de leur être une portion de notre vie amplifiée et enrichie. Nous voyons couramment ici le mouvement partir d’un point isolé et tendre à l’infini, produire non pas tel ou tel effort au sein d’une réalité préexistante, mais développer de lui-même une réalité nouvelle, un royaume intérieur autonome.

Il est impossible de contempler cette vie dans sa totalité et de l’apprécier dans son caractère spécifique sans que surgisse la question de son origine et de sa place dans l’ensemble de la réalité, La vie nouvelle ne peut être un simple produit de l’humaine réflexion ; elle engendre pour cela beaucoup trop de formes et d’énergies spéciales que nous serions incapables de produire de nous-mêmes ; de plus, elle est tellement contraire au bien-être naturel, elle exige de l’homme tant de travail et de sacrifices, une transformation si complète, un tel déplacement du centre de gravité de son être, que jamais la tendance naturelle au bonheur n’aurait pu nous y amener. Joignez que la nature de l’homme, dans son état empirique, est loin d’être à la hauteur de la tâche. Car elle manifeste une opposition directe aux exigences de la vie spirituelle. Là c’est la dispersion, l’émiettement, ici, une totalité interne impérieusement exigée ; là, l’émotion de l’esprit dans la défaillance à l’égard des penchants naturels énergiques de conservation personnelle, ici, la prétention d’être le fondement profond et la force propulsive de la vie ; là, la vie sous la domination du temps et de l’espace, ici, le désir d’un ordre intérieur et éternel, tout fait qui se produit dans l’espace et dans le temps réduit à n’être que le déploiement et la manifestation d’un fait plus essentiel. Aussi est-ce détruire fondamentalement la vie spirituelle que d’en faire une œuvre purement humaine. Elle ne peut se comprendre que comme un mouvement de l’univers même, qui s’opère en l’homme, se communique à l’homme, mais n’est pas un simple produit humain. La vie spirituelle est absolument incompréhensible ; jamais elle ne pourrait devenir en nous une puissance, si elle n’était indépendante de la  simple humanité, si la vie intégrale qui apparaît en elle n’appartenait pas à la réalité même et si elle était dépourvue de cohésion interne. Il n’y a qu’une vie intégrale de la réalité pour provoquer en nous un mouvement vers une vie intégrale.

Un rapport particulier entre l’esprit et la nature nous amène aussi à une telle conviction. Ce doit être en fin de compte la même vie qui agit dans les deux domaines ; mais aussi loin que s’étend la nature, cette vie paraît divisée en courants ténus et isolés et limitée à leur action réciproque ; elle n’acquiert ni autonomie ni contenu quelconque. Dans la sphère spirituelle, par contre, la vie se concentre en un tout et du même coup tend à se constituer en elle-même ; la réalité parvient seulement alors à se donner une unité intérieure et une âme ; il ne subsiste au-delà de la vie nulle profondeur obscure, mais le processus vital même engendre l’être et devient de la sorte le porteur d’une réalité.

L’indépendance de la vie spirituelle que nous venons d’affirmer contredit, nous le savons fort bien, l’opinion moyenne ; mais nous n’en devons pas moins persister dans cette manière de voir, car ce point décide du bien ou du mal-fondé de tout mouvement de nature spirituelle. Dans toute sa complexité, elle renferme des affirmations qui dépassent la simple humanité, elle introduit dans l’existence de celle-ci un monde nouveau, une cohésion interne, qui sont indépendants des opinions et des penchants humains et au-dessus des étroitesses et des particularités de la pure nature humaine. Si nous hésitons à reconnaître cela, par crainte de la métaphysique (l’homme moderne, si libre qu’il se figure être, est souvent l’esclave apeuré de la mode superficielle) et si nous voulons pourtant maintenir une vérité quelconque, alors nous renions dans le principe ce que nous affirmons dans la conséquence, jamais notre vie ne saurait parvenir à une concentration puissante et à un élan victorieux. C’est donc ici que s’opère entre les esprits une irréconciliable scission, car précisément les mouvements contemporains dissipent de la manière la plus complète la pénombre où la vie ordinaire relègue ces questions. Or celui qui, en présence de l’alternative, se décide pour la négation, devrait au moins savoir qu’il rabaisse au rang de simple imagination ce qui dépasse l’existence naturelle et l’existence sociale, et que des concepts comme celui du bien et du vrai perdent pour lui leur valeur.

Mais celui qui se décide pour l’affirmative et qui reconnaît dans la vie spirituelle une puissance universelle autonome, a-t-il démontré par là la vérité de la religion ? À peine, sans doute. Car la religion ne résulte en aucune façon de la simple existence d’une puissance supérieure à l’homme ; la religion implique une actualisation de cette puissance tout entière en opposition à la vie qui autrement est la nôtre, et pour cette actualisation nous avons gagné tout au plus jusqu’à présent une possibilité, une station de recherche. Il reste à en démontrer la réalité, ce qui n’est possible qu’en découvrant un développement de la vie par-delà l’état considéré jusqu’à maintenant, en montrant que la spiritualités supérieure atteste sa présence au-dedans de notre humaine existence par une activité spéciale et porte ainsi la vie à une hauteur nouvelle.

 

Qu’un tel fait existe, nous l’affirmons de nouveau décidément. Nous le trouvons en ceci, savoir que la vie spirituelle ne nous touche pas seulement dans ses effets, qu’elle ne vient pas à nous par fragments et n’attire pas à elle de simples parties de nous, mais qu’elle se donne à nous comme un tout, que nous nous l’approprions comme un tout, et qu’en même temps elle jaillit en nous dans son originalité ; dans une conversion totale de notre être, nous devenons le point de départ d’une vie intégrale de nature infinie, des porteurs du monde spirituel, des collaborateurs autonomes du règne de la raison. À diverses époques on a exprimé de diverses façons cette transformation ; les anciens parlaient d’une autonomie de la raison en l’homme, le christianisme antique, de la valeur incommensurable de chaque âme ; nous autres modernes, en appréciant les notions de personnalité et d’individualité spirituelle, nous professons estimer la vie de l’homme comme quelque chose d’indépendant et voir en elle autre chose qu’un simple chaînon dans la chaîne des causes et des effets. Il importe, il est vrai, de dégager les idées de personnalité et d’individualité de la confusion qui leur est souvent inhérente aujourd’hui, et en vertu de laquelle on leur attribue comme une propriété naturelle ce qu’elles n’acquièrent que de rapports universels. Que la diversité de la vie se groupe en nous autour d’un point central, cela ne signifie pas grand-chose en soi, il peut n’y avoir là que la simple nature renforcée et à laquelle nous serions rivés ; cela n’acquiert de valeur que si ce groupement laisse apparaître une vie spirituelle autonome qui fait participer l’homme à son infinité et, par son déploiement, le met en possession d’un moi nouveau, plus vrai et plus riche.

Ce n’est que sur la base d’une vie personnelle ainsi comprise qu’on peut aussi comprendre et apprécier la naissance d’une individualité spirituelle. Jamais le caractère particulière fortuit qui nous vient de la nature ne serait en droit d’être considéré comme ayant une valeur et de s’affirmer contre tous les obstacles, jamais de ses éléments juxtaposés ne pourrait sortir une unité intérieure. Ce n’est que par suite d’une transformation de la vie et de la conquête de l’autonomie qu’il est possible de rechercher une telle unité, et alors la formation d’une individualité, en tant qu’incorporation particulière et incomparable du monde spirituel, prend une incommensurable valeur, toute acquisition d’une individualité devient un accroissement du royaume de l’esprit. Mais en même temps la personnalité et l’individualité, qui existaient censément à l’état de faits, deviennent des tâches ardues embrassant la vie entière et la tenant en un mouvement incessant.

De ce point de vue, parvenir à la personnalité et à l’individualité, cela ne veut pas dire se retirer du vaste monde dans une cellule privée, savourer les délices d’un isolement égoïste ; cela signifie accueillir une vie originale qui voudrait s’étendre à l’infini, attirer le monde à soi et le modeler à sa façon. En tant qu’être spirituel, l’homme est originairement en relation avec le monde ; en se tournant vers le monde et en développant cette tendance, il cherche donc au fond sa propre essence, et tout ce qui l’enferme dans la sphère isolée d’une existence purement subjective lui devient trop mesquin et trop étroit. Ainsi le mouvement vers la personnalité et l’individualité est le point de départ d’un nouvel état intégral de l’humanité ; l’établissement ou la conservation d’une spiritualité autonome au sein de l’humanité doit embrasser et relier entre eux tous les fils isolés de la vie. Cela, et cela seul, donne un sens et une valeur à l’existence de l’homme et à l’ensemble du mouvement de l’histoire du monde ; sans cela, la vie, avec toute son extension et ses manifestations sensibles, peut avoir l’air d’être la chose capitale, elle n’en reste pas moins chose accessoire, un simple cadre, une simple condition de cette autre chose qui forme le noyau essentiel ; elle sombre dans l’apparence et l’ombre si elle s’en détache ou se constitue en hostilité à son endroit.

 

Or cette vie nouvelle est dans le rapport le plus droit avec la religion. Car cette originalité autonome, qui s’oppose à tout le reste du monde et accepte courageusement la lutte avec lui, ne peut être l’œuvre de l’individu ni le produit d’une organisation naturelle et sociale donnée. Une vie intégrale ne peut être implantée en l’homme que par un tout vital supérieur qui la doit soutenir sans cesse. Ceci marque l’introduction d’un nouveau degré de la réalité en nous-mêmes, au sein de notre vie, par conséquent une rupture de l’ordre prochain des causes et des effets, une déchirure dans la connexion universelle ; ceci rend à jamais impossible une coordination rationnelle de la réalité qu’embrasse notre regard, ceci interdit une théorie moniste du monde dans son état immédiat. Mais si la réalité est plus riche que nos indigentes formules et si elle recèle plus d’antithèses qu’il ne conviendrait pour notre commodité, faut-il nous obstiner à méconnaître cette richesse et ces antithèses afin d’être promptement hors d’affaire ? Aurions-nous un tour d’esprit assez anthropomorphiste pour déclarer vraie et seule possible la constitution du monde qui cadrerait au plus juste avec nos concepts humains ?

D’après notre idée, ce n’est pas tel ou tel élément de la vie spirituelle qui nous garantit la présence d’une vie supérieure et nous relie à elle, mais c’est l’intégrité d’une vie originale et autonome au-dedans de nous ; ainsi comprise, la religion est inséparablement conjointe au plus intime de notre être. Mais la vie qui se développe ici porte en soi une antithèse particulière : autonome, elle est pleine de joyeuse énergie, elle peut se donner, même sur tel ou tel point, comme un but complet, se sentir, dans son originalité et sa spontanéité, supérieur à tout l’univers physique et même psychique tel qu’il est donné. Or tout ce pouvoir, la vie nouvelle ne le tient pas de la simple nature, elle ne l’a qu’en tant que révélation d’une vie intégrale supramondiale, elle ne l’a que par la vertu et la présence de celle-ci, en tant qu’elle en est conditionnée et qu’elle en dépend. L’activité personnelle aussi, elle surtout, apparaît alors comme communiquée, comme un don et une grâce. C’est donc à bon droit qu’on a soutenu que la foi, l’appropriation de la vie nouvelle, cette œuvre qui appartient éminemment à l’homme, il ne saurait la produire de lui-même, mais qu’elle doit être donnée et suscitée en lui. De ce point de vue, la vie n’est pas un produit composé, provenant de facteurs différents : l’action humaine et l’action divine ; le sommet de l’humain est dans toute la force du terme une attestation du divin : « Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu ? »

Ainsi toute vie spirituelle originale naissant en l’homme est dans quelque rapport avec la religion, et la conviction s’en impose d’autant plus à elle qu’elle est plus consciente de son originalité et de son opposition à l’existence naturelle. Quant à la forme qu’elle se donne, elle est déterminée par le fait que la vie se présente à nous à trois degrés de spiritualité : la spiritualité de principe, la spiritualité militante et la spiritual triomphante. Qu’une spiritualité autonome se déploie dans la sphère humaine, que la vie spirituelle s’élabore non seulement en nous, mais par nous, en se séparant nettement de ce qui est purement naturel ou social, cela marque un grand changement, lequel ne fut jamais l’œuvre des simples individus, mais implique une révélation de la vie intégrale en vue d’un effet intégral. Aussi les esprits créateurs, dans tous les domaines, se sont-ils d’ordinaire sentis portés et poussés par une puissance invisible, conduits par une nécessité interne qui se frayait une voie sûre à travers toutes les recherches hésitantes et les doutes de l’homme, et en même temps faisait l’homme indépendant à l’égard du monde qui l’entourait. C’est pourquoi le succès ne pouvait enorgueillir ni infatuer ces esprits, mais plutôt la conscience d’être les organes de puissances supérieures les remplissait d’un profond respect et d’une joyeuse reconnaissance. Or ce qui apparaît ainsi aux points culminants se retrouve à travers tout le travail et distingue partout la vraie culture spirituelle d’une simple culture humaine, d’une mesquine comédie de civilisation. Le travail se détache-t-il de ces liens de cohésion interne, il perd toute indépendance à l’égard des opinions et des désirs humains, comme aussi toute vertu pour élever et transformer l’homme intérieur, et ni sagacité ni habileté ne peuvent l’empêcher de s’abaisser à une culture de façade et de comédie.

Mais cet élément religieux inhérent à toute culture authentique est surtout latent, il l’accompagne à la manière d’un sentiment confus, et même il peut en compromettre l’ampleur et le caractère positif s’il se montre indépendant et cherche à en influencer directement les formes. Le germe ici existant ne parvient à son plein épanouissement que par la lutte que doit soutenir la vie nouvelle dans la sphère humaine. Nous ne saisirions pas l’élément nouveau dans le plein de sa nouveauté et de sa particularité, s’il ne se trouvait en une violente opposition avec la vie moyenne. Chez nous autres hommes, la vie nouvelle est à l’état de combat perpétuel. Aussi longtemps que le combat est dirigé vers le dehors, aussi longtemps qu’il s’exerce surtout contre l’indifférence de la nature, l’obscurité du destin ou la stupidité des masses, un rapport plus spécial avec la religion ne se développe pas nécessairement ; la pensée stoïcienne, sans cesse renaissante à travers les vicissitudes de l’histoire, montre que l’homme peut puiser dans le sentiment d’une raison qui lui est immanente une certaine force de résistance et une fière conscience de soi. Mais il en est autrement lorsque la complication s’étend à l’homme intérieur, lorsque des taches apparaissent qui passent de beaucoup nos capacités, lorsque le mouvement spirituel ou bien se heurte à une violente opposition intérieure, ou bien est paralysé par la faiblesse intérieure, lorsque, en un mot, il s’agit d’affirmer la nouvelle vie, l’âme propre, contre tout ce qu’il y a en l’homme de faible, de bons et de mauvais. Une telle crise aboutit soit à une ruine complète, soit à la pleine certitude d’être rattaché à un monde invisible et d’être soutenu par sa force, et, dans ce dernier cas, la vie revêt un caractère particulier ; la religion sort décidément et nettement de l’arrière-fond de l’existence et passe au premier plan.

Sur le terrain de l’histoire aussi, l’expérience et le sentiment du caractère irrationnel de l’existence – combinés, il est vrai, avec la ferme conviction que le noyau spirituel en l’homme est inamissible et qu’une renonciation totale est impossible – ont contribué à faire reconnaître la religion, beaucoup plus qu’une démonstration de sa rationalité. La douleur, l’ébranlement, l’anéantissement imminent lui-même ont porté la vie à un point où forcément elle se refusait à renoncer, où, des doutes même les plus profonds, par-delà la sphère des démonstrations, jaillissait la certitude axiomatique d’être abrité dans un autre ordre de choses. De telles crises ont fait éprouver que la négation en ces matières ne concerne pas des choses que l’homme ait le pouvoir et la permission d’abandonner à volonté, telles que le bien-être et le bonheur subjectifs, mais que quelque chose s’affirme contre l’homme même, le maintient même contre sa volonté et finalement subjugue cette volonté et devient l’âme de sa vie. Nul n’a éprouvé plus profondément ces luttes et ne les a dépeintes d’une façon plus admirable que saint Augustin ; seule la conviction du gouvernement d’un être divin le redit certain de la vérité de son être propre.

Lorsque la lutte est menée dans ce sens, non comme une affaire privée de l’individu, mais en vue du maintien du monde spirituel sur ce point particulier, elle est tout autre chose qu’une simple défense ou résistance, la vie s’approfondit par elle ; alors apparaît dans son développement, avec des expériences particulières à l’égard de toutes les complications du travail universel, un règne de pure intériorité, qui est l’âme inspiratrice de toute réalité. Cette intériorité, avec ce qu’elle renferme de nouveau, est pleinement à l’abri du reproche de subjectivité pure. Car tout le mouvement ne s’opère pas ici à côté, mais au sein de la réalité, à laquelle il fait atteindre la profondeur qui lui appartient.

Ainsi nous voyons chez l’homme une vie spirituelle prendre son essor, aux divers degrés de spiritualité fondamentale, militante et triomphante. Plus ce mouvement se continue, plus aussi il prend un caractère religieux et plus il devient manifeste que l’homme est relié à une puissance surhumaine capable de l’élever. Mais si nécessaire qu’il soit de distinguer ces degrés et de ne point attribuer aux premiers les résultats des derniers, ils n’en constituent pas moins dans leur diversité un seul mouvement total, et ce n’est qu’un tel enchaînement qui communique à la conviction la plus haute certitude.

Saxes doute, il reste malgré cela dans les rapports humains infiniment d’inachevé, même de contradictoire. Le mouvement en avant ne peut s’opérer sans que s’accentue l’opposition aux éléments étrangers et hostiles, sans que s’accroissent aussi au-dedans de l’homme les contrastes et les contradictions. Le travail et la peine que nous dépenserons à chercher une solution exacte et commode ne pourront nous en rapprocher, nous nous en éloignerons plutôt. Mais les soucis et les doutes qui découlent d’une telle défectuosité ne peuvent le moins du monde ébranler le fait fondamental ; et même la complication, les résistances, si dures soient-elles, ne sont propres qu’à le confirmer et à le rendre plus clair à la conscience. La tâche spirituelle elle-même, avec sa force de contrainte et son incomparable supériorité sur toute existence naturelle et sociale, est un fait fondamental de nature irréfutable et aussi, en fin de compte, irrésistible. Dès lors la description de Luther s’applique à notre vie considérée comme un tout : « Elle n’est pas encore faite et achevée, mais elle est en marche et en plein essor ; ce n’est pas la fin, c’est le chemin qui y mène ; tout n’est pas brillant et resplendissant, mais tout se clarifie. »

 

Voilà comment nous essayons de fonder la religion en partant de la vie spirituelle. On a souvent essayé de le faire par la méthode psychologique ; la nôtre a ceci de commun avec celle-là qu’elle part comme elle de l’homme intime et refuse de faire dériver la religion du dehors, de la constitution du monde qui nous entoure. Mais toute notre étude a montré à quel point elles diffèrent, en dépit de cette ressemblance. La méthode psychologique croit pouvoir atteindre le but en partant de l’expérience immédiate ; celle que nous préconisons et qu’on peut appeler, pour la distinguer de l’autre, la méthode noologique, n’estime pas pouvoir venir à bout du problème sans un changement du premier aspect de la réalité et une transformation de la vie ; or il est nécessaire pour cela d’envisager le problème du monde et de recourir à la métaphysique. Ce n’est pas le goût des subtilités théorétiques, mais la nécessité de maintenir la vie de l’esprit, qui nous conduit à la métaphysique et nous empêche de l’écarter, si contraire que soit le principal courant de notre époque. Seulement nous demandons la permission de faire de la métaphysique à notre manière et nous dégageons notre responsabilité pour ce qui concerne d’anciennes formes, dont les lacunes ont fourni occasion aux adversaires de la métaphysique de la repousser en bloc.

Mais renoncer à fonder la religion sur la psychologie, cela ne signifie nullement déprécier la psychologie quand il s’agit de traiter scientifiquement de la religion. Car la psychologie a toujours la tâche importante de rechercher quelle forme spéciale prend dans l’expérience humaine la vie religieuse fondée par la concentration et la conversion de la vie naturelle, comment elle vient au jour chez l’individu et en général dans les rapports humains, comment elle trouve des points d’attache et croît en puissance. Le développement historique de la religion nous montre la vie de l’âme dans ce domaine se déployant d’une façon si particulière, il y dévoile tant d’aspects et de propriétés remarquables, que la psychologie a ici beaucoup à faire et à gagner, et que, pour éclaircir scientifiquement tout cela, une psychologie spéciale de la religion est nécessaire. Seulement il faut se garder de confondre tout à fait l’évolution particulière de la religion chez l’homme, bref la modalité humaine de la religion, avec son fondement générateur, de même qu’avec sa substance spirituelle. Sinon, nous sommes victimes du danger auquel a succombé si souvent la pensée moderne et qui a contribué pour une grande part à l’enfoncer dans le naturalisme ou le subjectivisme : nous prenons de simples conditions pour les forces créatrices et nous nous fermons par là les profondeurs de la réalité et le contenu de la vie.

En religion, comme en général dans le domaine de la vie spirituelle, on n’a pas d’abord un état de fait certain dont l’interprétation seule ferait question, c’est le fait lui-même qui constitue le problème capital ; toute occupation avec l’objet aboutit à cette question essentielle. Aussi chaque essai spécial pour établir le fondement de la religion donne-t-il une image spéciale de la religion, et la controverse sur la méthode est en fin de compte une controverse sur le contenu de la religion. D’où il suit qu’il est impossible de fonder la religion, en partant d’une vie spirituelle reconnue dans son autonomie, sans postuler une religion de la vie spirituelle nettement délimitée dans différentes directions.

D’abord la chose principale et décisive, c’est ici le processus vital lui-même ; elle exige que toute diversité soit envisagée et appréciée du point de vue de l’ensemble et de l’intérieur. Cela n’empêche nullement d’admettre que, dans les conditions humaines, cette vie a besoin de s’incorporer dans des doctrines, des institutions, etc. ; mais celles-ci ne doivent pas devenir l’essentiel, il faut sans cesse les rapporter à la vie qui est au fond, les y mesurer, les transformer d’après elle, si l’on veut éviter que la religion s’extériorise et se pétrifie. Puis une religion de la vie spirituelle doit avoir un contenu spirituel, elle ne peut s’en tenir à des représentations et à des sentiments vagues, elle ne doit pas notamment tomber dans une dévotion aveugle qui adore sans connaître ce qu’elle adore, qui est exposée par conséquent à la superstition la plus grossière et qui en arrive à invoquer, même pour de graves délits, le secours de la divinité. La religion ne doit pas se contenter de rester étrangère à la superstition, elle doit s’y opposer dans tous les domaines de la vie, et dans maintes formes du christianisme il s’en faut qu’elle le fasse avec assez de décision.

Mais la religion de la vie spirituelle doit tout spécialement se distinguer d’une religion purement humaine. Ici apparaît un dilemme qui, à une observation superficielle, semble mettre en péril la religion tout entière. On ne peut fonder et développer la religion qu’en partant des expériences de la vie humaine ; ainsi, impossible d’en éliminer l’homme ; en religion l’homme projettera dans le Tout les mouvements et les formes de sa vie. Donc la religion sera forcément anthropomorphiste, elle manquera de chaleur et d’âne si, pour éviter l’anthropomorphisme, elle bâtit un système au moyen de concepts généraux abstraits, tels que l’unité, l’être, etc. Mais, d’autre part, l’anthropomorphisme lui est interdit. Car comment révélerait-elle la vérité en ployant la réalité à la mesure de la nature spéciale d’un être ? Comment la religion élèverait-elle l’homme au-dessus de la pure humanité, si elle s’enfermait simplement dans la sphère humaine ? Dilemme insoluble aussi longtemps qu’on se refuse à admettre en l’homme une dualité : un élément purement humain et un élément plus qu’humain. Or c’est ce que permet d’abord d’admettre la reconnaissance d’une vie spirituelle présente, avec son originalité, en l’homme. Maintenant il s’agit de renforcer l’un de ces éléments, de subordonner l’autre, il est possible de satisfaire à une exigence qui nous est présentée par toute l’histoire de la religion. Cette histoire est une dissociation croissante de la religion et de la simple humanité, un renforcement un contenu spirituel de la première. Certes, si partout au plus haut point de l’activité religieuse le but fut compris dans ce sens, si la conviction s’imposa qu’il ne s’agit pas de faire subsister et progresser dans un monde donné l’homme tel qu’il est, mais de le transformer entièrement, en lui ouvrant un monde nouveau, toutes les représentations et tous les buts humains devaient apparaître insuffisants, et malgré la proximité immédiate et la certitude de la substance de la vie nouvelle, toute expression humaine précise devenait une simple image et parabole. Mais la force d’exécution a souvent fait défaut à la vérité incontestée de la pensée générale ; souvent, dans la forme que prenait la religion, l’humain a refoulé le divin et l’a asservi à ses fins. Il n’est donc pas indifférent qu’une concentration plus énergique et une délimitation plus nette de la vie spirituelle à l’égard de l’homme prêtent plus de prise à la vérité générale, et qu’on aborde ainsi la tâche de réviser tout le contenu traditionnel de la religion pour voir combien il s’y mêle d’ingrédients purement humains, combien de concessions à des tendances et à des désirs purement humains, comment elle se contente de border l’existence humaine au lieu de construire un règne nouveau. Il faut faire ressortir davantage le fait que la religion ne promet pas à l’homme de sauvegarder son état de nature, mais sa substance spirituelle, qu’elle exige une grande scission dans sa vie et lui impose de lourds sacrifices. Si l’on atténue cette antithèse et si l’on en obscurcit le caractère si sérieux, la religion, malgré tout le respect extérieur, se changera aisément en un épicurisme délicat. Une critique pénétrante est donc nécessaire ; pourvu qu’elle soit exercée non du dehors, mais en partant de l’essence propre et des exigences de la religion, il n’y a point de danger qu’elle soit destructive.

 

Examinons encore en terminant une difficulté que le cours de nos recherches semble aggraver. Ce n’est que par une série ascendante de pensées que nous sommes parvenus au sommet où s’est révélée à nous la présence d’un monde nouveau. Cela n’est-il pas trop compliqué ? Une construction si artificielle ne dépouille-t-elle pas la religion de l’immédiateté intérieure sans laquelle elle ne peut atteindre son but ?

C’est ce que pourrait croire celui qui tiendrait pour simple le concept de l’immédiat et n’apercevrait pas les problèmes qu’il soulève. La vérité est que ce concept subit une transformation complète par suite du mouvement historique général. Au commencement, c’est l’évidence sensible qui paraît immédiatement sûre et certaine ; jamais la conscience naïve ne voudra se persuader que ce qui se laisse toucher et sentir ne forme pas la base de toute certitude. Mais plus le travail spirituel avance, mieux on voit combien cette évidence implique de conditions et d’intermédiaires d’ordre psychique, comment elle n’est que le résultat final de phénomènes complexes, combien le milieu qui nous entoure, en apparence si simple et si sûr, renferme de problèmes. Or l’existence sensible ne peut pas devenir ainsi un problème, et même un simple phénomène, sans que l’activité psychique soit reconnue davantage ; de plus en plus la vie intérieure, d’abord dispersée, se concentre en elle-même dans le cours de son mouvement et acquiert une unité dominante ; il devient toujours plus manifeste que cette unité forme le vrai siège de la vie et que c’est par rapport à elle que ce qui se donne pour vrai doit s’attester comme tel. Ce mouvement passe par-delà la connaissance dans la vie tout entière ; de plus en plus le progrès de la culture va généralement du sensible au non-sensible et transfère la signification du sensible en l’envisageant non dans l’impression immédiate, mais en tant que moyen et expression d’efforts psychiques. Plus la vie devient autonome, plus elle s’affermit en elle-même, plus aussi son mouvement principal va non du dehors au dedans, mais du dedans au dehors et, pour employer une image kantienne, plus on se détourne du point de vue de Ptolémée vers celui de Copernic. Or en même temps, c’est le non-sensible que l’on considère comme immédiat et non le sensible ; c’est notre propre for intérieur qui nous devient à présent ce qu’il y a de plus proche et de plus certain, surtout dès qu’il se coordonne en un ensemble un et actif, en un tout, ainsi qu’il arrive lorsqu’on reconnaît la vie spirituelle. Cette inversion du concept de l’immédiat doit profiter aussi à la religion. Là où la vie spirituelle, avec son caractère immédiat, est reconnue comme ce qui existe de plus proche et de plus assuré au monde, l’immédiateté et la certitude de la religion sont élevées au-dessus de tout doute. Car la religion, nous l’avons vu, ne s’ajoute pas après coup à la vie spirituelle, elle lui est essentiellement et originairement conjointe ; nous avons même vu en elle la condition fondamentale qui permet seule à l’homme d’atteindre la réalité. Aussi certaine est donc en nous l’existence d’une vie spirituelle autonome en face de la simple et pure humanité, aussi certaine est aussi la vérité de la religion. Or à cette autonomie tient tout l’objet de nos recherches et de notre estime, tout ce que nous honorons et apprécions ; sans elle, il n’y a ni science ni morale ; sans elle, les grandeurs qui se nomment personnalité et individualité deviennent des formules vides. Si l’ensemble s’écroule, nulle vérité ne saurait subsister sur un point isolé ; mais plus une chose est étroitement reliée à l’ensemble de la vie, plus elle participera de sa certitude immédiate.

La religion lui appartient-elle aussi étroitement qu’il nous a semblé ? Alors, nous ne devons pas entrer anxieusement en compromis avec les tendances superficielles de l’époque et nous contenter pour elle d’un degré inférieur de certitude, en disant, par exemple, que la subjectivité, en cette matière, ne se laisse pas totalement éliminer, que les vérités de la religion ne nous deviendront jamais aussi certaines que 2 et 2 font 4. Nous affirmons au contraire que celui-là se fait une idée mesquine de la religion, qui croit qu’il peut y avoir quelque chose de plus sûr qu’elle et qui ne revendique pas pour la religion une certitude plus primordiale que celle de 2 et 2 font 4. Seule une notion superficielle et fausse de la vérité est capable de mettre la certitude des parties au-dessus de celle du tout. Car toutes les vérités de détail présupposent une vérité intégrale, un royaume de la vérité ; si elles n’y ont pas leur fondement, elles deviennent de simples combinaisons de représentations qui pourraient être autres qu’elles ne sont et qui diffèrent peut-être suivant les individus. En définitive, c’est le tout qui forme la source de la certitude, ce n’est que du tout qu’elle se communique aux parties.

Ce qui donne à l’affirmation contraire une certaine apparence, mais seulement une apparence, c’est la distinction des vérités d’ordre personnel et des vérités d’ordre impersonnel. Il existe des vérités pour lesquelles la liaison des divers termes, l’établissement d’un jugement, peut se faire sans qu’on remonte à l’ensemble du mouvement vital ; il en est d’autres qui présupposent un tel ensemble et par suite exigent chez l’individu aussi un mouvement intérieur : ce sont les vérités personnelles, mais non simplement subjectives. Car ce mouvement n’est pas l’affaire de l’individu, mais de la vie spirituelle elle-même ; il n’est donc pas à côté de la réalité, mais en dedans. Dans ce sens la vérité, envisagée comme un tout, est d’ordre tout à fait personnel, elle renferme l’affirmation d’un royaume autonome à l’égard de toutes les opinions et de tous les désirs humains, ce qui fait qu’elle porte en soi une conviction intégrale qui ne se laisse imposer de force à personne, qui ne peut procéder que d’une expérience et d’une décision personnelles. En dehors de cette vérité personnelle et fondamentale, ce qui s’appelle vérité impersonnelle perd son caractère de vérité. On voit que la certitude de la religion n’est atteinte en aucune façon du fait que sa vérité porte un cachet personnel, c’est-à-dire exige que la vie entre en mouvement et en un mouvement personnel. La diversité de ses formes peut provoquer parmi les hommes des discussions incessantes à son sujet : quiconque reconnaît une vie spirituelle dominant les opinions et les dissensions humaines ne peut être effrayé par cette controverse ; elle ne fera que le confirmer dans la conviction que la vérité authentique ne se laisse offrir ni imposer du dehors, mais qu’elle constitue, en fin de compte, un acte du plus intime de l’être, une œuvre de liberté.

 

 

 

Rudolf EUCKEN,

Problèmes capitaux de la philosophie

de la religion au temps présent, 1910.

 

 

 

 

 

 

 

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